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Salomé ou la voix mise en abyme

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02540780

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Submitted on 17 Apr 2020

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To cite this version:

Olga Moll. Salomé ou la voix mise en abyme. Colloque ”La voix dans l’aria d’opéra”, Giordano FerrarI; Joël Heuillon, Apr 2013, Saint-Denis, France. �hal-02540780�

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Je chante, je meurs. Je meurs en chantant...Voilà tout l'opéra. Son sublime et son ridicule. Son invraisemblance et sa vérité. L'opéra est l'art au superlatif. Tout y est extrême1.

Ce sont les premiers mots du livre Prima donna de Michel Schneider2. La fin de l'opéra Salomé de

Strauss n'échappe pas à cette analyse : l'héroïne chante et meurt. M. Schneider ajoute : [l'opéra] ne parle vraiment d'aucun temps historique, ne représente aucune classe sociale, il se resserre autour du noyau de vérité psychique qui les transcende3. Puis quelques pages plus loin :

[…] ce que les personnages incarnent, ce qu'ils dispensent au spectateur et ce dont ils le dispensent, c'est la douleur de désirer. Peu importe l'objet à jamais manqué ou perdu et le destin toujours contrarié de leur désir : à nos yeux les héros d'opéra sont des hommes et des femmes qui paient le prix du désir, ce qui dans les vies ordinaires est soigneusement évité par les ruses de la névrose et les coups de force de la perversion. Ils répètent devant nous quelque chose d'interdit et d'indicible : la maladie d'aimer4.

C'est effectivement ce dont la Salomé de Strauss fait l'épreuve : la maladie d'aimer, la douleur de désirer. Elle en paie le prix ultime, tout comme elle le fait payer à Iokanaan, l'objet de son désir. Ainsi Salomé ajoute sa quête d'amour puis sa défaite à celles de bien d'autres héroïnes d'opéra5. Cependant dans la perspective qui vient d'être tracée, ce qui fait la singularité de cette

œuvre est qu'aucune distance permettant d'entrevoir l'éventualité d'un ridicule n'est possible. L'invraisemblable des situations, en particulier celui de la scène finale, suscite au contraire la terreur, l'abomination. La Salomé de Strauss est à mon sens tout entière du côté du sublime6.

On y trouve effectivement ce qui selon Burke est apte à le produire :

Tout ce qui est propre à susciter d'une manière quelconque les idées de douleur et de danger, c'est à dire tout ce qui est d'une certaine manière terrible, tout ce qui traite d'objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c'est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l'esprit soit capable de ressentir7.

1 Michel Schneider, Prima donna, Paris, Editions Odile Jacob, 2001, p. 11. 2 Ibid.

3 Ibid. p. 13. 4 Ibid. p. 17.

5 Cf. Catherine Clément, L'opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset, 1974.

6 La dimension du comique n'est cependant pas totalement absente, le personnage d'Hérode s'en fait parfois l'acteur.

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Cet opéra créé à Dresde en 1905, est tiré d'une pièce écrite par Oscar Wilde8 en 18919. Elle lui

aurait été inspirée par les toiles et aquarelles de Gustave Moreau (1876), œuvres qui auraient également suscité le dernier des Trois contes de Flaubert, Hérodias, en 1877, puis l'Hérodiade de Massenet en 1878. Le titre de ces œuvres montre que la focalisation de l'action sur le personnage de Salomé ne s'est pas encore effectuée. Dans ces versions comme dans l'épisode biblique, Hérodiade, la mère de Salomé, instrumentalise sa fille pour obtenir vengeance et faire taire Jean-Baptiste, qui dénonce haut et fort la nature incestueuse de l'union Hérodiade-Hérode. Wilde dans sa pièce donne à Salomé une nouvelle consistance. Il la dote d'un désir propre. Consistance due également au resserrement du sujet de l’œuvre autour du noyau de vérité psychique auquel Schneider fait allusion. De quelle vérité s'agit-il ? C'est ce que nous tenterons d'approcher dans ces lignes en prenant le parti d'envisager le personnage de Salomé, non pas seulement comme une jeune femme séductrice, vengeresse, meurtrière et castratrice mais aussi comme une jeune fille, victime, découvrant le pouvoir, le désir et l'amour. Par ailleurs j'attirerai l'attention du lecteur sur la constellation que l’œuvre dessine en établissant un rapport singulier entre regard, voix, désir, amour, Loi et mort. Dans cette constellation le rôle donné à la voix est essentiel pour nous, non pas du point de vue musical, ce qui serait une tautologie, mais sur le plan de ce qui se joue au coeur de l'action.

Cette constellation la psychanalyse s'attache à la théoriser. Une citation de Lacan, dans un hommage rendu à Marguerite Duras indiquera la perspective dans laquelle ce travail se situe :

Le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, [...] c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa matière, l'artiste toujours le précède [...] Que la pratique de la lettre converge avec l'usage de l'inconscient, est tout ce dont je témoignerai en lui rendant hommage. [...] Marguerite Duras s'avère savoir sans moi ce que j'enseigne. [...]10

Détaillant le savoir insu, présent dans les œuvres Lacan ajoute :

J'enseigne que la vision se scinde entre l'image et le regard, que le premier modèle du regard est la tache. [...] Du regard, ça s'étale au pinceau sur la toile, pour vous faire mettre bas le vôtre, devant l’œuvre du peintre. On dit que ça vous regarde, de ce qui requiert votre attention. Mais c'est plutôt l'attention de ce qui vous regarde qu'il s'agit d'obtenir [appel]. Car de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas l'angoisse. [...] La limite où le regard se retourne en beauté, je l'ai décrite, c'est le seuil de l'entre-deux-morts, lieu que j'ai défini et qui n'est pas simplement ce que croient ceux qui en sont loin : le lieu du malheur. C'est autour de ce lieu que gravitent les personnages [... ] fussent-ils pris dans les ronces de l'amour impossible à domestiquer, vers cette

8 Oscar Wilde, Salomé, in Project Gutemberg, http://www.gutenberg.org/files/23917/23917-h/23917-h.htm, consulté le 29 février 2016. Texte en ligne.

9 Créée par Sarah Bernard en 1892.

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tache, nocturne dans le ciel, d'un être offert à la merci de tous... à dix heures et demie du soir en été11.

Regard et angoisse

Les derniers mots de cette citation pourraient tenir lieu d'exergue à la première scène de Salomé car c'est effectivement sous la lumière de la lune comme le précise la didascalie, que s'ouvre l’œuvre de Strauss. Le regard, la fascination qui peut en découler, constituent une thématique récurrente de l’œuvre. Regarder, être regardé-e, ces deux aspects sont présents et le désir en donne la forme active ou passive. Salomé est objet et source de regard :

-objet du regard énamouré du jeune capitaine syrien, Narraboth ;

-objet du regard incestueux d'Hérode, son beau-père (mari de sa mère) mais qui est également son oncle (frère de son père).

Ces regards portés sur elle ne l'intéressent pas. Le sien se porte sur Iokanaan :

-regard d'abord inquisiteur, qui cherche à distinguer l'homme dans l'obscurité de la citerne dans laquelle il a été enfermé par Hérode ;

-regard littéralement dévorateur12 lorsque Salomé réussit à faire sortir (momentanément)

Iokanaan de sa prison.

Ce dernier de son côté refuse d'entrer dans cet échange scopique. Il refuse d'être regardé autant que de regarder Salomé. Ce refus sera redoublé métaphoriquement dans l'air final. Ces pages constituent le climax de l’œuvre, d'une extrême intensité, en particulier parce que du point de vue de l'action on atteint l'impensable, l'irreprésentable : Salomé, face à face avec la tête décapitée de Iokanaan, cherche encore à capter son regard.

Un sentiment d'angoisse traverse toute l’œuvre et se cristallise chaque fois qu'il est question du regard dans l'action. Dès les premières pages il est formulé par le jeune page qui tente d'arracher Narraboth à la contemplation de Salomé : il est dangereux de regarder les gens de cette façon... Il peut arriver un malheur lui dit-il.

Freud étudiant les névroses post-traumatiques de soldats de retour de guerre, nous apprend la fonction protectrice de cette angoisse : la catastrophe étant attendue, elle ne peut plus faire effraction dans le psychisme et perd ainsi une grande partie de son pouvoir traumatisant.

11 Ibid., p. 194.

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Cependant malgré cette angoisse latente permanente, le traumatisme ne nous sera pas épargné. Rien en effet ne peut préparer le spectateur à l'horreur d'une confrontation telle que celle qui se produit dans le face à face qui vient d'être décrit, d'autant que, non seulement Salomé guette un regard sur le visage blême de Iokanaan, mais pose également sur sa bouche sans vie, un baiser, bouche qu'elle dit vouloir mordre, telle un fruit.

Paradoxalement, dans ces dernières pages de l’œuvre, alors que précisément la catastrophe a eu lieu, Hérode reste encore aux prises de l'angoisse : encore une fois le regard est évoqué, mais pour le détourner cette fois. Il commande qu'on éteigne les flambeaux, qu'on cache la lune et les étoiles car Il va arriver quelque chose de terrible. Mais que pourrait-il se produire d'autre ? Si ce n'est l'exécution de Salomé dont il sera l'ordonnateur.

Cette scène finale se situe à mon sens dans cet espace de l'entre-deux morts évoqué par M. Schneider. C'est ce qui place cette œuvre du côté du sublime. L'entre-deux morts est un concept forgé par Lacan dans le Séminaire L'éthique de la psychanalyse à partir de la tragédie Antigone de Sophocle : parce qu'Antigone exige une sépulture pour son frère Polynice, afin qu'il puisse rester présent parmi les vivants grâce à cette marque symbolique, Créon qui avait interdit cette sépulture, ordonne qu'on enferme Antigone vivante dans une caverne. Lacan constate que Sophocle pointe dans ce texte l'opposition entre loi de la cité et loi primordiale, cette dernière étant une loi qui fonde l'humanité, une loi qui exige en premier lieu que les restes humains ne soient pas abandonnés aux chiens, qui permet à la fonction symbolique de transcender le réel. Cette loi vaut plus que les lois de la cité, elle vaut plus que la loi qui refuse une sépulture à Polynice parce qu'il a trahi. C'est ce qu'Antigone soutient au prix de sa vie. En effet, si les lois qui garantissent l'humanité du monde ne tiennent pas, envers et contre tout, même contre les lois de la cité, si le monde n'a pas de sens, s'il n'est qu'amoncellement de réel, effectivement un malheur risque d'arriver. Le réel va à la fois nous envahir et simultanément nous réduire à néant puisque toute absence, ne pouvant être symbolisée, sera définitive. Le face à face entre Salomé et la tête de Iokanaan se situe donc précisément en ce lieu, cette zone-limite où vivants et morts se côtoient dans un même espace. Salomé y évoque d'ailleurs la barbarie en puissance : ta tête m'appartient, dit-elle [...] je puis la jeter aux chiens et aux oiseaux de l'air. Ce que laisseront les chiens, que les oiseaux de l'air le mangent.

Ce qui l'a conduite en ce lieu-limite n'est pas un simple désir de vengeance envers le seul homme qui l'ait ignorée. C'est la conséquence de la transgression d'une autre loi primordiale : celle de l'interdit de l'inceste dont la Danse des sept voiles constitue une métaphore.

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S'il est un personnage qui ne maîtrise aucunement ses pulsions c'est bien Hérode. Il a usurpé le pouvoir, enfermé son frère durant de nombreuses années dans la citerne où Iokanaan est à son tour maintenant emprisonné, il a épousé sa femme et pour finir il harcèle sa fille. La transgression est donc d'abord du côté d'Hérode et Salomé en est la victime. En demandant la tête de Iokanaan elle oblige Hérode à "réaliser" au plein sens du terme le déni de la loi primordiale. En effet, Iokanaan, parce qu'il est le prophète annonçant la venue du Messie, représente la transcendance, la loi divine au-dessus de la loi des hommes. C'est bien cette position qui donne tout son poids aux dénonciations qu'il profère. C'est cette légitimité qui nécessite qu'on le fasse taire. Hérode, représentant de la loi de la cité, par ses actions, ouvre la porte d'un monde où bien et mal n'ont plus de sens. Ce sont ses errements qui ont mis symboliquement à mort les lois humaines fondamentales. C'est lui qui fait découvrir à Salomé son pouvoir, un pouvoir à la mesure de la force du désir qui la soutient. Elle l'expérimente d'abord sur Narraboth dans la scène où elle le séduit pour obtenir que ce capitaine fasse sortir Iokanaan de la citerne. La progression de cette prise de pouvoir est signalée par le choix des verbes : je voudrais bien lui parler, je désire lui parler, je veux lui parler. Salomé ne renoncera pas à son désir, même s'il la mène à la mort. C'est cette force qui fait de son pouvoir un pouvoir supérieur à celui d'Hérode puisqu’en fin de compte, il lui cède ; pouvoir enfin, dont elle s'enivre dans l'air final : elle arrache à Iokanaan ce qu'il lui a refusé. Elle comble son désir. C'est elle seule qui assumera les conséquences de cette déréliction.

Si dans l'épisode biblique Salomé se fait la messagère de la volonté maternelle, dans la version de Wilde, c'est elle qui porte le poids des dérèglements de son ascendance : -dérèglement de la sexualité débridée d'Hérodiade constamment dénoncée par Iokanaan ; -et comme nous l'avons vu dérèglement incestueux de son beau-père. Salomé a à faire face à ses pulsions, à devenir femme, seule, sans repères. C'est à Iokanaan, celui qui dit le bien et le mal, qu'elle demandera à deux reprises dans l'opéra : Que dois-je faire ? La seconde interrogation se produisant dans l'entre-deux morts de la scène finale ne recevra bien entendu aucune réponse. Iokanaan est d'ailleurs entré dans le silence dès avant sa mort réelle. Il s'est tu dès lors que Salomé a accepté de danser pour Hérode signifiant par là le franchissement irrémédiable d'une ligne au-delà de laquelle il n'y a plus d'humanité et donc plus de parole possible.

Objet-voix

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l'opéra. C'est bien ce qu'est un prophète d'ailleurs, une voix, la voix de dieu, de la transcendance. Cette fonction est totalement portée par la caractérisation vocale que Strauss lui attribue. Seul personnage masculin de l'opéra doté d'une voix qui relève du registre grave (baryton). Ses lignes sont simples (surtout si on les compare à celles de Salomé), constituées de notes répétées, de mélodies conjointes ou fondées sur des arpèges. Les deux motifs qui lui sont attachés et qui apparaissent dès sa première intervention en sont représentatifs : le premier motif en 3ce, entouré sur l'exemple ci-dessous, constitue à peine une mélodie, il est lié aux mots Wenn er kommt, lié donc à la prophétie et donnera lieu à de nombreuses dérivations dont la première sera de nature rythmique (cf. second système). Le second motif à caractère mélodico-harmonique, est fondé sur l'arpège d'un accord de quarte et sixte harmonisé homorythmiquement dans l'esprit d'un choral (encadré sur l'exemple ci-dessous). Ce motif sera lui aussi largement dérivé.

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Iokanaan, bien que représentant la transcendance n'est cependant pas indifférent au monde. Sa ligne mélodique peut sortir de sa modération. L'adresse avec laquelle Strauss opère des dérivations motiviques qui donnent, par la transformation de quelques traits seulement, un caractère totalement contrasté à un matériau identique est particulièrement notable : la transformation d'un intervalle juste en intervalle augmenté, une diminution rythmique nous font immédiatement basculer de la représentation de la vertu du prophète à celle de la luxure d'Hérodiade, l'une apparaissant comme distorsion de l'autre. En voici un exemple extrait du début de la troisième scène. Un motif accompagne la sortie de Iokanaan de la citerne sous le regard fasciné de Salomé. A peine hors de sa prison, il reprend ses invectives en particulier à l'encontre d'Hérodiade à qui il attribue la responsabilité de l'inceste du fait qu'elle ait épousé le frère de son mari. Au moment où Iokanaan parle d'elle se produit l'infléchissement du discours musical. Le motif arpégé propre à Iokanaan est déformé (cf. second système de l'exemple ci-dessous) par l'augmentation de la quarte en tête du motif et prolongé par l'ajout d'une clausule chromatique.

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Ce chromatisme envahira la texture dans les mesures suivantes contribuant à l'augmentation de la tension, dont le point culminant est atteint lors de l'évocation de l'inceste. La mélodie est marquée par des secondes augmentées et des tritons (entourés sur l'exemple ci-dessous) et bien sûr des chromatismes.

Iokanaan est donc voix de la transcendance. C'est cette voix émergeant de la citerne qui suscite l'intérêt de Salomé. Et si ce qu'il dit l'intrigue puis l'attire, c'est ensuite le son, le timbre de cette voix sur quoi elle va se fixer. Elle en dira d'ailleurs à deux reprises la valeur musicale : ta voix était un encensoir, et quand je te regardais, j'entendais une musique mystérieuse. Ce qui éveille le désir de Salomé c'est l'objet-voix tel que le définit Lacan : au quotidien l'objet-voix est un objet-perdu, masqué par le sens, la signification des phrases énoncées. Mais pour Salomé au contraire, c'est la voix, puis la bouche dont elle émane, qui constitueront les points de fixation de son désir. Même lorsqu'elle verra le corps de Iokanaan, qu'elle en sera profondément troublée, progressivement c'est vers la bouche que son attention se focalisera pour n'exiger de lui, mais avec quel entêtement, qu'un baiser. Peut-être est-ce parce qu'elle n'entend que la musique de sa voix et non pas ses mots de rejet, qu'elle s'obstine à vouloir le toucher, à vouloir l'embrasser. Pour Salomé la voix de Iokanaan est objet de jouissance, parle encore, lui dit-elle, quoi qu'il lui

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dise. Elle entend la voix de Iokanaan comme sonne, la sienne propre, à nos oreilles.

Le traitement vocal du rôle de Salomé est en total contraste avec celui de Iokanaan bien sûr. Si pour ce dernier la voix porte le texte, le fait entendre, pour Salomé je dirais que c'est le texte qui est support de sa voix, qu'il articule la pâte, la matière sonore. Cette problématique est un souci constant de Strauss comme il le dit lui-même dans Anecdotes et souvenirs : « la lutte entre le son et la parole a été dès le début le grand problème de ma vie et s'est terminée dans Capriccio par un point d’interrogation »13. Salomé est indéniablement du côté du son. Cette dimension

instrumentale de la voix, qui la tire vers le plan du réel, de l'objet sonore, se présente sous deux aspects :

D'une part le motif qui accompagne Salomé tout au long de l’œuvre, qu'on voit ici encadré de vert, est de nature instrumentale. Sa tête est un trait ascendant, rapide, sa continuation fait entendre un ornement proche du gruppetto (encadré jaune pâle).

Il est rarement repris dans la partie vocale, et lorsque c'est le cas, jamais complètement, seulement sur ce qu'on pourrait appeler son squelette mélodique :

D'autre part la partie vocale est intégrée dans le tissu orchestral comme une strate, égale aux autres. De façon générale, rares sont les moments où l'orchestre présente une texture unifiée,

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rares les passages qu'on pourrait qualifier de mélodie accompagnée. Pas de chœur, un seul ensemble vocal, un quintette, mais qui n'exprime que dissension. L'écriture est essentiellement d'essence contrapuntique, feuilletée par la superposition des différents motifs qui irriguent constamment le flux musical et qui sont confiés pour la plupart à l'orchestre. L'effort vocal est permanent, il y faut un engagement total du corps. Les doublures voix-orchestre, lorsqu'elles se produisent marquent alors un effet immédiat de détente, par la simplification, l'homogénéisation de la texture, le conflit s'apaise momentanément. Cependant même dans ces cas de doublures, des décalages subtils dans la verticalité maintiennent la tension : par exemple par la superposition homophonique si j'ose dire de l'appoggiature et de la note appoggiaturée, ou par le déphasage des chromatismes dans un esprit hétérophonique.

La voix nécessaire pour interpréter le rôle de Salomé demande à la fois une très grande tessiture (solb grave au sib aigu) et une grande variété de couleurs expressives due à la complexité du personnage, femme et enfant à la fois. La virtuosité qu'elle exige est d'une nature singulière. Aucune vocalise par exemple, à peine quelques mélismes. Toute l'intensité passe par la tension permanente des lignes mélodiques distendues, des intervalles : soit parce qu'ils sont très fréquemment augmentés ou diminués, soit parce qu'ils sont redoublés (dixièmes, onzièmes). Tension également des notes tenues longuement, dans l'aigu, ou encore des notes hors-tessiture pour une soprano, dans le registre grave. Tension de l'égalité voix-orchestre à assumer. Cette tension vocale est à l'image de la force pulsionnelle qui pousse Salomé vers son objet. Elle est un corps, sonore, vibrant de désir. Tension bien sûr souvent proche du cri.

L'air final se déploie sur l'ensemble de la tessiture vocale du personnage : le climax aigu est entendu sur le mot aimé, le climax grave intervient dans la dernière phrase de l'air, sur le mot mort. Ces limites vocales et les mots sur lesquels elles viennent se dire, proposent un cadrage significatif de ce qui se joue dans l'opéra. Et l'air en constitue une concentration, une condensation : d'affects contrastés, de matériaux issus de l'ensemble de l’œuvre. Nous n'en observerons que quelques moments épars. A commencer par le moment où, sur un roulement de timbales, un bras noir et gigantesque, comme le précise la didascalie, brandit vers Salomé le plateau sur lequel est posée la tête de Iokanaan14. Elle le prend et s'adresse à lui : Ah ! Tu n'as

14 https://www.youtube.com/watch?v=kInyoCPyFb0 à 1h26'10'' (consulté le 29 février 2016).

Evénement à Salzbourg en 1992, cette Salomé de Dohnanyi/Bondy a fait le tour des scènes du monde entier, avec un passage remarqué à Londres et Paris (au Châtelet) en 1997.

Captation du Royal Opera House de Londres, avec Catherine Malfitano (Salome), Bryn Terfel (Jochanaan), Robert Gambill (Narraboth), Ruby Philogene (Der Page der Herodias), Kenneth Riegel (Herodes), Anja Silja

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pas voulu me laisser embrasser ta bouche. Un trémolo orchestral contribue à un orage sonore au-dessus duquel un lab aigu se fait entendre, strident. La ligne de Salomé débute sur ce même son, y fait écho, à plusieurs reprises, pour s'y fixer, d'abord en notes répétées puis sur une longue tenue : ich werde ihn jetz küssen : Je vais embrasser ta bouche.

L'obsession n'a pas quitté Salomé. Elle avait demandé un baiser qui lui a été refusé, elle pense pouvoir maintenant l'obtenir et non seulement pouvoir embrasser mais dévorer cette bouche,

(Herodias), le Covent Garden Orchestra sous la direction de Christoph von Dohnányi. Mise en scène  : Luc Bondy.

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la mordre, telle un fruit. L'expression rageuse cède la place à un certain lyrisme15, dû au retour

du thème (surligné en rouge) qui portait sa première demande de baiser Ich will deinen Mund küssen.

Elle interpelle Iokanaan et semble ne pas s'apercevoir de sa mort. Ne te l'avais-je pas dit ? lui répète-t-elle. Aucune didascalie n'indique, ni n'indiquera qu'elle lui ait donné le baiser. Mais elle s'étonne de son inertie16. Pourquoi ne me regardes-tu pas Iokanaan ? Pourquoi ta langue ne dit-elle plus

un mot ? Elle prend alors conscience du réel de sa mort et simultanément du pouvoir absolu que lui procure sa propre existence17. Mais l'amour la saisit à nouveau18 et elle évoque tout ce

qui l'a séduite en lui, sa chair blanche, ses cheveux noirs, sa bouche rouge. Les motifs attachés à ces premiers moments de fascination reparaissent. Et comme la toute première fois, elle se focalise à nouveau sur sa voix, sa valeur musicale. Enfin elle l'interpelle encore, mais cette fois au passé : pourquoi ne m'as tu pas regardée ? et oscille entre affirmation de son désir et demande d'amour, si tu m'avais regardée tu m'aurais aimée. Pour conclure sur cette constatation19 : rien n'est

15 A 1h 28'15''. 16 A 1h 29' 32''. 17 A 1h 31' 36''. 18 A 1h 32' 42''.

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plus grand que le mystère de l'amour, même pas la mort.

Dans les toutes dernières mesures de nombreux motifs de quartes se font entendre. Il font référence bien entendu au matériau propre de l’œuvre (motif de Iokanaan émergeant de la citerne) mais ils ne sont pas sans rappeler les quartes du motif du Liebestod d'Isolde qui clôt le Tristan de Wagner dont voici les premières mesures :

On les entend clairement sur le mot Liebe20.

Le sommet de la tessiture vocale sera atteint par deux fois sur les mots clés de l’œuvre : Mund et geküsst, ce dernier soutenu par une cadence parfaite en do# majeur. Après la résolution, un thème très expressif se fait entendre21. Thème issu du moment où Salomé découvre pour la

première fois le corps de Iokanaan. Il est soutenu par deux mouvements harmoniques ayant fonction de cadence plagale, avec pour le premier une dissonance particulièrement intense d'un la# contre un la naturel et pour le second une non résolution due à l'interruption d'Hérode.

Cet espace dans lequel Salomé se trouve située, de plain pied dans un rapport non médiatisé

20 A partir de 1h 41' 26''. 21 A 1h 43' 29''.

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avec la mort, est insupportable à Hérode. Fuir, se cacher, éteindre les lumières ne suffit pas. C'est Salomé qu'il faut effacer en refermant la porte sur elle22. Tuez cette femme ordonnera-t-il. Les

soldats se précipitent et étouffent Salomé sous leurs boucliers.

Dans cet opéra, l'enjeu vocal est comme mis en abyme, à cause du sujet qu'il traite et par la façon dont il le traite. Si l'on considère l'aria comme le lieu privilégié du déploiement de la dimension de l'objet-voix dans l'opéra, alors il est possible de considérer Salomé comme une grande Aria. En un seul acte, continu, sans numéros. L'objet-voix y est doublement incarné. C'est, pour Salomé, Iokanaan. Elle a fait de sa voix son objet du désir. Elle exigera d'en posséder la source. C'est pour nous, Salomé. Comme le fait remarquer Jean-Michel Vives dans son dernier livre : La voix sur le divan, l'étouffement de Salomé sous les boucliers de la garde d'Hérode est lourd de signification. C'est parce que l'enjeu pour Hérode est de faire taire cette voix déchaînée, voix en excès par rapport à la loi, voix de la jouissance23. Par ailleurs j'ajouterai que cet

étouffement n'est pas sans rappeler la mort d'Antigone emmurée dans sa caverne.

22 Métaphore de refoulement.

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