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L'opposition savante dans le debat linguistique de la premiere moitie du dix-septieme siecle : Guillaume Du Vair et Francois de La Mothe Le Vayer

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première moitié du dix-septième siècle: GuillaumeDu

Vair etFrançois de La Mothe Le Vayer

par

Martin Chênevert

Mémoire de maîtrise soumis àla Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de 11

obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Août 2000

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395 Wellington Street OttawaON K1A ON4 canada 395.rueWelington OttawaON K1 A 0N4 canada

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ABSTRACT

When Renaissance linguists took charge of the French language and its evolution, trying to define what French eloquence would be., they relied mostly00 classical Greek philosophees' theories about language. Divine inspiration4 as evoked

byPlato, was in the ancient times opposed to Aristode' s art of oratory and its more technical approach. In the same way, during the Renaissance. Ciceronians promoted Aristotelian rhetoric, \vhereas their opponents, such as Erasmus or Montaigne, revived Plato's thesis.

Withio this context, the present study is centred on two

grammarians-philosophers living towards the end of the sixteenth century and the beginning of the next. In his Eloquence Françoise. Guillaume Du Vair propounded a conception of

the french language inspired by the stoic theory ofrepresentation. François de La Mothe Le Vayer, on the other hand, refeTs to sceptic philosophers in orders to develop in his Considérations sur l'Eloquence de ce lems (1637) a theory of

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RÉSUMÉ

À la Renaissance, les linguistes qui prirent en charge l'évolution du français

et qui voulurent détenniner ce que serait l'éloquence, s'inspirèrent considérablement des conceptions linguistiques de l'Antiquité. En effet, l'inspiration divine de Platon et la <<technicité» de l'art oratoire d'Aristote sont deux conceptions qui divisaient les philosophes de la Grèce antique, et qui divise encore_ à la Renaissance, les

théoriciens du langage en France. Les cicéroniens réhabilitent les thèses d'Aristote et de sa Rhétorique, alors que les anticicéroniens. tels qu'Érasme et Montaigne, renouent avec les thèses platoniciennes.

Ce travail insiste tout particulièrement sur l' œuvre de deux grammairiens-philosophes de la fin du XVIii:mesiècle et du début du XVIyii:mesiècle. Guillaume Du Vair développe dans son Eloquence françoise (1595) une conception de [a langue fortelnent marquée par la théorie de la représentation stoïcienne. Pour sa part.. François de La Mothe Le Vayer applique son scepticisme à rétude de la langue. au point d'exposer dans ses Considérations sur '·Eloquence françoise de ce lems (1637) une esthétique du doute.

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REMERCIEMENT

Je tiens tout spécialementàremercier mon directeur, M. Nonnand Doiron, pour la grande confiance qu'il a su me témoigner tout au long de la rédaction de ce mémoire. Sans sa précieuse participation, son grand dévouement et la finesse de ses observations, ce travail n'aurait probablement jamais vu le jour.

Je ne saurais passer sous silence la fidèle présence de celle qui m'a applaudi lors des bons moments et qui m'a consolé lors des périodes plus sombres, Patricia Forget, ni l'appui de son aimable famille .

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La difficulté~ c~est de nous rendre compte du manque de fondement de nos croyances.

Wittgenstein~De la certitude.

Il est curieux de noter que des livres que

f

ai écrits ont connu le succès en déterrant de vieux fantômes morts inconnus qui portaient en eux plus d"avenir que des vivants.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

CHAPITRE1 : L'éloquence des XVlièmeet XVIIièmesiècles

Le débat linguistique du XVnième siècle n'oppose pas directement les courtisans et les savants, mais plusieurs chapelles savantes, 10-13; Qui sont les savants? Les pédants de l'Université, 13-14; les humanistes, 14-15; les religieux, 15-16; et les hommes de lois, 16-19: Platon et la parole inspirée, 19-22; Aristote et l'«art» du discours., 22-23; L'orateur-philosophe de Cicéron. 23-24; Le traité Du sublime et l'influence de Platon, 24-27: Saint

Augustin et l'inspiration divine, 27-28; L'influence de l'Antiquité sur Montaigne et Du Vair. 28-33; La Mothe Le Vayer et l'héritage des Anciens conrre l'esthétique mondaine., 33-39.

CHAPITRE II : Éloquence et philosophie stoïcienne chez Du Vair

Le néo-stoïcisme de Du Vair., 40-42; L'importance de la théorie de la représentation stoïcienne et de l'assentiment., 42-47; De l'eloquence françoise à la lumière du stoïcisme: l'importance d'un raisonnement clair et logique. 47-49: Les «passions» comme fondement de l'éloquence., 49-52; Une théorie de la «sympathie», 52-54; Un savoir «encyclopédique», 54-57; Nature et éloquence, 57-58; La logique stoïcienne: la rhétorique. 58-61: et la diaJectique, 61-63.

CHAPITRE III :La Mothe Le Vayer et l'esthétique du doute

Les quatre écoles sceptiques de l'Antiquité, 64-68; Le scepticisme à la Renaissance et au début du XVII,crnc siècle~ 68-71; L'impossibilité d'un langage sceptique, 71-75; L'élaboration d'un langage sceptique à panir de l'argument du désaccord d'Agrippa. et du dixième mode d'Énésidème, 75-84: Les Considérations sur l'Eloquence françoise de ce lems: une esthétique sceptique. 84-89; La «mesure» comme réponse à l'indétermination du monde, 89-93. CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE 10 40 64 94 104

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INTRODUCTION

Avec la chute de l'empire romain, tous les pays qui étaient sous son contrôle héritèrent, bien malgré eux, d'une structure politico-sociale bilingue: alors que les institutions civiles perpétuaient l'usage de la langue latine classique, le peuple la transformait au contact d'autres cultures pour en arriver aux langues romanes.

En France plus particulièrement, le domaine du sacré, les affaires de l'État et bientôt les différentes disciplines de l'Université étaient tous sous l'égide de l'ancienne langue impériale, formant un bloc très homogène. Cette langue du pouvoir resta très stable au cours des siècles, quoique en disent les humanistes du XVIième siècle, qui verront dans ce latin institutionnel le résultat d'une dégradation. Parallèlement au latin, la langue vulgaire ne cessa d'évoluer, se distinguant de sa rivale jusqu'à devenir, après de nombreuses transfonnations, le français.

Cet écart est si grand au début du XVIième siècle, que la France est constituée d'un système où se confrontent deux langues à part entière. Le latin est considéré comme une langue noble, le français comme une langue populaire, pauvre et incapable, dit-on, d'aucune subtilité. Mais il ne faut pas se leurrer, les locuteurs

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latins, bien qu'ils tirent toutes les ficelles du pouvoir, n'ont qu'un poids démographique dérisoire. De sorte que l'élite intellectuelle devra faire de plus en plus de concessions, jusqu'à en perdre sa position de commande.

Différentes raisons ont entraîné l'effondrement de l'édifice romain, SI

puissant autrefois. La première, ratifiée par décision royale, est probablement la plus marquante : l'ordonnance de Villers-Cotterêts qui «stipulait, dans ses articles 110 et Ill, que tous les actes et opérations de justice se feraient désonnais en français»1•

Devant l'illogisme d'un système judiciaire fonctionnant dans une langue étrangère dans la très grande majorité des cas, François 1er et ses représentants en vinrent à laisser tomber le latin. Non seulement le roi décrète que le français est devenu la langue du Royaume, mais il confère du même coup un peu de son autorité à une langue qui n'en possédait pas. Cette autorité fut détenninante pour l'histoire de la langue française qui, à partir de 1539, n'était plus seulement la langue du peuple, mais aussi celle de l'État.

Le domaine de la religion, quant à lui, paraissait impénétrable. L'usage du latin se perpétuait dans le rituel ecclésiastique: la prière, le sermon, la liturgie, etc., entretenant ainsi un mystère sacré qui commandait le respect. Puisque la grande majorité des fidèles ne parlaient que le français, les responsables de l'Église n'avaient d'autre choix que de s'abaisser en quelques occasions à l'usage du vulgaire. Cependant Luther et l'esprit de la Réforme soufflèrent un vent de

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changement qui eut une influence déterminante sur l'émergence des langues vulgaires dans toute l'Europe occidentale. L'esprit réfonné favorisait un lien plus direct entre le croyant et son Dieu. Mais cette approche, où le croyant interprète lui-même les Évangiles, implique qu'il peut se les procurer et les lire. Le mouvement de la Réforme engendra donc une immense vague de traduction des Écritures et des textes liturgiques en langue vulgaire, poussant des savants comme Érasme, Lefèvre d'Étaples et même Marot à traduire plusieurs textes sacrés en français. Bien que le résultat fût moins probant que dans les pays gennaniques, plus attachés aux idées de la Réforme, la croyance que le vernaculaire puisse révéler les mystères de la religion ne fit qu'accroître la légitimité de la langue française.

L'utilisation du dialecte francien par la classe dirigeante de la société féodale avait été la première étape d'une conquête du pouvoir. Avec le développement du gallicanisme, qui tend à séparer pouvoir temporel et spirituel, la cour des Valois imposera tranquillement la langue française, qui rayonne de la sphère politique vers la sphère intellectuelle. Le français pénètre le monde du savoir, que depuis des siècles le latin lui interdisait. Certes le phénomène fut graduel, et Jean de Meung, dans sa Continuation du roman de la rose, avait déjà montré, dès le XIIlièmc siècle, ce que pouvait le français dans le champ des idées et de la philosophie. Mais le XVIième siècle marque un tournant décisif. Lorsque Guillaume Budé, par exemple, entreprit son Institution du prince, il dut rédiger son ouvrage en français pour que François 1er et ses successeurs pussent en profiter. Ce qui n'empêcha pas cet

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humaniste de clamer les grâces et les richesses des langues anciennes. Qu'il ait utilisé le français à contrecœur est indéniable, mais la concession était faite. Cet humaniste respecté, ce brillant helléniste et ce fameux bibliothécaire du Roi s'est vu obligé d'utiliser le français, fût-ce dans le moins important de ses ouvrages.

De façon semblable, plusieurs domaines du savoir comme la géographie't l'arithmétique et la géométrie utilisent le français. La géographie s'adresse aux voyageurs et aux marins; l'arithmétique est une science qui aborde principalement le change des monnaies, l'étude des poids et mesures et la tenue de livre; et la géométrie sert plutôt aux maçons, aux ouvriers et aux artisans qu'aux érudits.

La médecine., science des sciences au XVIièmesiècle, est rédigée en latin, mais les domaines connexes de la chirurgie et de la pharmacie n'ignorent pas le français. Il s'immisce d'abord dans les secteurs plus techniques, pour ensuite envahir la théorie et la spéculation, et même la philosophie, lorsque des auteurs comme Montaigne, Charron et Descartes adopteront la langue française.

Dans le domaine des lettres, du roman. de la chanson et de la poésie, le français a toujours prédominé. Depuis les romans de Chrétien de Troyes jusqu'à la

poésie de Marot.. le public de ce type de littérature fut des courtisans ne connaissant que les dialectes romans. Mais il faut bien préciser que, malgré son importance.. cette production en français, tous dialectes confondus, n" a qu'une autorité limitée.

Ronsard et Du Bellay tenteront d'augmenter et d" «illustrer» le français de façon qu'il devienne l'égal de ses rivales antiques. Le premier redécouvre les fonnes

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poétiques comme l'ode, qui remplacera les rondeaux et les virelais français. Le second nourrit le désir d'aborder dans sa poésie des sujets savants et graves, pour contrer l'esprit de frivolité qui animait la poésie française du début du XVlième siècle. Certes les mérites de la nouvelle poésie se définissent souvent au détriment des poètes de la génération précédente, mais le dessein des poètes de la Pléiade est clair: élever le français au rang des langues nobles. Dans le dernier quart du siècle~

c~est le français qui fait autorité.

À partir de ce moment, il n'est plus question de justifier l'usage du français, il s'agit de l'améliorer, de manière qu'il devienne le parfait instrument des arts et des sciences. Les textes de la fin du XVIième et du début du

xvn

ième siècle témoignent du désir incessant de définir la correction du français~ en compilant ces règles dans des traités et des grammaires~ et en uniformisant l'orthographe et la prononciation. Mais vu 1~absence d'institution pouvant prendre en charge le développement de la

langue~ cette responsabilité incombe à quiconque croit posséder assez d'autorité en cette matière. Tous voudront guider le français vers ce qu'ils croient être la perfection.

Depuis le XlIIième siècle le français parlé à Paris et à la cour de France s-impose comme le dialecte dominant. C'est la langue du pouvoir économique et politique qui finit par remporter. C'est alors que s'impose la notion de «bon usage». Danielle Trudeau nomme ce phénomène: «la nonne spontanée» ou «la justification

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sociale et politique de la nonne»2. Comme le montre très bien l'auteur, les opposants, c'est-à-dire les intellectuels, restent «sourds à la pression sociale, ils ne se font pas les porte-parole de la nonne spontanée, refusant d'associer la qualité de la langue au prestige social»3•Panni ces humanistes érudits, fervents protecteurs des

lettres grecques et latines, quelques-uns ont opté pour la défense du français. Montaigne, Ramus et Henri Estienne s'efforcèrent de développer le français à partir de toutes les connaissances acquises au contact des langues antiques. L'étymologie et l'analogie des structures entre les langues sont des facteurs purement linguistiques qui, selon eux" détenninent l'évolution d'une langue. Ils ne peuvent concevoir que le simple prestige doive guider le français. C'est ainsi que s'amorce tout un mouvement linguistique, où de nombreux savants ont ceci en commun qu'ils prennent appui sur les langues anciennes pour développer des conceptions linguistiques qu'ils appliqueront ensuite au français. Non seulement s'efforceront-ils constamment de rectifier les doctrines linguistiques des courtisans, mais les savants ne cesseront de se quereller entre eux, afin de savoir qui saura le mieux porter la langue française vers les sommets de l'art oratoire, tel que l'avaient fait les Démosthènes et les Cicérons de l'Antiquité.

Guillaume Du Vair et La Mothe Le Vayer représentent bien ce milieu savant. J'ai choisi ces auteurs, parce qu'ils ont consacré une bonne partie de leurs travaux à

la question linguistique, qu'ils abordent toujours avec un regard humaniste qui

2Danielle Trudeau, Les inventeurs du «bon usage» (/529-/647), Paris, Minuit, 1992, p. 16 et 42.

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trouve chez les Anciens les principes de leur réfonne linguistique. Ces savants ont le désir de conformer la langue à la philosophie à laquelle ils adhèrent, puisque les philosophies antiques offraient cette particularité d'intégrer tous les niveaux de la vie humaine. La philosophie ne se réduit ni à la morale ni à la logique. Elle s'interroge sur la formation du monde, sur la composition du ciel et de la terre, sur la nature et sur les dieux. La philosophie antique définit aussi bien la place de l'homme dans le monde que les principes de la langue et les règles de la grammaire. C'est ce qui pousse Guillaume Du Vair à soumettre la langue à la logique stoïcienne, et La Mothe Le Vayer, àla philosophie sceptique.

À la fin du XVIièmesiècle, le néo...stoïcisme connaît une large diffusion. Grâce à l'œuvre de Juste Lipse, c'est tout le stoïcisme ancien et principalement celui de l'Empire qui est remis en lumière. Les thèses de Sénèque et d'Épictète conquièrent, plus que le cercle très limité des intellectuels, tout le beau monde de la cour de France, qui souvent n'y voit qu'une philosophie à la mode. Toutefois, devant les grands malheurs qu'il souffrit durant les guerres de Religion, Du Vair approfondit les idées stoïciennes. Il tenta notamment d'accorder cette philosophie à la religion chrétienne. L'entreprise était d'abord d'ordre éthique. Toutes les Consolations ont

pour fin de guider 1'homme vers une morale salutaire. Le traité De l'eloquence française (1595) n'est en rien une œuvre morale. Pourtant, l'influence stoïcienne s'exerce de manière évidente sur les théories linguistiques et l'idéal oratoire de Guillaume Du Vair. Nous verrons dans le second chapitre que la théorie de la

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représentation, l'importance de la notion comme source de connaissance, le contrôle

des passions et un esprit de modération sont des thèmes stoïciens qui infonnent implicitement les idées que se fait de la langue et de l'éloquence le futur Garde des Sceaux.

Bien qu'il soit lui aussi redevable aux thèses stoïciennes, c'est principalement à la philosophie sceptique que La Mothe Le Vayer ira puiser. Ses affinités avec le Montaigne de «l'Apologie de Raimond Sebond» et ses rapports avec des philosophes comme Charron et Gassendi lui feront dire que la vérité se cache derrière une réalité que l'homme ne fait qu'effleurer. Il se gardera d'affinner quoi que ce soit ou de prétendre à quelque vérité. Dans tous les domaines, la science, la religion ou l'éthique, La Mothe Le Vayer applique le scepticisme radical de Pyrrhon et de Sextus Empiricus. Il est donc naturel que ses Considérations sur l'Eloquence

françoise de ce lems (1637), et son écriture en général, soient empreintes des

philosophies du doute. Que fait un linguiste sceptique, lorsque la langue qu'il utilise repose sur l'affirmation, et que la négation même n'est que l'affirmation d'une proposition négative? Nous verrons que l'epokhè et l'isosthénie lui fourniront quelques solutions.

Mais avant d'approfondir les conceptions linguistiques propres à Guillaume Du Vair et àFrançois de La Mothe Le Vayer, je me dois de tracer un bref aperçu de l'atmosphère intellectuelle où s'inscrivent leur pensée. La Renaissance remet en lumière une grande quantité de textes qui, depuis Platon jusqu'aux Pères de l'Église,

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discutent soit de la rhétorique, soit de l'éloquence ou de la nature même du langage. Dans ce foisonnant corpus se dessinent quelques schèmes de pensée majeurs qui se retrouvent tels quels dans le paysage savant de la Renaissance. Platon~ défendant la parole inspirée, et Aristote, proposant le discours réglé, sont les deux auteurs qui furent àl'origine des deux principaux schèmes qui traverseront les siècles jusqu'à la Renaissance. Le savoir antique concernant la langue et l'éloquence est sans contredit la matière première des linguistes de la Renaissance. Ils s'y rétèreront continuellement et prendront position par rapport à ce savoir avant de décider de ce qui est bon ou mauvais pour la langue française. Afin de mieux situer la réflexion de Guillaume Du Vair et de François de La Mothe Le Vayer, nous tenterons donc d'identifier quelques-unes de ces idées linguistiques héritées de l'Antiquité, qui dominent la pensée des humanistes de la Renaissance française.

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CHAPITRE 1

L'ÉLOQUENCE DES XVI

1ÈME

ET XVII

1ÈME

SIÈCLES

Maintenant que l'autorité du français est en grande partie admise, il reste à nourrir cette langue pour qu'elle vienneàmaturité. Depuis l'époque de la Pléiade, le

discours métalinguistique parle d'une langue qui doit s'enrichir et s'augmenter. En fait seul le savant tient ce discours évolutionniste, qui d'ailleurs s'inscrit parfaitement dans l'idéologie bourgeoise du progrès, et qui finira par accaparer l'ensemble du champ discursif. Le courtisan au contraire ne regarde pas la langue d'un point de vue historique. Le prestige demeure son seul critère linguistique, qu'il définit comme un privilège atemporel. Cette ignorance des courtisans en ce qui concerne l'évolution de la langue prend tout son sens lorsque Malherbe vient dire que la langue française est assez, voire même trop riche, et qu'il faut maintenant raffiner cette langue4• Toute la cour se range derrière Malherbe, celui qui ose

s'attaquer à des figures mythiques comme Ronsard, Du Bellay et Amyot. Mais ce

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besoin d'une langue plus pure et plus légère n'est pas imputable qu~à Malherbe. Bien auparavan4 Bertaut et Desportes, et même l'œuvre tardive de Ronsard montrent un effort d'épuration du vocabulaire et de la syntaxe. Le rôle de Malherbe est de fonnaliser cette tendance et d'en faire prendre conscienceàla cour. Malherbe

donne voix aux courtisans qui s'opposent à la tradition humaniste.

En ce début du XVUième siècle, nous avons l'impression d'assister à un combat où deux groupes bien définis s'affrontent. Mais à regarder de plus près cette période où le français cherche à se définir, la frontière qui sépare le courtisan de l'érudit devient très flottante, à tel point que l'image d'une confrontation serait abusive. Il n'existe pas entre les deux groupes de division nettement tranchée. La majorité des théoriciens de la cour ont fréquenté les cercles savants et les collèges, où ils ont appris le latin et quelquefois le grec. Par exemple, bien que très intimement associé àresthétique mondaine, Claude Favre de Vaugelas (1585-1650)

fréquenta dès sa jeunesse des humanistes aussi respectables que François de Sales, le cardinal du Perron et Coëffeteau, et s'adonna tout au long de sa carrière à la traduction d'œuvres latines, dont l'Histoire de Quinte-Curee. De même, sur Malherbe, coryphée des courtisans~ s'exerça puissamment rintluence du néo.. stoïcisme de Guillaume Du Vair et de Juste Lipse.

Nous pouvons encore évoquer la Nouvelle allégorie ou histoire des derniers troubles arrivez au royaume d'Éloquence d'Antoine Furetière. Cet auteur a voulu y

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Contrairement à ce qu'on eût pu penser, Furetière place La Mothe Le Vayer et les savants dans le camp des mondains. Tous s'ail ient contre l'année de Galimatias, symbole des excès du langage précieux. Selon Furetière, savants et courtisans partagent plusieurs idées concernant la langue. La reine d'Éloquence apprécie beaucoup l'influence des langues et du savoir anciens, allant même jusqu'à reconnaître l'autorité des Anciens sur la langue parlée dans son royaume.

N'oublions pas non plus que la cour de France subit l'influence du néo-platonisme, d'origine italienne. Cet idéal de beauté et d'hannonie qui, de Maurice Scève à François de Sales, marque tous les milieux de la société française, pénètre profondément les mœurs de la cour.

Et enfin, certains auteurs parviennent à marier l'héritage savant et les codes de cour. lean-Louis Guez de Balzac est certainement l'exemple par excellence d'un auteur qui fusionne humanisme et mondanité, voire préciosité. Nous pourrions également parler d'homme de lois qui tentèrent d'introduire le discours courtisan dans l'enceinte très fennée du Palais. Tous ces exemples nous conduisent à

considérer avec beaucoup de réserve l'idée d'un combat linguistique où

s~affronteraient savants et courtisans. Entre les membres de chacun des deux groupes, les rapports sont très complexes et plurivoques.

Ne serait-il pas mieux de percevoir le débat linguistique comme un conflit opposant plusieurs petites chapelles savantes, puisque à peu près tous les auteurs proposent leur conception de la langue, sans s'identifier très distinctement àun clan

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particulier. Même des initiateurs comme Malherbe et Balzac sont des savants qui présentent avant tout une conception bien personnelle de la langue. La raison pour laquelle il est question de langue «courtisane» est que la cour de France fait sienne les idées de certains théoriciens savants. La préciosité de Balzac, la pureté de Malherbe et le «bon usage» de Vaugelas sont des conceptions d'origine savante qui ont été en quelque sorte entérinées par le pouvoir royal.

L'étude du mouvement humaniste de la fm du XVIième siècle s'avère donc fort importante pour comprendre l'évolution de la langue au début du XVnième siècle, puisque ce sont ces humanistes qui détennineront les critères de perfection du français. À la fin du XVIième siècle, un savant ou un érudit est très généralement celui qui possède de vastes connaissances dans différents domaines du savoir. C'est en 1637 que, sous la plume de Descartes, le mot «savant» se spécialise pour désigner les hommes de science, par opposition à «docte» qui «désigne les partisans de la vieille scolastique»5. L'on peut donc retrouver des savants àplusieurs niveaux de la société. Le premier bassin important provient bien entendu de l'Université. Celle-ci fonne nombre d'étudiants qui apprennent, en latin. toutes sortes de sciences, allant de la philosophie à rarithmétique. Mais l'Université prodigue encore un enseignement de type scolastique qui reste en général fermé aux avancées de la nouvelle science. Les clercs n'ont que peu de considération de la part du mouvement humaniste, puisque l'Université représente un aristotélisme révolu. Ces clercs seront

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très tôt qualifiés de pédants. L'enseignement prodigué dans ces institutions sera dénoncé tout au long du XVIièmesiècle par plusieurs auteurs. entre autres par Ramus, qui «apparaît ainsi comme l'adversaire par excellence, dans la tradition savante française. du cicéronianisme (...]»6, par Montaigne, Du Vair et Balzac. Ils reprochent aux collèges de fonner la mémoire plutôt que le jugement. Ils croient que l'accumulation d'exemples, de lieux et de modèles rhétoriques ne développe pas les habiletés essentielles aux orateurs, à savoir la réflexion et le jugement. Gaston Guillaumie résume en ces quelques mots les reproches de ces humanistes :

Le jeune écolier (Balzac) en sortira comme ses condisciples, bourré de latin, la mémoire farcie de citations, familiarisé avec les élégances artificielles de la fonne, [... ] convaincus que l'éloquence consiste exclusivement dans la mise en œuvre des procédés de

• 7

l'Ecole.

Ce pédant des collèges deviendra un personnage ridicule. Par exemple, dans son

Histore comique de Francion (1623), Charles Sorel présente I-Iortensius, un maître

de collège, où tous les contemporains ont reconnu Balzac, comme une victime impuissante des manigances de ses étudiants. Sorel dépeint la pauvreté de l'enseignement scolastique par la médiocrité d'esprit et de jugement de ce pauvre clerc.

Le second bassin de savants est celui des étudiants de l'Université qui ont renié l'enseignement scolastique pour se tourner vers la nouveauté du mouvement

fiMarc Fumaroli,L'âge de l'éloquence, Paris. Albin Michel. 1994,p.579.

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humaniste. Plutôt que de perpétuer l'exégèse des ouvrages d'Aristote, ces savants ont préféré revenir à la source même du savoir antique et réinterpréter les textes

sacrés et païens àpartir des originaux, soit en grec, soit en latin. Ramus fréquenta le Collège, mais il comprit ensuite combien la scolastique était erronée, ce qu'il explique dans la préface de saDialectique:

[ ... ] quand je retourne des escholes Greques & Latines, & desire à l'exemple & imitation des bons escholiers rendre ma leçon à la patrie, en laquelle fay esté engendré & eslevé, & luy declairer en sa langue & intelligence vulgaire le fruict de mon estude, j'apperçoy plusieurs choses repugnantes à ces principes, lesquelles je n'avoye peu apperçevoir en l'eschole partantde disputes.8

Montaigne se soulève aussi contre la scolastique, lorsqu'il préfère une tête bien faite à une tête bien pleine, ou lorsqu'il écrit:

De vray, le soing et la despence de nos peres ne vise qu'à nous meubler la teste de science; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles.9

À son tour, Balzac dira combien l'étude de Cicéron lui donna horreur du latin, avant qu'il ne découvre l'érudition humaniste sous la direction de son maître Heinsius à l'Université de Leyde en Hollande. Marquant à leur façon le

xvn

ième siècle, Gabriel Naudé, Gassendi, La Mothe Le Vayer et les frères Dupuis s'inscrivent tous dans la pure tradition de l'humanisme renaissant.

Le clergé représente un autre bassin important de la culture savante.

Toutefois, contrairement aux humanistes qui n'ont de cesse de souligner

1Pierre de LaRaméedit Ramus, Dialectique, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. IX (pagination manquante). 9Montaigne, Essais, livre 1. chap. XXV, Paris, PUF, ((Quadrige», 1992, p. 136.

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l'importance d'étudier les textes sacrés ou païens dans la langue originale, les religieux mènent leurs études des textes bibliques et patristiques en latin strictement. D'une part, Luther et Calvin guident la partie réfonnée de l'Église, et d'autre part., des jésuites comme Caussin, Garasse et Goulu fonnent au

XVn

ièmesiècle le pendant tridentin. Mais ces limites ne sont pas absolues. Ceci n'empêche pas Luther et Calvin d'adapter la religion chrétienne à la pensée humaniste et certains jésuites de se nourrir de sagesse antique. Mais règle générale, ces différents mouvements savants se distingueront fortement l'un de l'autre par leur perception de l'éloquence et par leurs emprunts respectifs aux théories linguistiques antiques.

Enfin, l'on retrouve le dernier foyer de savants au Parlement de Paris. L'enceinte du Palais pennet de faire montre de son érudition. Un sujet sérieux et grave comme les affaires de justice demande une érudition nourrie et un langage élevé. Dans la seconde moitié du XVIième siècle, s'installe au Parlement une procédure de remontrance qui, deux fois l'an, pennet à l'avocat général de faire certaines mises au point. Celui-ci a le pouvoir de critiquer et de réprimander les avocats récalcitrants, d'exposer ses conceptions de la justice, et de dicter les usages qu'il faudra dorénavant observer à la cour. Or, le sujet capital de ces harangues sera celui de l'élaboration d'une langue de la justice. Chacun leur tour, les Pibrac, Bignon, Mangot et d'Espeisses proposeront, voire imposeront leurs conceptions de l'éloquence parlementaire. Que ces remontrances suscitent la polémique linguistique pennet au Parlement de devenir le haut lieu du débat linguistique de la fin du

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XVlième siècle. Nombreuses seront les conceptions qui joueront des coudes dans cette petite enceinte. Faut-il gaver un plaidoyer de citations pour étaler son érudition, au risque de déplaire àson auditoire? Ou est-il préférable de charmer l'oreille, mais

de porter préjudice au sérieux età la crédibilité de l'avocat?

Lors des guerres de Religion, l'affaiblissement du pouvoir royal accroît d'autant la puissance du Parlement de Paris, donnant ainsi à la monarchie française des allures de république antique. L'orateur devient tout à coup une figure

importante de la société. René Radouant remarque que le Parlement n'est pas le seul lieu où puisse s'exercer l'orateur. Il prend aussi la parole lors des États-Généraux de Blois et en pleine rue, pour y persuader le peuple. Même les hommes de guerre mettent à profit leurs talents oratoires pour gagner la confiance de leurs soldats10. Dans le dernier quart du siècle, le Parlement de Paris possède donc l'autorité nécessaire au contrôle de l'évolution de la langue. Il devient~ selon Marc Fumaroli, «le carrefour des débats de la République des lettres»Il. Le Palais reflète toutes les

tendances. Les différentes influences savantes, de J'atticisme à J'asianisme, luttent pour une reconnaissance. Le Palais est un bassin d'expérimentation où toute sorte de combinaisons sont testées et soumises à l'approbation du jury, c'est-à-dire aux

avocats de la cour. On retrouve des précieux et des pédants, des humanistes et des

\0René Radouant, «Éloquence politique oud~libérative», in Guillaume Du Vair,De /'e/oquence françoise,

Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 54-74.

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cicéroniens, en somme une pluralité de VOIX. Dans les débats linguistiques du XVnièmesiècle, le rôle du Palais diminue, mais est loin de disparaître complètement.

Bien que l'universitaire, l'humaniste, le religieux et l'avocat soient tous qualifiés de «savants», aucun de ces groupes n'embrasse l'immense héritage antique de la même façon. Nous verrons clairement que chacun des groupes érudits s'approprie tels orateurs plutôt que tels autres, puisque ceux-là développent des idées correspondant bien à leurs dogmes. Ces différents groupes d'érudits iront même jusqu'à occulter certaines conceptions d'un auteur pour ne retenir que celles dont ils ont besoin. Le meilleur exemple reste celui de Cicéron: ses idées sur l'éloquence servent autant les cicéroniens que les anticicéroniens, qui sont pourtant deux camps ennemis. Tout dépend de la façon d'interpréter les écrits ou de l'habileté

à mettre en lumière tel passage plutôt qu'un autre.

Les savants de la Renaissance ne manquent jamais d'appuyer leurs théories linguistiques sur l'autorité des Anciens, quitte à galvauder le sens des textes qu'ils invoquent. Globalement, nous pouvons distinguer deux grandes positions. L'une platonicienne, rejette la technique pour regarder l'éloquence comme un don. L'autre, aristotélicienne, définit la rhétorique comme un art, dont l'orateur connaît et codifie toutes les ressources. L'éloquence romaine retrouve, pour l'adapter au génie latin, ces deux grandes tendances de la rhétorique grecque. Le pseudo-Longin et les stoïciens de l'Empire reprendront les idées de Platon, alors que Cicéron et Quintilien réviseront celles d'Aristote. Enfin, les Pères de l'Église récupéreront à nouveau les

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enseignements de Platon et d'Aristote, saint Augustin et saint Thomas se faisant respectivement la voix des thèses platoniciennes et aristotéliciennes. À la Renaissance, reprenant contact avec tous ces textes, les humanistes renouent avec cette dichotomie marquante de la pensée linguistique de l'Antiquité.

Dans le Phèdre et le Gorgias, Platon tente de définir ce qu'est le langage humain. Cette faculté donnée à l'homme raisonnable ne se limite pas simplement, comme chez l'animal, à la parole proférée (prophorikos), c'est-à-dire aux sonorités produites par l'appareil vocal. L'homme a également la capacité d'organiser ces paroles de façon à créer du sens, un discours logique et raisonné. Il doit donc se produire, pour qu'il Y ait sens, une activité rationnelle, qui est aussitôt communiquée sous fonne de discours. Pour Platon, ce discours intérieur (dianoia) est la pensée, et

il existe entre la parole proférée et la pensée une relation d'identité. Ce que Curzio Chiesa explique en ces tennes :

Cette thèse stipule que le langage et la pensée sont la même chose, dans la mesure où il s'agit de la même structure discursive qui s'articule dans les sons de la voix et dans le discours silencieux de l'âme avec elle-même.12

Cette donnée de la théorie linguistique, selon laquelle la pensée se projette telle quelle dans le discours, aura une importance capitale pour les linguistes de la Renaissance, car le discours proféré n'est en fin de compte qu'une simple

12CurzioChies~«Écrire dans l'âme»), in Réflexions contemporaines sur / 'Antiquité classique, Grenoble,

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représentation de l'activité psychique. C'est là tout le sens, le double sens en grec, du motlogos.

Dans son Phèdre, Platon s'attaque à la difficulté de détenniner la nature du

discours parfait. Connaître quelles sont les qualités d~un discours qui réussira à convaincre l'auditoire de façon unanime constitue pour les Grecs un questionnement fondamental~ puisque la parole est principalement un outil social qui pennet, dans une structure démocratique, d'acquérir le pouvoir et la connaissance. Le dialogue de Platon débute donc par le discours de Lysias sur

r

Amour, que reprend Phèdre pour l'avoir entendu plus tôt. Socrate répond à son interlocuteur par un autre discours qui tente de prouver le contraire de ce que Lysias postulait. Mais Socrate s'interrompt au milieu de son discours pour montrer la futilité de ce procédé rhétorique. À quoi sert

une telle dialectique, qui ne vise qu'à renverser les thèses de son opposant? Mais tout à coup, lorsqu'il s'apprête à partir, abandonnant tout espoir de produire un beau discours~ Socrate est pris d'un élan divin qui lui fait dire:

En outre ils sont tous deux [les précédents discours] d'une sottise vraiment plaisante : bien qu~ils ne disent rien de sensé ni de vrai, ils prennent de grands airs. comme s'ils valaient quelque chose. parce qu'ils trompent quelques nigauds et se font un renom panni eux.13

Toujours inspiré par les dieux~ Socrate poursuit avec un nouveau discours devant expier le premier, qui résultait de la prétention de l'homme à confondre son semblable. L'inspiration divine est un souffle qui s~empare de Pâme de l'orateur

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pour lui communiquer la vérité. Non seulement s'inscrit-elle dans l'âme, mais la vérité est aussitôt mise en discours par l'orateur en des tennes qui témoigne bien de son origine divine. Selon Platon, aucune technique oratoire, fùt·elle durement acquise, ne peut supplanter l'inspiration, ou du moins l'engagement profond de l'âme tout entière. Il ne reste qu'à espérer la grâce des dieux, à favoriser sa venue par la pratique de la philosophie.

Platon n'est pas le premier à parler de l'inspiration divine comme critère de beauté et de perfection. Platon s'inspire certainement de la poésie de Pindare. Mais l'importance de la figure de Platon aux yeux de la postérité jette dans l'oubli ses vénérables prédécesseurs. C'est donc aux textes platoniciens que les penseurs des siècles suivants iront puiser cette notion détenninante de l'enthousiasme, ou de

l'ingenium ainsi que le définit Benoît Timmennansl4• L'orateur platonicien se fait

donc le porte-parole d'un message de vérité, et le discours qu'il produit traduit ce discours divin. La vérité s'éclaire d'elle·mëme, le fard de la rhétorique lui est inutile. Le discours de Lysias dans le Phèdre a beau détenir toutes les qualités esthétiques, son discours sur l'Amour est ridicule, puisqu'il ne révèle pas la vérité.

Une grande partie du dialogue intitulé Gorgias tente justement de démontrer la vanité de la rhétorique. L'art d'enseigner s'oppose à l'art de convaincre. Socrate s'exprime en ces tennes: «Je te propose alors de distinguer deux sortes de persuasions, l'une qui crée la croyance sans la science, l'autre qui donne la

14Tenne utilisé par BenoÎt Timmennans dans «Renaissance et modernité de la rhétorique», in Michel Meyer

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science.»15 Socrate dira même que la rhétorique n'est pas digne d'être un art, elle

n'est que flatterie, créatrice de laideurs et de mensonges. Il se soulève contre le fait que l'orateur puisse surpasser le médecin en médecine, sans posséder aucune connaissance, simplement par le truchement de belles paroles qui persuadent le patient. La philosophie de Platon condamne cette illusion, et tous ces efforts de la sophistique qui tente de tromper les sens et la raison. La principale conséquence est qu'il sépare radicalement la philosophie, qui est une recherche de vérités, de la rhétorique, qui est un plaidoyer en faveur de l'un des partis possibles, c'est-à-dire de ce qu'Aristote appellera le <<vraisemblable».

Aristote se fera le théoricien de cet autre courant linguistique qui définit la rhétorique comme une «technique». Il ne faut toutefois pas croire qu'Aristote combatte directement la pensée de Platon. Les présupposés épistémologiques d'Aristote, qui pennettent de considérer la rhétorique comme un art, ne sont pas les mêmes que ceux de Platon. La théorie des Idées pennettait d'accéder à la

connaissance absolue d'un être. Aristote, instituant la multiplicité de l'être, autorise l'utilisation de la rhétorique et la place au niveau de la philosophie. Parallèlement au domaine de la science, où la connaissance s'acquiert grâce à l'élaboration de prémisses vraies dans le syllogisme, la Rhétorique propose à l'orateur un art d'interroger et de connaître le domaine des vraisemblables où l'homme évolue, de raisonner grâce au syllogisme tronqué, aussi appelé enthymème. La rhétorique

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apparaît alors comme cette science de l'accident, que dans laMétaphysique Aristote dit ne point exister. Il existe trois «arguments» propres à la rhétorique: les différentes façons de se présenter à la foule (ethos), les moyens de susciter les diverses passions de son auditoire (pathos), et les différents types de raisonnements logiques (logos). Les critiques qui frapperont, à la Renaissance, cette vision de l'éloquence, voudront que la rhétorique ne soit qu'un simple ramassis de procédés oratoires qui ne font que confondre, tromper et duper la foule. Aristote devient alors victime de ses affinités avec la sophistique, où l'excellence consiste à plaider aussi bien le pour que le contre. D'ailleurs, le nom d'Aristote et sa Rhétorique seront intimement associés, à la Renaissance, à la scolastique médiévale. Les collèges professent un enseignement basé sur un ensemble de fonnules rhétoriques stéréotypées, souvent très éloignées de la rhétorique du grand philosophe.

Un phénomène semblable affecta l'œuvre colossale de l'héritier de toute la réflexion athénienne sur l'éloquence. Après que Platon eut dissocié philosophie et rhétorique, et que les écoles philosophiques et rhétoriques eurent évolué de façon divergente, Cicéron, afin d'instituer un parfait orateur, tenta de réunir l'orateur-philosophe platonicien àl'orateur-sophiste aristotélicien. La rhétorique est un art qui devient nécessaire au philosophe, puisque, pour propager sa connaissance, il doit savoir parler au peuple. Inversement, l'orateur doit acquérir une science qui nourrisse ses discours, sinon vides de sens. Cicéron essaie de fondre en un seul orateur la parole humble et simple des stoïciens platonisant avec la véhémence des

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théories pathétiques des sophistes. Se réglant sur le decorum.. sur une bienséance de la fonne et du contenu du discours, Cicéron valorise autant l'ethos que lepathos, le fond que la forme, la force que la beauté. À la Renaissance, les savants se partageront l' œuvre de Cicéron, ruinant du même coup l'idée maîtresse de son œuvre., celle-là même d'offrir à l'orateur une variété quasi infinie de styles oratoires et d'attitudes éthiques. Les anticicéroniens accapareront la figure impérieuse et méditative de l'orateur constamment préoccupé des affaires d" État, et les cicéroniens, celle véhémente et fougueuse., qui convainc à force d'ornementations flamboyantes. Puisqu'il sera une référence incontournable aux différentes factions, Cicéron devient., au XVIièmesiècle, une figure quasi divine.

Environ un siècle après la mort de Cicéron et de la République romaine. les idées platoniciennes sur le langage seront reprises par rauteur anonyme d'un texte qui marquera les recherches linguistiques de la Renaissance: le traité intitulé Du

sublime. Cet auteur grec du 1et" siècle de l'ère chrétienne expose ce qu'est

«rexcellence et la souveraine perfection du discours»16. Ce traité ne vise pas les orateurs civiques, car depuis la naissance de l'Empire, l'homme politique a passé le flambeau au poète, chantre du pouvoir impérial. Virgile en poésie. Sallustre et Tite-Live en histoire.. ces nouveaux orateurs consacrent leurs talents à chanter la gloire de 1"empereur.

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Mais quelle est cette langue qui «est comme la foudre» et qui «disperse tout sur son passage»17. Contrairementà l'enthousiasme de Platon, le sublime du

pseudo-Longin ne repose pas seulement sur un don. L'influence de Cicéron se fait sentir lorsqu'il affinne que l'art, c'est-à-dire les figures de mots et d'idées, le rythme et la grammaire, doit se combiner à une nature prédestinée pour atteindre le sublime. Selon le pseudo-Longin, est sublime seulement celui qui possède une grande âme, une âme capable des plus hautes passions. L'inspiration fi'est plus de l'ordre du

divin, comme chez Platon, où Eros prenait littéralement possession de l'orateur. Cependant, nous savons que le pseudo-Longin fut influencé par Posidonius (-135-....51), philosophe stoïcien platonisant. Or, si nous lisons le pseudo-Longin à la lumière des conceptions stoïciennes, nous comprenons que le sublime est plus qu 'humain. Selon les stoïciens, le sage se confond avec la divinité. Pour emprunter une image à Juste Lipse, Dieu est une étincelle qui illumine l'âme et la raison humaine. Ainsi que l'orateur de Platon se laissait posséder par un dieu, celui du pseudo-Longin perçoit, et fait percevoir par son verbe, la nature divine de la flamme qui le brûle. À l'instar de l'enthousiasme platonicien, le sublime ne saurait se soumettre à des règles rhétoriques précises:

C'est pourquoi on admire parfois une pensée nue, réduite à elle-même et muette, à cause de cette noblesse elle-même de sentiments.

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Ainsi le silence d'Ajax dans la Nékyia a ce degré de grandeur auquel nul mot ne peut atteindre.18

Et afin d'illustrer cette suprématie de l'idée sur la perfection fonnelle du discours, le pseudo-Longin utilise une image qui préfigure de façon étonnante le débat linguistique qui occupera les savants et les courtisans du

xvn

ièmc siècle. Elle oppose Platon, chercheur de vérité, et Lysias, producteur de belles phrases. Le pseudo-Longin n'aura de cesse de dire combien les indélicatesses stylistiques de Platon ne rabaissent en rien la grandeur du message qu'il veut transmettre. À l'inverse, la perfection du rythme et de la mesure ne sauraient élever l'œuvre de Lysias au sublime. Il ne peut atteindre le génie de Platon qui «dépasse souvent les bornes du monde qui l'enveloppe [...]»19. On retrouvera dans les Considérations sur

l'Eloquencefrançoise de ce lems (1637)20 de La Mothe Le Vayer une argumentation pratiquement identiqueàce passage du traité Du sublime :

Pour moi, je le sais, les natures supérieures sont le moins exemptes de défauts, car le souci d'être correct en tout expose à la minutie, et

il en est des grands talents comme des immenses fortunes :il faut y laisser quelque place à la négligence. [... ] les esprits bas et médiocres, parce qu'ils ne s'exposent jamais, qu'ils n'aspirent pas aux sommets, restent le plus souvent mieux préservés des fautes et

18Ibid.p. 12.

19Ibid.,p. 50.

20VoirLaMothe Le Vayer, «Considérations sur l'Eloquence françoise de ce tems», in Œuvres :précédées de

l'abrégé de /a vie de La Mothe le Vayer,Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 267 (201):«r{est, dit-il [Longin], des vertus de l'Oraisonàpeu près comme des richesses, dont ceux qui ont le plus,& qu'on peut direêtredans l'opulence, negligent mille petites choses, que les pauvres estiment grandement.» (La pagination entre parenthèse est celle de l'édition originale, Dresde, Groell, 1756-59.)

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des faux pas et que les grands esprits soient sujets à tomber du fait de leur grandeur même.21

Le pseudo-Longin fait donc de la grandeur d'âme le premier critère de l'éloquence. Le sage stoïcien, Sénèque par exemple, devient donc l'image de l'orateur parfait, image qui aura énormément d'importance chez les anticicéroniens de la Renaissance. De là vient l'immense popularité de l'ethos dans les œuvres de Budé, Érasme et bien entendu, Guillaume Du Vair. Tout le poids de l'argumentation repose sur la sagesse et l'élévation de l'orateur, plutôt que sur le pouvoir de soulever les passions ou d'utiliser des développements logiques.

Cette conception de l'éloquence, se fondant non sur l'art, mais sur

l'ingenium, aura d'ailleurs sa version chrétienne. Dans son texte De l'enseignement chrétien,saint Augustin écrit :

Dans les endroits (discours) où il se trouve que les doctes la (l'éloquence) reconnaissent, les choses qui sont dites sont telles que les mots qui les disent ne paraissent pas apportés par celui qui parle mais semblent se joindre comme spontanément à ces choses mêmes, comme si on comprenait que la sagesse sort de sa maison, c' est-à-dire du cœur du sage et que l'éloquence la suit inséparablement comme une petite servante, même sans avoir été appelée.22

On retrouve à nouveau l'orateur platonicien saisi par une force qui le dépasse entièrement. Les mots qu'il utilise ne sont pas de lui, mais émanent des sujets qu'il aborde. Alors que Platon associe ce génie à l'emprise des dieux grecs et le

pseudo-21Op. cil.,p.47.

22Saint Augustin,De ['enseignement chrétien, IV, 6, 10, inThéologiens et mystiques au Moyen Âge. La poétique de Dieu,édition et traduction de Alain Michel, Pa';s, Gallimard, «Folio», 1997,p. 103.

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Longin à la nature de l'âme stoïcienne, saint Augustin fait intervenir l'Esprit du Créateur. La parole proférée n'a pas besoin d'un travail esthétique pour être révélatrice de vérité. C'est une parole brute. Saint Augustin «se livre du même coup à une critique implicite de l'ornatus païen»23. Il affinne encore dans son traité De

"ordre24 que la rhétorique est nécessaire seulement parce qu'aveuglés par la sottise, les hommes se doivent d'être émus et transportés par de beaux discours afin de saisir un message pourtant simple pour celui qui voit clairement. L'éloquence de la «sincérité» est à la Renaissance un argument qui garantit le discours contre la prétention et la superficialité des courtisans, qui redonnent vie aux sophistes de la Grèce antique.

L'augustinisme ne sera pas sans influencer Guillaume Du Vair dans sa conception de la langue. Alors qu'il tente d'unir la philosophie païenne et la religion chrétienne, les termes qui serviront à identifier ce génie qui accapare l'âme de l'orateur seront toujours d'une certaine ambiguïté sémantique. Par exemple, afin

d'être éloquent, l'orateur de Du Vair doit posséder de grandes passions et une solide vertu. Les passions de Du Vair semblent s'apparenter davantage à l'héritage stoïcien du pseudo-Longin, et la vertu, aux qualités chrétiennes. Mais ce mariage est en lui-même contraire, aussi bien au stoïcisme qu'au christianisme.

23Marc Fumaroli,op.Cil,p. 71 .

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Michel de Montaigne donne un bon exemple d'un style rejetant l'esthétique au profit de la parole simple et franche. Considérablement influencépar la langue de Sénèque, Montaigne dénonce le style grandiloquent et ostentatoire de Cicéron, et croit que ce genera dicendi n'est que mensonge et dissimulation. Montaigne répète sans cesse, dans son essai intitulé «Considération sur Cicéron», que le temps employé au travail des verba est une perte de temps, et qu' <<il devoit estre employé à choses plus necessaires et utiles»25. Il ajoute plus loin: «Fy de l'eloquence qui nous laisse envie de soy, non des choses»26. Paradoxalement, c'est plutôt le style humile

qui est porteur de sublime, une langue qui naturellement et spontanément représente

la pensée de l'auteur, sans aucun détour rhétorique. Socrate incarne parfaitement ce discours de l'humilité et de la simplicité:

[... ] la façon d'argumenter de laquelle se sert icy Socrates est elle pas admirable esgalement en simplicité et en vehemence? Vrayment

il est bien plus aisé de parler comme Aristote et vivre comme Caesar, qu'il n'est aisé de parler et vivre comme Socrates. Là loge l'extreme degré de perfection et de difficulté: l'art n'y peut

.. d 27 jOln re.

Bien sûr, malgré ses dénonciations, Montaigne n'échappe pas lui-même à la rhétorique. Mais c'est surtout parce qu'il privilégie la parole privée, celle de la discussion intime, de l'entretien, qu'il ne peut servir de modèle aux savants qui cherchent à définir l'éloquence française. Ce niveau de style ne s'applique pas aux genres traditionnels de la rhétorique. Les orateurs ne peuvent rejeter en bloc

25Montaigne, op. cil., livrel,chap. XL,p. 251.

26Ibid, p. 252.

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l'enseignement d'Aristote et de Cicéron. Or, même un orateur empreint de la philosophie stoïcienne, de la brièveté de Sénèque et de l'humilité de saint Augustin comme l'est Guillaume Du Vair, ne peut nier l'importance des rhéteurs grecs et latins dans l'élaboration d'une brillante éloquence française. Du Vair admet, dans une certaine mesure, le rôle de l'art.

Dès le début de la Renaissance, Érasme bataillait pour un logos qui soit basé sur l'immense vertu de l'orateur. Il dénonce l'attitude morale de l'Église, qui n'hésite pas àpratiquer l'argumentation sophistique pour confondre ses adversaires. Il veut montrer que les orateurs de la chaire, moralement corrompus par le luxe et le pouvoir, sont nécessairement incapables de s'exprimer avec éloquence. L'orateur doit être d'une vertu irréprochable, ce qui inspire sa parole. C'est pour cette raison qu'Érasme critique ardemment le latin classique. Celui-ci est une langue morte qui ne pennet pas d'exprimer les réalités modernes. Or, son désir de l'enrichir à même le latin médiéval, et donc de diluer, selon certains, l'excellence du latin, est à l'origine de tout le mouvement d'augmentation de la langue française au XVIième siècle. Il défend l'idée qu'une âme forte et puissante doit pouvoir compter sur une langue flexible et riche pour lui permettre d'exprimer son génie. De là vient cet argument des linguistes savants du XVIIièmc siècle, qu'il ne faut pas procéder à une purification extrême du vocabulaire, puisque ainsi on asphyxie en quelque sorte l'orateur véritable. Devant le purisme de Malherbe et des courtisans du

xvn

ième

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siècle, La Mothe Le Vayer et Marie de Gournay emploieront souvent cet argument de la liberté et de la richesse linguistique.

L'éloquence du Palais reflète à sa manière cette conception de l'ingenium. À côté de l'éloquence visant l'éclat oratoire grâce à un ingénieux accord de sonorités et de mots à la mode, se développe un courant opposé, initié par Michel de L' Hospital, approfondi par Guillaume Du Vair et porté à son apogée par Jérôme

Bignon. Il propose comme idéal d'orateur l'homme dont la probité et l'instruction en matière religieuse lui octroient un logos qui s'apparente au Verbe divin. Du Vair trouve dans la philosophie stoïcienne une éloquence humaine, mais inspirée par un

logos qui s'élève jusqu'aux dieux. Ce qui lui fera dire dans son Eloquence françoise

que la fréquentation des Anciens imprègne l'âme de leur sagesse. De même le pseudo·Longin parle des «effluves» qui s'échappent des œuvres des Anciens et qui rehaussent l'âme de l'orateur.

Mais plus tard, fréquentant davantage les Pères de l'Église, donnant ainsi naissance «aux grandes remontrances d'inspiration néo-platonicienne»28, Du Vair donne son envol à la raison humaine qui alors se confond avec la parole divine.

C'està l'étude de saint Augustin que sera due l'élévation de la parole humaine vers

les voûtes célestes. Jérôme Bignon sera l'homme de justice qui marie

harmonieusement sagesse humaine et divine, pour concevoir un orateur hautement vertueux, faisant montre d'une éloquence toute divine. Du Vair et Bignon suivent

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ainsi de près l'enseignement de Guillaume Budé qui affirme dans leDe Transitu que

la philosophie païenne pennit à l'homme d'atteindre un certain degré de sagesse humaine, et qu'ensuite, la théologie éleva l'âme humaine vers les choses divines.

La théorie de l'ingenium influencera aussi beaucoup l'Église réfonnée.

Luther et Calvin s'attacheront aux thèses de saint Augustin, puisqu'ils perçoivent le langage comme un dialogue direct entre Dieu et l'homme, où la rhétorique est inutile. Chaque homme, s'il est réceptif aux signes que lui envoie Dieu, verra et percevra la grandeur divine. Son esprit sera pris par la divinité. La contre-réfonne privilégie au contraire une rhétorique des passions, où un homme parle àun autre

homme, dans le but de le toucher et finalement, de le gagner. La persuasion devient un élément essentiel de la stratégie tridentine. C'est l'ordre créé en 1540 par saint Ignace de Loyola et mandaté par le concile de Trente qui aura pour tâche de développer et ensuite de répandre cette conception d'une rhétorique conune instrument de propagande religieuse. La compagnie de Jésus soulignera cette partie très limitée qu'est l'emportement, voire l'enflure du genre élevé décrit par Cicéron. Ce style, où tout l'ethos et tout le pathos ne sont qu'éblouissement, s'inscrit à

l'opposé de l'ethos pondéré et inspiré de l'anticicéronien. Cet asianisme atteint son

apogée dans La cour sainte (1624) du Père Caussin (1583 -1651 ). Tout est mis en

œuvre afin de channer et ainsi persuader l'assemblée des fidèles.

Ce faste de la rhétorique jésuite aura une incidence énonne sur l'éloquence mondaine. En effet, les jésuites étant profondément liés au pouvoir royal, la cour

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n'est par conséquent qu'un miroitement de cette esthétique baroque. Comme l'explique Benoît Timmennans, le courtisan français n'a plus à persuader ses condisciples du pouvoir de Dieu et du roi, puisqu'ils sont tous des «créatures» de ce pouvoir29• L'essentiel du rôle du courtisan consiste à refléter l'ordre et la cohésion

du pouvoir en place. Toujours dans la foulée du cicéronianisme, l'asianisme des jésuites évolue vers un atticisme de cour. Incarnation du pouvoir central, la cour croit devoir fixer l'usage de la langue du royaume. Elle cherche àdéfinir un français classique, sur le modèle de Rome, dont la langue et la littérature témoignaient de la puissance. Cicéron ne cesse de répéter que la «latinité» (latini/as) est le premier des

critères de l'élocution. Les courtisans français se feront ainsi un point d'honneur de définir leur «francité».

Mais cette réduction de l'éloquence à l'elocutio, de la persuasion au seul but

du de/ectare, redéfini par les cours italiennes, ne saurait convaincre les savants

humanistes du

xvn

ième siècle. Tente donc de s'organiser une riposte autour de l'érudit François de La Mothe Le Vayer. Ce philosophe sceptique, issu du milieu juridique, qui réside maintenant à la cour de Richelieu, couche sur papier sa conception de l'éloquence française. En 1637, il rédige ses Considérations sur / 'Eloquence françoise de ce lems. La particularité de cet ouvrage est de faire fi de toute la querelle cicéronienne qui partagea si longtemps et si sévèrement les néoplatoniciens et les cicéroniens à tendances sophistiques. La Mothe Le Vayer

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restaure l'idée première et entière du plus grand des orateurs. La Mothe Le Vayer, comme l'avait fait Cicéron, se propose de rétablir l'union entre philosophie et rhétorique. Selon La Mothe Le Vayer, l'orateur est un philosophe abreuvé de sagesse sceptique d'abord, mais parfois platonicienne lorsqu'il écrit qu'«il n'estimoit point de veritable Éloquence, que celle qui nous ravit d'admiration»3o. L'orateur que décrivait Du Vair dans son Eloquence françoise était sensiblement le

même que celui de La Mothe Le Vayer, bien que l'inspiration platonicienne et augustinienne mt nettement plus marquée chez Du Vair. La principale tâche de La Mothe Le Vayer sera donc de réfléchir sur les idées, privilégiant ainsi les res plutôt

que les verba. Il fait de cet axiome son argument majeur contre l'éloquence de cour.

Les théories puristes de Malherbe et les Remarques (1647) sur le «bon usage» de

Vaugelas réduisent tranquillement toute la rhétoriqueà la seuleelocutio, au seul soin

des paroles, sans égard aux idées développées. La Mothe Le Vayer cherche à

dénoncer cette pratique : «Car d' emploier de belles paroles à debiter des choses de néant, c'est être ridicule en perdant le tems»31. Tandis qu'il tente d'expliquer que l'éloquence n'est pas digne de ce nom sans l'aide de la philosophie, il compare l'art oratoireàun ibis:

[ ... ] ses plumes noires representoient nôtre discours interieur, & le merite de nos pensées; sans lequel toutes nos paroles pour elegantes qu'elles soient, & tout nôtre discours exterieur dont les plumes

30Fr. deLaMothe Le Vayer,op. cil.,t. l, p. 294 (311).

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blanches de l'Ibis étoient le symbole, n'auroient rien de considerable.32

Toujours selon La Mothe Le Vayer, qui s'inspire de la plus pure tradition cicéronienne, il faut soumettre l'oratio à la ratio. La langue doit refléter la pensée. Il

faut donc que la langue soit d'une grande souplesse pour être capable d'exprimer, quelque délicates qu'elles soient, de profondes réflexions. C'est au nom de la liberté que La Mothe Le Vayer et Marie de Gournay joindront leurs efforts pour combattre le pwisme de l'éloquence courtisane. Le premier, s'inspirant beaucoup de la réflexion du pseudo-Longin, tente de démontrer que les fautes stylistiques et syntaxiques ne sauraient nuireà la véritable éloquence. Le génie autorise la licence, comme l'explique ce passage desConsidérations:

Ils [les grands Precepteurs de l'Éloquence Grecque & Romaine] nous ont enseigné de mépriser tellement la curiosité des mots, quand il est question d'expliquer quelque haute et importante pensée, qu'ils ont mis même je ne sai ~uelle grace, & quasi une vertu oratoire en cette loüable negligence. 3

De même, dans ses Advis (1641), Marie de Gournay plaidera en faveur d'une plus grande liberté linguistique. Elle fulmine continuellement contre les droits de censure que s'arrogent les «frisez et poupées de Cour»34 :

Bon Dieu donc que ces nouveaux Docteurs sont aises, d'avoir trouvé la faculté de regenter et de triompher du mestier à si bon marché, que de mettre seulement la rature dans l'Ouvrage qu'on

J2Ibid.•t.1.p. 163 (180).

J3Ibid.t.

r.

p.267 (201).

34Marie de Gournay,Les idées littéraires de Marie de Gournay.édition de Anne Uildriks, Groningen, Druk,

(45)

leur présente~Disons't trouvé le droit de coupper~trancher, doller, à tort et à travers, tant plus ambitieusement, de ce que celuy qui plus retranche, emporte pour eux la Courronne sur ses compagnons :35

Mais La Mothe Le Vayer et Marie de Gournay défendent-ils la même cause? Bien qu11s s'unissent pour combattre les courtisans et qu'ils n'hésitent pas à se citer réciproquement, Marie de Gournay diffère en ce qu'elle considère la poésie comme le langage de l'éloquence suprême, la «grandiloquentia». Elle s'écarte aussi des idées de La Mothe Le Vayer par son héritage purement platonicien. Nous ne pouvons douter qu'elle reprenne les thèses de Ronsard et l'inspiration platonicienne lorsqu'elle écrit :

Horace d'ailleurs't denie absoluement le tiltre de Poëte à celuy de qui l'eloqution demeure dans les tenues du langage courant: [ ...

l

De tout temps aussi la mesme Poësie s'est raict baptiser le langage des Dieux et non des Humains.36

La Mothe Le Vayer utilise exactement la même image que Du Vair pour évoquer cette influence subtile mais déterminante des Anciens. celle de l"homme qui brunit simplement à marcher au soleil :

Si est-ce que pour peu que nous meditions sur ce qui nous reste de leurs incomparables travaux, il est impossible que nous n'en tirions insensiblement beaucoup de profit, de même que ceux qui prennent de la couleur & se hâlent sansypenser en se promenant au Soleil.37

D'autre part, de nombreux indices montrent que La Mothe Le Vayer accueille aussi dans son traité la tradition renaissante du cicéronianisme. Contrairement à

3SIbid,p. 103 .

36Ibid.,p. 105.

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Platon et àses adeptes renaissants, La Mothe Le Vayer ne rejette pas l'utilité de la rhétorique. Suivant l'esprit d'Aristote et de Cicéron, se rappelant constamment la modération et la «médiocrité» de Denys d' Halicarnasse pour ne pas tomber dans l'exagération des courtisans et des rhéteurs baroques, il croit que la rhétorique est ce qui donne de la grandeur au langage naturel. La conception de La Mothe Le Vayer est bien visible dans ce passage où il dit «que les plus belles femmes relevent l'éclat de leurs beautez naturelles, par l'application d'une moûche qu'elles se mettent sur le visage»38. L'art sert donc à rehausser des paroles, quÏ n'ont jamais de valeur qu'en raison des idées qu'elles expriment.

L'éclectisme est la notion clé de l'éloquence, telle que la conçoit La Mothe Le Vayer. L'éloquence, loin d'être une simple restauration de Cicéron, est un savant tissu d'influences très diverses. Reprenant l'image si chère à Cicéron, La Mothe Le Vayer écrit dans ses Considérations, qu'à l'instar du peintre Zeuxis, qui peignit son Hélène à partir de toutes les plus belles femmes de Crotone, l'orateur doit fonner son goût et sa science au contact de plusieurs types d'orateurs. Alléguant ensuite Quintilien, La Mothe Le Vayer explique que cet orateur recommandait principalement Cicéron comme modèle à suivre. Mais il insiste beaucoup sur le fait que Quintilien

[... ] conseille neanmoins qu'en imitant un si excellent prototype, on tache d'y ajoûter la force du style de Cesar, ('âpreté qui

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recommandoit l'Orateur Cœlius, la diligence de Poilion, & le jugement de Calvus.39

La Mothe Le Vayer emprunte à Socrate son intérêt pour la philosophie; à Isocrate, l'utilisation systématique des règles de la rhétorique; au pseudo-Longin, la liberté du génie et l'émulation des Anciens; à Démétrius et Denys d'Halicarnasse, cette idée de la juste mesure; et finalement, à Cicéron, une réflexion qui prône la variété et l'universalité de la rhétorique. Nous verrons comment cet éclectisme est en fait profondément liéàson scepticisme.

Dès le début du

xvn

ième siècle, les savants et les humanistes perdirent le peu de pouvoir qu'ils avaient conquis. La cour devient la seule scène du pouvoir et la seule place où puisse encore se développer un grand orateur. Du Vair, en 1595, s·adressait encore au gens du Parlement~ La Mothe Le Vayer, en 1637~ ne s~adresse

qu'aux courtisans. Il est possible de reprocher aux Considérations leur petit air vieillot et passéiste, qui veulent perpétuer un humanisme savant qui soit résolument du siècle passé. Nous pourrions aussi percevoir ce texte comme une simple condamnation de l'éloquence courtisane au profit d'une éloquence civile chimérique dont la nature de l'Etat français ne pennet plus la réalisation. Mais les

Considérations, loin de vouloir détrôner l'éloquence courtisane, tentent plutôt de la guider vers une perfection où doit coïncider l'érudition renaissante et une grâce tout aulique. La Mothe Le Vayer se fait le théoricien d'une synthèse entre réloquence

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savante et l'éloquence mondaine. Jean-Louis Guez de Balzac est celui qui réussit à

mettre en pratique ce qui reste chez La Mothe Le Vayer des considérations abstraites. Comme le démontre Gaston Guillaumie dans son étude sur le style de Balzac, celui-ci est le premier qui réussisse, grâce aux artifices de la rhétorique, à camoufler son érudition humaniste sous des allures toutes naturelles~ correspondant parfaitement au goût de la cour.

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