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Rêver, expérimenter, rectifier / Comprendre

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J e a n- Mi c h e l Lé g e r

Rêver, expérimenter, rectifier / Comprendre

Les aventures de la « bande active » / Y. Lion architecte

(1 ) Le Plan Urbanisme Construction A rc h ite c tu re -P U C A (D . V a labrègue , A. Vigne) est à l'o rig in e de ce double tra va il. D'abord en com m andant le suivi sociologique de la ré a lisation expéri­ m entale (REX) de V ille ju if, pour lequel 32 habitants sur 78 ménages fure nt in te rvie w é s, e t a u ta n t de relevés de l'h a b ite r, dessinés (J .-M . Léger, B. Decup-Pannier, Chambre-bains avec vue, Y. Lion arch. Evaluation de la « bande active » à V illejuif, rapp. pour le PCA, 1995). Ensuite, en proposant de retour­ ner in terroger Y. Lion pou r une recherche sur les qualités architecturales (R. Hoddé, J.-M . Léger, « A rchitectures singulières, qualités plurielles », in c o ll. Qualité et in novation architecturale, t . I I Etudes de cas, Paris, PUCA, 1999, p. 99-119). Enfin, la décision d'in te rvie w e r dix hab i­ ta n ts de l'o pération de Champs-sur- Marne deva it parachever le d is p o s itif d'évaluation engagé à V ille ju if.

E

n paraphrasant Wittgenstein, on pourrait se demander quel intérêt y aurait-il à étudier la conception architecturale si cela ne rendait pas plus conscient des expressions dange­ reuses que les architectes utilisent pour leurs propres fins. Ajoutons que la recherche sur la conception architecturale ne nous intéresse pas tant comme un savoir en soi que comme la première moitié d'une démarche globale d'évaluation de la conception et de la réception vérifiant si les bénéfices des qua­ lités de l'architecture sont aussi empochés par les habitants. Mais l'ordre du processus de fabrication du logement est inver­ sé dans nos observations, lesquelles interrogent la conception des oeuvres à partir de leur réception. Un moment du parcours dYves Lion se prête to ut particulièrement au regard critique sur l'aller-retour entre réflexion théorique et expérimentation : c'est celui qui mène du projet théorique Domus demain à une première application dans un programme de logements sociaux à Villejuif (Val-de-Marne), puis à une deuxième à Champs-sur- Marne, dans le même département, après que la négociation entre les architectes et la maîtrise d'ouvrage y ait produit une typologie de logements moins radicale, plus aimable. Le maté­ riau de la recherche est, parallèlement à la démarche de l'architecte entre recherche-action et expérimentation, une suite d'allers-retours entre les interviews des habitants sur leur compétence pratique et ceux de l'architecte sur sa pratique professionnelle1.

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DOMUS DEMAIN, UN PROJET THÉORIQUE RENVERSANT

« Manuel de l'habitation

Exigez une salle de toilette en plein soleil, l'une des plus grandes pièces de l'appartement, l'ancien salon par exemple. Une paroi toute en fenêtres ouvrant si possible sur une terrasse pour bains de soleil ; lavabos de porcelaine, baignoire, douches, appareils de gymnastique. »

Le Corbusier, Vers une architecture, 19232.

France, années 1980. Alors que la décennie précédente restera celle de l'innovation architecturale dans le logement3, pour le meilleur comme pour le pire, les années quatre-vingt sont celles des grands projets mitterrandiens et de l'apparition des « projets urbains ». Flypnotisés par la grande commande publique et bal­ lonnés par l'indigestion d'architectures du logement des années précédentes, les architectes se détournent de la problématique des modes d'habiter. Yves Lion et François Leclercq font partie de ceux qui estiment que to ut n'a pas été dit. Ils présentent au Plan Construction un projet de recherche dont les résultats, parus en 1987 dans le rapport Domus demain et dans L'Architecture d'au­

jo u rd 'h u i\ renversent les conventions dans la conception et la

construction du logement Lion et Leclerq sont sensibles à des questions « de société » alors émergentes (quête de l'individua­ lité, ergonomie culinaire, culte du corps) dont ils souhaitent exposer les pratiques à la lumière naturelle. I l leur suffit de com­ mencer par inverser l'opposition conventionnelle entre le centre du logement et sa façade, pour que d'autres portes s'ouvrent : placée en façade, et non plus au centre de la cellule, autant compter une salle de bains par chambre ; si chaque chambre a sa cabine de bains, plus besoin de couloir pour conduire à la salle de bains commune et davantage de liberté pour la partition du plan, plus besoin de VMC non plus. Et puisque les cabines de bains, multipliées, et les cuisines sont placées en façade, pour­ quoi ne pas industrialiser leur fabrication et les poser sur le chantier par grutage ? C'est ainsi que, au confluent d'une réflexion sur les modes d'habiter et sur la technologie du bâti­ ment, le concept de « bande active » était né.

L'hypothèse culturelle

Dans les années soixante-dix, l'évolution-des-modes-d'habiter a justifié suffisamment de crimes architecturaux pour que l'on

( 2 ) Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Crès e t Cie, 1923, rééd. Arthaud, 1977, p. 96.

( 3 ) Ch. Moley, « L'Innovatio n arch ite c­ tura le dans la production du logem ent social », in Bilan des opérations du Plan Construction 1972-1978, Paris, Plan Construction, 1979.

( 4 ) Y. Lion e t F. Leclercq, Domus demain, Paris, PCA, 1987 ; Y. Lion, F. Leclercq, 0. Chaslin, « Domus demain, la bande active », L'Architecture d’au­ jo u rd 'h u i, n ° 252, sept. 1987, p. 16-20.

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Plan-type d'une ce llule avec bande active, Domus demain (1 9 8 7 ), Y. Lion e t F. Leclercq arch.

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soit en droit de froncer les sourcils dès qu'elle est invoquée. I l est cependant difficile de faire la part entre les faux prétextes et les justes préoccupations, car ce qui est posé là, c'est la question des conventions et de l'innovation, autrement d it celle de l'architecture depuis les premiers idéologues modernes, tels Adolf Loos et Le Corbusier. C'est de l' « apprendre à habiter » de Loos (1921)5 et de la « machine à habiter » du Grand Horloger (1 9 2 3 )6 que date simultanément aux Questions du

mode de vie de Trotsky (1923)7 - cadre conceptuel des

constructivistes russes dont on connaît les influences réci­ proques avec Le Corbusier8 - , la place du mode de vie dans la construction de l'homme moderne. Si Le Corbusier, on le lui a assez reproché, voulait éviter (selon son propre terme) la révo­ lution grâce à l'architecture, il ne doutait pas moins que l'hom­ me nouveau était déjà là, quitte à lui « apprendre à habiter », comme le préconisait son confrère viennois. La formule, qui paraît brutale aujourd'hui et que Y. Lion a souvent dénoncée9, est en fa it un moyen de vouloir accélérer l'histoire à une époque où l'on pensait que les modes de vie pouvaient être organisés, par anticipation plus ou moins volontaire sur le sens de l'histoire. D'ailleurs, les historiens de la vie privée nous ont bien appris la montée de l'intim ité du moyen âge à nos jours, l'individualisation des moeurs, la privatisation des espaces. Plus récemment, des sociologues10 ont montré les ultimes formes de ces processus, où chaque membre du groupe domestique invente de nouvelles manières de vivre ensemble, avec du temps partagé et du temps personnel. Déjà, dans les années quatre-vingts, du côté du marketing comme de celui de la sociologie des modes de vie, les palpeurs de tendance notaient chez certains groupes sociaux une nouvelle considération pour le corps à travers l'essor des pratiques sportives ou de la consommation d'équipements tels que les jacuzzis. Domus

demain a été pensé dans ce contexte, qui est aussi celui de Domus 2005 (1986) 11, du PAN 14 (1987) et du premier

concours Europan (1988), qui proposeront plusieurs variations sur le thème de l'association de la chambre et de la salle de bains, sans oublier le manifeste du Centre Pompidou et l'exhi­ bition de sa tripaille, fût-ce en façade arrière.

Avec la bande active, le raccourci conduisant de l'aménagement d'appareils de bains dans chaque chambre à la suppression de la salle de bains commune est cependant une opération inédite qui bouleverse le concept de salle de bains... puisque celle-ci n'existe plus ; le moins que l'on puisse dire est que Lion et

(5 ) Chronique d'A. Loos, Paroles dans le vide. Malgré tout, 1900-1930, trad. fr „ Paris, Champ Libre, 1979, p. 279-282.

( 6 ) Le Corbusier, op. r it .

( 7 ) L. Trostsky, Les Questions du mode de vie, 1923, trad . f r „ Paris, LIGE, 1976.

( 8 ) J.-L. Cohen, Le Corbusier e t la mys­ tique de l'URSS. Théories e t projets pou r Moscou 192 8-1 936, Liège, Pierre Mardaga Editeur, 1987.

( 9 ) Notam m ent in V. Lion, P. Chemetov, R. G ailhoustet, J. Nouvel, « Loger, ou bien ré in v e n te r le monde ? », L'A rchitecture d'A ujou rd'h ui, n ° 252, sept. 1987, p. 26.

( 1 0 ) F. de Singly, Libres ensemble. L'individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2000 ; J.-C l. Kaufmann, Ego. Pour une construction de l ’individu, Paris, Nathan, 2001.

( 1 1 ) R. Perrinjaquet, P. Am phoux, M. Bassand, Domus 2005. Exploration pros­ p e ctive de l'h a b ite r 1, Paris, Plan construction e t habitat-EPF de Lau­ sanne, 1986.

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Leclercq l'ont fait muter sans véritable conscience des enjeux soulevés. Pourtant, l'eau à tous les étages est un bienfait bien moins que centenaire, l'eau chaude un confort à peine quin­ quagénaire, ce qui explique que la toilette, à la différence des repas, est longtemps restée une pratique facultative ou une corvée, que la légendaire pudeur du dix-neuvième siècle n'a certes pas contribué à délier. Par exemple, Monique Eleb et Anne Debarre ont remarqué que, dans les appartements bour­ geois français, au tournant du siècle précédent, la petite pièce pour la toilette se distinguait de la salle de bains : la toilette était souvent attenante aux chambres, alors que la salle de bains était reléguée du côté des services, entre la cuisine et la lingerie12. La distinction entre une toilette partielle quotidien­ ne et un bain hebdomadaire ou mensuel se retrouve dans les plans ta nt que ne sera pas généralisé, ou du moins diffusé, l'usage de la douche à partir des années cinquante, la diffé­ rence étant qu'aujourd'hui, c'est la douche qui est quotidienne (enfin, presque), le bain dans la baignoire étant toujours plus rare. Mais le fait que le cabinet de toilette, à l'époque souvent placé en façade, soit privé et soit destiné, comme le prescri­ vent les manuels de savoir-vivre, non seulement au lavage du corps, mais à tous les soins de beauté et de préparation de la femme et de l’homme du monde est une ambition qui sera retrouvée dans les années quatre-vingts par tous ceux qui constatent la régression de l'architecture de l'habitation et regrettent que le corps à laver, raser, épiler, coiffer, muscler ne trouve pas de lieu approprié.

L'hypothèse industrielte

Le projet théorique de Domus demain dans lequel l'industrie était attendue était celui de cabines de bains et de WC sur une façade, de blocs-cuisines sur l'autre, soit deux « bandes actives ». Dans ces conditions, l'opposition entre gros œuvre, grossier comme son nom l'indique, et second œuvre recevait une répon­ se industrielle adaptée, la sophistication du second œuvre ren­ dant possible la fabrication en usine de cuisines, de salles de bains et de WC posés ensuite en façade - voir les dessins du casier à bouteille de Corbu et les photos du grutage des blocs- eau des maisons de Prouvé et des salles de bains dans les appartements de Charlotte Perriand aux Arcs. La question sou­ levée demeure celle de la grande et de la petite série, depuis que l'artisanat a disparu de la petite série. Aujourd'hui, la

tech-( 1 2 ) M. Eleb, A. Debarre, L'Invention de l'h a b ita tio n moderne. Paris 1880-1914, Paris, Bruxelles, Hazan e t Archives d'ar­ chitecture moderne, 1995, p. 219.

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( 1 3 ) H. Muthesius, Bas Englische Haus (1 9 1 1 ), cité par O thm ar Birkner, " Le nouveau style de v ie " , in Lucius Burckhardt (d ir.), Le Werkbund, Paris, Ed. du Moniteur, 1981, p. 54.

nique se confond avec l'industrie, mais i l faut se souvenir que dans les années 1910, la moitié des architectes du Werkbund, comme d'ailleurs autant de membres du Bauhaus, issu en par­ tie du Werkbund, se méfiait de l'industrie et de ses menaces sur la société et sur la culture. A cette époque, on opposait déjà l'industrie et l'artisanat, non pas selon un axe modernité/tra- dition, comme maintenant, mais au contraire en accordant davantage de confiance à l'artisanat pour fabriquer une archi­ tecture et des objets rationnels. Herbert Muthesius, par exemple, critiquait violemment la forme artistique produite par l'industrie13; pour lui, les progrès de la salle de bains relevaient davantage d'un rapport romantique à la nature (l'eau de sour­ ce des Alpes arrivant directement dans la salle de bains) ou d'un rapport hygiéniste au corps que d'une industrialisation de l'habitation. C'était pourtant bien la salle de bains qui devait hâter la modernisation de celle-ci, mais la technique des appa­ reils de bains relevait encore du ferblantier. Depuis, la techno- logisation des objets du design et de la micro-architecture s'est davantage réalisée dans des ateliers en Vénétie que sur les chaînes de la grande industrie. I l n'en reste pas moins que, pour le chantier de Villejuif, il fu t moins coûteux de bricoler des cabines de bains que de faire appel à l'industrie ; c'est ainsi que les appareils sanitaires y sont posés de manière conven­ tionnelle et que les cloisons séparatives avec la chambre sont en carton-pâte, c'est-à-dire en cloison alvéolaire de carton et plâtre comme sur n'importe quel chantier. C'est peut-être mieux ainsi, car il aurait fallu que ces cabines de bains soient d'une technologie très éprouvée pour que les habitants ne se trou­ vent pas confrontés avec des impasses de maintenance dont la modernité est coutumière.

Mais au fond, Lion et Leclercq croyaient-ils vraiment à l'hypo­ thèse industrielle ?

Lion a suffisamment fréquenté Prouvé pour tirer la leçon de l'impossible industrialisation du bâtiment. En fait, c'était sur­ to ut pour eux une façon de s'inscrire dans un des courants les plus féconds de la culture architecturale moderne, et d'y d'ajou­ ter leur contribution en forme d'hommage au grand tôlier. La problématique du logement minimum, qui croise aussi le mythe de la cabane primitive et le concept de l'abri comme seconde peau, a surtout connu des applications dans le domaine de l'ur­ gence (l'abbé Pierre, les grandes catastrophes) et dans celui des loisirs, où la précarité fait partie du programme écono­ mique et symbolique. L'architecture apparaît ici comme l'art de

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la synthèse entre l'anthropologie et la technologie, d'où le suc­ cès du genre à toutes les époques historiques avec une renais­ sance moderne favorisée par la rationalité du logement pour tous, la capacité technologique et l'essor de la maison indivi­ duelle, principale comme secondaire. I l n'est pas surprenant que ces recherches aient reçu davantage d'applications dans l'habitat de loisirs, souvent considéré comme théâtre expéri­ mental pour un élargissement dans le logement ordinaire, d'au­ tant que le monde des vacances - l'habitat méditerranéen, te paquebot, le wagon-lit, etc. - est une référence privilégiée pour une profession travailleuse mais néanmoins favorisée, qui a toujours su voyager, pratiquer les bains de mer et les sports d'hiver. C'est pourquoi les studios de Ch. Perriand aux Arcs, le Tetrodon de l'AUA à Oléron, les cabines de résidences de vacances de Kurokawa au Japon ou bien, dans un autre registre, les hôtels Formule 1 et les toilettes de TGV sont les références vraies de ce théâtre de poche, Y. Lion citant lui- même la chambre d'hôtel comme origine de la chambre-bains - ce qui n'empêche pas sa propre maison de vacances à Tanger de tenir davantage de la villa californienne que du cabanon de 15 m2 du calviniste Corbu.

Si elles n'avaient pas été expérimentées à Villejuif, ces propo­ sitions n'auraient-elles pas représenté une architecture de papier de plus ? I l est en effet probable que l'on parlerait de la bande active comme l'un de ces énièmes habitats-capsules14 dont, au mieux, les dessins finissent dans les revues et les maquettes dans les musées.

Pa s s a g e à l'a c t e à Vi l l e j u i f

Comme si l'application de la bande active ne suffisait pas à sa peine, les bâtiments de V illeju if sont aussi des immeubles- villas et se souviennent de la Casa Rustici (réalisée à Milan en 1935 par Terragni et Lingeri). C'est ainsi qu'à Villejuif, le sys­ tème des plots reliés par des terrasses et des passerelles emprunte à la fois à l'immeuble-villa corbuséen et à la Casa Rustici, tandis que le plan des appartements met en œuvre la bande active. Ch. Moley a illustré la persistance du thème15, du mythe même, tant l'immeuble-villa hante les modernes depuis soixante-dix ans. Mises à part les multiples interprétations de l'Unité d'habitation de Marseille, elle-même adaptation du concept de l'immeuble-villa, il aura fallu attendre la célébration du centenaire de la naissance du Grand Horloger (1987) pour

( 1 4 ) Voir G. G. G alfetti, Modet appart- ments. Experim ental dom estic cells, Barcelone, E d itorial Gustavo G ili, 1997. La bande active y est présentée p. 46-51.

( 1 5 ) Ch. Moley, « L'im m euble-villa : persistance d'un thèm e », Techniques e t architecture, n ° 375, déc. 1987-janv. 1988, p. 105-107.

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qu'à l'issue d'un concours institutionnel, trois immeubles-villas véritables sinon authentiques soient construits, avec des for­ tunes diverses16. Lion avait déjà cité la Casa Rustici à Reims dans un projet non réalisé, puis à Paris dans des ateliers d'artistes passage de Flandre (1986-1991), avant de suivre à Bercy la partition du chef d'orchestre d'origine milanaise Jean- Pierre B u ffi17. Comme à Milan et au passage de Flandre, les escaliers et les passerelles de Villejuif représentent un parcours à l’air libre, avec ici la vue sur le parc et le canal.

A Villejuif, ce qui distingue particulièrement les accès aux logements, c'est leur ouverture totale à l'espace public (qui, certes, n'est pas une rue mais une allée pour piétons), sans porte, donc sans contrôle ni filtre d'accès. Et c'est aussi, pour certains appartements, la position de la terrasse comme « jardin de devant », entre l'escalier et le logement. Ce principe d'accès revendique la métaphore du système pavillonnaire (rue/grille d'entrée précédant un jardin privé) par suppression des parties communes. Qu'en habitat collectif, le voisin soit réputé être un « ennemi », comme Y. Lion l'a entendu dire, et voilà l'architecte qui annule les espaces intermédiaires alors que les questions du voisinage et du rapport entre résidents et étrangers continuent d'exister.

Quant au duplex, associé à l'orientation unique des logements, il permet de superposer dans la trame le séjour-cuisine et les chambres en économisant sur les circulations. Dans une conception traversante des appartements comme celle de Villejuif, avec qui plus est une trame large, il faut diviser les étages entre appartements petits et moyens, ce qui implique des séjours tantôt hauts, tantôt bas. Cela ne veut pas dire que les appartements soient montants ou descendants - comme ceux des Unités d'habitation ou ceux de Renée Gailhoustet à Ivry - mais que certains quatre-pièces sont composés, au niveau de l'entrée, d'une chambre et, au niveau supérieur, de la cuisine, du séjour, et de deux chambres-bains. Ici, le plateau libre de 7,20 m doit être raidi en façade par une allège dès lors qu'il est percé par l'escalier du duplex, ce qui place la terrasse dans la trame, disposition déjà tentée dans les logements-ate­ liers du passage de Flandre.

Par rapport à Domus demain, il était impossible à Villejuif de loger le WC en façade, alors qu'y. Lion l'avait réussi, de maniè­ re rarissime, dans des logements réalisés en 1986 à Noisy-le- Grand. Dommage, car la cuvette n'aurait pas tourné le dos au mur, comme elle le fait classiquement dans les vieux logements

( 1 6 ) Ceux de Dubus e t L o tt à Paris (p orte d 'Ita lie ), de Perrault à Saint- Q uentin-en-Yvelines (face au parc de la Bièvre), de Déroché à Orly (Gare des Saules).

( 1 7 ) J.-P. B u ffi, coo rd in a te u r de la ZAC de Bercy (Paris 12 '), pre scriva it que chacun des bâtim ents sur le parc é ta b li­ ra it avec ses voisins m itoyens une c o n ti­ nuité de balcons-passerelles, suivant le d is p o s itif de la Casa Rustici.

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Passage de Flandre, Paris-19* (1 986-1991 ). Y. Lion arch.

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(et à Noisy), elle aurait été perpendiculaire, ce qui aurait per­ mis à la moitié des habitants de Villejuif de faire leurs les fameux propos de Junichirô Tanizaki sur les lieux d'aisance tra­ ditionnels japonais conçus autant pour une « satisfaction d'ordre physiologique que pour la paix de l'esprit [lorsque] l'on peut, à l'abri de murs tous simples, à la surface nette, contem­ pler l'azur du ciel et le vert du feuillage » 18. Ainsi Lion et Leclercq auraient-ils eux aussi « réussi à transmuer en un lieu d'ultime bon goût l'endroit qui, de toute la demeure, devait par destination être le plus sordide » 19.

La b a n d e a c t i v e. Ev a l u e r p o u r c o m p r e n d r e

La réaction à des dispositifs considérés comme provocateurs par les concepteurs eux-mêmes ne peut être comprise qu'en se situant dans un système où la culture de l'habitat est confron­ tée aux logiques sociales et aux parcours résidentiels. La récep­ tion du logement forme pour ses usagers une sorte de chaîne

syntagmatique, la notion linguistique de syntagme exprimant à

la fois l'interdépendance et la complémentarité de chacun des termes pour la compréhension de l'ensemble de l'énoncé, et en même temps leur relative autonomie, chacun des mots ayant une signification propre. En effet, ce n'est pas parce que la situation entre les habitants et les espaces du logement ne se réduit pas à un face-à-face que ces espaces ne peuvent pas être l'objet d'une évaluation contextualisée. I l serait trop facile de dissoudre la chambre-bains dans l'eau de sa baignoire, c'est-à- dire dans les instances supérieures du statut de locataire ou des stratégies de distinction.

Corps à corps

Qu'apporte la proximité de la douche et de la baignoire, dans les conditions de performance les plus favorables, c'est-à-dire lors­ qu'une personne est seule dans sa chambre ? Le confort de se glisser, nu ou en vêtement de nuit, de la tiédeur du lit à celle de la douche, de la baignoire ou du lavabo, en l'ayant à sa seule disposition et sans avoir à se déplacer vers une autre pièce. Or, cette circonstance est rare, du fa it que les chambres sont

souvent partagées : par les parents bien sûr, mais également (18) j Tanjzakj Eloge de tombreAg3X par deux enfants, de sexe différent parfois. Évoquons to ut de trad . f r „ Pans, P ublications orientalistes

même ces moments rares, donc chers, comme ont dû le faire les de France' 1977' p' 21"22' concepteurs : la chambre-bains donne la disposition d'un ( 1 9 ) J. Tanizaki, op. r it . p. 23.

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espace à soi, le temps de s'occuper de soi, de son corps, de ses soins, de ses vêtements. Ce peut être le matin, mais plus fré­ quemment dans une journée de fin de semaine ; la séquence du bain profite de l'inclusion de la baignoire dans l'espace plus vaste et plus lumineux de la chambre. L'intention des concepteurs de donner de l'espace à une série de séquences entre le lit et le bain est tout de même rarement suivie, parce que la chambre-bains est un lieu partagé et que les mètres carrés sont insuffisants (la position du lit au pied de la baignoire ou de la douche n'autori­ se que les strictes pratiques du lit et de la toilette).

En revanche, la proximité entre la chambre et la baignoire est assurément une grande commodité pour les soins aux nourris­ sons, qu'ils partagent ou non la chambre de leurs parents. Son rapprochement facilite toutes les pratiques diurnes ou noc­ turnes nécessitant de l'eau (changement des couches, toilette, bain), à la réserve du confort thermique qui fait préférer à la baignoire la douche, en raison de son radiateur supplé­ mentaire. I l permet aussi à la mère - et, pourquoi pas au père - d'être proche de l'enfant pendant sa toilette ou son habilla­ ge. En favorisant la complémentarité de séquences de soins au bébé, la chambre-bains donne ainsi un espace singulier à la relation singulière entre mère et nourrisson.

Face à face

L'inclusion de l'espace de la toilette dans celui de la chambre est un bénéfice relatif à condition que les conjoints possèdent les mêmes horaires de coucher et de lever, ce qui n'est pas si fréquent. Les concepteurs avaient-ils songé que les couples à horaires de lever différents étaient si nombreux ? Et encore n'avons-nous pas rencontré d'ouvriers astreints aux trois-huit. Une heure d'écart entre conjoints, c'est peu de chose, dira-t-on, mais entre six heures et sept heures du matin, l'heure de som­ meil compte double. Les couples confrontés à ces différences doivent inventer des pratiques d'ajustement qui sont autant d'évitements de l'usage de l'eau pendant le sommeil de l'autre. Dans nos exemples, ce sont plutôt les hommes qui se lèvent tôt. Ils se douchent alors le soir, dans leur chambre ou celle d'un enfant, et se rasent silencieusement le matin devant leur lavabo (ou même dans la cuisine).

La gêne de se montrer nu devant l'autre est également gênante à dire ; elle n'est pas seulement ressentie vis-à-vis du conjoint, elle l'est aussi devant les enfants. Que l'on aime ou pas

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montrer - ou plutôt : laisser voir - son corps au cohabitant de sa chambre est une chose, s'adonner au bain et à ses pratiques dérivées que sont la taille des ongles ou l'épilation en est une autre. Le partage de tous les moments d'intimité est-il une preuve d'amour ? Les observateurs des modes de vie qui perce­ vaient une u tilisa tio n collective de la salle de bains20 ne distinguaient pas la fonction hygiénique des usages ludique et hédoniste. Or, la toilette n'est pas la destination première d'un jacuzzi. I l est vrai que sont apparues de nouvelles pratiques, dans certaines couches moyennes et supérieures ayant rap­ porté de leurs voyages le goût pour le hammam ou le sauna, pour un bain partagé avec une personne du sexe opposé ou du même sexe, ou avec ses enfants, mais ces pratiques conviviales ne doivent pas être confondues avec la toilette quotidienne, qui - Yvonne Bernard l'avait bien v é rifié 21 - demeure une pratique individuelle, pour ne pas dire solitaire.

La configuration la plus favorable est celle de l'occupation de la chambre par un seul adulte. La complémentarité entre la chambre et la baignoire est alors effective, l'intim ité n'étant plus menacée par le co-occupant. Le couple parental pâtit davantage du partage des cabines de bain que les enfants, peu nombreux dans cette situation, étant donné la vigilance du gestionnaire dans l'attribution.

Parents-enfants

A l'arrivée dans l'appartement, l'attribution des chambres-bains a été menée selon des règles qui ne sont pas fondées seule­ ment sur des anticipations de leur usage. Celui-ci correspond-il à ce qui é tait attendu ?

La mise à disposition d'une chambre à un enfant répond à un principe d'individualisation qui n'est pas forcément d'autono­ misation, même si le second est le corollaire du premier. Attribuer une pièce à une personne, quel que soit son âge, c'est lui reconnaître une certaine maîtrise sur cet espace - qu'elle exercera de toute façon. S'agissant d'enfants, cette maîtrise passe par un apprentissage, qui fait partie des intentions péda­ gogiques des parents. Françoise Neitzert a bien montré com­ ment les parents préparent très tô t la séparation de leurs enfants avec eux-mêmes, puis avec leur frère ou leur sœur, bien avant que celle-ci soit justifiée, pour la conjurer autant que pour s'y préparer22. Avec la chambre-bains, destinée à offrir une autonomie plus grande, les projets parentaux sont plus

( 2 0 ) R. Perrinjaquet, P. Amphoux, M. Bassand, Domus ZOOS, op. r it .

( 2 1 ) Y. Bernard, La France au logis. Etude sociologique des pratiques domestiques, Liège, Pierre Mardaga, 1992, p. 127.

( 2 2 ) F. N eitzert, La chambre d'enfant. Représentations e t pratique s q u i en a ffe c te n t l'usage dans une catégorie sociale en évolution, les professions in te rm é d ia ire s, rapp. p o u r le Plan C onstruction, ju il. 1990.

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ambitieux encore. En échappant aux conflits inhérents au par­ tage d'une salle de bains commune, chacun, enfant ou parent, se re p lie -t-il sur sa chambre pour en clôturer le te rrito ire ? Les dispositifs confrontés aux compositions familiales n'obli­ gent-ils pas au contraire à des échanges ? Le bénéfice de l'autonomie d'usage est d'ailleurs réciproque.

Au même titre que les temps de travail et de loisirs, le temps pour les soins du corps est mesuré, qu'il s'agisse de la toilette, du maquillage, de la coiffure ou de l'habillement, surtout le matin comme le chantait déjà Charles Trenet. Chaque famille a ses recettes d'organisation pour que chacun soit prêt à son heure. Tout ce qui peut améliorer le fonctionnement du loge­ ment dans ces moments de tension est très attendu. I l y a donc bien une amélioration à une stricte fonctionnalité lorsqu'un dispositif met de l'huile dans la machine à habiter, même si la performance et le sens de ces pratiques ne se réduisent à leur fonctionnalité apparente.

A Villejuif, l'attribution d'un coin-bains à chaque chambre indi­ vidualise leur usage et supprime la traditionnelle file d'attente à la salle de bains aux heures de pointe. La multiplication de l'offre, la rationalisation des flux, dirait un économiste, sont un réel bénéfice : la douche ou la baignoire sont davantage dis­ ponibles à to ut moment et pour plus longtemps ; le bain peut être donné simultanément à plusieurs enfants - à condition quand même de combiner baignoire et douches, puisqu'il n'y a qu'une seule baignoire par appartement.

Avant quatorze-quinze ans, l'autonomie des enfants est un objectif dont il n'est pas sûr qu'il soit achevé avec le départ du domicile parental. A la base traditionnelle des apprentissages communs aux plus jeunes (s'habiller et se déshabiller, se laver, ranger sa chambre, faire ses devoirs, etc.) s'ajoute ici l'initiative des soins du corps qui relève d'une conception de l'hygiène, du propre et du sale. D'ordinaire, l'initiative de la toilette dans une salle de bains unique doit tenir compte des autres membres de la famille. Avec une douche et un lavabo à demeure et toujours accessibles - enfin presque : quand ils ne sont pas occupés par les parents, comme on le verra plus tard - , l'enfant ou l'adoles­ cent est libre de se laver, à partir du moment où il est en âge de le faire seul. En profite-il vraiment ? Les parents en sont tout autant persuadés qu'ils sont convaincus que l'installation d'un bureau dès la maternelle est le ticket de la réussite scolaire. L'usage individualisé de la douche renforce malgré to u t l'iden­ tité de la chambre comme espace propre de l'enfant - ou plutôt

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L'image de L'identité, car la chambre est, de fait, un lieu partagé. La notion de coin à soi se réfère à celles d'appropriation et de marquage de l'espace. Son bénéfice est bien entendu renforcé pour les adolescents, autant pour le processus de découverte du corps que pour l'affirmation du moi par l'inscription dans un espace propre. Certains habitants recourent à l'image de la chambre d'étudiant, comme si la chambre-bains tira it l'enfant vers le haut en anticipant sur sa capacité d'autonomie. La chambre-bains, par sa nouveauté, provoque un discours sur l'autonomie comme valeur et comme projet pédagogique qui va un peu plus vite que la musique des pratiques. Donner à un adolescent l'autonomie d'une pièce comme à un adulte : l'anti­ cipation du dispositif est valorisante. A ces parents la chambre-bains offre sur un plateau l'occasion d'emprunter La voie du discours social sur l'autonomie des enfants, comme présentation de soi. Ce discours, d'abord tenu à l'habitant par le gestionnaire lors de la première visite, puis lors de l'attribu­ tion, est ensuite repris par l'habitant à l'intention de ses visi­ teurs, enquêteurs compris.

L'enquête a révélé, avec surprise, la fréquence de chassés- croisés entre douches et baignoires, soit des circulations et des échanges entre le territoire des parents et celui des enfants - celui des plus jeunes, mais aussi celui de certains adolescents - qui remettent en question l'hypothèse de la jouissance d'un ter­ ritoire à soi. L'attribution des chambres réserve en général aux parents la chambre avec baignoire. Or la plupart des parents déclarent ne jamais prendre de bain, to ut au plus occasionnel­ lement le dimanche. Pour leur douche plus ou moins régulière, ils se déplacent vers les cabines de douche situées donc dans les chambres de leurs enfants. A l'inverse, les jeunes enfants ne pratiquent pas la douche, qui demande une certaine habileté, alors que le bain est aussi un jeu. Ils utilisent donc la baignoire parentale, d'où les chassés-croisés entre douches et baignoire, entre parents et enfants. L'usage partagé des chambres-bains est ainsi un espace singulier de négociation familiale.

En termes de rythme de vie, on comprend bien la préférence quotidienne des parents pour la douche, mais pourquoi ne se douchent-ils pas dans leur baignoire, ce que vraisemblablement ils faisaient dans leur logement précédent comme to ut le monde ? La réponse est dans la comparaison entre les disposi­ tifs de la baignoire et de la douche dans leur liaison avec la chambre : la douche fait face au lavabo, alors que la baignoire en est séparée par une cloison ; le sous-ensemble douche-lavabo

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Logements avec bande active, V ille ju if (Y. Lion arch.).

Chassés croisés parents-enfants : pour leur to ile tte quotidienne, les parents se séparent ; Monsieur prend sa douche chez son fils de 17 ans, Madame chez sa fille d'un an qui, elle, est baignée dans la baignoire parentale.

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permet Le complément de soins (douche et rasage ; douche et maquillage ou coiffure, hygiène dentaire, etc.) en y utilisant les accessoires usuels ; toutes ces pratiques peuvent être réalisées à l'abri d'un rideau, alors que de la baignoire on ne peut que sortir nu, froid et mouillé, un pied dans la baignoire et l'autre ruisselant dans la chambre ; la douche s'ouvre perpendiculaire­ ment au lit, alors que la baignoire lui fait face, d'où un plus grand risque d'aspersion ; la forte présence visuelle de la bai­ gnoire dans la chambre contredit, pour certains, l'esthétique ainsi que le statut intime attendus d’une chambre. A quoi sert donc la baignoire ? D'abord au séchage du linge23.

Ainsi, les parents usent de leurs droits territoriaux pour fré­ quenter régulièrement, parfois quotidiennement, la douche de leurs enfants, ce qui suppose de pénétrer dans la chambre et, éventuellement, de laisser serviette, rasoir, peigne, brosse à dents, etc. dans le coin douche-lavabo. L'enfant e st-il encore « chez lui » ? Faut-il considérer comme une contradic­ tion parentale l'affirmation du territoire de l'enfant et en même temps son franchissement ?

Ces pratiques interrogent les notions de domaine et de terri­ toire, de souveraineté et d'intimité, de partage et d'exclusivité. Toute lim ite définit le rapport à l'autre. Ici, l'autre n'est pas un étranger, i l est membre du groupe domestique avec lequel d'autres espaces sont partagés, avec lequel la vie domestique est organisée. L'intimité des lieux n'existe pas en soi, mais en rapport avec des pratiques, donc avec des moments. La règle de l'usage des appareils de bains est édictée par les parents, ce qui ne signifie pas pour autant que l'intim ité de l'enfant dans sa chambre est violée. L'usage régulier, avec ou sans codifica­ tion de la règle, institue la fréquentation de la douche d'un enfant par un des parents, celle de la baignoire des parents par les jeunes enfants. C'est en dehors de cette règle qu'il y aura intrusion quand, par exemple, le parent prendra sa douche à une heure non convenue.

Nous-les autres

L'élargissement du cercle des usagers aux autres (au sens large : membres de la parentèle, relations, amis, mais aussi personnes de passage pour d'autres motifs) n'est pas le simple élargisse­ ment de la problématique précédente. En présence d'étrangers, le groupe est amené à classer les visiteurs sur une échelle de familiarité et à redéfinir ses territoires selon le couple

( 2 3 ) J.C. Kaufmann a v a it déjà noté qu'à raison de quatre à cinq « machines » par semaine, la baignoire é ta it aussi u tile au séchage du lin g e qu'à la to ile tte des per­ sonnes (« Les espaces du linge », in Evolution des modes de vue e t architec­ tures du logement, Plan Construction e t architecture, Recherches n °42 , 1993, p. 57). Pour comprendre la place du linge dans les rapports de couple, i l fa u t é v i­ dem m ent se reporter à La Trame conju­ gale. Analyse du couple pa r son linge, Paris, Nathan, 1992.

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privé/public. Deux types principaux de situation font émerger la singularité de l'absence d'une salle de bains commune : les ablutions simples (en d'autres termes, le lavage des mains) ; la toilette de personnes hébergées pour une ou plusieurs nuits. L'intimité appartient à ces vérités qui se révèlent quand elles sont compromises. L'expression de l'intim ité associe dans ce cas le statut de la personne, la représentation de la maison en termes d'ordre et de propreté et le secret attaché au corps sen­ suel et sexuel. On sait bien en effet que l'expression « se laver les mains », quand elle ne fa it pas référence à Pilate, désigne par euphémisme Les non moins euphémiques « besoins ». Dans un appartement conventionnel, à l'invité demandant où se laver les mains, l'invitant le dirige vers les WC et la salle de bains en général voisine (à noter que les conventions typolo­ giques de la plupart des autres pays épargnent à l'invité d'avoir à préciser son intention puisque les WC sont le plus souvent inclus dans la salle de bains). Ici, à la gêne de l'invité répond celle de son hôte, qui a le choix de l'orienter vers la cuisine, sa chambre, ou celle d'un des enfants.

Comment la chambre accessible est-elle choisie ?

Sans surprise, on apprend que le degré d'intimité des chambres croît avec l'âge des enfants. Que le bébé soit une personne ne suffit pas à lui faire reconnaître une intim ité ; sa chambre est ainsi la plus ouverte en dehors, certes, de ses heures de som­ meil. Elle est suivie de celle du frère ou de la sœur, sous réserve d'un trop grand désordre des jouets. Le territoire le plus privé n'est pas la chambre des parents, mais celle de l'ado­ lescent mâle dont le désordre consciencieusement entretenu constitue la meilleure des dissuasions. L'ouverture retombe donc sur la chambre parentale, dont la mise en ordre est plus facilement assurée par ses occupants, malgré le peu de consi­ dération dont bénéficie la baignoire, jugée peu présentable, et malgré son statut de pièce réservée. Bien que l'accès à une chambre n'ait pas le même sens selon que l'étranger est un copain de régiment, sa belle-mère ou un réparateur à domi­ cile, la chambre-bains n'est pas différente selon la qualité de l'hôte ; la chambre choisie comme accessible l'est pour to u t le monde. La nécessité d'ouvrir sa chambre aux étrangers force la chute des défenses de la chambre conjugale qui n'est déjà plus, dans les classes moyennes, la forteresse ou le temple qu'elle était. L'accès à la chambre conjugale n'est pas seulement réservé parce qu'elle représente le lieu de la sexualité du couple. Elle est d'abord la pièce la plus « personnelle » du

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logement, comme disent les habitants, c'est-à-dire la plus privée, celle de l'identité du couple marquée par les objets précisément personnels. Elle est davantage encore celle de la femme, souve­ raine sur l'arrangement des meubles et des objets et, de toute manière, astreinte à leur mise en ordre et à leur propreté. Dans les duplex avec séjour et cuisine en bas et chambres en haut, ouvrir sa cuisine est plus simple que faire monter à l'étage. Sinon, pour qu'elle soit proposée, il faut que l'invité soit suffisamment familier pour être introduit dans un espace en général peu montré, à moins que la cuisine soit aménagée et tenue comme un espace valorisant. La cuisine est tradition­ nellement un lieu moins noble, sale et désordonné au moment de la préparation des repas dont on cache plus ou moins les procédés de confection. Pour préférer montrer la cuisine, il faut donc que l'habitant passe par-delà ces sujétions, à moins que ce soit une marque de proximité envers un invité avec lequel on ne fera pas de manière, on fera partager sa « cuisine ». D'ordinaire, l'hébergement occasionnel d'amis ou de membres de la famille oppose deux conceptions du confort et de l'in ti­ mité. Faire don de sa chambre peut être la marque suprême de l'estime pour ses hôtes, mais c'est aussi une manière de les placer dans l'intim ité du couple qui peut engendrer une gêne réciproque. A l’inverse, le couchage dans le divan du séjour, à première vue moins intime, est une proposition plus neutre, qui laisse l'invité dans un espace plus banalisé susceptible d'agréer les deux parties. Dans ces logements expérimentaux, les habi­ tuelles stratégies d'optimisation de confort et d'intimité en faveur des invités doivent de toute façon prendre en compte l'absence de salle de bains indépendante, qui oblige à laisser sa chambre à ses hôtes, lesquels connaîtront à leur tour les contraintes du face-à-face entre le sommeil et la toilette.

Finalement, la salle de bains reconstituée

L'expérience de la cohabitation, dans la chambre-salle de bains, des pratiques du sommeil et de la toilette, révèle une série d'incompatibilités et de dysfonctionnements :

1 - La multiplication des cabines de bains profite essentielle­ ment aux familles avec de jeunes enfants (au bain fréquent) et avec adolescents, lesquels bénéficient malgré to ut d'une meilleure autonomie d'usage. Les couples sans enfant, qui ne connaissent pas l'avantage de ce partage, n'ont que les contraintes de l'exhibition obligée.

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niveau supérieur

Logements avec bande active, V ille ju if (Y. Lion arch.). J o u r/n u it + parents/enfants : dans cette fam ille nombreuse de cinq enfants, les quatre aînés sont regroupés à l'étage, une des douches (B) é ta n t condamnée. Le rez-de-chaussée est réservé aux a ctivités fam iliales diurnes e t aux parents ; la chambre-bains n'y e st pas une chambre, mais une douche (A) pour les parents, une lingerie e t un rangement.

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2 - La position frontale de la baignoire dans la chambre lim ite sévèrement son usage ; elle heurte le statut d'intimité et d'unité du décor attendu d'une chambre ; les parents lui préfèrent la douche, plus adaptée, et réduisent souvent la baignoire au séchage du linge.

3 - La préférence pour la douche, alors que les jeunes enfants utilisent plutôt la baignoire, est à l'origine de chassés-croisés quasi-systématiques entre la baignoire des parents et les douches des enfants. Ces chassés-croisés sont une réponse adaptée à la séparation conventionnelle des usages de la chambre et de la salle de bains.

4 - L'ouverture des chambres n'est pas seulement réalisée à l'intérieur du groupe domestique mais aussi pour les ablutions ou la to ile tte des invités d'un soir ou d'une nuit. Elle donne le coup de grâce au principe d'usage individualisé des chambres- bains qui présidait à leur conception, les grands adolescents étant les seuls à conserver le contrôle de leur territoire. L'occultation ou la fermeture des cabines de bain, ainsi que les usages croisés entre chambres, les uns et les autres comman­ dés par la séparation fonctionnelle et symbolique du sommeil et de la toilette, sont finalement une forme de reconstitution de la salle de bains indépendante.

Quant au principe de transparence, qui est un des fondements architecturaux du dispositif de la chambre-bains, il suppose que to u t est visible, que l'habitant n'a rien à cacher ni à son conjoint, ni à ses enfants, ni à ses invités. Les appartements sont soumis à une exigence de mise en exposition permanente qui nie (ou méconnaît) la structuration symbolique de l'habité en espaces primaires et secondaires, en domaines public et intime. Si la vie privée est celle qui doit être privée du regard de l'étranger, alors le dispositif de la chambre-bains porte atteinte à la vie privée.

Les contraintes, sévères pour certaines configurations fami­ liales, d'usage des chambres-bains entrent toutefois en inter­ action avec l'ensemble des dispositifs des logements, avec la situation et le statut de l'immeuble, avec le coût du loyer. Ainsi que l'ont montré les évaluations des opérations de logements non conventionnels24, les dispositifs innovants amplifient l'approbation ou le rejet résultant du sens de la chaîne syn- tagmatique des situations vécues. Aux habitants placés en position d'être sensibles à l'appartement traversant et lumi­ neux, au duplex, à la vue sur le parc, à la vaste terrasse, au bon voisinage et au grand séjour flexible, le calcul coût/bénéfice de

( 2 4 ) J.-M . Léger, Derniers domiciles connus. Enquête sur les nouveaux loge­ m ents 1970-1990, Paris, Créaphis, 1990.

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l'usage des chambres-bains n'aura pas le même sens que pour ceux qui sont à la limite de la solvabilité et dont le domicile aura subi une effraction.

salle de bain tem pérature élevée a ir hum ide m a tières e t co uleurs fro id e s : fâfencftmétal, p la s tiq u e b ru it lu m iè re in d iv id u s e u l é tran g ers : accès o b lig é

chambre tem pérature

basse a ir sec

m a tiè res e t couleurs chaudes : b o is, tis s u

silence pénom bre in d iv id u ou c o up le

é tran g ers : accès réservé

Re c t if ic a t io n à Ch a m p s-s u r- Ma r n e

Au début des années quatre-vingt-dix, l'Opac du Val-de-Marne souhaitait confier une autre opération à Y. Lion, dont la peti­ te Siedlung de Noisy-le-Grand n'avait pas démérité. Après s'être fâché avec le PS local, qui avait ses architectes, et l'établisse­ ment public qui, pour accompagner ce giratoire, prescrivait un îlo t en feston comme s'il s'agissait de la place des Victoires alors que l'aile d'aluminium de l'Ecole d'ingénieur en électro­ nique (Dominique Perrault, architecte) s'y était déjà posée en tangente, Y. Lion appuyé par l'Opac réussit à faire imposer le permis de construire par le préfet. Ce qui déplaisait ? Son plan- masse en forme de barres pas même parallèles, ses longues façades répétitives façon années soixante dépourvues de clin d'œil à la néo-urbanité chère aux villes nouvelles. Les bâti­ ments sont pourtant à l'alignement de deux rues perpendicu­ laires et d'un chemin piéton ; ils n'accompagnent pas le rond- point, mais l'auraient-ils fait qu'ils seraient ridicules, en occu­ pant un quart de cercle seulement, tant que le quart symé­ trique reste inoccupé.

La sensibilité à l'architecture dont était crédité Paul-Louis Marty, directeur de cet Opac, n'empêchait pas celui-ci de dou­ ter de la réussite du pari de Villejuif. Le programme de Champs- sur-Marne étant composé pour partie de logements en acces­ sion, d'emblée il fu t clair que ces derniers auraient prudemment des plans conventionnels, en vertu du paradoxe bien connu selon lequel l'innovation est proposée à des locataires qui ne la choisissent pas, alors que des candidats propriétaires qui voudraient habiter autrement ne trouvent sur le marché que le commun du plus grand dénominateur. En un premier temps, P.-L. Marty laissa Y. Lion réfléchir à une application de la bande active, qui fu t présentée selon le schéma de Domus demain : appartements de plain-pied avec chambres dotées de cabines

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de bains, WC en façade et balcon filan t côté sud. Les incerti­ tudes de P.-L. Marty étaient attisées par l'hostilité de ses chargés d'opération, qui redoutaient des difficultés d'occupa­ tion, donc d'attribution de logements dotés de la bande active, et par les interrogations posées par la sociologue Laurence Combe d'Inguimbert, alors responsable des études et du mar­ keting de l'Opac. Celle-ci, qui avait participé à des réflexions sur l'expérimentation de la bande active et avait été informée très tô t des premiers résultats de l'évaluation, entreprit d'argu­ menter ces réserves sous forme d'hypothèses dans une note25 et dans un dialogue avec Yves Lion et avec son assistante Isabelle Chlabovitch. L. Combe d'Inguimbert énonçait sous forme d'hypothèses les contraintes introduites par la bande active dans les usages de la chambre et de la toilette : dans l'éclairement de la chambre, entravé par les écrans du coin to i­ lette ; dans la disposition du mobilier, un seul mur pouvant servir d'adossement au lit ; dans l'intim ité de chacun, adulte ou enfant, devant partager sa douche ou sa baignoire avec son conjoint, son frère, sa sœur, et même avec les invités de pas­ sage, la pudeur étant autant compromise que le repos quand les horaires de sommeil sont décalés. Le concept de bande active ne lui semblait pas être adapté au logement social, à la fréquente suroccupation des logements. C'est sur le coût de la bande active qu'elle achevait son argumentation, en dém ontrant que le surcoût des points d'eau dans chaque chambre équivalait à une pièce de séjour supplémentaire26 : les habitants auxquels devraient être proposés les loge­ ments avec bande active n'avaient-ils pas davantage besoin d'une pièce en plus ?

Y. Lion et I. Chlabovitch répondirent par trois propositions, qui repensaient chacune la position d'une salle de bains en façade commandée par deux chambres, dispositif rare en France, à la différence des pays anglo-saxons - Y. Lion et I. Chlabovitch disant aussi avoir été séduits par l'interprétation qu'en avait réalisé Fernando Montés dans ses logements de Bercy27. Dans la première version, la salle de bains était allongée en façade, la baignoire sous la fenêtre ; le WC était adossé à la cuisine, sur la façade opposée, comme dans Domus demain. Dans la deuxième version, la salle de bains était de la même largeur que le WC, séparé d'elle par une gaine, et accessible par un couloir conduisant également à la chambre principale ; à l'autre extrémité du couloir en forme de T, un petit office précédait ta cuisine. La troisième version étroitisait la salle de bains et le

( 2 5 ) L. Combe d 'In g u im b e rt, Champs- sur-Mame. Note d'analyse du proje t, 24 ja n v ie r 1993 (docum ent de l'Opac).

( 2 6 ) Selon les calculs de L. Combe d 'In g u im b e rt, le loyer d'un T3 à Champs- sur-Marne au ra it été supérieur de 715 F, s o it 20,39 m!, à celui d'un logem ent de superficie équivalente ; celui d'un T4, de 764 F, s o it 21,79 m!.

( 2 7 ) La salle de bains en sandwich entre deux chambres, mais accessible aussi depuis un c o u lo ir par une troisièm e porte est déjà rare ; ce qui l'est davan­ tage encore est l'accès exclusif par les chambres. Edith Girard l'a réalisé en 1995 à La Haye dans un im m euble co n stru it en réponse au Festival du Logement ( Woningbouwfestival).

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Cité Descartes, Champs-sur-Marne.

Une des tro is esquisses a lternative s à la cellule avec bande active in itia le m e n t proposée par Y. Lion pour les logem ents PLA.

Cité Descartes, Champs-sur-Marne (Y. Lion arch.). Plan finalem ent retenu par l'Opac 94 pour les PLA.

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WC de la version précédente ; la chambre principale était com­ mandée par le séjour. Finalement, c'est une quatrième proposition qui l'emporta, issue de la deuxième et de la troisième. La salle de bains est celle de la deuxième version, l'office est élargi, la chambre principale est commandée par le séjour, un lave-mains dans les WC contourne l'inconvénient de la privatisation de la salle de bains de Villejuif. Seule la troisième chambre des T4 est aménagée en bande active, puisque la salle de bains n'est accessible qu'à partir des deux premières chambres. La traversée longitudinale de la cuisine est symétrique de la traversée des chambres et de la salle de bains, soit une circulation dans l'appartement en boucle ou en « 8 » qui n'exis­ ta it ni dans les dessins de Domus demain ni à Villejuif.

Ch a m p s, c o n t r e-c h a m p

La comparaison entre les opérations de Champs-sur-Mame et de Villejuif est notre affaire, pas celle des habitants. Comme le d it lui- même Y. Lion prenant ses distances vis-à-vis de la « promenade architecturale » de Le Corbusier : « Si, en plus de subir l'architec­ ture, les habitants devaient la comprendre ! » Pas plus qu'ailleurs, les habitants n'ont ici le mode d'emploi de leur appartement ni l'histoire de sa genèse. Domus demain et la bande active, ils s'en moquent ; ça leur est bien égal de savoir que le plan de leur appar­ tement est plus proche du prototype de la bande active que du plan de Villejuif. Ils n'ont pourtant pas besoin de manuel pour employer au mieux les espaces non conventionnels que sont l'office, la salle de bains en sandwich entre deux chambres, l'une et l'autre permet­ tant la circulation en 8 dans l'appartement. L'« impression de gran­ deur », qui est à la base du travail des architectes de l'habitat mini­ mum, est ici servie par une réalité de grandeur certaine puisque les trois-pièces mesurent 73 m2 et les quatre-pièces, 84 m2, auxquels s'ajoutent 14 m2 de balcon.

Grands, les appartements de Champs-sur-Mame le sont pour tous. I l n'est pas un habitant qui n'évoque cette dimension de l'appré­ hension, dilatée par l'absence de couloir central, l'abondance de la lumière et l'agrandissement par le balcon. Le linéaire vitré, géné­ reux, s'oppose ici comme ailleurs à la disposition du mobilier, dont on connaît les usages utilitaires et identitaires. Les habitants ont tous inversé l'occupation du séjour telle que les architectes l'avaient pensée. Le coin-repas, qui exige lumière et proximité avec la cuisine, est toujours placé devant celle-ci, tandis que le coin­ salon est aménagé dans l'angle plus sombre et plus intime prévu pour les repas.

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Puisqu'elle nous revient, quelle est la comparaison entre la salle de bains de Champs-sur-Mame et la chambre-bains de Villejuif ? Non conventionnelle pour l'architecte et le sociologue, cette salle de bains en façade et commandée par les deux chambres paraît « nor­ male » aux habitants, alors qu'elle représente un dispositif peu commun. Pourquoi cette normalité retrouvée ? Parce que cette salle de bains répond très bien à l'usage, dont elle est à même de don­ ner une définition selon l'opposition compétence/performance. Aucun des habitants de Champs-sur-Mame n'avait auparavant pra­ tiqué de salle de bains de ce type, qui garantit cependant deux demandes implicites : le plaisir et l'utilité de lumière et d'aération naturelles, et, surtout la privatisation de l'usage, qui est, sinon individualisé, du moins réparti en famille : le partage du savon et des serviettes de toilette n'est plus nécessaire, ce que certains habi­ tants disent avoir connu seulement en pavillon, quand La salle de bains à l'étage est effectivement privée. On a vu comment à Villejuif l'ouverture de ta salle de bains aux étrangers se redoublait de l'ac­ cessibilité obligée à l'une des chambres. A Champs-sur-Mame, les architectes ont répondu à cette contrainte par la mise à disposition d'un lave-mains dans le WC, commodité supplémentaire qui devrait être prescrite dans tout logement étant donné son coût dérisoire - puisque tes maîtres d'ouvrage et les entreprises comptent chiche­ ment les rangées de carreaux au-dessus des lavabos et déshabillent les appartements de leurs placards au moment du chantier, il faut croire que le lave-mains à 500 F est hors de portée du logement social

Les contraintes d'usage de l'unique chambre-bains dans les T4 sont les même à Villejuif quand celles-ci sont occupées par un couple. En effet, la convention du regroupement des enfants et celle de la pudeur tendent à leur attribuer les deux chambres encadrant la salle de bains, alors qu'une de ces deux chambres est présentée comme celle des parents. Est-ce par prudence que l'OPAC a plutôt logé dans ces T4 des mères isolées et leurs enfants ?

Leç o n etr a is o n de l'é v a l u a t io n

Comme la négociation, l'évaluation implique, sinon le partage des mêmes objectifs entre les parties, du moins l'aménagement de points de rencontre. En l'occurrence, l'évaluation du logement par l'usage n'est pas une affaire à deux, architecte et sociologue (man­ daté par l'institution), mais à trois : le maître d'ouvrage est le troi­ sième homme. Or, à Villejuif, passé le concours, celui-ci était absent, si bien que l'évaluation était ramenée à un face à face

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architecte / sociologue tendant compte au seul Plan Construction, et non au maître d'ouvrage. L'opération de Champs-sur-Mame est issue à la fois du projet de Villejuif et de son évaluation. Avec la bande active, Y. Lion montrait à P.-L. Marty ce dont il était capable, qui n'était pas ce que celui-ci voulait, mais qui témoignait de ses capacités de conception. Si Y. Lion avait dû renoncer complètement à la bande active et dessiner des plans ordinaires (comme ceux du programme PAP par exemple), l'histoire s'arrêterait là. Ce qui paraît exemplaire dans le dialogue entre Y. Lion et l'Opac du Val-de-Marne, c'est que la commande a été reformulée après avoir informée, par anticipation plus que par l'évaluation proprement dite, des contraintes de la bande active, cette reformulation s'appuyant sur une argumentation sociale et économique, ce qui était un travail de rationalisation de la démarche du concepteur comme de celle du maître d'ouvrage. Si l'on peut parler d'échec, relatif, de la bande active telle qu'elle a été réalisée à Villejuif, avec les contraintes des mètres carrés du logement social et de l'économie de la mise en oeuvre, c'est bien parce que cet « échec » est discuté par l'évalua­ tion, et non pas par l'humeur des confrères, des maîtres d'ouvrage ou des instructeurs de permis de construire, chacun ayant une opi­ nion pour ou contre. I l n'y aurait pas eu Champs-sur-Mame sans Villejuif, Villejuif critiqué par l'évaluation et, simultanément par un maître d'ouvrage qui n'avait pas attendu ses résultats pour être éclairé. Aujourd'hui, le manque de vision de la maîtrise d'ouvrage, surtout préoccupée (certes avec quelque raison) par ses comptes et ta paix sociale de sa clientèle, n'augure pas en faveur de nouvelles recherches au profit de certains architectes, mais aussi au bénéfice de certains habitants. Le rôle critique de l'évaluation se légitime aussi dans la continuité et l'approfondissement La validation, par ses habitants, de la cellule de Champs-sur-Mame doit être signifiée à son maître d'ouvrage et à ses architectes qui risquent de lui pré­ férer, le premier une distribution plus conventionnelle, les seconds une bande active plus radicale - ainsi quY. Lion le proposait enco­ re récemment dans des projets pour la Plaine Saint-Denis. Architecte, maître d'ouvrage, évaluateur : chacun est-il donc dans son rôle, malgré les points de convergence souhaités ? Sans doute, mais après, on ne pourra plus dire que l'on ne savait pas.

Jean-Michel Léger,

Sociologue CNRS, chercheur à l'IPRAUS (Ecole d'architecture de Paris-Belleville, U MR CNRS n° 7543)

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