• Aucun résultat trouvé

Le fondement de la morale dans la profession de foi du vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le fondement de la morale dans la profession de foi du vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau"

Copied!
83
0
0

Texte intégral

(1)

LE FONDEMENT DE LA MORALE DANS LA

PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD DE

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2013

(2)
(3)

Le but de ce mémoire est d'examiner le fondement de la morale dans la Profession de foi du vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau. Cet auteur montre d'abord que l'homme ne peut trouver le bonheur uniquement dans le développement de sa raison et dans le progrès de la technique. L'essentiel de la morale serait dans nos sentiments primaires, à savoir l'amour de soi et la pitié. La Profession de foi vient approfondir davantage la question du sentiment tout en questionnant la philosophie de Descartes et d'Helvétius. Le fondement de la morale ne se situe pas uniquement dans la raison ou dans la rationalisation de l'intérêt. Il se situe dans la conscience de l'homme. Dieu se manifeste en nous par le sentiment. La morale de Rousseau est développée à travers une religion naturelle et celle-ci doit être accompagnée sur le plan politique par une religion civile.

(4)
(5)

RÉSUMÉ.... ii

INTRODUCTION 1 CHAPITRE 1-LES DEUX DISCOURS 5

1.1-Le Premier Discours 5 1.2-Le sentiment dans le Second Discours 9

CHAPITRE 2-CRITIQUE DE LA RAISON 15 2.1-Pourquoi Rousseau critique-t-il la raison? 15

2.2-Rousseau et Descartes 17 CHAPITRE 3-LA RELIGION NATURELLE DU VICAIRE 29

3.1-Les deux premiers articles de foi 29 3.2-La bonté de Dieu et la liberté de l'homme 33

CHAPITRE 4-LA CONSCIENCE 42 4.1 -La raison et la conscience 42 4.2-Rousseau etHelvétius 49 CHAPITRE 5-ROUSSEAU ET LA RELIGION 58

5.1-Critique de la religion révélée 58 5.2-La nécessité d'une religion civile 63

CONCLUSION 70 BIBLIOGRAPHES 74

(6)
(7)

Lorsqu'un enfant vient au monde, il est toujours étonnant de remarquer à quel point il diffère de l'homme civilisé. Ses sentiments sont purs, il ne pense pas, il ne parle pas, n'a aucun besoin inutile et semble être en harmonie avec la nature. Lancé par la nature dans le monde des hommes, il arrive pourtant incomplet. D. ne peut pas se déplacer et se nourrir seul. Même s'il n'a aucun besoin inutile, il a malgré tout besoin de parents et d'une communauté qui le soutiennent afin de permettre son bon développement. Paradoxalement, Jean-Jacques Rousseau semble penser que c'est ce développement social qui détruit sa parfaite unité avec la nature. Nous éprouvons, par exemple, naturellement et spontanément le sentiment de la pitié, alors que l'acte de parler ou de juger, lui, n'est pas naturel, il est issu de la culture. L'un des thèmes fondamentaux de sa pensée est l'opposition que nous pouvons établir entre nature et culture. Dès lors que nous étudions sérieusement cette opposition, nous nous rendons vite compte que l'éducation d'un enfant est en soi un problème extrêmement complexe parce que nous devons nous demander comment préserver le naturel dans ses sentiments afin qu'il ne soit pas uniquement à l'écoute de la raison. Le fait d'être capable de réfléchir peut parfois prendre le dessus sur nos sentiments primaires. Lorsqu'une personne en détresse demande de l'aide dans la rue, nous pouvons soit écouter notre sentiment de pitié et directement aider la personne en question ou bien écouter la raison en nous disant que nous n'avons pas le temps parce que nous avons autre chose à faire. L'idée n'est pas ici de dévaloriser la raison, elle a un rôle important. Mais est-elle une faculté naturelle et peut-elle assurer notre conduite morale? Si ce n'est pas le cas, est-ce qu'il y aurait une morale naturelle de l'homme chez Rousseau? Si cette morale existe, une religion instituée peut-elle à elle seule garantir de bonnes actions morales?

C'est au livre FV de son traité d'éducation, qui s'intitule VÉmile, que Rousseau apporte des réponses à ces questions et présente par l'entremise d'un vicaire un enseignement moral à son élève fictif, Emile. Cet enseignement, qui se base sur le sentiment, pose beaucoup de problèmes parce que la morale de son temps est basée sur les dogmes de la religion chrétienne. Le projet d'établir une nouvelle morale est donc un défi immense pour l'époque. En pleine période des Lumières en France, Rousseau

(8)

qui est la base naturelle de la morale. De l'autre côté, il affirme que la raison a son importance, mais que sans la conscience, elle ne peut pas faire de nous des êtres moraux.

Rousseau a principalement deux types d'adversaires. Il y a premièrement ceux qui visent à fonder la morale uniquement sur la raison. Selon lui, ériger des systèmes fondés seulement sur la raison n'est pas la solution à l'épanouissement de l'être humain. Il faut retourner à notre sentiment naturel en se donnant des moyens pour ne plus l'étouffer. Afin de mieux comprendre ce que Rousseau reproche à ce type d'adversaires, nous aborderons sa critique d'Helvétius qui, lui, base sa philosophie sur le sensualisme, ainsi que sur la rationalisation de l'intérêt de l'individu. Est-il possible de réduire la morale à la sensation physique? Deuxièmement, Rousseau critique ceux qui fondent la morale uniquement sur les dogmes et les Écritures de l'Église. Selon lui, il n'y a pas de péché originel, l'homme est naturellement bon. n n'est pas non plus condamné à brûler éternellement en enfer. Bien qu'il critique certains dogmes de la religion chrétienne, nous allons voir que la position de Rousseau est ambiguë, car la religion doit garder son importance dans la vie morale de l'homme. Rousseau critique la philosophie et la religion de son temps afin de regarder le problème du fondement de la morale sous un angle différent. L'intérêt de cette étude est de montrer comment Rousseau observe brillamment, à son époque, le passage d'une morale religieuse à ce que l'on pourrait nommer une morale rationnelle. A la fin du Moyen Âge, presque tous les penseurs enracinent la morale dans la religion, c'est le récit biblique qui nous dit ce qui est bien et mal par l'explication du péché originel, du salut et de la rédemption. Après Rousseau, nous passons, avec Kant par exemple, à une morale rationnellement fondée, c'est l'homme qui, par la raison, peut considérer que telle action est morale ou non. Rousseau est un penseur extrêmement intéressant parce qu'il nous montre les difficultés de ce passage. Nous voyons chez cet auteur un effort de la pensée pour essayer de dire quelque chose qui ne soit ni pure rationalité ni retour à la tradition.

(9)

que nous trouvons la défense d'une morale naturelle, c'est-à-dire une religion que chacun trouve lui-même en son cœur. Mais cette religion naturelle est-elle capable de ne faire aucune référence à la tradition religieuse dans laquelle nous naissons? Tout en jetant les bases de la religion naturelle, Rousseau s'inspire par exemple du dualisme traditionnel qui stipule que nous avons une substance corporelle et une substance incorporelle. Nous sommes sans cesse tiraillés par les passions de notre corps et nous sommes retenus par des facultés incorporelles : la conscience et la raison. Il va sans dire que notre auteur s'inspire aussi des philosophes qui le précèdent. P. Masson souligne qu'il réinvente à sa manière le Discours de la Méthode de Descartes1 parce que ce discours affirme l'indépendance de la raison et du libre examen en science. Nous observerons comment il entend appliquer cette méthode dans le domaine de la morale; tout en s'inspirant de cette méthode fondée sur la raison, il critique du même coup les limites de celle-ci.

Sur quoi Rousseau fonde-t-il la morale? L'objectif de ce mémoire est de répondre à ce problème. Avant de nous pencher spécifiquement sur cette question, nous allons préalablement présenter, dans le premier chapitre de notre étude, le Premier et le Second Discours. Ils nous donneront des outils de réflexion qui nous accompagneront dans l'étude du texte qui nous préoccupe, car ces deux discours développent une critique de la raison. Deuxièmement, nous montrerons non seulement que cette critique de la raison se poursuit dans la Profession de foi, mais aussi que cet ouvrage prétend en apporter les fondements. Afin de mieux comprendre cette critique, nous allons voir les ressemblances et les différences que nous pouvons établir entre la pensée de Descartes et celle de Rousseau. Troisièmement, nous allons exposer la religion naturelle du vicaire en la contrastant avec le matérialisme. Nous tenterons de montrer dans cette section que Dieu est bon et qu'il nous a voulu libres. Quatrièmement, nous examinerons plus précisément ce qu'est la conscience ainsi que son rapport avec la raison, pour ensuite la contraster avec la philosophie de l'intérêt d'Helvétius. Cinquièmement, nous comparerons la

(10)
(11)

Contrairement à la croyance générale du siècle des Lumières, Rousseau ne pense pas que la conquête de la nature, la rationalisation de l'existence de l'homme et la promulgation du savoir font nécessairement du bien aux êtres humains. À la manière de Socrate, Rousseau remet en question ceux qui pratiquent les sciences et les arts. Socrate a passé sa vie à interroger ses concitoyens au sujet du bien, du mal, de la vertu et du bonheur. Platon nous dit dans VApologie qu'il interroge trois types de citoyens : les démocrates d'Athènes (les politiciens), les poètes et les artisans. Rousseau questionne aussi ces concitoyens dans son Discours sur la science et les arts, mais il remet principalement en question les intellectuels (les philosophes) de son siècle et leur demande si les sciences et les arts qu'ils pratiquent peuvent véritablement garantir la vertu et la vie bonne.

La corruption des mœurs accompagne la plupart du temps le développement de la science et des arts. Cette modification dans les mœurs des citoyens risque même de compromettre la stabilité de l'État. Pour soutenir cette thèse, Rousseau utilise une comparaison entre Sparte et Athènes tirée de l'histoire.

Athènes devint le séjour de la politesse et du bon gout, le pays des orateurs et des philosophes. L'élégance des bâtiments y répondait à celle du langage. On y voyait de toutes parts le marbre et la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C'est d'Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus. Le tableau de Lacédémone est moins brillant. « Là, disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, et l'air même du pays semble inspirer la vertu ». Il ne nous reste de ses habitants que la mémoire de leurs actions héroïques. De tels monuments vaudraient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu'Athènes nous a laissés2?

Rousseau soutient qu'Athènes était une cité avec une architecture avancée, mais elle était instable sur le plan politique. On y a négligé l'essentiel, soit l'éducation morale et

2 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la

(12)

stable sur le plan politique. On s'y concentrait surtout sur l'enseignement de la vertu, entre autre militaire, ce qui lui assurait l'indépendance sur le plan politique.

Nos jardins sont ornés de statues et nos galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs d'œuvres de l'art exposés à l'admiration publique? Les défenseurs de la patrie? Ou ces hommes plus grands encore qui l'ont enrichie par leurs vertus? Non. Ce sont des images de tous les égarements du cœur et de la raison, tirées soigneusement de l'ancienne mythologie, et présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfants3.

D'après Rousseau, les produits des sciences et des arts nous sont également mal enseignés durant les premières années de notre éducation. Le simple fait qu'ils nous sont montrés trop tôt aurait pour effet d'exciter l'imagination à un âge où l'on a beaucoup de peine à la maîtriser. Si l'imagination et les facultés intellectuelles sont mal dirigées durant tout le développement de l'enfant, les passions risquent d'affecter le développement de la raison. Nous développerons une habitude pour ce qui nous procure des plaisirs éphémères au lieu d'entretenir notre goût pour la recherche et la compréhension de ce qui peut nous rendre véritablement heureux.

Rousseau utilise un autre argument renvoyant à la nature pour appuyer sa thèse. La nature nous a-t-elle créés afin que nous soyons avancés sur le plan technique? A-t-elle voulu que nous soyons lettrés ou rustiques? La nature nous montre que la pratique de la science et des arts est quelque chose de difficile à acquérir. Cela se démontre par le nombre de siècles, d'efforts acharnés que cela prend pour découvrir les secrets de la nature. La nature elle-même ne semble pas être en faveur du développement des sciences parce que les hommes ont de la difficulté à découvrir ses mystères. En fait, la nature nous envoie un message, elle nous prévient que la découverte de ses mystères peut s'avérer dangereuse si nous en abusons.

(13)

pour l'ensemble des citoyens, car elles assurent la survie et l'autonomie de la cité. Rousseau lui-même pratique les sciences et les arts, le problème n'est pas de vouloir les pratiquer, le problème est de les pratiquer d'une mauvaise manière.

Rousseau n'est pas radicalement contre la science et les arts, car il existe des personnes d'exceptions, c'est-à-dire quelques rares génies avec des facultés intellectuelles hors de l'ordinaire qui pratiquent la science et les arts sans que cela ne leur soit néfaste : par exemple Francis Bacon et René Descartes. Pour ces vrais penseurs, la pratique des sciences et des arts est une bonne chose, car ils les pratiquent non pas pour obtenir de l'admiration, mais simplement dans le but de mettre en œuvre leurs grandes compétences. Ces génies savent que leurs œuvres font d'eux les meilleurs citoyens si les fruits de leurs travaux sont pratiqués avec décence. Mais pour la plupart des gens, la pratique des sciences et des arts peut devenir quelque chose de nocif s'ils ne comprennent pas que cela fait aussi du mal. Newton est un scientifique extraordinaire. Le problème est que la majorité des scientifiques qui viendront après lui s'imagineront être aussi extraordinaires que lui, alors qu'ils n'ont fait aucune véritable découverte. Pourquoi ces soi-disant scientifiques persistent-ils à être autres qu'eux-mêmes? Rousseau nous dit qu'ils font de la science non pas parce qu'ils ont une passion de savoir, mais parce qu'ils veulent tout simplement obtenir une vaine gloire vis-à-vis du public. Le domaine des sciences n'est pas accessible à tout le monde, il est réservé à une élite. Rousseau voudrait que l'on crée des institutions sociales pour protéger la vertu et le cœur des êtres humains. La France du temps de Louis XIV et Louis XV a développé des institutions pour protéger la science et les arts. Rousseau admet que ceci est fort bien, mais il faut également protéger la vertu et le cœur. Il faut placer les gens d'exception dont nous avons parlé plus haut à l'intérieur de ces mêmes institutions afin qu'ils entreprennent une saine promotion des sciences et des arts. Ainsi ils nous enseigneraient à faire attention à leurs effets délétères.

Ces gens d'exceptions doivent aussi jouer un rôle auprès des chefs politiques afin de les aider à mieux gouverner. Nous savons que les gouvernants doivent prendre soin

(14)

du bien-être physique des citoyens, en les protégeant contre une attaque extérieure. Rousseau dit qu'il y a aussi des attaques intérieures : des attaques qui viennent dérégler la vertu et la santé du cœur. Ces gens d'exceptions ont pour rôle de cibler ce qui nuit à la santé du cœur : le fait de populariser les sciences, c'est-à-dire admettre que cela est pour tout le monde. Il faut de même rappeler à la plupart des gens ordinaires qu'ils n'ont pas besoin d'être savants ou d'être riches pour être bons. La sophistication n'apporte pas le bonheur. Pourtant, les gens ordinaires ne le croient pas, c'est pour cette raison qu'il faut les conforter dans leur simplicité.

Rousseau souligne ici une inégalité naturelle : il y a des êtres humains naturellement plus doués que d'autres quant à leur pratique des sciences. Mais cela ne veut pas dire qu'il prône l'inégalité entre les hommes. Le Premier Discours montre tout de même une défense de l'égalité et anticipe du même coup l'une des thèses du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Avant la création des sociétés, les hommes étaient égaux, innocents, vertueux et ne se comparaient pas entre eux.

On ne peut réfléchir sur les mœurs qu'on ne se plaise à se rappeler l'image de la simplicité des premiers temps. C'est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux et dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocents et vertueux aimaient à avoir les dieux pour témoins de leurs actions, ils habitaient ensemble sous les mêmes cabanes4.

Au fur et à mesure que les hommes se sont éloignés de cet état naturel, les inégalités non naturelles, par exemple le désir de domination, ou de comparaison, sont apparues comme un ver dans un fruit sain. Plus on développe les sciences et les arts, plus on développe des sociétés qui génèrent de la compétition, des esclaves, des paresseux et des égoïstes qui s'attaquent les uns les autres.

Le Premier Discours nous annonce la stratégie morale de Rousseau. L'accroissement des connaissances ne conduit pas à une amélioration morale, mais est

(15)

trouver une autre voie, c'est-à-dire le sentiment.

1.2-Le sentiment dans le Second Discours

Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau cherche à comprendre pourquoi les hommes sont devenus méchants et inégaux. Pour mieux voir l'origine du mal, Rousseau cherche en premier lieu ce qui caractérise fondamentalement l'homme. Au lieu de partir des faits empiriques ou historiques Rousseau se base sur une hypothèse et imagine l'homme à l'état de nature, c'est-à-dire un homme avant la création des institutions de la société. Il est nécessaire de définir comment était l'homme à l'origine en cherchant ses attributs essentiels, afin de mieux juger l'homme à l'état social. Rousseau nous avise qu'il faut voir sa démarche comme « des raisonnements hypothétiques et conditionnels; plus propres à éclaircir la nature des choses qu'à montrer la véritable origine »5. Si nous voulons comprendre le sentiment moral de l'être humain, nous devons le regarder avant qu'il ne se soit développé puisque, dans la plupart des cas, il se sera mal développé. Le Second Discours est important pour le sujet qui nous préoccupe, car nous y trouvons une première définition du sentiment par le biais d'une recherche anthropologique. L'autre définition du sentiment se trouve dans la Profession de foi, où cette fois le débat porte sur des questions métaphysiques et religieuses. U Emile a été condamné sur la place publique en 1762 notamment à cause des idées religieuses défendues par Rousseau dans la Profession de foi. L'archevêque de Paris de l'époque, Mgr Christophe de Beaumont, avait persuadé le Parlement de brûler publiquement l'œuvre, car il la considérait comme impie et ennemie de la religion chrétienne. Dans sa lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau se sent mal compris et tente de résumer l'ensemble de ses recherches comme suit : « L'homme fut créé bon; nous en convenons, je crois, tous les deux : mais vous dites qu'il est méchant parce qu'il

5 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, Paris, Gallimard,

(16)

a été méchant; et moi je montre comment il a été méchant. Qui de nous, à votre avis, remonte le mieux au principe? »6.

Qu'est-ce qui caractérise fondamentalement l'être humain dans l'état de nature sur le plan psychologique et sur le plan du cœur? Avant de nous dire ce qu'il est, Rousseau nous dit d'abord ce qu'il n'est pas :

Errant dans les forêts, sans industrie, sans paroles, sans domicile, sans guerre et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l'homme sauvage, sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n'avait que les sentiments et les lumières propres à cet état [...] il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu'il croyait avoir intérêt de voir, et [...] son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité7.

La définition de l'homme à l'état de nature de Rousseau est donc assez simple : cet homme a peu de besoins et il les satisfait. C'est pourquoi l'homme à l'état de nature ne dépasse pas la sphère de ses sensations, il ne pense pas, il ne juge pas, il n'imagine pas et il n'a pas encore conscience de sa propre existence. Ce n'est pas la raison qui le définit principalement. Contre un juriste célèbre du XVIIe siècle comme Pufendorf, qui prétendait que l'homme à l'état de nature était doué de raison et qu'il pouvait connaître la loi naturelle, Rousseau pour sa part insiste plutôt sur le caractère prérationnel de l'homme à l'état de nature.

Ce qui caractérise davantage l'homme originel, selon Rousseau, ce sont deux sentiments primitifs, c'est-à-dire l'amour de soi et la pitié. L'amour de soi est l'instinct de survie, c'est en quelque sorte un sentiment instinctif qui veille au bon fonctionnement et à la préservation du corps. C'est un sentiment primitif qui impose en même temps une limite à nos besoins naturels (boire, manger, dormir et s'accoupler). Et quand l'estomac de l'homme à l'état de nature est rempli et que d'autres veulent ses fruits, il ne leur fera pas violence puisque son besoin présent est satisfait.

6 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Lettre à Christophe de Beaumont, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la

Pléiade, Œuvres complètes, volume IV, 1969, p. 940.

(17)

Rousseau répond à la question du mal en faisant une distinction entre l'amour de soi et l'amour-propre. L'amour-propre n'est pas un sentiment primitif, il est artificiel, conventionnel et sans limites. L'amour de soi exprime de vrais besoins (manger, dormir, boire). L'amour-propre, de son côté, se développe quand les hommes vivent ensemble, et fait naitre en eux des nouveaux besoins, qui ne sont pas essentiels à leur vie. Nous pouvons sentir ces nouveaux besoins de manière aussi urgente que nos vrais besoins. Les nouveaux besoins sont en fait de faux besoins. Ces faux besoins ne viennent pas de notre corps, ils viennent d'un effet de comparaison de soi avec les autres. L'amour-propre est impossible à satisfaire puisque les autres ne nous perçoivent jamais comme on le souhaiterait. Selon Rousseau, c'est l'amour-propre qui crée en l'homme social tant de besoins inutiles et qui cause par le fait même tant de malheur entre eux.

Le citoyen toujours actif sue, s'agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses; il travaille jusqu'à la mort, il y court même pour se mettre en état de vivre ou renonce à la vie pour acquérir l'immortalité; il fait sa cour aux grands qu'il hait et aux riches qu'il méprise; il n'épargne rien pour obtenir l'honneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection et, fier de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'honneur de le partager8.

Le deuxième sentiment inné à l'homme naturel est la pitié, c'est-à-dire le fait d'éprouver de la répugnance à voir notre semblable souffrir. Rousseau pose la pitié comme principe de la conservation de l'espèce. Sans la pitié, la femme à l'état de nature ne s'occuperait pas de son propre enfant. Sans sa mère, il ne pourrait pas survivre et l'espèce s'éteindrait. La pitié est un principe régulateur, c'est-à-dire qu'elle met un frein à l'amour de soi. L'homme ne peut pas vivre uniquement avec l'amour de soi. Par exemple, la pitié empêche les plus forts de vouloir posséder tous les fruits. Même si la pitié prend naissance dans l'amour de soi, elle est encore plus fondamentale que celui-ci. La pitié donne l'humanité à l'homme, c'est-à-dire qu'elle est un principe qui lui permet de vivre avec ses semblables. Elle est le fondement même de toutes les vertus. La mère doit laisser son petit manger à sa faim, elle lui laissera de la nourriture, si elle n'écoutait

(18)

que son amour de soi, elle garderait tout pour elle : « telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire »9. Nous pouvons même observer ce principe naturel chez certains animaux. Rousseau résume ces deux sentiments naturels de la façon suivante : « L'amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu »10.

Mais cela veut-il dire que la pitié à l'état de société est moindre que celle à l'état de nature? Nous pouvons dire que la pitié à l'état social est moindre, car nous sommes en mesure de faire du tort à nos semblables même si nous éprouvons ce sentiment. La pitié n'a pas son origine dans les rapports entre les humains, elle n'est pas causée directement par ce rapport. Elle tire plutôt son origine de la nature elle-même, elle est l'élan spontané de la nature. Au début de l'histoire des sociétés, cette pitié naturelle s'est transformée par les influences des facultés nouvelles (la raison et l'imagination) qui n'étaient qu'en puissance chez l'homme à l'état de nature. Le rapport interhumain en société transforme le sentiment de pitié parce que cet appareillage nous pousse vers des choses inutiles et étouffe nos bons sentiments. La pitié est également en partie responsable de l'apparition de la conscience : « Grâce à l'union âme et corps, nous explique Yvon Belaval [...] la conscience s'est révélée, d'abord irréflexivement puis réflexivement, par la réaction affective de la pitié : elle reste liée à la réminiscence heureuse de son origine et s'impose avec le dogmatisme d'un instinct divin »n. Nous aborderons la question de cet instinct divin plus loin.

Pouvons-nous alors fonder la morale sur la pitié naturelle? Il y a un sentiment moral originel, mais ce n'est pas sur cette prémorale qu'il faut fonder la morale de l'homme civil. Robert Derathé dit que Rousseau n'aurait « pas réussi à ramener la vie morale à un principe unique. En réalité, il s'est contenté de juxtaposer à une morale de l'instinct une autre morale d'inspiration rationaliste, qu'il juge plus sublime, mais moins

9 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Second Discours, O.C. III, p. 154. wIhid, note XV, p.219.

11 BELAVAL, Yvon, « Rationalisme sceptique et dogmatisme du sentiment chez Jean-Jacques Rousseau »,

(19)

conforme à la vraie nature de l'homme »12. D'après lui, l'anthropologie rousseauiste contiendrait deux morales. La première est une morale de l'instinct dans laquelle la bonté naturelle tient lieu de moralité. Bien qu'elle soit à l'origine de la deuxième, elle n'est pas suffisante pour garantir la morale de l'homme à l'état civil. La deuxième est une morale de la conscience dans laquelle la raison fait office de guide pour la vertu. La morale et la vertu sont désormais difficiles, puisque leur application nous demande un effort dans notre condition sociale. Quelques hommes exceptionnels peuvent être véritablement vertueux. Mais si la morale est encore praticable à un certain degré dans nos sociétés corrompues, c'est bien plus parce que nous possédons encore les bienfaits d'une bonté naturelle indestructible.

Pourquoi l'homme est-il sorti de l'état de nature pour ensuite devenir méchant? D'après Rousseau, c'est parce qu'il est perfectible qu'il est sorti de son état d'origine. La perfectibilité est une disposition qui développe toutes les facultés de l'homme : l'imagination, la conscience et la raison. Suite à des catastrophes naturelles, les hommes ont été forcés de se regrouper entre eux et c'est dans ces contextes précis que leurs facultés, qui n'étaient d'abord que de pures virtualités, sont devenues actives. Selon Rousseau cette perfectibilité est inexistante chez les animaux : « l'animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans »13. Ce qui distingue l'homme de toutes les autres créatures de l'univers, c'est sa perfectibilité. Est-il pour autant plus heureux que l'animal parce qu'il est perfectible? La raison et la conscience n'auraient peut-être jamais vu le jour sans la perfectibilité, elles sont certainement des facultés qui peuvent rendre

l'homme heureux. Mais paradoxalement, Rousseau montre que la perfectibilité est également responsable de nos malheurs, parce qu'en développant la raison et l'imagination, l'homme est poussé à faire des comparaisons entre lui et ceux qui l'entourent. Certains sont plus beaux, d'autres sont plus fortunés et ces comparaisons le plongent aussitôt dans l'amour-propre, c'est-à-dire dans l'esclavage du regard des autres. C'est ce qui nous pousse à mépriser à la longue nos bons sentiments pour nous-mêmes et

12 DERATHÉ, Robert, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Paris, PUF, 1948, p. 119. 13 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Second Discours, O.C. III, p. 142.

(20)

pour les autres. Mais la raison, si elle est bien utilisée, peut assurer notre bonheur, comme elle peut aussi servir à faire du mal. D va sans dire que la perfectibilité est tout aussi responsable du progrès de l'humanité. Cette aptitude a contribué à l'épanouissement des sciences et des arts. Mais au fur et à mesure que nos connaissances se sont développées, nous sommes devenus dépendants d'une multitude de choses futiles, de sorte que nos mœurs et notre aspiration à la vertu se sont ramollies.

Cette perfectibilité, nous l'avons mentionné, a peu à peu éloigné l'homme de la prémorale originelle. Cette prémorale de l'état de nature est dictée par les sentiments primitifs : l'amour de soi et la pitié. À l'état social, ces sentiments ne se présentent plus en l'homme d'une manière spontanée, c'est pourquoi il doit faire usage de sa raison pour ériger les règles de la moralité. Rousseau ne dit jamais que l'homme ne doit pas faire usage de sa raison et il ne pense pas non plus que l'homme puisse espérer un jour retourner à cet état originel. L'homme social, par contre, doit du mieux qu'il le peut être conforme à cette morale naturelle. Sa raison peut seulement exprimer cette morale de manière analogique. En fait, le but de la raison est d'être en conformité avec les sentiments primaires de l'homme : la conservation de soi et le respect de la vie d'autrui. La morale n'a pas son fondement dans la raison selon Rousseau, mais dans le sentiment. Les sentiments d'amour de soi et de pitié définissent mieux ce qu'est l'homme à l'origine que la raison, puisque la raison est apparue après la chute de l'homme de l'état de nature vers l'état civil.

Comment Rousseau va-t-il établir ce nouveau fondement? Le Second Discours ne discute pas de la religion et de la morale naturelle pour l'homme à l'état civil. D n'établit pas une morale naturelle pour l'homme civil qui viendrait remplacer l'état de nature. Rousseau va ériger cette morale naturelle dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Cette morale naturelle pose problème puisque Rousseau tente de l'instaurer en poursuivant une critique de la raison et en critiquant les dogmes de la tradition chrétienne et de la philosophie de son époque. Regardons à présent comment la Profession de foi définira ce nouveau fondement de la morale et quels en seront les problèmes.

(21)

CHAPITRE 2-CRITIQUE DE LA RAISON 2.1-Pourquoi Rousseau critique-t-il la raison?

La première partie de la Profession de foi est essentiellement une critique générale de la raison et de la philosophie de l'intérêt dans laquelle Rousseau procède à l'élaboration d'une religion naturelle ou d'une morale basée sur le sentiment. Cette critique n'est pas faite seulement dans le but de montrer que la raison est mauvaise par rapport au sentiment, mais dans le but de trouver un fondement solide à la morale. Que reproche-t-il exactement à la raison? D'après Rousseau, les philosophes qui basent leur système uniquement sur celle-ci sont généralement trop fiers et dogmatiques. Ils écrivent des systèmes, non pas parce qu'ils aiment véritablement la philosophie, mais entre autres par amour-propre. Le problème avec ces soi-disant philosophes, c'est qu'ils prétendent avoir une connaissance sur des choses qui les dépassent totalement : par exemple la nature de leur propre raison ou la nature de Dieu.

Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j'examinai leurs diverses opinions. Je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n'ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres, et ce point, commun à tous, me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant14.

Les philosophes surestiment trop souvent leur raison alors que cette dernière est limitée. Ils ont tellement enfreint cette limite qu'ils sont à peine conscients des sophismes qu'ils commettent eux-mêmes et qu'ils se disputent inutilement. Vouloir tout expliquer uniquement par la raison est contre le bon usage de la raison même et mène directement au dogmatisme. Rousseau refuse d'ailleurs de se laisser convaincre par les arguments exclusivement rationnels sur la nature de Dieu ou sur l'immortalité de l'âme. Il est inutile d'argumenter sur ces questions, ces choses étant de toute manière inaccessibles à notre entendement. Un passage des Lettres Morales exprime bien cette idée et précise davantage ce qu'est la raison dans le vocabulaire de Rousseau.

14 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres complètes,

(22)

L'art de raisonner n'est point la raison, souvent il en est l'abus. La raison est la faculté d'ordonner toutes les facultés de notre âme convenablement à la nature des choses et à leurs rapports avec nous. Le raisonnement est l'art de comparer les vérités connues pour composer d'autres vérités qu'on ignorait [...] Mais il ne nous apprend point à connaître ces vérités primitives qui servent d'élément aux autres, et quand à leur place nous mettons nos opinions, nos passions, nos préjugés, loin de nous éclairer il nous aveugle, il n'élève point l'âme, il l'énervé et corrompt le jugement qu'il devrait perfectionner15.

Rousseau pense pouvoir se démarquer de ces penseurs rationnels et affirme que son analyse a principalement pour objectif une recherche. Il faudrait chercher ce qui nous empêche de voir nos sentiments naturels, c'est-à-dire ceux qui n'excitent pas l'orgueil et la méchanceté. Contrairement, aux soi-disant philosophes, Rousseau dit être motivé par « l'amour de la vérité »16 qu'il porte en lui. Sans ce sentiment inné en chacun de nous, la philosophie n'est pas possible. Au lieu de construire des systèmes inutiles dans le but d'obtenir l'admiration des autres, le vicaire considère qu'il est plus utile de « borner [ses] recherches à ce qui l'intéresse immédiatement »17. Étant donné que l'intelligence des êtres humains est limitée, il faut faire un choix dans ce que nous devons enseigner aux enfants. Il faut non seulement choisir ce qui leur est utile mais aussi il faut choisir le moment de leur développement pour leur enseigner. Mais comment sait-on ce qui nous importe immédiatement? Le vicaire répond à cette question en affirmant qu'il faut fermer les livres pour ouvrir celui de la nature et consulter notre sentiment intérieur.

Nous pourrions faire objection à Rousseau par la critique qu'il fait lui-même aux philosophes, c'est-à-dire en l'accusant de prétendre défendre son propre système simplement parce qu'il est le sien et qu'il tombe lui aussi dans l'amour-propre en faisant la critique des autres philosophes. Autrement dit, Rousseau ne tombe-t-il pas lui-même d'emblée dans la joute des philosophes qui s'entêtent dogmatiquement avec orgueil? Et où va-t-il chercher ce dogme du sentiment si ce n'est que dans son imagination? À cette objection, Rousseau répondrait sûrement qu'il n'écrit pas VEmile uniquement dans le but d'être bien perçu par les autres ou d'avoir de la gloire. Le problème est de comprendre

15 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Lettres morales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres

complètes, volume IV, 1969, p. 1090.

16 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Emile, O.C. IV, p. 570. 17 Ibid, p. 569.

(23)

pourquoi le sentiment en lui-même nous indique le bien. La réponse de Rousseau n'est qu'au fond une circularité, il répond seulement que c'est parce qu'il lui indique le bien. Lorsque nous voyons quelqu'un qui se conduit bien nous nous identifions automatiquement à lui. Il n'y a pas de démonstration du sentiment, c'est un fait, les êtres humains sont comme ça. Si nous essayions de construire une morale uniquement sur la base de la raison, Rousseau nous dit que l'on n'y arriverait pas. On pourrait effectivement voir clair, mais on pourrait tout aussi bien mettre la raison au service du mal. L'essentiel est simplement de constater le sentiment, et le travail de la philosophie consiste à enlever ce qui nous empêche de l'entendre. Il ne s'agit pas de construire la chose elle-même puisqu'elle nous est donnée originellement par la nature. Le but de Rousseau est de peindre son propre cœur18 en faisant abstraction du mieux qu'il peut des conventions sociales. Il nous dit qu'il serait temps d'avoir des philosophes qui se fient d'abord à leur sentiment intérieur et non pas uniquement à leur raison. Afin de mieux comprendre cette critique de la raison, nous allons comparer la pensée de Rousseau avec celle de Descartes.

2.2-Rousseau et Descartes

Dans le début de la Profession de foi, Rousseau crée un dialogue entre un vicaire et un jeune homme qui se trouve dans une condition sociale lamentable. Ce jeune homme vient récemment d'abandonner son pays et change de religion pour avoir sa pitance chaque jour. Le texte donne peu de détail sur les causes de ses malheurs. Mais le vicaire fait remarquer qu'à cause de cette situation précaire, ce jeune homme ne sent plus le bien moral en son intérieur.

Après avoir bien étudié ses sentiments et son caractère, le prêtre vit clairement que, sans être ignorant pour son âge, il avait oublié tout ce qu'il lui importait de savoir, et l'opprobre où l'avait réduit la fortune étouffait en lui tout vrai sentiment du bien et du mal. Il est un degré d'abrutissement qui ôte la vie à l'âme, et la voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu'à se nourrir19.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 566. thid, p. 562.

(24)

Le vicaire lui confesse qu'il a également eu des doutes à l'égard des institutions sociales et va lui montrer comment il s'est débarrassé de son « scepticisme apparent »20. De manière générale, le vicaire va adopter une démarche qui ressemble à celle qu'utilise Descartes pour arriver à découvrir certaines vérités indubitables et évidentes. Contrairement à Descartes, toutefois, nous allons voir que les évidences trouvées par le vicaire (Dieu, l'âme et la liberté) ne sont pas des certitudes claires et distinctes, ce sont plutôt des articles de foi qui peuvent être sentis par notre cœur. Ces sentiments sont indémontrables et pourtant notre cœur y adhère spontanément. Les articles de foi sont donc défendus de manière dogmatique, mais la raison, elle, reste dans le doute et ne peut les prouver, parce que ce sont des questions infiniment complexes. C'est pourquoi le vicaire se situe dans un « scepticisme involontaire »" . C'est malgré nous que notre raison est limitée, l'auteur de notre nature l'a voulu ainsi : nous sommes dans l'ignorance devant ces questions. Par contre, cela ne veut pas dire que nous ne devons plus utiliser notre raison. La raison est un partenaire fiable pour la conscience lorsque celle-ci est saine. Rousseau souligne que la raison a des limites et qu'il est inutile d'utiliser cette dernière seulement dans le but de gonfler nos connaissances, puisqu'il est impossible de tout savoir.

On croit parfois reconnaître la philosophie de Descartes dans la Profession de foi. Cependant, un lecteur attentif doit se méfier de ces apparences. Le vicaire se rapproche de ce penseur rationaliste seulement pour mieux s'en distancer. Dans le Discours de la méthode, Descartes cherche une vérité afin de fonder la science et pense que c'est avec la raison que l'on peut parvenir à la connaissance de cette vérité. L'homme peut, à partir de sa raison, maîtriser la nature, à condition qu'il possède la bonne méthode pour y arriver : « ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien » . Contrairement à Descartes, l'idée fondamentale derrière toute la pensée de Rousseau, c'est le sentiment, c'est-à-dire la conscience, la voix de la nature en nous. Voilà la vérité que cherche le vicaire. L'objectif de l'homme n'est pas d'avoir une méthode afin de

20 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 632. « Fuyez ceux qui sous prétexte d'expliquer la nature

sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leur adversaires ».

21 Ihid, p. 626.

(25)

construire des machines lui permettant de maîtriser la nature"'. Tout est en ordre dans la nature, il suffit d'écouter sa conscience pour s'en convaincre et il semble assez évident que l'homme risque de ne plus respecter l'ordre de la nature en tentant de la maîtriser. En nous imaginant capables de faire uniquement du bien avec la science et les arts, nous nous trompons, n a été exposé plus haut que ce bien peut rapidement se défigurer et apporter beaucoup de mal dans notre vie en société.

Contrairement à Descartes, Rousseau prétend que la raison n'est pas innée en l'homme, ce n'est pas quelque chose qui nous vient de Dieu, mais plutôt une faculté qui s'est développée au fil de l'histoire de la société. Rousseau pense qu'elle s'est mal développée et c'est d'ailleurs pourquoi elle n'est pas l'unique guide en matière de morale, parce qu'elle peut nous tromper. En revanche, les mouvements de notre conscience et la voix de la nature sont toujours droits et demeurent indépendants de la raison. La raison, de son côté, n'est pas toujours droite, car nous pouvons nous tromper lorsqu'il s'agit de savoir si une chose est vraie ou fausse. L'homme a également la liberté de s'en servir pour faire le mal. Il peut préparer un mauvais coup avec sa faculté d'évaluer et de juger, mais il peut aussi être retenu de le faire s'il écoute la voix de sa conscience. Cela voudrait-il dire que la conscience est supérieure et que Rousseau déconsidère la raison? Bien qu'il affirme que la raison ne soit pas naturelle et qu'elle nous trompe, cela ne veut pas dire qu'elle ne puisse s'accorder avec la conscience. La conscience est un mouvement spontané qui nous fait aimer le bien et haïr le mal. Malheureusement nous n'avons pas pris l'habitude de l'écouter. Dès les premiers instants que les hommes se sont regroupés pour vivre en société, notre raison s'est éveillée. Cette grande modification à l'intérieur de l'homme a fait en sorte que nous pouvons écouter une autre voix que celle de la conscience. La raison permet d'établir des comparaisons entre différents objets, et à force de comparer des objets, nous en sommes venus à nous comparer entre nous. Dès cet instant nous nous sommes enchaînés au regard des autres. La raison ne nous fait pas aimer le bien et haïr le mal. Bien qu'elle nous permette de penser et de connaître, la raison motive parfois l'homme à faire le mal.

(26)

Descartes remarque une défiguration de la raison dans le domaine de la science et affirme que la plupart des scientifiques sont remplis de préjugés. S'ils ont des préjugés, pense Descartes, c'est parce qu'ils n'ont pas de méthode et qu'ils ont peu de patience pour trouver la bonne. Quand nous n'avons pas de méthode et qu'en plus nous précipitons nos jugements, il y a peu de chance que nous ne tombions pas dans l'erreur. Dans le domaine de la science, nous avons besoin d'une méthode pour bien conduire notre raison, et ultimement avoir une morale solide. Mais la morale n'est pas ce qui préoccupe Descartes en premier. Rousseau, pour sa part, ne voit pas les choses de la même manière. Notre raison doit principalement servir notre conscience, c'est-à-dire le sentiment intérieur qui guide nos actions morales.

L'appétit des sens tend à celui du corps, et l'amour de l'ordre à celui de l'âme. Ce dernier amour développé et rendu actif porte le nom de conscience; mais la conscience ne se développe et n'agit qu'avec les lumières de l'homme. Ce n'est que par ces lumières qu'il parvient à connaître l'ordre, et ce n'est que quand il le connaît que sa conscience le porte à l'aimer. La conscience est donc nulle dans l'homme qui n'a rien comparé, et qui n'a point vu ses rapports24.

Ce qui importe d'abord n'est pas de trouver comme Descartes un système total du savoir, qui pourra ensuite fonder une morale parfaite. Ce qui importe d'abord est que notre raison soit en conformité avec la conscience.

Une similitude entre les deux penseurs est la critique qu'ils font, chacun à leur façon, des autorités issues de la tradition : la philosophie scolastique chez Descartes et la tradition philosophique et religieuse chez Rousseau. Au début du Discours de la méthode, Descartes nous avise d'emblée que son but n'est pas de transmettre la méthode que tout le monde doit suivre pour bien utiliser sa raison, et de prétendre que l'enseignement scolastique ne vaut plus rien. D ne serait pas raisonnable qu'un « particulier fît dessein de réformer un État, en y changeant tout dès les fondements [...] ni même aussi de réformer le corps des sciences, ou l'ordre établi dans les écoles pour les enseigner » . Descartes

24 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Lettre à C. de Beaumont, O.C. IV, p. 936. 25 DESCARTES, René, Discours de la méthode, Nathan, p. 42.

(27)

essaie seulement de nous montrer comment il a procédé pour bien conduire sa raison" . Un peu dans le même ordre d'idée, le vicaire nous avise qu'il n'a aucune intention de nous endoctriner : « Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon discours; c'est tout ce que je vous demande »27. Le vicaire ne cherche pas à montrer que les religions positives ne valent rien. Il nous dit simplement que nous avons en nous-mêmes un guide infaillible pour conduire nos actions : c'est la conscience. Tout le monde est libre d'écouter sa conscience ou non, mais Rousseau nous rappelle qu'il est peut-être plus simple d'apprendre à l'écouter que de s'acharner à répéter par cœur un enseignement qui ne coïncide pas toujours avec nos sentiments.

Rousseau et Descartes font aussi tous les deux une critique de la philosophie et utilisent le doute pour trouver un fondement solide à ce qu'ils cherchent. Cependant, ils ne doutent pas pour les mêmes raisons et leur doute ne porte pas sur le même objet. Le vicaire doute de l'enseignement moral et religieux qu'il a reçu. Descartes, lui, doute de l'enseignement scolaire qu'il a reçu et constate un échec dans l'ordre de la science. Chez Descartes, le doute est théorique, intellectuel et volontaire. Il est aussi systématique, il doute de tout, entre autres du monde extérieur, de ses sens et de son imagination, dans le but d'arriver à trouver quelque chose de certain pour fonder la science. La première règle de la méthode de Descartes est de rechercher ce qui est clair et distinct pour l'avancement de la connaissance scientifique. Voici comment il énonce cette première règle :

[...] ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidement être telle : c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute28.

Qu'est-ce que l'évidence pour Descartes? Une idée est évidente quand nous la percevons clairement et distinctement par les lumières de notre raison, c'est-à-dire par une intuition

"* DESCARTES, René, Discours de la méthode, Nathan, p. 36.

27 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 566.

(28)

intellectuelle. L'intuition ici n'a rien de sensible, elle a sa source dans notre raison. Qu'est-ce qu'une idée claire et qu'est-ce qu'une idée distincte? Une idée est claire quand elle s'impose d'elle-même à l'esprit et que l'on y voit tous ses éléments. Une idée est distincte lorsqu'on ne peut pas la confondre avec une autre idée. Donc, ce qui est évident doit forcément être indubitable : il ne doit pas y avoir le moindre doute. La recherche de la vérité selon Descartes doit commencer par le doute, puisque si la vérité était évidente, nous la posséderions déjà et on ne la chercherait pas.

Le vicaire, quant à lui, transpose cette règle dans le domaine de la pratique et prend pour certitude l'évidence du sentiment intérieur, c'est-à-dire une évidence qui nous pousse à la bonne action et éclaire notre raison quand celle-ci n'est pas aveuglée par un cœur corrompu29. Le vicaire se tourne vers une philosophie qui met l'accent sur ce qui nous aide à bien agir. Voici comment il transforme la première règle de Descartes.

Portant donc en moi l'amour de la vérité pour toute philosophie, et pour toute méthode une règle facile et simple qui me dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends sur cette règle l'examen des connaissances qui m'intéressent, résolu d'admettre pour évidentes toutes celles auxquelles dans la sincérité de mon cœur je ne pourrai refuser mon consentement, pour vraies, toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec ces premières, et de laisser toutes les autres dans l'incertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien d'utile pour la pratique .

La connaissance pratique s'impose à l'homme « en dépit de ses efforts et de ses désirs » . Il cherche ce qui est évident pour son cœur et sa vie pratique. Le doute n'est pas intellectuel pour le vicaire, il est surtout pratique parce que ce n'est pas uniquement la raison qui nous sert de guide en morale. Cela ne veut pas dire que la raison n'a pas de rôle : elle doit être en harmonie avec notre cœur. Si notre cœur est sain, nous saurons mieux faire usage de notre raison. Il est plus urgent d'établir une morale solide que d'entreprendre des recherches épistémologiques comme Descartes. Il est donc impossible

29 GOUHIER, Henri, « Ce que le Vicaire doit à Descartes », Genève, A. Julien, Annales de la société J.-J.

Rousseau, volume 35, 1959-1962, p. 143.

30 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 570.

(29)

pour le vicaire de se réfugier sous une morale provisoire comme l'a fait Descartes dans la troisième partie du Discours de la méthode.

Si l'objet du doute est dissemblable chez Rousseau et Descartes, on retrouve néanmoins des inspirations cartésiennes chez le vicaire. L'entreprise du doute pour ces deux philosophes est une remise en question de nos connaissances acquises par la tradition dans le but de critiquer celles qui ont une justification inappropriée. Ils recherchent des évidences et visent tous deux un retour aux choses simples. Mais ils ne cherchent pas les mêmes évidences. Descartes remarque que les philosophes de son temps sont trop avides de philosophie spéculative, entre autres, de philosophie scolastique. Il juge que cette philosophie est trop compliquée et surtout inefficace à l'avancement de la science, il invite son lecteur à revenir aux choses simples, claires et distinctes pour son esprit : le cogito. Le vicaire, quant à lui, invite les philosophes de son temps à retourner à la simplicité de leur cœur, c'est-à-dire notre sentiment intérieur, la conscience, car ce sentiment est toujours droit et nous indique comment nous devons agir. Ce ne sont pas des systèmes philosophiques complexes qui nous guident en morale.

Rousseau et Descartes ne sont pas des penseurs sceptiques qui doutent seulement dans le but de douter. Ils utilisent plutôt le doute dans le but d'arriver à quelque chose de solide. Pour ces deux philosophes, le doute est un état insupportable et ce n'est pas tout le monde qui peut se livrer sans danger à cet exercice. Descartes dit : « La seule résolution de se défaire de toutes opinions qu'on a reçu auparavant en sa créance, n'est pas un exemple que chacun doit suivre »32. De son côté Rousseau écrit :

J'étais dans ces dispositions d'incertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible, il n'y a que l'intérêt du vice ou la paresse de l'âme qui nous y laisse. Je n'avais point le cœur assez corrompu pour m'y plaire, et rien ne conserve mieux l'habitude de réfléchir que d'être plus content de soi que de sa fortune33.

DESCARTES, René, Discours de la méthode, Nathan, p. 43. ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 567.

(30)

Pour Rousseau, il est dangereux de douter si notre cœur est corrompu par nos préjugés, ou si notre esprit est paresseux. Le vicaire montre à son interlocuteur comment on doit utiliser le doute, car il n'est pas une fin en soi et il faut de l'expérience pour se détacher de ses préjugés. Contrairement à Rousseau, Descartes ne parle pas du cœur. Si notre raison est corrompue c'est à cause de notre manque de méthode et de fermeté dans nos jugements. Descartes fonde sa méthode sur le cogito, c'est-à-dire sur le fait qu'il ne peut pas douter qu'il y ait en lui un sujet qui doute. Par la négation de nos sens et du monde extérieur, il en résulte une affirmation de la pensée qui doute. À l'instant même où l'on doute de tout, et du fait que l'on doute de tout, nous sommes assurés de l'existence de la pensée qui doute. C'est sur un tel principe que Descartes fonde toute son entreprise : le « je pense donc je suis ». Si l'on n'existait pas, il est évident que l'on ne penserait pas.

Voici comment Descartes affirme le cogito dans la deuxième des Méditations métaphysiques.

Qu'est-ce qu'une chose qui pense? C'est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. [...] II est de soi si évident que c'est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour l'expliquer34.

Le cogito est la première évidence sur laquelle Descartes s'appuie pour justement se sortir du doute. Mais de quoi Descartes doute-t-il au juste? Nous avons dit qu'il doute de presque tout : il se demande si l'exercice de ses cinq sens est source de vérité. D se demande si les choses matérielles existent. Il se demande s'il existe lui-même. Pour Descartes, l'imagination et les sensations sont sources d'erreur, mais il reste qu'il y a un sujet qui a conscience d'imaginer et de sentir. C'est dans la deuxième méditation que Descartes laisse entendre que ce ne sont pas les sens qui font connaitre les objets matériels (ici un morceau de cire), mais que c'est uniquement l'entendement qui les définit : « E faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y que mon entendement seul qui le

(31)

conçoive »35. Descartes veut montrer dans ce passage que les propriétés matérielles de la cire sont beaucoup plus difficiles à connaitre que le sujet qui pense et qui juge. À ce stade des méditations, l'existence du monde extérieur n'est pas encore certaine. On ne sait pas si le morceau de cire existe vraiment. Ce qui est clair, c'est qu'il existe un sujet qui évalue le morceau de cire.

Rousseau, pour sa part, ne s'intéresse pas vraiment à ces questions. Il ne se demande pas si le monde extérieur existe et il ne doute pas de l'existence des choses sensibles. Il ne pose pas des questions d'ordre épistémologique, il pose plutôt des questions qui ont rapport avec la vie pratique et la liberté du sujet. Voici les questions que le vicaire se pose d'abord.

Mais qui suis-je? Quel droit ai-je de juger les choses, et qu'est-ce qui détermine mes jugements? S'ils sont entraînés, forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront d'elles-mêmes, sans que je me mêle de les diriger. Il faut donc tourner d'abord mes regards sur moi pour connaître l'instrument dont je veux me servir, et jusqu'à quel point je puis me fier à son usage36.

Quel est l'instrument dont le vicaire parle ici? Il parle de la partie active de l'âme et du libre arbitre. Lorsqu'il se pose la question: « Qui suis-je donc? », la première chose qui lui vient à l'esprit et à laquelle il est contraint de répondre est : « J'existe et j'ai des sens par lesquels je suis affecté »37. Voilà la première vérité dont le vicaire se sert pour se sortir du doute. À la différence de Descartes, ce cogito rousseauiste n'admet pas qu'il existe des idées innées, le monde extérieur matériel existe par la simple sensation que la matière provoque en nous. Par contre, il y a une force active en nous qui a la capacité de comparer et d'associer des idées, et cette force active n'a pas sa source dans nos sensations : « Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations [...]; toujours est-il vrai qu'elle est en moi et non dans les choses, que c'est moi seul qui la produis, quoique je ne la produise qu'à l'occasion de

35 DESCARTES, René, Les méditations métaphvsiques, Bordas, p. 25 36 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 570.

(32)

l'impression que font sur moi les objets » . En effet, l'existence du moi n'est pas le résultat de la somme de nos sensations. Ce sentiment d'existence se rattache à une volonté active qui ordonne nos sensations. Nous voyons donc que Rousseau reste en partie fidèle à la tradition empiriste, car l'acquisition de la connaissance a pour lui un fondement dans les sens. Mais il reste fidèle aussi à la pensée de Descartes, car l'être humain est aussi actif, il n'est pas purement sensitif, il est aussi capable de discerner et de comparer différents concepts. De ce rapport entre corps et âme émerge un sentiment, un peu obscur, mais indéniable :

[...] et quoi qu'en dise la philosophie, j'oserai prétendre à l'honneur de penser. Je sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que j'en porte, plus je suis sûr d'approcher de la vérité; ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus qu'à la raison est confirmée par la raison

39

même .

Rousseau fait intervenir la « psychologie de l'erreur pour illustrer sa pensée »40. C'est lorsque nous intervenons pour affirmer, ou nier, qu'il y a erreur, et non pas lorsque nous sentons. Nos sens ne nous permettent pas d'établir des liens ou des différences entre nos impressions, c'est le jugement qui nous dit que l'objet que nous sentons avec nos sens est bien celui que nous voyons. Même si l'activité de la force active est déclenchée par la sensation de la matière, il reste que c'est notre jugement qui est capable d'établir des rapports entre les objets de nos sensations.

Dans sa sixième méditation, Descartes revient sur la question de l'existence des choses matérielles et examine s'il peut les connaître avec ses sensations. Il nous dit d'abord que les idées qui lui viennent de ses sens se présentent à sa pensée malgré sa volonté.

J'expérimentais qu'elles [les idées sensibles] se présentaient à elle [ma pensée], sans que mon consentement y fût requis [...] il n'était nullement

3S

39 Idem.

ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 573.

(33)

en mon pouvoir de ne pas les sentir. Et parce que les idées que je recevais par les sens étaient beaucoup plus vives, plus expresses, et même à leur façon plus distinctes [...] il semblait qu'elles ne pouvaient procéder de mon esprit; de façon qu'il était nécessaire qu'elles fussent causées en moi par quelques autres choses41.

Il y a chez Descartes et Rousseau un dualisme du corps et de l'âme. Descartes est ici certain que l'âme et le corps sont deux facultés distinctes, car l'une est active et l'autre est passive. Le corps a la faculté passive de sentir et de reconnaître les idées sensibles. Mais cette faculté corporelle serait parfaitement inutile sans la force active de l'esprit, car cette dernière connaît et saisit l'idée sensible du corps perçu par les sens. Descartes admet que la nature lui enseigne une certaine vérité dans les sensations et les sentiments (émotions, désirs, douleurs) que nous éprouvons, mais ceux-ci n'ont pas de valeur scientifique.

Or cette nature m'apprend bien à fuir les choses qui causent en moi le sentiment de la douleur, et à me porter vers celles qui me communiquent quelque sentiment de plaisir; mais je ne vois point qu'outre cela elle m'apprenne que de ces diverses perceptions des sens nous devions jamais rien conclure touchant les choses hors de nous, sans que l'esprit les ait soigneusement et mûrement examinées. Car c'est, ce me semble, à l'esprit seul, et non point au composé de l'esprit et du corps, qu'il appartient de connaître la vérité de ces choses-là42.

U est cependant un seul cas où la pensée est unie à l'étendue : en l'homme. Notre propre existence montre que l'étendue peut modifier la pensée. Par exemple, dans les passions, l'esprit subit les influences du corps. Aussi, la pensée peut agir sur l'étendue. Quand nous faisons des mouvements volontaires, par exemple le simple fait de bouger le bras, c'est notre âme qui meut notre corps. Or cette union pose problème, car nous voulons comprendre comment ce qui n'est pas matériel peut mouvoir la matière. Pour Descartes, comme pour Rousseau, il s'agit moins d'expliquer cette union que de la constater, c'est-à-dire que quand nous essayons de l'expliquer, nous nous fatiguons inutilement parce que

41 DESCARTES, René, Les méditations métaphysiques, Bordas, p. 77. 42 Ihid, p. 85.

(34)

nos efforts sont vains. Par contre, si nous nous contentons de la vivre, cette union est une évidence indubitable.

Descartes donne ainsi une place au sentiment. Il admet qu'il y a une expérience qu'il appelle sentiment où les deux substances se touchent, mais il n'accorde pas de certitude à cela du point de vue de la connaissance : on ne connaît pas le sentiment, mais il faut reconnaître qu'il existe. Rousseau, lui, fait de ce sentiment le cœur de sa théorie morale. Cette morale du sentiment s'exprime par une religion naturelle qui elle comporte trois articles de foi. Regardons maintenant en quoi consiste cette religion.

(35)
(36)

CHAPITRE 3-LA RELIGION NATURELLE DU VICAIRE 3.1-Les deux premiers articles de foi

Le premier article de foi de la religion naturelle se fonde sur la croyance que la matière ne se meut pas d'elle-même et qu'elle est ordonnée par une intervention extérieure. À l'inverse de la thèse matérialiste, qui stipule que la matière existe par elle-même et qu'elle est le seul ingrédient de l'univers, le vicaire affirme qu'il y a une cause première (Dieu) au mouvement de la matière.

La principale qualité de la matière est d'être au repos : « Quand donc rien n'agit sur la matière, elle ne se meut point, et par cela même qu'elle est indifférente au repos et au mouvement, son état naturel est d'être en repos »43. Le mouvement n'a pas son principe dans la matière, c'est Dieu qui est la cause du mouvement de la matière44. Mais il existe une autre sorte de mouvement dans les corps : le mouvement spontané ou volontaire. Ici, la cause motrice n'est pas étrangère au corps mû, elle provient de notre volonté active qui ordonne la matière passive45. Le vicaire dit simplement : « Vous me demanderez encore comment je sais donc qu'il y a des mouvements spontanés; je vous dirai que je le sais parce que je le sens. Je veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait d'autres causes immédiates que ma volonté »46. Ce sentiment est la manière par laquelle nous prenons conscience de nous-mêmes.

Une fois que le vicaire prend conscience de lui-même par le sentiment, il dit que l'homme est peut-être le seul être sur cette terre qui soit conscient de lui-même, puisque ça ne semble pas être le cas des animaux. Ceux-ci possèdent également une volonté spontanée, mais ils ne semblent pas être conscients de cela. L'homme a une place exceptionnelle dans le monde et il peut prendre acte de cette position unique sans être un grand philosophe ou un grand théologien : « De mon premier retour sur moi nait dans mon cœur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour l'Auteur de mon

43 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 574.

44 VARGAS, Yves, Introduction à l'Emile, Paris, PUF, 1995, p. 166. 45 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 574.

(37)

espèce, et de ce sentiment, mon premier hommage à la divinité bienfaisante »47. La bonté de Dieu nous est accessible à tous puisque nous possédons tous la capacité de prendre conscience de nous-mêmes, non pas par des raisonnements, mais par un sentiment qui est à la portée de tout le monde.

Le vicaire n'admet pas l'idée selon laquelle la matière s'organiserait d'elle-même, tout simplement parce que notre esprit semble incapable d'admettre cette idée. Il est peut-être plus naturel pour notre esprit de postuler une origine métaphysique au mouvement, à savoir une volonté divine. Il semble que nous soyons en mesure de rendre compte de cette volonté puisque nous nous reconnaissons comme étant libres de conduire nos actions : le monde matériel extérieur « est en mouvement, et dans ses mouvements réglés, uniformes, assujettis, à des lois constantes, il n'y a rien de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de l'homme et des animaux » . Donc, nous ne pouvons pas nous figurer la matière comme étant le principe premier du mouvement, cela reviendrait à concevoir un effet sans cause.

Bien sûr, un matérialiste des Lumières comme La Mettrie peut objecter à cela en défendant l'idée selon laquelle la matière est animée par des forces particulières qui viennent du hasard et qu'elle est pourvue d'un dynamisme interne autosuffisant.

L'étendue et sa force motrice, ne sont que des puissances de la substance des corps, car de même que cette substance est susceptible de mouvement sans en avoir effectivement, elle a toujours, lors même qu'elle ne se meut pas, la faculté de se mouvoir. [...] C'est au froid et au chaud qu'on doit, à mon avis, réduire, comme ont fait les Anciens, les formes productives des autres formes, parce qu'en effet c'est par ces deux qualités actives générales que sont vraisemblablement produits tous les corps sublunaires. [...] il est assez évident que la matière contient cette force motrice qui l'anime et qui est la cause immédiate de toutes les lois du mouvement4 .

47 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 583. 48 Ihid, p. 575.

(38)

Le vicaire répond en affirmant ceci : « Plus je multiplie les forces particulières, plus j'ai de nouvelles causes à expliquer, sans jamais trouver aucun agent qui les dirige »50. Pour dire les choses franchement, cela ne réglera absolument pas le problème. D'ailleurs, cela ne servirait qu'à nous transporter dans un débat laborieux et tout à fait inutile. C'est pourquoi le vicaire préfère se rendre à l'évidence et réfute le matérialisme par son premier article de foi : « Je crois qu'une volonté meut l'univers et anime la nature »51. Donc, cet article de foi place Dieu comme le premier moteur du mouvement de la matière.

Mais dire que Dieu existe parce qu'il le sent n'est pas présenté par le vicaire comme une démonstration rigoureuse. Si le vicaire n'argumente pas, c'est qu'il veut éviter d'expliquer des choses qu'il ne comprend pas. Connaître ce que c'est que la matière est une lourde tâche. Le vicaire préfère s'en remettre à son ignorance. D avoue qu'il « comprend que le mécanisme du monde peut n'être pas intelligible à l'esprit humain, mais sitôt qu'un homme se mêle de l'expliquer, il doit dire des choses que les hommes entendent »52. Le vicaire est bien conscient du fait que sa position est fragile : « Le dogme que je viens d'établir est obscur, il est vrai, mais enfin il offre un sens et il n'a rien qui répugne à la raison ni à l'observation; en peut-on dire autant du matérialisme »5~? Au lieu d'une démonstration deductive, Rousseau aime mieux nous faire le récit de son vicaire. Avec des exemples et des idées simples, il s'efforce de nous ramener, du mieux qu'il le peut, aux réalités de notre monde.

Ensuite, le vicaire expose son second article de foi : « Si la matière mue montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois montre une intelligence »M. Ce dogme souligne l'importance du premier moteur qui anime la matière et ajoute qu'il l'anime non pas de manière hasardeuse, mais d'une façon extraordinairement bien organisée. Il est plus simple d'être à l'écoute de cette harmonie que de concevoir la matière comme si elle s'organisait elle-même de manière aléatoire. De plus, il est possible pour tout le monde

50 ROUSSEAU, Jean Jacques, Emile, O.C. IV, p. 578. 51 Ihid, p. 576.

52 Ibid, p. 578. 53 Ibid, p. 576. 54 Ihid, p. 578.

(39)

de sentir cette harmonie simplement en observant le spectacle de la nature : « Non seulement dans les Cieux qui roulent, dans l'astre qui nous éclaire; non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l'oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu'emporte le vent »55. Il est peut-être mieux de sentir cette harmonie que de compter sur notre raison qui érige des systèmes plus ou moins vrais. Contre ceux qui érigent de tels systèmes, le vicaire s'insurge en disant : « ...que vous sert de me réduire au silence si vous ne pouvez m'amener à la persuasion, et comment m'ôterez-vous le sentiment involontaire qui vous dément toujours malgré moi? »56.

En résumé, ces deux dogmes nous disent peu de choses sur la nature de Dieu. Nous pouvons tout de même parler de ses attributs généraux : il est volonté et intelligence. Nous savons que cet être existe, mais nous ne pouvons absolument pas connaître ses intentions. Il ne sert à rien de mettre toute son énergie dans ce genre de recherche : « Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai pas sur la nature de Dieu »57. Au lieu des discours systématiques traditionnels sur Dieu et des prétendus savoirs des philosophes (matérialistes), Rousseau nous rappelle à l'ignorance socratique. Il est préférable de nous connaître nous-mêmes, c'est-à-dire de prendre conscience, grâce à notre sentiment intérieur, de la place qu'occupe l'homme dans l'ordre de l'univers, de sa finalité et de ses responsabilités vis-à-vis son existence et sa liberté. C'est le sentiment intérieur qui nous guide dans la recherche d'une vérité utile. C'est pour cette raison que le vicaire dit : « Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage; je le vois, ou plutôt je le sens »" . Il y a une volonté qui organise la matière et, de manière analogique, le vicaire sent qu'il y a également une volonté ou un sentiment intérieur qui organise les passions du corps dans tous les êtres humains.

55 Idem.

56 Ihid, p. 579. 51 Ihid, p. 581. 58 Ihid, p. 580.

Références

Documents relatifs

Vous commenterez et discuterez cette formule en la confrontant aux trois oeuvres du programme : Macbeth de William Shakespeare, Profession de foi du vicaire savoyard de

Sur ce voyage auquel il ne consacre que trois lignes, et en particulier sur le site des Iles Borromées, Rousseau aurait bien voulu revenir plus tard, et entrer dans plus de

A nouveau le 4 Octobre Madame Boy de la Tour lui envoie un courrier détaillé, daté de Lyon : Voici une note qui contient la pelleterie qui sera de durée; si vous aimez le léger,

Dès lors, le Manuscrit trouvé à Saragosse s’apparente en bien des points à un vaste laboratoire dans lequel des personnages cobayes subissent l’expérience

On peut suivre le propre cheminement de Barbara, et c'est donc cette précaution qui va émouvoir : au début, dans la première strophe, la comparaison est quasi annulée par

Correct.TP coupe tube + Matériaux.. - Unité d'usinage notice 4h

La spécificité : dominantes et parallèles

Constatant que les avis comminatoires précités se référaient expressément aux loyers de février 2009 et indiquaient clairement les montants dus (de même que le délai de paiement