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Le discours prophétique dans l'oeuvre de J.M.G. Le Clézio /

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Academic year: 2021

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..

••

Le discours R[Qpbétique dans rœvyre de 1 M Gn Le OéziQ

par

OokChung

Thèse de Doctorat soumiseà la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Doctoratès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Février 1998

(4)

1+1

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(5)

Préface (règlements de la Faculté

des études supérieures et de la recherche) Résumé / Abstract

Remerciements Abréviations Introduction

Chapitre 1: Le discours prophétique en littérature Le lexique prophétique

Évolution du concept de prophétisme Le prophétisme en tant que discours La persona prophétique

La voix prophétique

La narrativisation prophétique Le prophétisme: un genre littéraire?

Chapitre II: L'adresse prophétiquedans Le Procès-verbal

La lettre liminaire Le viol verbal

«Ma chère ~Iichèle...»

Les adresses ludiques Les adresses totémiques Les adresses prophétiques

Le discours prophétique face au discours institutionnel Le baptême prophétique

Chapitre ID: Le prophétisme diluvien dans Le déluge

L'ouverture diluvienne de la conscience à la cosmogenèse La synopsie du monde.

La conscience chamanique et l'imagination prophétique La danse prophétique du temps

L'écho d'Anna

Du déluge àla guerre Le «Dieu sans nom»

Dieu le père et la régression vers la Mère Le meurtre symbolique du double

i iv v-vi vü vili 1 20 21 26 35 37 39 43 46 56 58 66 74 81 83 92 102 111 126 130 133 136 140 146 153 161 172 185

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Les ek-stases de la conscience L'appel prophétique

Féminité et masculinité prophétiques Matérialisme et spiritualisme

Dieu et Satan

Chapitre V: La vision prophétique du temps dans Terra A,,,ata

La parole voyante

Le resserrement prophétique du temps L'infiniment grand et l'infiniment petit Le pathos leclézien

Les âges ontologiques et l'archétype du Petit Garçon La constitution des archétypes féminins

La prohIbition symbolique du mariage La femme métallique et la prostituée Le monde-peau

Le dialogue avec Dieu

De la fuite temporelle à la fuite spatiale

Chapitre VI: La vision prophétique de l'espace dans Le livre des fuites

Le symbolisme icarien et prométhéen Le corps-plume

À la recherche du Nom Fuite et autocréation

L'auto-rature ou la «fugue» littéraire Le devenir-autre

Chapitre VIT: Le discours apocalyptique deLa Guerre

Le couple ontologique

Quatre tactiques de la guerre La malédiction de Monsieur X Un prophétisme polyphonique L'intentionnalité L'Ange de l'Apocalypse De la guerre à la guérilla La5ti,n ln u ng leclézienne L'imagerie de la guerre

De la guerre phénoménologiqueà la guerre des tropes Prélude aux Géants

Chapitre VITI: Le prophétisme de la hbération dans Les Géants

L'impératif prophétique et la guerre des impératifs L'«archétype)~des ~Iaîtres

ii 198 201 205 212 224 232 233 236 240 242 244 248 256 258 267 271 274 276 276 281 287 291 296 300 310 313 315 329 339 342 347 352 357 362 367 369 379 381 385

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Le sommeil de la pensée Le sommeil, le rêve et le viol Le réveil

La fin du prophétisme et le discours carnavalesque La fin de la métaphysique

Conclusion Appendice

L'enfant-prophète dans La fièvre

Bibliographie iii 396 404 409 411 415 424 434 434 441

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PlŒFACE

(R"èGLEMENTS DE LA FACUL'ttDESttuDESSUPâUEURES ET DE LA RECHERCHE DE L'UNIVERSIrt McGILL)

Candidates have the option of including, as part of the thesis, the text of a paper(s) submitted or to be submitted for publication, or the clearly-duplicated text of a published paper(s). These texts must be bound as an integral part of the thesis.

If this option is chosen, connecting texts that provide logical bridges between the different papers are mandatory. The thesis must be written in such a way that it is more than a mere collection of manuscripts; in other words, results of a seriesofpapers must be integrated.

The thesis must still conform to all other requirements of the "Guidelines for Thesis Preparation". The thesis must indude: A Table of Contents, an abstract in English and French, an Introduction which clearly states the rationale and objectives of the study, a comprehensive review of the literature, a final conclusion and summary, and a thorough bibliography and reference liste

Additional material must be provided where appropriate (e. g. in appendices) and insufficient detail to allow a clear and precise judgment to be made of the importance and originatity of the research reported inthe thesis.

Inthe case of manuscripts co-authored by the candidate and others, the candidate is required to make an explidt statement in the thesis as to who contributed to sucb work and to what extent. Supervisors must attest to the accuracy of such statements at the doctoral oral defense. 5ïnce the task of the examiners is made more difficult inthese cases, it is in the candidate's interest to make perfectIy clear the responsabilities of all the authors of the co-authored papers. Under no drcumstances CaR a co-author of any component of such a thesis serve as anexaminer for the thesis.

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RÉSUMÉ

Dans cette thèse, nous chercherons à démontrer qu'il existe un discours prophétique dans l'œuvre de J.M.G. ijean-Marie-Gustave) Le Clézio. C'est dans la période couvrant ses premières œuvres (1963-1973), du Procès-verbal

jusqu'à Les Géants, que Le Oézio développe et exploite systématiquement un

discours prophétique propreà sa vision du monde.

L'un des objectifs visés consistera à montrer que ces œuvres forment un cycle complet et distinct à l'intérieur du vaste corpus leclézien. Ce qui se joueà l'avant-plan de ces premières œuvres, c'est une réflexion sur l'écriture elle-même, écriture tantôt contestée, tantôt exacerbée jusqu'à la frénésie. On verra que le rapport qu'y entretient Le Oézio avec l'écriture se caractérise par une profonde ambivalence, récriture étant perçue à la fois comme une dégradation de l'être et comme l'unique moyen de témoigner de «l'aventure d'être vivaJlt».

Le premier chapitre récapitulera brièvement l'évolution diachronique du lexique prophétique jusqu'à son acception moderne, qui n'est plus exclusivement tributaire d'une vision théocentrique. Dans les chapitres consécutifs, qui porteront sur chacune des œuvres en question respectivement à leur séquentialité, nous nous efforcerons de montrer que: 1) ce discours prophétique fonctionne chez Le Oézio comme un dispositif littéraire -stratégies narratives, adresses, invocations, thématique sacrée- et que 2) ce discours prend la forme d'une trajectoire. Sur le plan du contenu général, il s'agira de montrer que 3) le prophétisme leclézien est l'expression d'une démarche phénoménologique qui s'inscrit dans un rapport entre la conscience individuelle

et

l'absolu.

C'est cette dynamique à triple facette que nous avons voulu analyser dans les premières œuvres de Le Oézio et que nous avons thématisée sous le terme de discours prophétique.

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ABSTRACT

The objective of this dissertation is to demonstrate the existence of a prophetie discourse in the work of the French writer l.M.G. Uean-Marie-Gustave) Le Clézio. Within the period of his first books (1963-1973), from Le procès-verbal (The interrogation) to Les Géants (The Giants), Le Oézio

systematically adopts a prophetie discourse conveying bis persona! view of the world.

We intend to show that these worles form a complete cycle within the broader scope of Le Gézio's writings. At the forefront of these earlier worles we find a questioning on the nature of langage and the process of writing, the latter being at times disputed and scomed, at others celebrated and int1ated. l-Ve shall see the profound ambivalence that Le Gézio has towards language, the language being pereeived both as a degradation of man's being as weIl as the sole meanta express the «adventure of being alive» .

The first chapter reeaps succinctly the evolution of the prophetie terminology up to the modern times, in which it is no longer the pure domain of godly matters. Inthe following chapters, each of which pertains to a specifie work according to their sequence, we aim to show that 1) the prophetie diseourse in Le Clézio's earlier works operate as a set of literary devices -narrative strategies, addresses, invocations, saered themes- and that 2) this discourse takes the shape of a trajectory. As for content, we will demonstrate that 3) Le Gézio's prophetie discourse is the expression of a phenomenological approach positing the individual's consciousness in face of the absolute.

Itis this threefold dynamic that we will analyze in the first works of Le Clézio and that we have gathered under the notion of prophetie diseourse.

vi

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REMERCIEMENTS

J'aimerais d'abord remercier mon directeur de thèse, le professeur Yvon Rivard, pour le soutien, la confiance, la générosité intellectuelle et morale qu'il m'a témoignés tout au long de mes années de maîtrise et de doctorat. Ma reconnaissance et ma. dette envers lui dépassent le cadre de ce travail et je souhaite rendre hommage non seulement à ses qualités magistrales de professeur, mais également à sa personnalité exceptionnelle. Suivre son enseignement a été une aventure stimulante et enrichissante que je n'oublierai pas. J'aimerais également exprimer ma vive gratitude envers mon frère Yang et ma sœur Ryoa pour la patience avec laquelle ils ont consenti à réviser les dernières versions de cette thèse. Leurs conseils judicieux et leurs encouragements ont été pour moi une source de clairvoyance et d'inspiration.

J'aimerais dédier cette thèse à toute ma famille, dont le support affectif m'a fourni un pilier moral tout au long des années. Les mots me manquent pour dire combien je leur suis reconnaissant de m'avoir épaulé à des moments où les découragements m'assaillaient. Un tendre merci à ma mère, pour tout ce qu'elle m'a apporté,ainsi qu'aux autres membres de ma famille.

Pour finir, j'aimerais souligner l'aide financière que m'a octroyée le Conseil de recherches en sciences humaines pour l'accomplissement de cette thèse de doctorat. Merci également à l'université McGill, grâce à laquelle j'ai pu bénéficié de stages de recherche en France et au Japon.

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PV F DÉ EM TA LF LG H G VAC ~I VI IT D TVS R R~f CO

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RMO P 5

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EE PAW D&F Q PO

Fe

ABR~VIATIONS DESŒUVRESDE LE CLUIO

Le procès-verbal La fièvre

Le Déluge

L'extase matérielle TerrQ amata

Le Livre des fui tes La GuerTe

Haï

Les Géants

Voyages de ['autre côté Monda et autres histoires Vers les icebergs

L'Inconnu sur la terre Désert

Trois villes saintes

La Ronde et autres faits divers Relation du Michoacan

Le Chercheur d'or Voyage à Rodrigues

Le rêve mexicain ou la pensée interrompue Printemps et autres saisons

Sirandanes Onitsha Étoile errante Pawana

Diego & Frida La quarantaine Poisson d'or La fête chantée

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INTRODUcnON

Lorsque Le Oézio fit ses débuts littéraires avec Le procès-verbal, la critique a comparé le ton de son premier roman au style visionnaire de Lautréamont et du poète-prophète William Blake. Depuis lors, le caractère visionnaire et prophétique de ses autres œuvres a été maintes fois signalé par ses commentateursl .Cependant, malgré les allusions au sacré qui foisonnent dans toute l'œuvre de Le Oézio, que ce soitSO\l&forme de références bibliques ou de situations romanesques à caractère initiatique et mythologique, le prophétisme leclézien se fonde d'abord sur une pratique discursive. Pour Le Clézio, l'écriture doit tendre vers une communication à chaud dans laquelle la matière romanesque devient presque contingente par rapport à rintimité

visée entre destinateur et destinataire. Le récit devient dès lors une matière ludique, provocatrice, manipulatrice, toute entière soumise à l'envoûtement du discours. C'est ce prophétisme ludique qui caractérise les premiers romans de Le Oézio, dans lequel le concept de «fiction totale» tient lieu d'absolu. Le discours prophétique invente ses propres mythes en les absolutisant. Que son illumination provienne d'une source sacrée ou profane, divine ou

1 «Mais surtout, après avoir franchi un certain état d'attention obsédée, Adam descend dans le monde, comme un prophète.» ((Anonyme», avant-propos au Procès-verbal(PV, 7). Toutes les références ultérieures aux œuvres de Le Clézio seront désignées par le sigle correspondant (voir le Tableau d'abréviations) suivi de la pagination. (<[•••] ton très personnel (exactitude minutieuse des descriptions ou métaphores de visionnaire) pour exprimer avant tout "l'aventure d'être vivant".» Petit Robert2, Paris, S.N.L.-Le Rober4 1980 (4e éd.), s.v. «LE CLÉZIO», p. 1058. «The opening and dosing sections of the book [Le déluge], lyric and menacing, full of images and prophesy, resemble in their very style the vision of St. John. [...] François Besson [...] is the portrait of a neurotic with the bearing of a prophet.» Jennifer R. Waelti-Walters, ].M.G. Le

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psychopathologique2, prophètes et faux prophètes ont en commun un langage de la totalité qui renvoie à une vision du monde~

C'est dans la période (1963-1973) couvrant ses premières œuvres, du

Procès-verbal jusqu'à Les Géants, que Le Gézio développe et exploite systématiquement un discours prophétique propre à sa vision du monde. L'un des objectifs visés par cette thèse consistera à démontrer que ces œuvres forment un cycle complet et distinct à l'intérieur du vaste corpus leclézien, justifiantainsi la délimitation de notre champ de travail. La différence de ton et de forme entre ces premières œuvres et les œuvres relativement récentes de Le Oézio -c'est-à-dire à partir de son romanDésert(1980), si l'on excepte ses écrits sur la culture indienne et mexicaine (1971-...)- est nettement sensible. Alors que Le Clézio renoue dans ses derniers récits avec une narration traditionnelle, ce qui se joue à l'avant-plan de ses premières œuvres c'est une réflexion sur l'écriture elle-même, écriture tantôt contestée, tantôt exacerbée jusqu'à la frénésie. On verra que le rapport qu'y entretient Le Oézio avec l'écriture se caractérise par une profonde ambivalence, l'écriture étant perçue à la fois comme une dégradation de l'être et comme l'unique moyen de témoigner de «l'aventure d'être vivant». Cette réflexion sur l~écriture motivera les recoupements que nous ferons occasionnellement avec la pensée d'un Derrida, dans son rapport problématique avec une métaphysique du propre et une imposs~blequête des origines.

2 De fait~ le héros du Procès-verbal démontre des symptômes d'aliénation

mentale et aboutit dans un asile. Carl Gustav Jung rapporte une anecdote cocasse qui montre bien combien est fragile la limite entre psychoparhologie et révélation divine: «A theologian once toid me that Ezekiel's visions were nothing more than morbid symptoms, and that, when Moses and other prophets heard "voices" speaking to them, they were suffering from hallucinations. You can imagine the panic he felt when something of this kind "spontaneously" happened to him.») Carl G. Jung, Man and bis Symbols, New

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Chez Le Oézio, le langage prophétique passe par toute une gamme de postures illocutoires, depuis le speech-act s'adressant à des destinataires intradiégétiques jusqu'à la parole invocante du narrateur s'adressant directement au lecteur, soit sous la forme d'une interpellation, d'une énonciation impérative, ou encore par des tentatives de syncrèse destinées à circonscrire le narrataire hors-texte. Oscillant entre un ton véhément et un langage ludique, ces stratégies verbales marquent les deux pôles de l'agressivité et de la distanciation du discours prophétique leclézien, qui cherche à libérer le verbe du «langage des Maîtres» pour le reconduire vers

une poétique des origines dont le sous-texte est ultimement silence.

Or, c'est le dépouillement qui caractérise le mieux l'évolution formelle et stylistique de la seconde moitié (1980-...) de l'œuvre leclézienne, comme si l'écrivain s'était délesté de sa virulence verbale au profit de ce que Doris Sommer appelle un prophétisme adouci (<<gentle prophetie voice»3). Autrement dit, le narrateur tend à effacer l'instance énonciatrice pour faire du langage un miroir transparent de la création dans laquelle sa propre persona prophétique se dissout. Si la persona prophétique en paraît absente, c'est que la conception esthétique de Le Oézio atteint sa maturité avecL'inconnu sur la terre et entre désormais dans une phase de communion, communion qui représente l'achèvement du discours prophétique mais aussi sa transfiguration en une parole plus sereine: la paix et la beauté succèdent à la phénoménologie de la haine et de la guerre, la lumière intérieure à la transe de l'écriture. «Longtemps [déclarait Le Oézio en 1988] j'ai cru que les mots pouvaient enclencher une sorte de frénésie ou de danse, puis je me suis

3 Cf.l'artide de Doris Sommer sur Thomas Mann dans l'ouvrage colletif Poetic Propbecy in Western Uterature, édité par Jan Wojci.k et Raymond-Jean Frontain, Rutherford; Madision; Teaneck: Fairleigh Dickinson University Press; London; Toronto; Associated University Presses, 1984, p. 143.

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aperçu. que cette exaltation était plus grande quand elle était intériorisée. Aujourd'hui, je fais moins confiance à l'écriture directe, à la transe. J'écris sans doute d'une manière plus paisible.)4

Nous développerons plus loin la notion de «persona), ainsi que celles de la «voix) et de la «narrativisation» prophétiques, mais il importe dès maintenant d'annoncer la perspective dans laquelle nous entendons inscrire ces notions. La dissolution de la persona prophétique dans la phase la plus récente de la production leclézienne n'empêche pas le prophétisme d'y opérer

en creux , tel un arrière-fond lumineux sur lequel se détacherait le relief des

choses. Lorsque nous anno~çonsla «fin» du prophétisme leclézien à partir des Voyages de l'autre côté, nous entendons dessiner par là la limite d'une

trajectoire: le discours prophétique cesse, ce qui ne veut pas dire que ses effets ont perdu leur rayonnement, bien au contraire. L'objectif de ce travail tâchera de montrer en quoi ce stade ultime du prophétisme ne peut être atteint qu'au terme d'une trajectoire. Plus exactement, c'est cette trajectoire elle-même qui fera l'objet de notre étude, de sorte que nous nous limiterons aux œuvres précédant L'inconnu sur la terre. C'est là que le discours prophétique se

manifeste de la manière la plus spectaculaire et incontestable, par la mise en relief de la persona et de la voix du poète-prophète.

Le concept de poète-prophète ainsi que le rapprochement entre le discours prophétique et la littérature sont relativement récents en regard de l'histoire du prophétisme qui, lui, remonte aux origines de l'humanité et qui a connu, à travers les époques comme les civilisations, une gamme très variée de modalités expressives dont il n'est pas aisé de dégager une conception absolument homogène. À cet égard, le premier chapitre de notre thèse tentera

4 Propos rapponé par Catherine Argand, «Les métamorphoses d'un Niçois»,

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de cerner la définition moderne du concept de prophétisme à travers son évolution diachronique. S'il est vrai que la conception traditionnelle du prophétisme a toujours été liée sous une forme ou une autre à un sacré

religieux, depuis la simple pratique magique jusqu'à la prédication moralisatrice, un historien du prophétisme tel que André Neher a su montrer que son évolution correspond à une spiritualisation de plus en plus sophistiquée du discours prophétique. Le statut de prophète est passé historiquement de celui de simple mage à celui de sage investi de la mission de gérer l'équilibre spirituel d'une époque. Chaque époque de crise a vu naître ses prophètes qui, en réaction contre l'aliénation spirituelle de leur siècle, étaient appelés à en démasquer les fléaux et à rendre audible une parole radicalement autre.

Or, de nos jours, l'organisation même de la société moderne a radicalement désacralisé, voire déterritorialisé la topologie du discours prophétique autrefois lié à une certaine ritualisation. C'est dans la littérature que le discours prophétique semble avoir regagné une certaine vitalité.

Ainsi la littérature a continué la tradition des philosophes déistes bien après la baisse de leur crédit, avec les différences d'accent et d'orientation que requéraient des temps nouveaux. Elle montre par là qu'elle n'a pas renoncé au ministère dont une époque mémorable l'a investie. Elle est devenue à sa façon religion et continue de l'être. Mieux, on peut soupçonner que la religion de beaucoup de fidèles, au fond d' eux-,nê,nes et insensiblement, s'est faite littérature. C'est bien pourquoi le retour en honneur du culte· traditionnel n'a pu mettre fin au sacerdoce de l'écrivain.5

Ces nouveaux «Philosophes laïques du sentiment», comme les appelle Bénichou, s'inscrivent dans le courant humaniste et romantique amorcé par

5 Paul Bénichou, Le sacredel'écrivain (1750-1830): Essaisur l'avènement d'un

pouvoir spirituel laïque dans la. France moderne, Paris, José

Com,

1973, p. 39. Cf. aussi du même auteur: Le temps des prophètes: doctrines de l'âge

romantique, Paris, Gallimard, 1977; Les Mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988.

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le Siècle des lumières; cessant de regarder au-dehors, l'homme se découvre uninfini en lui-même, qui le met en affinité avec Dieu ou l'absolu.

Autrefois lié au domaine sacré, chez les prophètes classiques de la Grèce puis chez les prophètes bibliques de l'Ancien et du Nouveau Testament, la signification du terme «prophétique» s'est déplacée pour devenir de nos jours synonyme d'une des modalités expressives du langage discursif, comme en témoignent les ouvrages littéraires qui, ces dernières décennies, reprennent en charge ce vocable pour rappliquer à des écrivains aux horizons spirituels et artistiques aussi variés que Rimbaud, Kafka, Thomas Mann, Faulkner, etc. Doit-on s'étonner de cette extension de sens ou n'est-ce pas plutôt que le «message» prophétique a entretenu de tout temps, spontanément ou sciemment, un rapport particulier avec certaines stratégies discursives, détectables moins par son contenu que par sa rhétorique enflammée, spectaculaire, voire choquante, autrement dit sa qualité intrinsèque de discours? Le discours prophétique, dans un contexte littéraire, se caractérise autant par son style que par son contenu: voie vers un ailleurs mais aussi

voix ven ue d'ailleurs, le discours prophétique s'inscrit dans une effectivité

paradoxale, s'actualisant dans l'énoncé d'une réalité virtuelle.

Si la persona hallucinée et inspirée du prophète y perd de sa visibilité, son accent est toujours perceptible grâce à des marques stylistiques et par la représentation romanesque de personnages charismatiques, autrement dit par la fictionnalisation de la figure du prophète. Le langage prophétique est a priori perceptible par un certain accent, une intensification du procès

d'énonciation qui, court-circuitant les modalités conventionnelles de la réception littéraire, semble faire appel à un narrataire immédiat -non plus implicite mais explicite-, comme si cette convocation abrupte du récepteur donnait la mesure de l'urgence du «message» prophétique. «Ce n'est pas [écrit

(19)

Neher], de prime abord, le contenu du message prophétique qui importe, mais la manière dont le prophète est contenant de ce message. ~Ianière combative, organisatrice, instrumentale.»6 Cette sommation verbale est d'autant plus violente qu'elle implique un changement d'horizon radical de la part du récepteur. À cela s'ajoute le statut paradoxal du langage prophétique: le langage prophétique est le véhicule imparfait et contradictoire d'un langage plus essentiel qui tend vers sa propre négation; il est la représentation temporelle et dégradée d'un rapport à la totalité, la mise en récit d'un silence ontologique.

C'est en ce sens que le discours prophétique dépasse l'expressivisme de l'art traditionnel, que Le Oézio ne manque pas de dénoncer comme étant trop réducteur de l'être. L'«être d'être»7 de Le Clézio déborde le champ expressif de l'esthétisme pour s'épancher et s'épanouir dans une démarche phénoménologique; il s'apparente à ce que Husserl désigne par l'expression

«conscience de conscience», c'est-à-dire à une conscience intensificatrice de soi. Les critères esthétiques qui gouvernent ordinairement les notions de littérarité, de poétique et de romanesque cessent d'être des valeurs en soi et deviennent le fait de la conscience qui, dans l'émerveillement de sa propre genèse, transfigure les choses en «surchoses»8 dans le champ intensifié de son horizon ontologique. Cette conception élargie de l'Aisthesis s'intègre dans

une dynamique morale _(chez Le Clézio, les critères de la beauté et de la laideur sont relativisés par une dialectique de la fascination et de la haine) et cette dynamique est elle-même solidaire d'une démarche cognitive.

6André Neher, L'essence du prophétisme, Paris, Calmann-Levy, 1972,p. 10.

ï C'est l'expression que le héros du Procès-verbal utilise pour déf"mir sa vision métaphysique du monde.

8 Raymond Abellio, La structure absolue: essai de phénoménologie génétique,

(20)

L'esthétique à l'œuvre dans les premiers romans de Le Clézio -que nous regrouperons quelquefois sous le nom de «cycle phénoménologique»-est liée paradoxalement à une éthique de l'aversion, de la révolte et de la haine. Cette esthétique et cette éthique en apparence adverses trouvent leur unité axiologique dans une démarche cognitive supérieure qui en opère la synthèse.

n

est vrai qu'à compter de L'inconnu sur la terre, Le Gézio reviendra à une approche apparemment plus phénoméniste de la «Beauté» (associée le plus souvent à certains paysages) mais il ne faudrait pas se méprendre sur ce retour à la «nature» qui est retour sur soi avant de s'ouvrir à l'extériorité; le titre L'inconnu sur la terre suggère d'ailleurs une transfiguration transcendantale et cette reconquête esthétique est moins le constat d'une beauté objective qu'une «communion» avec le monde.

Ce concept de «communion», nous l'empruntons au phénoménologue Raymond Abellio.9 Lacommunion désigne un état où la conscience coïncide et fusionne avec l'altérité, sous tous ses visages: Dieu, l'absolu, la matière, la femme ... Disons d'emblée que notre approche de l'œuvre leclézienne s'inspirera de la phénoménologie «génétique» d'Abellio (par opposition à une phénoménologie «statique» qui tend à dégager les lois transcendantales de la conscience plutôt que son mouvement10). Le parallélisme entre Abellio et Le Clézio est d'une frappante symétrie: elle se reconnaît d'emblée dans leurs thématiques et, de manière plus souterraine, dans une commune

9 Voici ce que Raymond Abellio dit de la phénoménologie husserlienne: «Comment ne pas me souvenir id que ce qui m'a le mieux ouvert à l'œuvre de Husserl, au point de m'en découvrir d'un coup le caractère initiatique et prophétique, ce sont les phrases célèbres des Médications cartésiennes et des Idées qui témoignent de l'irréductible confiance de Husserl dans l'intercommunication, la communion et même la fusion des consdences?» Raymond Abellio, La structure absolue, op.cit., p. 15.

10 À cet égard, les écueils et les contradictions rencontrés en chemin par les héros lecléziens sont plus instructifs que les vérités dernières auxquelles ils aboutissent.

(21)

démarche de l'être et de la pensée. À cet égard, le titre d'un des ouvrages

d'Abellio, Vers un nouveau Prophétisme, aurait pu figurer

emblématiquement en tête de cette introduction. Ce parallélisme est d'autant plus frappant qu'il semble s'être fait à l'insu des deux auteurs. Or, quiconque lit leurs œuvres ne manquera pas de remarquer combien l'une semble être en prise directe sur l'autre; on n'en finirait pas de signaler les nombreuses coïncidences renforçant l'impression d'inquiétante étrangeté, comme si ces deux œuvres se répondaient mutuellement dans un va-et-vient prophétique.

Au départ, on y retrouve une mythologie identique: le Déluge, Adam, l'Apocalypse; les métaphores des Géants et de la Guerre... Mais ce qu'il importe de souligner ici, c'est que par-delà cette nomenclature biblique et mythologique ·dont les références constituent après tout des topoï obligés dans toute conception du prophétisme-, ce sont leurs corrélats phénoménologiques et métaphysiques qui conjuguent véritablement les démarches de Le Oézio et d'Abellio. La conscience de l'histoire prophétique s'inverse ainsi en histoire de la conscience «adamique», «diluvienne», «guerrière», «apocalyptique». Au-delà d'une vision mythologique et événementielle du prophétisme, s'ouvre ainsi un prophétisme de plus en plus ontologique, mouvance que nous avons déjà signalée dans le glissement du prophétisme sacré au prophétisme profane, puis littéraire11 .

TI serait avantage~de faire, en préambule, un rapide montage de la correspondance des concepts lecléziens et abelliens. Abellio distingue quatre moments de la conscience: la conception, la naissance, le baptême, et finalement la communion. La structure de la conscience est donc quaternaire

I l «Ainsi conçu, tout roman philosophique est alors une prophétie.» Jean-Pierre Lombard, Dialogue avec Raymond Abellio, Paris, Lettres Vives, 1985, p. 47.

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à la base, mais cette structure statique s·inscrit à son tour dans une dialectique mouvante de deux axes bipolaires -celui du couple ampleur-intensité d'une part (axe horizontal) et celui de l'évolution-involution d·autre part (axe vertical)-, ce qui compose finalement une structure sénaire, qu'Abellio désigne le plus souvent comme le sénaire tout court et qu·U compare à la rotation sphérique de la terre. Le couple ampleur-intensité s'inscrit dans une dialectique binaire du temps et de l'espace, que nous développerons dans les chapitres V et VII de notre thèse; quant à la dyade évolution-involution, le

premier terme désigne la positivité d'une progression et le second la négativité d'une régression, or ces valeurs s·inversent à l"intérieur d'une deuxième dialectique qui fait apparaître l'apport positif de la régression en vue d'une évolution plus synthétique. À cet égard, il faut introduire dès à présent le concept d'«inversion d'inversion» qui souligne ce deuxième moment de la dialectique évolution-involution, c'est-à-dire la nécessité de la régression pour tout saut qualitatif. Telle est en résumé la définition dynamique de ce qu'Abellio appelle la «structure absolue».

L'un des concepts-clé que nous explorerons dans cette thèse est celui du symbolisme conjugal, que l'œuvre de Le Oézio exploite à fond. Ce concept s'inscrit dans une tradition qui remonte aussi loin que la Bible, si ce n'est plus loin encore, mais c'est encore chez Abellio que l'on trouve, nous semble-t-il, l'explication la mieux «structurée» (sa démarche peut d'ailleurs être qualifiée d·hyper-structuralisme, comme le met bien en évidence le titre de son œuvre maîtresse La structure absolue). Abellio y montre bien en quoi le prophétisme

lui-même, dans sa «relation» à l'absolu, est nécessaire, non pas relativement mais absolument (à la différence de la prédiction qui, elle, n'est qu'un épiphénomène relatif et contingent) en tant que structure de l'être cause-de-soi qui doit parachever la Création. Autrement dit, le Je prophétique n'est pas

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simplement un substitut temporaire de la vox dei, il est une structure constituante et inaliénable du Toutl2. Le Père a besoin du Fils autant que le Fils a besoin du Père. Le symbolisme du Fils ou du Christ, qui chez Abellio alterne avec des concepts phénoménologiques, est le support par excellence du prophétisme, autrement dit du Je transcendentail3 . On remarquera que l'utilisation par Abellio des person~du Père, de la Mère, du Fils et de la Fille (la graphie avec majuscule mettant en relief leur caractère archétypal), correspond étroitement aux archétypes utilisés par Le Oézio, en particulier à ceux du Petit Garçon (le Fils ontologique, qui s'inscrit dans un rapport au monde en mode d'intensité), du Jeune Homme (le Fils terrestre, qui s'inscrit dans un rapport en mode d'ampleur) et de la Jeune Fille.

n

importe de préciser d'emblée, pour lever toute équivoque, que cette procession

, .

théogénétique ne désigne pas tant des déités que des hypostases de l'être:

.

.

Abellio lui-mênu;.utilis~concurrëmment des concepts tels que l'être en-soi, pour-soi, et cause-de-soi. L'extrait suivant nous livre un montage accéléré du symbolisme conjugal.

De même, nous voyons la "première" créature de Dieu sous les traits du Fils, non de la Fille. Ce déversement est capital et donne la clé de l'anthropologie. Toute la temporalité se trouve en effet engagée dans

une lente et progressive conquête de la féminité qui aboutit

sy,nboliquement au mariage du Fils. De la femme en-soi de r"origine" qui est pour le Fils l'espace vierge et indéterminé, à la femme

cause-de-12 «[••.

l

ily aura toujourS une problématique du Je parce que la positivité peut être absolue dans son ordre sans cesser pour cela d'être un mouvement relatif vers la position absolue. L'Btre n'est pas positivité, il est position. De la positivité du Je à la position de l'Ètre, il y a toute une marge indéfinie d'élan, d'intentionnalité et d'intensification, de besoin et d'appel, d'angoisse et de cri,

de "transport" et d'exultation, et la conscience réflexive ou non de cette marge et de ce vide vit en moi d'une façon aussi apodictique que la plénitude de mon Je.» Abellio, La. structure absolue, op.dt., p. 174.

13 Nous emprunterons dorénavant dans ce travail la graphie d'Abellio pour «transcendenta1»: «Nous écrivons transcendental et non transcendantal pour distinguer le transcendental husserlien du transcendantal kantien.» Ibid., p.

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soi de la "fin" qui est, toujours pour lui, mais cette fois en lui, le monde sur-chosifié de la gnose absolue ou de

r

éternelle Sophia qu'ils 'incorpore

à jamais, c'est cette procession du Fils vers la Femme qui pose le problème phénoménologique de l'HOlnlne complet et qui introduit l'anthropologie à la fois comme science naturelle et connaissance transcendentale.14

À lafindu cycle prophétique leclézien, c'est l'être cause-de-soi, bien que toujours mais nécessairement limité dans l'espace et le temps, qui, par sa vertu épiphanique, crée et projette la lumière de son être sur le monde. L'être cause-de-soi signifie que le fondement ultime de la vérité prophétique réside dans la liberté du destinataire à s'auto-déterminer et, en retour, à déterminer le sens et la valeur du monde autour de lui. Sans ce complément ontologique, la chaîne de la transmission prophétique resterait à un niveau de causalité pour ainsi dire «mécanique», à la manière d'un engrenage: Dieu causant un élan initial chez le prophète qui, à son tour, cause un mouvement dans la conscience des autres hommes. Or cette trajectoire prophétique ne peut être parachevée que si le destinataire réassume librement cette «cause» pour lui-même (sans quoi elle n'aboutirait qu'à un état d'obédience et de communauté théocratiques, non pas de communion ontologique); de même, le prophète, une fois son message livré, doit par principe éthique s'effacer afin de se soustraire à cette chaîne mécanique, dans laquelle sa persona évanouissante se révèle ultimement comme une structure inhérente à l'être du destinataire lui-même. Sans doute cette violence venue de l'extérieur est-elle un levier et une maïeutique nécessaires dans la transfiguration de l'être cause-de-soi, de sa forme primitive et immanente (en tant que simple volonté repliée sur soi) à sa forme transcendentale (un volontarisme à caractère universel, ouvert sur le Nous transcendental, où le destinataire se fait lui-même le prophète des choses autour du lui en leur prêtant la voix de son être). Le Nous

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transcendental chez Abellio, et implicitement chez Le Oézio, efface la frontière entre le moi et l'autre: non plus simple pôle de réception, mais lieu d'échanges de la conscience subjective qui, tout en restant individualisée dans un «je», se meut et circule librement d'un étant à l'autre.

Exposer le discours prophétique dans l'œuvre d'un écrivain du vingtième siècle peut paraître paradoxal, voire anachronique. N'y a-t-il pas une incompatibilité entre le prophétisme, qui connote une vision sacrée du monde, et l'épistémologie rationaliste et scientifique de l'ère moderne? TI est vrai que Le Clézio est un écrivain du paradoxe qui cumule les dualités, ce qui lui a valu fréquemment l'étiquette d'écrivain «inclassable». C'est là une de ses originalités profondes qui le soustrait aux «écoles» littéraires, aussi bien celles des courants artistiques modernes que celles de la tradition. L'écriture de ses premiers livres est en effet profondément ancrée dans la modernité -non seulement par des techniques et des structures avant-gardistes qui semblent la rattacher au nouveau roman, mais également par une représentation systématique de la société urbaine- tout en étant traversée de part en part par un langage sacré. Ce dernier aspect de son œuvre est indéniable: Le procès-verbal met en scène un personnage de prophète, de même que la nouvelle «Martin» dans La fièvre15; dans La guerre, le chapitre consacré à «la malédiction de Monsieur X» est littéralement un pastiche du style prophétique de la Bible et tout le ton des Géants s'inscrit dans la veine d'un prophétisme social. Selon nous, ces occurrences suffiraient à elles seules à justifier une analyse du discours prophétique chez Le Oézio, mais nous verrons en outre que celui-ci est surdéterminé par un langage religieux qui

15 Étant donné qu'il s'agit de la seule nouvelle du recueil qui se rapporte directement au discours prophétique, nous avons décidé d'en reporter l'analyse en appendice.

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imprègne tout le cycle d'œuvres comprises dans l'intervalle de cette trajectoire.Le déluge est une référence directe à un mythe biblique et L'extase matérielle est une exploration cosmogonique qui identifie le divin à un Père cosmique. Quant à Terra Amata et Le livre des fuites, le langage religieux y

est moins accentué, mais il se traduit de manière mythologique et paganiste par une divinité solaire, une conception de la parole voyante et orphique, et par l'introduction de la sexualité sacrée dans le symbolisme conjugal.

En ce qui concerne le symbolisme conjugal, une étude du discours prophétique leclézien s'impose d'autant plus que, sans cette perspective métaphysique et cet arrière-plan herméneutique, on risquerait non seulement d'en resterà une interprétation au premier degré mais de susciter par surcroît des malentendus. Une mise en garde doit être faite dès à présent: les personnages féminins dans l'univers romanesque de Le Oézio correspondent moins à des femmes réelles, autrement dit à un «genre» sexuel et biologique, qu'à des archétypes ontologiques dans le rapport entre soi et l'autre. À défaut de cette mise en perspective, l'œuvre de Le Clézio pourrait passer pour misogyne et sexiste aux yeux du lecteur profane; or, bien qu'elle semble reconduire une vision stéréotypée et éculée de la féminité et de la masculinité en tant que pôles ontologiques (les principes actif et passif; le producteur et le récepteur; l'ouvert et le fermé), ilfaut savoir qu'elle s'inscrit dans une longue tradition intertextuelle. Tenter de comprendre l'univers romanesque leclézien implique, du moins dans un premier temps, une certaine impartialité critique.

n

n'est pas de notre ressort de condamner une telle vision archétypaleni, à plus forte raison, de la cautionner, mais modestement de tenter d'en comprendre la logique interne sans chercher à prendre position.

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En particulier, lorsqu'il s'agira du concept de «viol», il faut avoir présent à l'esprit qu'il s'agit d'un cas de figure problématique de la tentative prophétique d'une communion avec l'autre. Dans l'œuvre de Le Clézio, le viol -verbal ou corporel- apparaît comme un erratum, unratage du discours prophétique, erreur qui s'avère instructive à sa façon puisque c'est par une suite d'essais et erreurs que la trajectoire prophétique se corrige au fur et à mesure avant d'atteindre sa pleine maturité dans L'inconnu sur la terre, par la reconnaissance du caractère non-transgressible de l'hymen conjugal et en opposant désormais l'effacement au viol. L'auto-effacement signera la fin du prophétisme dans l'œuvre de Le Clézio, révélant la limite de sa trajectoire moins comme une communion finale que comme un désir de communion; or ce désir doit ultimement se désister et renoncer à son emprise pour entrer dans l'entente de l'autre, dans le voisinage et la communauté de sa différence. C'est donc deux conceptions différentes de la communion qui s'affirment au début età lafindu cycle prophétique leclézien.16

En se consacrant au rapport entre Le Oézio et le prophétisme, cette thèse souhaite combler un manque dans la critique leclézienne, car jusqu'ici cet aspect n'a pas été traité en dépit de son rôle prépondérant. On peut s'étonner d'une telle lacune, mais celle-ci est peut-être à mettre au compte d'un certain malaiseà concilier le fond et la forme dans les premiers livres de Le Oézio. Un certain préjugé moderniste veut en effet que toute forme

d'expressivisme moderne suppose, sur le plan épistémologique, un dépassement et un rejet de la spiritualité sacrée. Ce préjugé, tenace chez certains critiques, inclinera même ceux-ci à projeter leurs propres

16 C'est cette oscillation interne qui justifie notre choix d'utiliser à la fois rapproche d'un Derrida et celle d'un Abellio dans notre commentaire, même si ces deux approches ne semblent pas s'accorder quant à la possibilité d'une «fusion» avec l'altérité.

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contradictions sur l'œuvre de Le Gézio, tels certains théoriciens du nouveau roman qui déploraient son évolution ou sa «régression») vers une forme de «sagesse» mystique, alors que le rapport au sacré était présent dès les premiers livres de Le Géno.

n

serait plus juste de dire, au contraire, que l'apparente modernité de l'écriture leclézienne -reflétant une réflexion profonde sur les possibilités du langage- va de pair avec sa vision du sacré, et écarter l'une au profit de l'autre trahit non seulement une vision réductrice, mais aussi une méconnaissance -elle-même «archaïsante»- du discours prophétique qui depuis toujours s'est voulu un dialogue entre le présent -ce qui revient à dire la modernité- et un temps métaphysique.

Le premier chapitre aura d'ailleurs pour objectif de montrer que la conception du discours prophétique n'est plus exclusivement tributaire d'une vision théocentrique, préambule qui s'avère méthodologiquement nécessaire pour dissiper tout malentendu quant à l'usage d'un lexique prophétique dans ce travail. Dans cette même optique, nous aurons recours tout au long de l'ouvrage à l'historien des religions Mircea Éliade pour faire apparaître les séquelles religieuses à l'œuvre chez l'homme dit areligieux, ainsi qu'à des philosophes comme Bergson et Lévinas pour illustrer que le symbolisme religieux peut s'appliquer à un élan créateur et au mystère de l'autre.

Dans les chapitres consécutifs, nous nous efforcerons de démontrer que: 1) il Y a bel et bien un dispositif du discours prophétique -fonctionnant comme une «machinerie littéraire» (adresses, invocations, thématique sacrée)- dans les premières œuvres de Le Clézio et que 2) celles-ci prennent la forme d'une trajectoire. Sur le plan du contenu, ils'agira de montrer que 3) le discours prophétique leclézien est l'expression d'une démarche phénoménologique qui s'inscrit dans un rapport entre la conscience individuelle et l'absolu. Ce troisième point -la corrélation étroite entre

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phénoménologie et prophétisme- est d'une importance capitale si l'on souhaite s'épargner le piège inverse de tomber dans une critique superficielle du prophétisme, encline à n'y voir qu'une pure rhétorique, un pur «style» prophétique.De la même façon, ilfaut se garder de cette facilité analytique qui tend à confiner ces premières œuvres à un simple cycle «urbain» et à une critique sociale, à laquelle ferait pendant, dans l'autre moitié de l'œuvre leclézienne(à partir du cycle mexicain) une forme de tellurisme de la nature.

La ville, chez Le Oézio, est le champ de bataille d'une «guerre» phénoménologique plutôt que sociale, en ce sens qu'elle condense dans un espace donné l'organisation de la matière et des signes. Le combat titanesque que lui livre la conscience se pose d'abord en termes d'«égologie» avant que de se poser en termes d'écologie. Ce n'est pas tant le rapport biologique de l'homme face à un environnement hostile et aliénant qui s'y exprime que les capacités de la conscience, de la parole et du langage, à se mesurer à la prolifération des signes. Par le langage, Le Oézio cherche moins à retrouver un éden environnemental qu'une pureté de la conscience face au réeL

Le discours prophétique prend diversesfigures dans le cycle ledézien: a priori, il n'y a pas de vrai ou de faux prophétisme,iln'y a que du discours qui cherche à imposer sa réalité. C'est donc à une guerre du réel -guerre entre deux ordres de réalités- que nous fait assister ces premières œuvres, d'où l'ambivalence de l'écri~ai.n envers le langage comme quelque chose qui tantôt engendre le réel, tantôt dissimule le réeL Dans l'ensemble, la trajectoire prophétique de Le Gézio va de la violence verbale comme créatrice de réalité

à la dénonciation de cette même violence comme dispositif social pour contrôler les esprits, opérant ainsi un renversement. Notre intention est d'éclairer chacun des moments de ce cycle de l'intérieur, en maintenant les

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tensions sans chercher à les aplanir et sans chercher non plus à réduire Le Gézio à unsystème, philosophique ou autre.

Dans le chapitre fi, consacré au roman séminal qu'est Le procès-verbal,

nous verrons comment le dispositif du discours prophétique commence à se mettre en place et, sur le plan technique, l'accent sera mis sur les diverses catégories d'adresses rhétoriques Oudiques, totémiques, prophétiques). Dans cette première phase que nous avons appelé le «créationnisme» leclézien, le Verbe est tout-puissant; mais, malgré son pouvoir fécondant, il fait déjà l'expérience de la division entre le langage et la matière. Ce traumatisme l'induira à commettre des «erreurs de trope», par le moyen desquelles le Verbe cherche à subjuguer et manipuler violemment l'autre pour reconstituer l'unité perdue. Pour respecter la séquentialité des phases suivantes, nous avons jugé préférable et plus commode de consacrer un chapitre par œuvre. Le déluge (ch. m) est également une tentative -moins naïve, encore que plus ambitieuse- d'en arriver à une réduction ontologique, mais à l'échelle de l'univers tout entier. Le discours prophétique cherche à retrouver dans l'intériorité de sa propre conscience la pureté de la voix phénoménologique, la fusion entre les signes et la matière. Cette tentative se soldera à son tour par un échec, par le constat dirimant qu'avec le langage tout est redoublé (quoique ce redoublement soit préférable au silence des choses et nécessaire à la mise en relation de l'être-au-monde). Dans L'extase matérielle (ch. N), cet échec est plus ou moins assumé par la conscience «luciférienne» qui, ayant renoncé à partager la place de Dieu, tâchera de créer son propre royaume en valorisant son rapport asymétrique à Dieu et en jouant avec les limites de son être, limites à la fois extra-humaines et humaines. La conscience accepte de n'être qu'un morceau d'infini où les particules et les forces de la matière se combinent temporairement sous la

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forme de l'homme17; mais au sein même de cet univers relatif il s'efforcera, par un dépassement constant de soi, de construire sa propre totalité. Dans

Terra Amata (ch. V) et Le livre des fuites (ch. VI), on verra comment le discours prophétique se déplace du terrain métaphysique aux conditions empiriques du soi et de l'autre, en optimalisant les vecteurs du temps et de l'espace,à la fois par la parole et par une expérience concrète du corps. Dans La guerre (ch. VU), la prolifération du langage fera éclater la structure binaire du discours prophétique {Dieu/homme ou Dieu! diable, je/tu). Le langage prophétique devient polyphonique, omnidirectionnel, et excède les capacités de l'entendement humain. L'homme ne pouvant plus prétendre au statut de prophète divin, de destinataire privilégié de la parole divine, l'accent se déplacera dès lors vers un prophétisme social. La lutte ne se fera plus sur le terrain métaphysique, mais entre un langage authentique et les forces réifiantes du langage, incarnées par les «Maîtres» dans Les Géants (ch. VIll). L'abandon de la métaphysique et du procès infinide Dieu débouche ainsi chez Le Oézio sur une forme de pragmatisme et d'activisme, seul terrain où le langage de l'homme peut encore prétendre à une certaine efficacité. C'est sans doute ce qui explique que ses œuvres les plus récentes aient renoncé au prophétisme pour adopter une approche plus «politique» et socialement engagée: peinture du tiers-monde, anti-colonialisme, défense écologique et ethnologique des cultures naturelles, défense des droits de l'homme et de l'enfance. De la métaphysique à l'humanisme, du spiritualisme au matérialisme et à l'activisme, le parcours de Le Clézio s'achemine vers une expérience pleinement terrestre.

17 «His is a totally relative universe where particles swirl, combining and dividing in a constant shift, and where matter may assemble in the shape of man for a shorttime» Jennifer Waelti-Walters,J.M.G.LeClézio,Boston, Twayne, 1977, p. 167.

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CHAPITRE 1

LE DISCOURS PROPHttIQUE EN LITttRATURE

Dans un des premiers articles publiés de Le Oézio, constitué d'extraits de son Mémoire de Diplôme d"Études Supérieures!, le jeune essayiste aborde le grand poète Henri Michaux sous un angle comparable à celui que nous nous proposons d'appliquerà l'œuvre de Le Oézio lui-même. Ce qui ressort à première vue de cet article, c'est la prégnance de la terminologie religieuse:

apocalypse, divin, Dieu, sacré, grâce, salut, itinéraire spirituel...

n

faut se garder cependant de prendre ces termes dans un sens trop étroit car ceux-ci sont contrebalancés par une terminologie profane: quête ontologique, dépossession de l'être, solitude, incommunicable, néant, métaphysique, expression de l'art moderne, langage idéal, etc. La persistance d'une terminologie magico-religieuse (qui surprend de la part d'un écrivain représentatif de la modernité littéraire2) dans les nombreux écrits subséquents de Le Clézio témoigne certes d'une mythologie personnelle mais cela ne suffit pas à assigner à celle-ci un contenu théocentrique. Au contraire, et le thème obvie de son Mémoire l'indique bien, c'est la solitude de l'homme dans le monde, sa déréliction,

qui

donne le coup d'envoi à une réflexion sur le rapport entre l'être et le langage, à l'intérieur duquel le sacré s'inscrit dans

1 Intitulé:«Le thème de la solitude dans l'œuvre de Henri Michaux».

2 Encore que, selon l'historien des religions Mircea Biade, la sphère du profane n'est jamais totalement imperméable au sacré: (Mais cet homme areligieux descend de l'homo religiosus et, qu'il le veuille ou non, il est aussi son œuvre, ils'est constitué à partir des situations assumées par ses ancêtres.» Mircea Biade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965 (cI957), coll. «folio/essais», n° 82, p. 173.

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une économie négative: «La situation de l'homme par rapport au langage est celle d'une très ancienne mutilation: le langage s'est trouvé en quelque sorte lentement dépouillé de son caractère divin.»3

En faisant là œuvre de critique et d'interprète, Le Oézio ne cherche pas

à surimposer une idéologie religieuse à la poésie de Michaux (comme on a parfois essayé de le faire avec Rimbaud), détournement qui mimerait précisément l'inauthenticité du faux prophétisme qui est vol de parole, mais

à montrer que toute expression artistique, en ce quOelle a de plus pur et de fondamental, s'inscrit dans une quête ontologique qui s'apparente à un discours prophétique. Le terme «prophétique» apparaît deux fois dans l'article (sous des formes dérivées) dans des contextes qui situent la solitude de l'homme comme point de départ et de dépassement du discours prophétique: «Dès Rimbaud, l'écrivain a assumé un tel état d'isolation qu'il ne lui était possible de s'arracher au néant que par des invocations prophétiques»4; «Et c'est parce qu'il sait prophétiquement nous montrer la beauté et la grandeur de l'homme dans son lendemain, qu'Henri Michaux appartient exclusivement au monde d'aujourd'hui.»5 S'ajoutent à cela des mentions en

bas de page renvoyant au texte de Blanchot, «La Parole Prophétique», et au livre d'André Neher, L'essence du prophétisme.

Le lexique prgphétique

L'utilisation d'un lexique prophétique (regroupant un ensemble de notions distinctes telles que: prophétie, prophète et prophétisme, discours 3 J.M.G. Le Clézio, «Sur Henri Michaux [Fragments]», Cahiers du Sud, n° 380 (1964), p. 263.

4 Ibid., p. 263.

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prophétique) dans un contexte profane soulève certaines questions. Peut-on parler d'un prophétisme profane? En principe, une telle expression relèverait de l'oxymore puisque, historiquement, du moins avant la modernité, le prophétisme a toujours été associé à la divinité. S'agirait-il alors d'un usage impropre et abusif du mot, dont la seule qualification serait seulement analogique? Auquel cas, la question attenante serait: analogique à quoi, à

quel(s) aspectes) du prophétisme traditionnel? Cette question est éclairante car ilsemble que l'un des usages modernes du lexique prophétique se calque sur les modalités du prophétisme traditionnel en tant que pratique discursive. Dès lors, doit-on envisager le prophétisme moderne en tant que stratégie rhétorique et stylistique? Ouà l'inverse, en mettant l'accent sur le fond plutôt que sur la forme, faut-il considérer, comme le suggèrerait l'historien des religions Mircea Eliade, que le prophétisme atteste la rémanence de certaines structures de la conscience religieuse même chez l'homme areligieux? Et si tel est le cas, sous quelles formes de substitution, négatives ou positives, par quel ensemble de valeurs ou d'anti-valeurs (une philosophie du mal pouvant fort bien être une manière de théodicée négative), se désignent ces reliquats du sacré autrefois réservé exclusivementà la dénomination divine?

Disons d'entrée de jeu, pour dissiper tout malentendu, qu'il n'est pas dans notre intention de faire une exégèse sur la nature du prophétisme en soi, mais certaines questions théoriques doivent être préliminairement posées afin de déterminer quels sont les paramètres à suivre lorsqu'il s'agit de

l'usage, propre ou impropre, du lexique prophétique dans un contexte profane et, en particulier, en littérature. Notre position est cependant double. À la limite, que l'usage subjectif d'un tel lexique sous la plume d'un écrivain dévie de l'acception traditionnelle du prophétisme n'est pas de grande conséquence, pourvu que l'on sache ce qui est signifié par là. Mais il en va

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autrement du critique si lui-même use librement de cette terminologie: ou bien il prend le risque d'extrapoler à partir du système de références de l'auteur, ou bien, s'il entend donner une rigueur méthologique à cette terminologie, il doit, a priori, dégager et poser certains critères définitionnels, fût-ce pour ensuite adopter des partis-pris théoriques délimitant son propre système de références.

il nous est apparu que trois vecteurs entrent en composition dans la conception archétypale du prophétisme: un rapport à l'avenir; un rapport à

une parole divine; une praxis de la transmission. Une définition limpide du terme «prophétie» est donnée dans Gradus: Les procédés littéraires (Dictionnaire) de Bernard Dupriez: «Un événement à venir est annoncé avec assurance, sa connaissance ayant été communiquée intérieurement par un ~tre transcendant de qui l'avenir pourrait dépendre.»6 S'il est clair que «Un événement à venir» indique le rapport à l'avenir et «un~tre transcendant», le rapportà une parole divine, on observe que dans cette définition la notion de transmission peut prendre un double sens: d'une part, cette transmission

se fait de la divinité7 au prophète, d'autre part du prophète aux hommes. C'est de ce second versant de la transmission qu'il sera question lorsque nous parlerons de la praxis de la transmission et à cet égard, le complément «avec assurance» indique bien le mode dans lequel s'exprime le discours prophétique.

n

est intéressant d'ailleurs de remarquer qu'un terme tel que prophétie figure en rubrique dans undictionnaire des procédés littéraires, ce

6 Bernard Dupriez, Gradus: Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris; Ottawa, Union Générale d'Éditions, c1977, 1980, coll. 10/18, n° 1370, p. 363, s.v. «Prophétie».

7 Dans la littérature biblique, à l'exception de Moïse, souvent les prophètes reçoivent la révélation divine non pas de Dieu lui-même mais par l'intercession d'anges. Cf. le sous-chapitre «That Prophesie was communicated by Angels» (<<Discourse VI: Of Prophecy») in John Smith, Select Discourses (1660), Scholars' Facsimiles& Reprints, Delmar, New York, 1979, pp. 210-219.

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qui atteste sa valeur en tant que performance langagière; Dupriez procède justement ensuiteà faire dériver sa définition initiale dans un sens de plus en plus profane, en mettant l'accent sur les catégories linguistiques de la prophétie, telles que sa valeur illocutoire, l'énoncé et l'énonciation {à quoi s'ajoute implicitement celle du référent situé dans le futur)8.

n

est vrai que Dupriez ne manque pas de rappeler que «la caution divine [...} distingue la prophétie de la simple prévision»9 mais, en stylisticien, il s'intéresse aux procédés littéraires qui ont «une allure de prophétie». De son côté, Gérard Genette envisage le discours prophétique du point de vue des catégories narratives telles que le temps de la narration et le temps de la diégèse10•Que le rapport à la divinité soit explicite ou mis en veilleuse, ce qui intéresse Dupriez et Genette dans la prophétie, c'est avant tout ses aspects discursifs. Signe des temps car on observe par ailleurs que l'utilisation diachronique (populaire et spécialisée) du lexique prophétique tend à hypostasier certains vecteurs plutôt que d'autres, que ce soit l'aspect doctrinal -on parlera par exemple de «prophétismes sociaux» I l là où la doctrine était autrefois exclusivement l'apanage de la divinité, ce qui dénote déjà une dérive sémantique- ou langagier -on dira d'un orateur ou d'un écrivain véhément qu'il a un ton prophétique. Aujourd'hui, il serait difficile de donner une

8 Cependant, à l'encontre de Le Clézio, Dupriez affirme dans cette rubrique: «Ainsi, les beaux paradoxes de Michaux sont trop universels pour constituer des prophéties: Dans le noir, nous verrons clair, mes frères/Dans le labyrinthe. nous trouverons la voie droite.» Gradus, op. dt., pp. 363-364. Cela annonce déjà que la conception du prophétisme de Le Clézio est particulière.

9 Ibid.,p. 364.

10 «fi semble aller de soi que la narration ne peut être que postérieure à ce qu'elle raconte, mais cette évidence est démentie depuis bien des siècles par l'existence du récit «prédictif» sous ses diverses formes (prophétique, apocalyptique, oraculaire, astrologique, chiromantique, cartomantique, oniromantique, etc.), dont l'origine se perd dans la nuit des temps [...]» Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 19ï2, coll. «Poétique», pp. 228-229.

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définition unifiée et homogène du lexique prophétique tant ses applications à travers l'histoire sont disparates et parfois contradictoires, allant du simple barbarisme (lorsqu'on confond «prophétie» avec «prédiction» par exemple) jusqu'à des visions du monde complexes, ce qui aurait pu faire dire à plusieurs pamphlétaires (à l'instar d'Artaud), comme l'a bien relevé Marc Angenot, que la confusion du langage est la maladie de notre civilisation12.

n

faut signaler cependant qu'Angenot utilise lui-même le terme «prophétique» dans un sens profane, ce qui n'est nullement abusif, comme nous tenterons de le montrer maintenant, mais symptomatique de cette dérive du sens prophétique propre à notre époque.

C'est d'ailleurs la direction que nous entendons nous-même donner au lexique prophétique qui sera utilisé dans ce travail. Comme nous le verrons, il ne s'agit pas d'un emploi abusif ou d'une conception tronquée du

prophétisme archétypal (qui renvoie aux grands courants prophétiques, païens, hébraïques, judéo-chrétiens; monothéistes, polythéistes) mais d'une évolution de notre Weltanschauung: ce n'est pas que le rapport à la divinité ait été arbitrairement et capricieusement écarté dans l'acception moderne du prophétisme, c'est qu'il a été graduellement transformé en des valeurs spirituelles moins ostensibles que l'appellation de Dieu. Les partisans de la Révolution française qui, en remplacement de Dieu, lui ont substitué symboliquement une autre divinité, la statue de la Raison, est à la fois un exemple indiqué et contre-indiqué: par ce geste assurément ostensible, ils ont voulu une rupture spectaculaire, celle d'un déicide, mais cette rupture s'inscrivait moins, comme ils le croyaient, dans la discontinuité que dans la

12 Cf. Marc Angenot, Laparole pamphlétaire: Typologie des discours modernes,

Paris, Payot, 1982,«Mots dégradés» (pp. 95-97) et «La parole prophétique» (pp. -98. «Levraipéril estlaconfusiondu langage.»

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continuité des choses puisque, n'ayant «décapité» que le nom et le représentation de la divinité, demeurait entière leur croyance en des valeurs absolues, en l'homme idéal qui, plus tard dans l'histoire, réapparaîtrait par exemple sous les traits messianiques de l'Homme Générique et d'un prophétisme communiste.

Évolution du concept de prophétisme

Certes, la conception moderne du prophétisme diffère de celle des époques anciennes; certes, elle semble hypostasier certains aspects plutôt que d'autres. Mais cette approche n'est pas neuve et on serait surpris de voir à quel point, comme nous l'avons dit, elle s'inscrit dans la continuité des choses. Les rudiments et le locus de cette transformation «chirurgicale» de la

conception du prophétisme, de la sphère religieuse à la sphère profane, pourraient même être datés et localisés historiquement, bien que, à moins d'y

apporter tout le sérieux d'une thèse approfondie (ce qui n'est cependant pas du ressort de cette thèse-ci), l'état de nos recherches sur ce sujet soit partiel et hypothétique. il est certain cependant que l'Europe -en particulier l'Angleterre- du XVIIe siècle -en particulier la première moitié- a joué un rôle de premier plan dans cette transformation. Déjà l'importance du procès d'énonciation dans le prophétisme avait été pressenti par Thomas Hobbes en

1651 dans son Léviathan13• Mais, de manière plus significative encore, parce que plus systématique, ce sont les penseurs et les exégètes de l'École

13 Thomas Hobbes, ch.XXXVI, «Of the Word of God, and of Prophets», Leviathan:

Or the Matter, Forme and Power ofa Commonwealth Ecclesiastical and Civil,

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platonicienne de Cambridge14 qui ont commencé à mettre au cercueil l'interprétation théophanique du prophétisme et à donner à celle-ci une coloration plus humaniste, dans la foulée de la Renaissance qui émergeait des superstitions du moyen âge et du traditionalisme de la scolastique. Faire une analyse en détail de ce courant de pensée dépasserait la portée de ce travail, mais on pourrait résumer l'approche théologique des platoniciens de Cambridge par un glissement de la religion à la spiritualité: «Bien qu'il ne semble pas avoir été lui-mêmeun grand lecteur de Platon, WHICHCOTE fut à l'origine du mouvement en faveur d'un christianisme à la fois "raisonnable" et empreint de spiritualité». Cette approche leur a également valu le surnom de «philosophie» ou de «théologie latitudinarienne», l'épithète servant à

caractériser une interprétation de plus en plus large des textes bibliques, favorisant une interprétation non littérale mais symbolique, le rationalisme plutôt qu'une foi aveugle. Un représentant tel que Thomas Burnett, qualifié par Hutin de «rationaliste total», va même jusqu'à rejeter le dogme religieux du péché originel et il n'est pas étonnant, dans ce contexte, qu'un autre représentant, Ralph Cudworth, ait été accusé de préparer la voie à l'athéisme, bien que tous deux fussent l'un chapelain, l'autre pasteur. On voit combien devient floue, aux XVlle et XVllIe siècles, la frontière entre la théologie et la philosophie, les intellectuels de ce temps navigant facilement de l'une à l'autre sans «index séparateur». Faut-il classer un Leibniz, un Spinoza, un

14 Toutefois, selon Serge Rutin, il ne faut pas trop insister sur la dénomination littérale de l'École platonicienne de Cambridge dont les représentants n'étaient pas tous issus de Cambridge et ne formaient pas une chapelle à proprement parler. Hutin émet même certaines réserves au sujet du term.e «platonicien»), tel que dans le cas de Benjamin Whichcote dont l'influence aurait cependant été décisive à l'endroit de ses étudiants comme John Smith et Nathanaël Culverwe1l ainsi que dans un cercle plus étendu. Cf. Serge Hutin, Henry More:

Essai sur les doctrines théosophiques chez les Platoniciens de Cambridge,

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