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Martine Touchette
Mémoire présenté à la
Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de
Maîtrise ès Lettres
Départecment de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal
Mars 1995
•
o
. © Martine Toucl1ètte, 1995
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Bien qu'ils s'appuient sur des domaines d'investigation et des idéologies apparemment fort différents, Freud et Bakhtine participent. tous les deux à ce courant qui, au XXe siècle, bouleverserait les fondements de la pensée positiviste et modifierait profondément la conception traditionnelle de la science, du langage, de même 'lue la vision cartésienne de la conscience et du sujet humain. La pensée de l'un comme de l'autre dépasse d'ailleurs largement l'objet premier de leurs recherches: si Freud applique les principes de l'inte.prétation des rêves à l'étude des oeuvres littéraires, Bakhtine étend sa théorie du roman et questionne la polyphonie et le dialogisme de tout langage. Dans la conception du discours littéraire de Bakhtine et dans celle des l'êves de Freud, les signes, les discours et les multiples intentions ou affects qui les animent, sont sans cesse en interaction dynamique et' obéissent, semble-t-il, à des mécanismes de transformation semblables. Le problème de l'interprétation est au centre de leurs oeuvres. Les deux auteurs sont à la fois des théoriciens et des analystes dont la théorie de la littérature, des discours, du travail du rêve, passe nécessairement par un acte d'interprétation. On connaît le rôle joué par les romans àe Dostoïevski dans le travail théorique de Bakhtine. De même chez Freud, les principes du travail du rêve, selon ~secs~propres affirmations, ne s'élaborent qu'à mesure de l'interprétation. Aussi faut-il penser que chez lui comme le chercheur russe, la thforie est toujOUl"S dans un rapport de complicité active avec" l'ÙîterprétaÜon, que l'une et l'autre ,- se reflètent et se déterminent sans cesse mutlfellement. Une analyse comparée de leurs textes peut mettre en évideri~e. la proximité de la démarche des deux penseurs" mais révéler aussi ses écarts, avec leurs i::conséquences ati point d,e vue
•
•
.-\BSTR.~CT
Even if they rely on apparently quite different invest.igation domains and ideologies, both Freud and Bakhtin participat.e h thllt current which in the XXth century would upset the foundation of the positivist thought and would modify profoundly the trllditionlll conception of science, language ani! the cartesilln vision of the conscience and of the human subject. The thought of one as of the other, therefore, surpasses largely the principal reason of their resellrch: If Freud applies th" principles of the interpretation of dreams 1.0 the study of literary works, Bakhtin expands on the novel theory and questions polyphony ami dialogism of ail langage. In conception of the literary speech of Bakhtin and of the dreams of Freud, the signs, the speeches and the multiple intentions ,or affects that animate them are constantly in dynamic interaction and obey il. seems, 1.0 mechanism of similar transformation. The problem of interpretation is al. the center of their works. The two authors are al. the same time theoreticians and analysts of wholU the
theory of literature, of speeches, of work and dreams, pass necessarily by an act of interpretation. We are aware of the l'ole played by the novels of Dostoievski on the theoretical work of Bakhtin. For Freud also,' the principles of the work on dreams, according 1.0 is own affirmation develop with the interpretation process. We have 1.0 think that fol' him as fol' the russian researcher, the theory is always in a link of active complicity with the interpretation; that one and the other are constantly Illut;ually reflected and determined. A compared analysis of their texts can put in evidence the proximity oi the thought processes of the thinkers, but can reveal also the differences, with their consequences l'rom the point of view of ideology, ontology, even ethics.
,,-':~\,
.-•
Il
"
Merci au professeur Diane Desrosiers·Bonin pour l'aide généreuse et la confiance qu'elle m'a accordées.
•
•
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 1
PROBLÈME DES ÉCRITS SUR LE FREUDISME DANS
L'OEUVRE DE BAKHTINE 10
L'APPROCHE FORMALISTE 17
L'APPROCHE LINGUISTIQUE 18
L'APPROCHE MARXISTE 21
L'APPROCHE DES SUBJECTIVISTES INDIVIDUALISTES 23 PAR DELÀ L'OBJECTIVISME ET LE SUBJECTIVISME 33
LE SUJET PARLANT 39
BAKHTINE 39
FREUD 48
UNE RHÉTORIQUE DE LA PAROLE 55
LE LANGAGE EN TANT QUE PHÉNOMÈNE OBJECTAL ET
INTENTIONNEL 60
LE DISCOURS INDIRECT 72
LA CONDENSATION: PRINCIPE DE REPRÉSENTATION
INDIRECTE 76
L'ORIENTATION DU DISCOURS VERS L'OBJET 80
L'ORIENTATION DU DISCOURS VERS LE MOT D'AUTRUI 85
LE PROBLÈME DE LA CONSCIENCE ET LA RELATION
INTERSUBJECTIVE 96
LE MOT BlVOCAL D'ORIENTATION CONVERGENTE 97
LE MOT BlVOCAL D'ORIENTATION DIVERGENTE 101
LE DÉPLACEMENT 105
TRANSFERT ET DYNAMIQUE PSYCHIQUE 111
CONCLUSION 116 '
•
•
INTRODUCTION
Le problème de la signification et de son
interprétation, sans doute le plus ancien, le plus fondamental, le
moins épuisé aussi des problèmes, est central à tous les domaines
de la science et de la culture humaine. Après le parti pris
positiviste des sciences du XIxe siècle, les romantiques
allemands et, à leur suite, Freud se situent à ce carrefour dans
l'histoire des idées européennes, où les fondements de la
philosophie et de la métaphysique classique allaient être ébranlés, et qui favoriserait, dans l'époque moderne, la recrudescence et le bouleversement des réflexions sur le langage.
Contemporain de L'Interprétation des rêves, Bakhtine
participe lui aussi à ce mouvement de renouvellement de la
pensée et, comme Freud, il fait du langage, constitutif pour lui de l'humain, le fondement de sa méthodologie scientifique. Bakhtine
cependant est plus difficile à situer par rapport aux courants de
pensée du xxe siècle. Par ses multiples facettes, ses inégalités,
sa diversité étonnante, l'oeuvl'e de Mikhaïl Bakhtine déconcerte, ne s'inscrit tout à fait dans aucune des idéologies qui dominent son époque et déjoue toute tentative de lui imposer une unité; au point même qu'on a parfois contesté au penseur la paternité de
•
•
2
certains de ses écrits. C'est le cas en particulier des Écrits sur le
freudisme publiés dans les années 1920 sous le nom de N. V. Volochinov, et dont le ton polémique, virulent, contraste avec
celui des ouvrages ultérieurs de Bakhtine. Le livre étonne.
D'autant plus que l'argumentation essentiellement marxiste et sociologique, sur laquelle Bakhtine fait reposer sa critique des
théories freudiennes, reflète mal la diversité et l'originalité
profonde de l'ensemble de son oeuvre. De la même façon que Le
Marxisme et la philosophie du langage dissimulait un contenu beaucoup plus large que ne le laissait entendre son titre, la pensée de Bakhtine se révèle infiniment plus riche et variée que
son premier ouvrage ne l'annonçait. Aussi faut-il voir dans la
férocité de l'attaque du «Cercle tie Bakhtine.. contre la doctrine
freudienne, des motivations en partie d'ordre politique. La
deuxième version du Freudisme est d'ailleurs beaucoup plus
étayée que la version de 1925; Bakhtine y renforce sa critique du «subjectivisme individualiste» et du courant psychanalytique en
général, mais nuance sa position par rapport à la théorie
particulière de Freud : à presque tous les principes définis par le
psychanalyste, Bakhtine propose en fait des termes dialectiques. dont l'origine n'est plus organique et individuelle, mais sociale et extérieure aux individus.
Comme il le fera pour la linguistique dans Le
Marxisme et la philosophie du langage {comme il le fera·· aussi
1
dans son Dostorevski en confrontant les différents points de vue
•
•
lui-même l'interprétation), Bakhtine, dans ses Écrits sur le
freud:3me, entre en dialogue avec les diverses tendances de la
psychologie de son époque pour former sa propre position. La
vérité, pour lui, n'est ni dans la thèse psychanalytique, ni dans
les théories empiristes qui se limitent à la connaissance des
comportements observables; elle ne réside pas plus dans le
.subjectivisme individualiste., qui isole l'homme, fait comme s'il était seul au monde, que dans .l'objectivisme.' qui en fait un objet
abstrait idéal, neutre dans l'interaction humaine; la vérité se
trouve au-delà, plus loin, elle manifeste un refus égal de la thèse
comme de l'antithèse, et constitue une synthès'3 dialectique.!
Pourtant, par sa conception vivante de la langue, du psychisme, de l'oeuvr", d'art, M. Bakhtine paraît plus proche, malgré ce qu'il en dit, de la philosophie individualiste inspirée des romantiques
que de .l'objectivisme, abstrait» issu du cartésianisme. Comme le
fait en effet remarquer T. Todorov en parlant de son opposition
aux Formalistes russes, Mikhaïl Bakhtine, en redonnant à la
forme artistique son sens plein d'interaction et d'unité des
différents éléments de l'oeuvre,2 rétabli{ssait} la doctrine
romantique dans sa pureté.3 Et paradoxalement, si les Écrits sur
le freudisme sont de toutes les oeuvres du penseur soviétique, la plus virulente et la plus polémique, Freud (éminent représentant
l Bakhtine, Mikhatl, Le Marxisme et la philosophie du langage, Les Éditions
de Minuit, Paris. 1977. p. 118.
2 Tzvetan Todorov, «Préface» à l'Esthétique de la création verbale de Mikhatl Bakhtine, Éditions Gallimard. Paris. 1979, p. 10.
•
•
du ,(subjectivisme idéaliste" selon lui) est peut-être le penseur qui offre le plus de parenté avec Bakhtine.
Dans la théorie du langage de M. Bakhtine, comme dans celle des rêves de Freud en effet, les signes, les discours et les multiples intentions ou affects qui les animent, sont sans cesse en interaction dynamique et obéissent à des mécanismes de
transformation semblables. Pour Bakhtine, la communication
verbale est le lieu où s'entrecroisent et s'affrontent les dil1ërents accents sociaux; elle implique conflits, rapports de domination, d'accord ou de résistance avec le discours de la classe dominante,
univoque et autoritaire. La notion de conflit est également au
centre de la conception de Freud. Contrairement à la linguistique
abstraite et systématique de Saussure, l'auteur du Marxisme et la
philosoph~e du langage met tout l'accent sur la parole, sur
l'énonciation verbale, responsable de la nature vivante, mouvante,
changeante de la langue. La psychanalyse de la même façon est
toute entière fondée sur l'écoute, sur la parole d'autrui. Mais
Mikhaïl Bakhtine affirme le caractère essentiellement social, non
individuel, de la parole, du signe. Cette "conviction, il la garde
depuis ses premiers écrits jusqu'à la fin de sa vie. C'est elle qui
fait à la fois l'originalité de sa pensée et sa marginalité dans
l'histoire des idées du XXe siècle. Pour lui, les variations dans la langue reflètent celles qui agitent la société, et les signes, qui se réalisent dans le psychisme, sont avant tout régis par des lois
externes, de nature sociale. En cela, la conception de Bakhtine
•
•
relativiste de Freud. Il reste néanmoins, qu'à plusieurs égards, la proximité des deux penSf>urs est frappante et que, percevant l'objet de leur reclH,rche d'une façon relativement similaire, non seulement proposeront-ils une conception de la science semblable elle aussi, mais également une manière de concevoir et de pratiquer l'interprétation.
Freud applique ses principes de l'analyse des rêves à
l'étude des mythes et de la littérature. Bakhtine étend sa théorie
du roman et questionne la polyphonie et le dialogisme de tout langage. Ses intérêts sont si variés que, à la suite de T. Todorov, on a l'habitude de distinguer entre plusieurs Bakhtine: un sociologue et un marxiste, un théoricien du roman et un historien de la littérature et, dans ses derniers écrits, un phénoménologue. Ainsi, la pensée de l'un comme de l'autre penseur dépasse-t-elle
largeinent l'objet premier de leurs recherches. Ce qui intéresse
Freud et Bakhtine, c'est le vaste domaine de la culture humaine, c'est le fait humain, dont l'étude est indissociable de celle du
langage, de l'interprétation des mythes,. des rêves, de la
littérature, des discours des hommes. La théorie chez eux est
donc toujours dans un rapport de complicité active avec
l'interprétation, l'une et l'autre se· fécondant mutuellement.
Ainsi, les principes du travail du rêve chez Freud ne paraissent
s'élaborer qu'à mesure de l'interprétation. De même, c'est à
partir de son analyse de l'oeuvre de Dostoïevski, créateur du
roman polyphonique, que Bakhtine développera sa théorie
•
•
Dostoi"euski a cessé d'être l'objet d'étude enuisagée
par Bakhtine pour passer du c6té du sujet même:
c'est lui qui a enseigné à Bakhtine sa TlOuuelie
position, et tout le traunil théoriq ue et descriptif
auquel ua se liurer Bakhtine 1: partir de ce moment
n'apparaît maintenant que comme l'applicntion et l'interprétation de la leçon de Bahhtine [' ..J:l
Bakhtine et Freud sont donc, dans le sens plein du
mot, des explorateurs. La description la plus juste des deux
penseurs pourrait bien correspondre à celle que fait Bakhtine de
Dostoïevski : Rien ne lui semble Jamais accompli; tout problème
reste ouvert, sans fournir la moindre allusion à une solution définitive.5 L'élargissement progressif, les transformations, les
modifications profondesG qu'ont connus les conceptions de Freud,
sont le signe en effet d'une pensée sans cesse en train de se
chercher et toujours prête à corriger ses théories,7 comme le
constate lui-même l'auteur du Freudisme. L'oeuvre de Bakhtine
est le lieu de variations tout aussi importantes. Ainsi s'il valorise
d'abord, dans ses premiers essais publiés dans Esthétique de la
création verbale, la relation d'extériorité et de supériorité de
l'auteur avec son héros, à partir de son étude sur Dostoïevski,
Bakhtine ne cache plus sa préfér~nce pour, le discours dont le
4 Tzvetan Todorov, .Bakhtine et l'altérité., Poétique, vol. 40, novembre 1979,
p.150.
5 Mikhatl Bakhtine, La Poétique de Dostoïellski; Paris, Éditions du Seuil,
1970, p. 132.
GMikhatl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, Les Éditions de Minuit, Paris, 1977, p. 112.
•
principe est le dialogue, pour le roman polyphonique où le sens échappe à toute hiérarchie, où l'auteur est l'égal de son héros. La position de Bakhtine ne varie pas seulement dans le temps, mais même lorsqu'il affirme le caractère essentiellement «polyphonique •. des romans de Dostoïevski, même•
synchroniquement, ses interprétations restent contradictoires, voire parfois proches du contresens, estime T. Todorov dans sa préface à l'Esthétique de la création verbale;
L'égalité du héros et de l'auteur que Bakhtine impute
à Dostorevski n'est pas seulement en contradiction
avec les intentions de celui-ci; elle est, à vrai dire,
impossible dans son principe même. Bakhtine le dit
presque lui-même; la fonction de .l'idée régnante»
dont il était question dans la phrase précitée de
Dostorevski** est réduite par lui à presque rien ;
«elle ne doit dirige!;, que le choix et la disposition de la matière»; mais ce presque rien est énorme. Chez
Dostorevski dit un autre texte, «l'auteur n'est qu'un
participant du dialogue (et son organisateur)>> : mais
la parenthèse abolit toute la radicalité du propos qui
précède. Si on est l'organisateur du dialogue on est
pas qu'un simple participant.8
En dévoilant sous l'apparente unité de l'oeuvre de Dostoïevski le jeu complexe des multiples discours, des points de vue entrecroisés et équivalents de l'auteur et de ses héros,
"
**
Todorovprécise: .Dans [...J La Vie d'un grand pêcheur, Dostol!vski écrit :.Mais que l'idée régnante de la vie soit visible - c'est-à-dire quoique sànsexpliquer par des mots toute l'idée régnante [...J, faire en sorte que le lecteur
voie toujours que cette idée est une idée pieuse.»» (Tzvetan Todorov, .Préface» 0
à l'Esthétique de la création verbale de Mikhaïl Bakhtine, Éditions
Gallimard:Paris, 1979, p. 15). '
"
BTzvetan ToJorov, ~Préface» à l'Esthétique de la création verbale de Mikhaïl
•
•
"
Bakhtine révèle en même temps le conflit qui se Joue dans son
propre discours d'interprète entre la parole monologique,
autoritaire, et le dialogue, entre la tentation d'imposer au texte étudié une vérité, et l'attitude d'écoute des multiples voix qui le
tissent. Or cette dualité dans l'activité d'interprétation, Freud la
partage avec Bakhtine. Le problème que soulève le psychanalyste
dans son Interprétation des rêves est celui de la signification : le
rêve, se demande-t-il, malgré son apparente absurdité, malgré son incohérence, a-t-il un sens caché? Toute son activité d'interprète
consistera à montrer que les rêves sont susceptibles d'être
interprétés,O que leur fragmentation et le jeu complexe du
«déplacement), et de la «condensation), dissimulent un contenu
latent signifiant et que l'on peut même embrasser [ce contenu}
d'un seul coup d'oeil, le réunir en un seul groupe de pensées.1Il
Mais sans cesse Freud ~ultiplie les allusions à la possibilité
infinie des interprétations, jusqu'à l'aveu parfois de l'impossibilité
de leur arrêter un sens. Sa position d'interprète se voudrait
hiérarchique, autoritaire par rapport aux rêves qu'il interprète,
mais sa démarch~ le place le plus souvent, dans une attitude de
",
dialogue à l'instar de Bakhtine, un dialogue qui en principe ne peut pas finir.
°
Sigmund Freud, L'Interprétation des rêves, Presses Universitaires de France, Paris, 1976, p.90.10 Ibid., p. 111.
•
•
cAinsi, chez Freud comme chez Mikhaïl Bakhtine, le
même conflit latent se joue-t-il activement dans l'activité
d'interprétation. Ce conflit, c'est précisément celui qui, dans leurs théories, animait le langage vivant et dynamisait le psychisme : la contradiction de l'unité et de la pluralité des significations, de la liberté du sens ou de sa contrainte, du discours univoque, autoritaire et du langage plurivocal, de l'isolement et de la rencontre dialogique.
•
PROBLÈME DES
ÉCRITS SUR LE FREUDISAIEDANS L'OEUVRE DE BAKHTINE
Le Freudisme, publié dans sa première version en
1925, est l'un des premiers ouvrages attribué à \Mikhaïl Bakhtine.
C'est aussi, de ses écrits présumés pseudonymes, le plus
controversé. En effet, le ton polémique, critique et virulent de
l'essai, l'argumentation étroitement marxiste et sociologique par laquelle son auteur exécute le courant psychanalytique, refiètent
mal la richesse, la diversité, l'originalité profonde de l'ensemble
de l'oeuvre du penseur soviétique et contrastent même avec le
style des textes antérieurs au Freudisme, officiellement signés par
Bakhtine. Dans «L'Auteur et le héros»,H «Le Problème du
contenu, du matériau et de la forme»,12 rédigés entre 1922 et à la pensée
1
i
Même Le
ou bien discrètes.
1924, les allusions marxiste sont en effet fort1rares,
i
Marxisme et la philosophie du 1
langage, que l'on dit généralement de Bakhtine mais publir sous
le nom de Volochinov
~omme
le Freudisme, dissimule un cdntenul '
infiniment plus large,lplus varié et original que ne l'annonçait
1 1
1: 1
- - - 1 '
,!"
11 MikharJ. Bakhtine, Estl!étique de la création verbale, Paris, É,ditions Gallimard, 1984, «Bibliothè~uedes Idées», p. 27-210.
il
12 MikharJ. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions Gallimard, 1978, «Bibliothè~uedes Idées», pp. 21·82.
•
•
\pourtant son titre; ce qui fera dire à Marina Yaguello que, fait
remarquable [dans cette étude], Bakhtine ne critique pas Saussure
au nom de la théorie marxiste, [ ...] il le critique sur son propre
terrain, c'est-à-dire qu'il trouve la faille dans son système
d'opposition langue/parole, synchronie/diachronie.13 S'il ne saurait
être question de mettre en doute la conviction marxiste de
l'auteur du Marxisme et la philosophie du langage -qui se
propose d'emblée de jeter les bases d'une théorie marxiste de la
création idéologique14-, la remarque n'en indique pas moins la
particularité du Freudisme, même parmi les oeuvres pseudonymes
de Bakhtine. L'attaque que porte l'essai contre la théorie de
Freud est, au contraire, essentiellement menée au nom du critère
marxiste.1G Il s'agit pour l'auteur de prouver que la psychanalyse
n'est pas la science entièrement nouvelle vouée à l'étude objective
du psychismelG que prétendent les freudiens, qu'elle concord...e·
[plut6t1 avec tous les messages de la philosophie bourgeoise
moderne17 et qu'il y a là une doctrine profondément,
organiquement étrangère au marxisme,lB Le dernier chapitre dé'
l'ouvrage est en entier consacré à une «critique des apologies
, '
1'3 Marina Yaguello, «Introduction» au Marxisme et la philosophie du langage
de BàkhtinelVolochinov, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 13.
14 BakhtinelVolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris
É(litions de Minuit, 1987, p. 25.
16 BakhtinelVolochinov, Le Freudisme, Paris, Éditions L'Âge d'Homme, 1980, p. 10~.
16 Ibid. ,p. 159.
17 Ibid., p. 92.
,II'
•
12
marxistes du freudisme»19 et certains passages, à force de
dogmatisme et de volonté polémique, font douter que celui qui les écrivait puisse avoir été le même auteur dont Les Problèmes de
la poétique de Dostoïevski étaient férocement critiqués par le
marxiste orthodoxe M. Starinkov en 1930.20 Le Freudisme, de la
part de Bakhtine, surprend. À tel point que depuis les
déclarations du professeur V.V. Ivanov qui révélait, quelques,
années avant la mort de l'homme que le texte principal [ ...} [dJ'un livre signé pal' Medvedev, [de}
signés pal' V olochinov [était} da
deux livres et de trois articles
à M.M. Bakhtine,21 l'ouvrage n'a
:::-~,
pas cessé d'alimenter le débat concernant l'auteur véritable de ces oeuvres. Ivanov avait suggére que les disciples de Bakhtine, sous
les noms desquels [ ...} [le Freudisme, le Marxisme et la
philosophie du langage, la Méthode formelle en étude littéraire} étaient publiés, ont seulement procédé à de petites interpolations. 22 Des critiques continuent de penser que Medvedev et Volochinov, afin de permettre la parution des ouvrages, seraient responsables d'une certaine addition de termes marxistes dans les travaux de Bakhtine. Marina Yaguello dans son
---/ /(.. -~-! .Introduction. au Marxisme
•
19 Ibid.20 L'article de Starinkov, .L'idéalisme polyphonique». paraissait dans une
revue au nom révélateur: Literatura i marksizm, qui publiait aussi les textes de MedlJedelJ et de VolochillOIJ, précise Tzvetan Todorov dans Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Paris. Éditions du Seuil. 1981. collection
"Poétique.. , p. 21.
" 21 V.V. Ivanov• •Zllachellie idej M.M. Bakhtilla... cité par Tzvetan Todorov dans Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Paris. Éditions du Seuil,
1981. collection "Poétique... p. 17.
et la philosophie du langage, affirme que, pour elle, le doute n'est
pas permis quant à la paternité de [ces] oeuvres [ ...] [dont] le
contenu s'inscrit parfaitement dans la ligne [ ...] [des] publications signées [de Bakhtine}.23 Tout au contr"ire Ann Shukman, notant des différences majeures entre les textes de Bakhtine lui-même et
ceux qui lui sont attribués, semble contester à l'auteur du
Dostorevski et
du
Rabelais sa participation à la rédaction duFreudisme.24 Ginette Michaud dans son «Bakhtine lecteur de
Bakhtine", sans mettre en question la thèse du pseudonymat,
tient le même livre pour un ouvrage polémique, peu révélateur, à
SOD avis, du véritable rapport de la pensée de Bakhtine avec la
psychanalyse.2/i Todol'OV propose' une solution plus mesurée et
souligne l'enjeu moral qu'implique l'attribution à Bakhtine de
textes qui sont autant d'exécutions: de la
psychaii.~lyse, du~'
formalisme en étude littéraire, de la linguistique contemporaine,26 ainsi que du livre pour lequel Medvedev a été arrêté, déporté, puis exécuté :
Il faut savoir [écrit-ill ce que cela signifie à une
certaine époque, en Union soviétique, que de
2:.1 Marina Yaguel1o. «Introduction .. au Marxisme et la philosophie du langage
de Bakhtine/Volochinov, Paris. Éditions de Minuit, 1987, p. 10.
24 This is a fairly pedestrian work and il is hard ta ascribe ta the pen of Bakhtin. écrit-elle à propos des Écrits sur le freudisme dans son article
"Between . Marxism and formalism :the Stylistics of Mikha'il Bakhtin». Comparative Criticism, vol.2. Cambridge University Press, 1980, p. 231.
2G Voir la remarque qu'elle fait sur cet ouvrage dans son «Bakhtine lecteur de
Bakhtine», Études françaises, vol. 20. nO 1, printemps 1984, note 25» p.148. 26 Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris» Éditions du Seuil» 1981. collection "Poétique,., p. 20.
•
•
qualifier quelqu'un, au nom de l'idéologie officielle.
[ ...l d'«ennemi intransigeant du marxisme. ou de
«réactionnaire bourgeois. [...l.
Penser que Bakhtine signe des ouvrages positifs de
son nom propre, alors qu'il emploierait des
pseudonymes pour exécuter ses adversaires, revient à
faire de lui une sorte de Dr. Jekyll, qui dispose d'un
MI'. Hyde pour les sales besognes [...l. Il y a dans
cette affaire un aspect plus sinistre encore. Tout
auteur d'écrit polémique de ce genre s'exposait,
durant cette période en Union soviétique, au risque
de devenir lui-même la cible d'une polémique
ultérieure [...l. Or si Volochinov semble être mort de
mort naturelle, tel n'est pas le cas pour Medvedev.
[...l Je ne voudrais donc pas, dans ce contexte, lui refuser le travail pour leq uel il est mort.
[...l [Ill est inadmissible qu'on efface purement et
simplement les noms de Volochinov et Medvedev [...l.
Mais il est tout aussi inadmissible de ne pas tenir
compte de l'unicité de pensée dont témoigne
l'ensemble de ces publications (et qu'on peut
attribuer, suivant en cela divers témoignages, à
l'influence de BakhtineJ.27
D'autres éléments contribuent encore à perpétuel' la
controverse entourant les écrits pseudonymes de Bakhtine : son
\\ refus, dansc1'les dernières années de sa vie, de réclamer ces textes
comme étant
l~~
siens; une critique adressée au livre de Medvedevdans un article de Volochinov, .Les Frontières entre poétique et
linguistique», attribué comme l'autre à M. Bakhtine,28 etc. Mais
27 Ibid., pp. 22.23.
28 Dans cet article, l'auteur reproche à P.N. Medvedev des conclusions qui ne
sont pas entièrement convaincantes en ce qui concerne la parenté des
formalistes avec l'objectivisme abstrait de Saussure: selon [Medvedeu),
[écrit-il] en effet, l'influence du linguiste français n'a pas déterminé les fondements
de l'école formaliste. (<<Les Frontières entre poétique et linguistique., .Écrits du
cercle de Bakhtine», dans Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique de
•
•
("s'ils s'étonnent de la singularité du style et de la composition des textes parus sous les noms de Volochinov et de Medvedev -qu'ils
prennent parti tantôt pour le pseudonymat, tantôt pour un
rapport de collaboration ou d'influence de Bakhtine avec ses disciples- r:nes sont les critiques qui ne s'accordent pas avec Todorov à reconnaître dans ces ouvrages les idées de Bakhtine.
Voilà ce qui rendait si vraisemblable l'affirmation d'Ivanov. Et
Le Freudisme ne fait pas exception: la plupart des principes qu'il
oppose aux conceptions freudiennes, Bakhtine les soutiendra
jusqu'à la.fin de sa vie. Le livre, cependant, pose le problème de
l'unité de l'oeuvre du penseur soviétique, puisqu'au Bakhtine théoricien de l'art, philosophe du langage, critique de Rabelais et
de Dostoïevski, historien de la littérature1 au phénoménologue du
premier écrit, s'en ajoute un autre au ton de voix encore
différent : le sociologue et le marxiste qui dresse le procès de la
psychologie contemporaine. Bakhtine est un inclassable.
L'ambiguïté, l'instabilité parfois de sa position vis-à-vis des
grands courants de pensée qui dominent son. époque a de quoi dérouter ceux qui s'interrogeaient déjà sur les multiples facettes de son oeuvre, la diversité impressionnante de ses intérêts.
Comme il le fera dans son Rabelais, comme il le fera
aussi dans son Dostol"evski en confrontant les différents points de
vue critiques sur l'oeuvre de l'écrivain avant d'en entreprendre lui-même l'interprétation, Bakhtine n'a jamais cessé au cours de sa carrière de chercheur de dialoguer avec les diverses tendances
•
16
Freudisme en cela s'inscrivent parfaitement dans la démarche
d'ensemble du penseur. Et sans doute peut-on en apprendre
autant sur sa pensée en étudiant ce qu'il critique de la
psychanalyse ou dans les idées de ses contemporains, qu'en
s'intéressant à ce qu'il affirme positivement dans son oeuvre.
Qu'il s'élève contre le subjectivisme individualiste de Freud ou les
conceptions de l'art, de la langue, de l'humain inspirées des
romantiques allemands, et tout autant contre l'esthétique
matérielle29 des formalistes, contre les catégories mécanistes
d'«opposition», de «transcodage»30 du structuralisme naissant dans son dernier essai, contre l'approche normative, systématisante, l'esprit rationaliste qui règne31 sur la linguistique de l'école de Genève, il n'en demeure pas moins que le rapport de Bakhtine
aux freudiens, aux formalistes, à la linguistique saussurienne, à
la philosophie idéaliste, à l'idéologie marxiste même, n'est jamais
simple : c'est un rapport tendu d'opposition et d'accord à la fois,
de dénonciation féroce et de participation. D'une façon plus
paradoxale encore, les penseurs qui font l'objet des polémiques les
plus virulentes dans son oeuvre sont souvent ceux à qui il doit le
plus.
29 Mikhal1 Bakhtine, «Le problème du contenu.... , Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions Gallimard, 1978, «Bibliothèque des Idées», p. 29.
30 Mikhatl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Éditions
Gallimard, 1984, «Bibliothèque des Idées», p. 393.
31 BakhtinelVolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris,
Éditions de Minuit, 1987, p. 92.
•
•
L'APPROCHE FORMALISTE
Au formaliste V.M. Jirmounski, auquel plusieurs textes
des années vingt reprochent le parti pris positiviste d'une
esthétique de la forme artistique, compris(e) à partir des sciences
naturelles ou de la linguistique,32 l'auteur du Marxisme et la
philosophie du langage emprunte pourtant sa dichotomie entre thème et signification, en revalorisant cette fois-ci. le rôle du
thème dans la langue.33 Avec l'ensemble de l'école formaliste,
Bakhtine n'est pas sans parenté: il partage sans réserve sa
volonté spécificatrice de l'objet littéraire, sa nécessité d'en
comprendre scientifiquement le caractère particulier.34 Les
analyses structurales du roman, des types de discours, les études sur le dialogue, la parodie, la stylisation, sur le «mot.. rapporté,
32 Mikharl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions Gallimard, 1978, «Bibliothèque des Idées .. , p. 28.
33 Cette notion de thème, opposée à celle de signification des discours, souligne en effet Todorov dans son Principe dialogique (p. 72), n'est pas nouvelle. BakhtinelVolochinov parait particulièrement sensible à la définition qu'en donne Jirmounski et à la façon dont il met en valeur cet aspect de la langue. Malgré le point de vue extrêmement critique adopté par l'auteur de l'article .Le Discours dans la vie et le discours dans la poésie. envers les travaux de ce théoricien de l'art (voir, par exemple, Le Principe dialogique de Todorov, p. 202), dans .Le Problème du contenu, du matériau et de la
forme .... , au contraire, Bakhtine semble lui faire une place à part parmi les
tenants de l'esthétique matérielle: Ce postulat [de la primauté du matériau dans l'oeuvre d'art], [écrit-il] [ ...], adopte souvent des formes plus estompées, ;dont l'une des variantes est la conception de V.M. Jirmounski : il met en relief
l'aspect thématique (Esthétique et théorie du roman, note 1, p. 29). Des
oeuvres telles que La Rime, sa Théorie et son Histoire de V.M. Jirmounski [ajoute-t-il dans une autre note], [ ...] ont une haute valeur scientifique
(Ibid., note 3, p. 29).
34 Mikharl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions Gallimard, 1978, "Bibliothèque des Idées.. , p. 26.
•
•
l~
indirect ou indirect libre qu'il entreprendra dans sa Poétique de
Dostol"evski, dans son essai sur la Philosophie du langage, des
poéticiens russes les avaient tentées avant lui. Et le jugement
que porte Bakhtine sur la poétique formelle est rarement
univoque. Ainsi "Le Problème du contenu et de la forme " qui
s'attaque, parfois violemment, à la position scientifiqlle [ J, [li
l'Jattitude fausse ou, dans le meilleurs des cas, vague, qllant èl ICI
méthode35 de la plupart des formalistes, s'ouvre pOUl'tant Sl\l' unc
toute autre forme d'appréciation, sur une évaluation d'ensemble fort positive de leurs travaux:
À l'heure actuelle, en Russie [estime en effet
Bahhtine], on se livre à IUt travail extrêmement
sérieux et fructueux dans le domaine de l'urt. Ces
dernières années lu littérature scientifique russe s'est
enrichie de travaux de valeur dans le domaine de
l'art, particulièrement dans le dOlnuine de ICI
poétique.36
L'APPROCHE LINGUISTIQUE
D'une façon très semblable, la position de Bakhtine et de son «cercle.. vis-à-vis de la linguistique de Saussure, de BaBy ou de leurs élèves, qu'il nomme l'objectivisme abstrait, n'aura pas
toujours la fermeté qu'elle avait dans Le Marxisme et la
philosophie du langage. Cette position varie plutôt dans le
35 Ibid .• p. 25. 36 Ibid., p. 24.
•
•
temps, voire d'un texte à un autre de la même période. Ainsi,
dans son «Essai d'application de la méthode sociologique en
linguistique», le penseur sloppose au cheminement méthodologique [ ...} que nous propose Saussure pour mettre en évidence l'objet
spécifique de la linguistique37 : alors que Saussure, on le sait,
sépar[e} la langue de la parole38 et se placer }, de prime abord sur
le terrain de la langue,39 définie comme système de formes
normalisées40 calquées sur les catégories de la lexicologie, [de la}
grammaire [et de la} phonétique41, pour éclair~r tous les faits de
langage,42 BakhtinelVolochinov, lui, désigne tout au contraire l'acte de parole, ou plus exactement son produit, l'énonciation,43
comme ce qui constitue l'objet de la philosophie du langage.44 Or,
37 BakhtinelVolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 90.
38 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, cité par BakhtinelVolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, É<litions de Minuit, 1987, p. 91.
39 Ibid., p. 90.
40 BakhtinelVolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions <le Minuit, 1987, p. 98.
41 Ibid., p. 63.
42 Ibid., p. 91.
43 Ibid.;' p. 119.
44 Ibid., p. 71. La tâche principale que s'est donnée l'auteur du Marxisme et la philosophie du langage est, en effet, de définir l'objet qui doit être celui d'une science linguistique: Qu'est-ce qui constitue l'objet de la philosophie du langage {demande-t-il]? Où pouvons-nous trouver. cet objet ? Quelle me'thodologie pouvons-nous adopter pour l'étudier ? {...] Qu'est-ce que le langage? Qu'est-ce que le mot? ( ...] À la base de notre itinéraire, il convient de poser non des définitions mais des consignes méthodologiques: il est indispensable, avant tout, de mettre la main sur l'objet réel de notre recherche, il est indispensable de l'isoler de son contexte et de délimiter au préalable ses
•
•
20
d'autres textes signés par lui dans les mêmes années nuancent ces
premières assertions. L'article «Les Frontières entre poétique et
linguistique»45 (1930), par exemple, n'affirme plus le primat de
l'énonciation sur le système de la langue; il s'agit plutôt ici de
distinguer entre deux événements, également fondamentaux dans
le langage, au point de rendre nécessaire deux disciplines
autonomes: la linguistique qui étudie la langue en faisant
abstraction de certains catés de la vie concrète du mot (ce qui [ ...]
[est) parfaitement légitime et même nécessaire [précise à présent
BakhtineJ),46 et, d'autre part,. comme il l'appellera dans les
Problèmes de la poétique de Dostol'evski, la «translinguistique•. ,
une science [ ...] consacrée47 à l'étude de la langue dans sa totalité
concrète, vivante.48
La translinguistique [soutient-il] ne peut ignorer la
linguistique [...J. Toutes les deux étudient le même.
phénomène concret, infiniment complexe et
multiforme : le mot, mais elles en choisissent divers aspects et les observent sous des angles différents.
Elles doivent se compléter, non se mélanger:19
45 BakhtinelVolochinov, dans les .Écrits du Cercle de Ba1ûltille», Mikhaïl
Bakhtine. Le principe dialogique de Tzvetan Todorov, Paris, Éditions du
Seuil, 1981, collection "Poétique.. , pp. 243-285.
46 Mikhau Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Éditions du Seuil,
1970, p. 238.
47 Ibid.
48 Ibid.
•
L'APPROCHE MARXISTELa même tendance à systématiser l'objet de leurs recherches, à le penser depuis les catégories abstraites, figées d'un système achevé, la même approche mécaniste et simplificatrice des problèmes soulevés dans les sciences humaines que Bakhtine
reprochait aux représentants de l'objectivisme abstrait, il les
retrouvera encore chez certains marxistes. Pas plus qu'avec les
formalistes ou la linguistique contemporaine d'inspiration
néo-classi[que),50 la relation de Bakhtine et de son «cercle" à la
doctrine marxiste n'est simple. Déjà, bien que se réclamant de
cette doctrine, les écrits des années 1920 et 1930 affichaient vis-à-vis d'elle une position légèrement hétérodoxe; soutenir que la «société" commence dès qu'apparaissent deux hommes en dialogue,
comme le fera BakhtinelVolochinov dans le Freudisme, définir le
rapport de la langue aux structures sociales comme un processus
ininterrompu, dynamique, vivant de créations,' d'interactions
idéologiques dont le véhicule, le matériau le plus fin est le «mot,.
(plus étroitement, le «mot" comme signe intérieurS1 de la
conscience individuelle52), c'est s'écarter sensiblement, en effet, du
sociologisme de la plupart des marxistes. C'est s'éloigner
•
notamment de la pensée linguistique de Nicolas Marr, de Staline également qui, en 1950, dans sa volonté de mettre fin au débat
50 BakhtinelVolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1987, note 18, p. 87.
51 Ibid., p. 32.
•
22
qui régnait parmi les linguistes soviétiques53, réglait autrement la
question des superstructures, en assimilant le langage à un
instrument de production. Par là, Staline, comme les théoriciens
marxistes, perpétuait une image unifiée de la langue, neutre dans l'interaction humaine, indépendante de la lutte des classes, et
rejoignait ainsi le systématisme des objectiuistes. Sans doute
est-ce est-ce qui explique les réserves maintes fois formulées dans l'oeuvre de Bakhtine vis-à-vis de la "dialectique hégélienne>·, à laquelle la philosophie du langage du penseur, son .<dialogisme>·, dont il fera du roman puis, de tout discours, le principe, doivent
autant qu'ils la renouvellent. Il dira ainsi de la méthode
•
dialectique54 de B.M. Engelgardt qu'elle est impuissante à
comprendre le monde [ ...] profondément plural55 de Dostoïevski,
53 L'objet de la controverse -et on comprend, à cette époque en U.R.S.S., les motivations politiques qlÙ appelaient sa résolution- était celui-ci: la langue est-elle une superstructure et quels sont ses rapports avec l'infrastructure sociale? Deux tendances s'affrontaient: l'école de Nicolas Marr, assure Marina Yaguello, poussait l'assimilation de la langue à une superstructure jusqu'à des conséquences extrêmes: existence de langues de classe et de grammaires de classes indépendantes et théorie de l'évolution par .bonds",. [ ...] à toutes révolutions dans la base devrait correspondre une évolution aussi soudaine dans la langue ("Introduction» au Marxisme et la philosophie du langage, p. 16). Staline, dans A propos du marxisme en linguistique
(Éditions de la Nouvelle Critique, 1950), prenait position pour l'autre courant de pensée qlÙ dominait la linguistique marxiste et condamnait sans retour la conception étroite que se faisait le marrisme de la superstructure: en tout état de cause [pour Staline], la base et les superstructures sont en interaction. En revanche, il affirm[ait] nettement [tout à l'inverse de Bakhtine,] que la langue
[ ...] est [ ...] assimilable à un instrument de production (M. Yaguello, dans Le
Marxisme et philosophie du langage, p. 16).
54 Mikhal:l Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, J!:ditions du Seuil,
1970, p. 58.
55Ibid., p. 59.
•
•
sans le ramen[er] à un monologue philosophique,56 sans réduire
les univers des personnages [ ...] entre eux [ ...] [à des] rapports
thèse-antithèse-synthèse.57 Il parlera ailleurs du monologisme de
Hegel dans la Phénoménologie de l'esprit,58 et insistera, dans ses
"Notes de 1970-1971", pour différencier dialogue et dialectique;
Dialogue et dialectique [distingue-t-il]. Le dialogue,
on lui enlève ses voix (séparation des voix), son intonation (émotive-personnalisée), le mot vivant et la réplique, on en prélève des notions abstraites et des raisonnements. On tasse le tout dans une conscience abstraite, et on obtient la dialectique.59
L'APPROCHE DES SUBJECTIVISTES INDIVIDUALISTES
Le danger contre lequel Bakhtine mettait en garde les tenants de la méthode «dialectique», les formalistes, aussi bien que les linguistes objectivistes avec leur ambition d'édifier une
science à tout prix,60 inspirée du modèle des sciences exactes et
naturelles, était de traiter de tel ou tel domaine de la culture et
56 Ibid.
57 Ibid., p. 58.
58 Mikhatl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Paris, Éditions Gallimard, 1984, «Bibliothèque des Idées», p. 384. Bakhtineécrit encore:
Comprise à la manière hégélienne, l'esprit unique CIl devenir dialectique ne
peut engendrer autre chose qu'un monologue philosophique. (La Poétique de
Dostoïevski, p. 59).
59 Ibid.. p. 368.
60 Mikhatl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions Gallimard, 1978, «Bibliothèque des Idées», p. 24.
•
•
de la création culturelle, [...J [sansJ conserv[erJ à son objet toute sa complexité, sa plénitude et son originalite'Gl, d'abaiss[erJ fréquemment le niveau du problème, [...J [et d'Jappauvri[rJ ['objet
à étudier.62 Ce même danger, il le verra encore dans la tendance
diamétralement opposée en sciences humaines, le subjectivisme
individualiste. Vis-à-vis de l'idéalisme de Humboldt, de Spitzer, de l'école vosslérienne en esthétique-linguistique, de Dilthey et des freudiens en psychologie, l'attitude du penseur n'est pas moins
ambiguë. Ainsi, tandis que, dans «Les Frontières entre poétique et
linguistique», l'auteur juge monstrueuse [...J, inacceptable[ J pour la science marxiste de la littérature autant que pour la. linguistique marxiste,63 la réduction de la linguistique à
l'esthétique, propre à l'école de Vossler, [quiJ a fait déferler sur la science du langage une vague de psychologisme, [...J en a éliminé tous les aspects stables - objectivement sociologiques _,64 c'est
avec une égale intensité et presque sur le même motif, qu'un an plus tôt, il faisait l'éloge des vosslériens :
On entend souvent critiquer Vossler et les vosslériens parce qu'ils s'occupent davantage de stylistique:,gue de linguistique proprement dite. En réalité [affirmait-il plut6t dans le Marxisme et la philosophie du langage], l'école de Vossler s'intéresse à des problèmes qui sont à cheval sur les
61 Ibid., p. 25.
62 Ibid.
63 BakhtinelVolochinov, dans les .Écrits du Cercle de Bakhtille., publiés par Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Éditiolls du Seuil, 1981, collection "Poétique», p. 244.
•
•
deux disciplines, ayant compris leur importance
méthodologique et heuristique, et nous voyons là
matière à admirer cette école.65
La vivacité et l'acuité que les idéalistes de l'école de Vossler introduisent dans la linguistique
[ajoutait-il,] favorisent l'éclaircissement de certains aspects de
la langue que l'objectivisme abstrait avait rendu
inertes et figés. Et nous devons leur en être
reconnaissants. Ils ont stimulé et ravivé l'âme
idéologique de la langue, qui avait pris chez certains
linguistes l'aspect d'une nature morte.66
Plus déroutant encore: l'auteur de ce passage valorise
clairement la pensée linguistique des subjectivistes sur celle des
objectivistes lesquels, tout au contraire des premiers, sous prétexte
que la parole appartient au domaine individuel, qu'elle est donc
infiniment variable, instable, hétéroclite, et qu'elle dénature la
pureté logique du système linguistique,67 n'abordent jamais le
problème de l'expression,68 de l'acte de parole individuel,59 ni, par
conséquent, celui du psychisme subjecti{,70 pour ne s'intéresser
qu'au code linguistique, [ ...] [qu'à] la logique interne du système
de signe lui-même.7l De la même façon, dans son chapitre qui
traite des fondements d'une psychologie véritablement objective,72 il
65 BakhtinelVolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 174. 66 Ibid., p. 212. 67 Ibid., p. 93. 68 Ibid., p. 88. 69 Ibid., p.,80. 70Ibid., p. 88. 7l Ibid . 72 Ibid., p. 46. ,.
•
•
26
rejettera sans équivoque la conception étroite que s'en font les
psycholog[ues] dit[s] "fonctionnaliste[s]»,73 les tenants de la
théorie cognitive ou les physiologistes par exemple, dont l'étude de
l'activité mentale se limite, bien souvent, à l'observation [des]
mécanismes purement physiologiques (par exemple, le mécanisme des réflexes conditionnés), [ ...] abstrait[s] complètement de leurs significations idéologiques changeantes, [. ..] en un mot, [que] le
contenu du psychisme n'intéress[ent] pas.74 Il s'accordera plutôt
avec Dilthey, qu'il associe au courant idéaliste, pour trancher
nettement entre sciences de la nature et ~sciences de l'esprit»,
lesquelles étudient le psychisme non pas en terme de causalité
psycho-physique,75 ni en termes d'existence, comme pour une chose, mais en termes de signification,76 comme s'il s'agissait d'un
document soumis à l'analyse d'un philologue.77 01', Les Écrits sur
le freudisme font entendre un autre point de vue.
Bakhtine/Volochinov y affiche, cette fois, une préférence marquée
pour ce qu'il appelle la psychologie objectiviste, la réflexologie
73 Ibid., p. 52.
74Ibid., p. 5I.
75 BakhtineNolochinov, Le Freudisme, Paris, Éditions L'Âge d'Homme, 1980, p. 160. Le but de la psychologie ne saurait être d'expliquer les phénomènes psychiques par la causalité, comme s'ils étaient analogues à des processus physiques ou physiologiques, affirme BakhtineNolochinov dans le Marxisme et la philosophie du langage (p. 48).
76 BakhtineNolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1987,p. 47.
•
(école de Pavlov. Bekhtérev) et la science dite «du comportement-(behaviorism)78 ;[ ...] à la question de savoir laquelle [des] deux tendances [subjectiviste ou objectiviste] s'accorde le mieux avec le principe du matérialisme dialectique,
il est clair que c'est la seconde, c'est-à-dire
l'orientation objectiviste.79
Une psychologie soucieuse d'exactitude et
d'objectivité,BD [cor,forme à ce qu'attend d'elle le
marxisme, explique-t-il,] doit se placer résolument sur le terrain de l'expérience matérielle externe et à partir de là montrer quel type d'organisation et quel
degré de complexité de la matière déterminent
l'apparition de cette nouvelle qualité, de cette
nouvelle propriété de la matière, qu'est le psychique. Entreprise à laquelle l'expérience subjective interne
ne peut rien apporter. Là dessus la psychologie
objectiviste a entièrement raison.BI
Aussi condamne-t·il la méthode introspective,
•
absolument subjective[ J,82 des freudiens qui, même lorsqu'ils
observent des phénomènes somatiques, ne s'intéress[entJ [...J
[qu'àl la signification subjective que ce somatique revêt pour le psychisme, [...J indépendamment de la réalité [qu'ilJ peut avoir en dehors de cette <1me, c'est·à-dire pour les méthodes objectives des
sciences de la nature (lesquelles sont authentiquement
78 BakhtinelVolochinov, Le Freudisme, Paris, Éditions L'Âge d'Ho=e, 1980, p.98.
79Ibid., p. 102. 80 Ibid., p. lOI. 81 Ibid., p. 102. 82Ibid., p. 155.
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2S
matérialistes}.83 Bien que BakhtinelVolochinov n'affirme jamais,
dans Le Freudisme, que la physiologie seule, permette d'expliquer l'intégralité de nos comportements et de notre activité mentale et
qu'il mette en garde les objectivistes contre le risque { ...J de
tomber dans un matérialisme mécanique narf,84 en revanche, son
rejet de la méthode introspective en psychologie, dans cet ouvrage,
est radical. Pourtant, l'auteur du Marxisme et de la philosophie
du langage modifiera cette première impression :
Dans sa forme pure, le signe intérieur, c'est-à-dire
l'activité mentale, [écrit-il,] n'est accessible qu'à
l'introspection. [ ...] L'introspection en tant que telle suit une orientation qui va du signe intérieur au
signe extérieur. L'introspection elle-même est, de ce
fait, dotée d'un caractère expressif. Elle constitue la compréhension par l'individu de son propre signe
intérieur. C'est ce qui la distingue de l'observation
d'un objet ou d'un quelconque processus physique.85
La nuance introduite dans Le Marxisme et la
philosophie du langage, la différence de ton entre les deux
ouvrages, la fermeté de la position du penseur contre la
psychologie subjectiviste dans les Écrits sur la freudisme,
renseignent sur les motivations avant tout polémiques de l'auteur de cet essai. Mais elles rendent aussi l'instabilité, l'ambiguïté, le caractère énigmatique, voire troublant de la place, de la situation
83 Ibid., p. 61.
84Ibid., p. 104.
85 BakhtineNolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 61.
•
•
li
,.qu'occupe Bakhtine parmi les divers courants de pensée modernes. Si bien que ce problème, jusqu'à présent, est resté au centre des préoccupations de ses critiques et que l'on pourrait sans doute appliquer à Bakhtine, de même qu'à la littérature critique sur son oeuvre, la remarque qu'il faisait à propos de Dostoïevski:
Lorsqu'on aborde la vaste littérature consacrée à
Dostorevski, on a l'impression d'avoir affaire, non
pas à un seul auteur-artiste, {...} mais à toute une
série de philosophes, à plusieurll auteurs-penseurs.
{...} Dans l'esprit de la critique littéraire, l'art de
Dostorevski s'est décomposé en une suite de
constructions philosophiques et contradictoires,
défendues par différents personnages. {...} Pour certains exégètes, la voix de Dostorevski se confond avec celle de tel ou tel {...} personnages, pour d'autres, c'est une synthèse particulière de toutes ces voix.s6
Comme les critiques de Dostoïevski, ceux de Bakhtine n'ont eu de cesse de relever ses contradictions. Ils se sont presque
exclusi~exfientoccupés à chercher ses influences, ses parentés, à
redéfinir sa place parmi les tendances les plus diverses de l'idéologie moderne, et cela, malgré parfois, ce que Bakhtine
lui-même avait pu en dire. Ainsi, Julia Kristeva s'étonnera-t-elle
d'entendre côte à côte dans les textes de Bakhtine,
de violentes
86 Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 31. Dans le même ordre d'idées, Ginette Michaud note qu'il existe, sur le marché toujours fluctuant des valeurs critiques, toutes sortes de
Bakhtine. De manière plus significative encore, il y a diverses manière de
pratiquer son Bakhtine, selon que l'on privilégie le Bakhtine idéologue (et idéoclaste), le Bakhtine sémioticien, poétieien, sociologue (translinguistique), ou le Bakhtine philosophe du langage et de la culture. (.Bakhtine lecteur de
•
•
JO
attaques anti-psychologiques, [en même temps] qu'un vocabulaire
psychologisant, ou plut6t sourdement influencé par la théologie.87
Todorov, malgré les nombreuses attaques du penseur contre la
philosophie idéaliste des romantiques, dira de lui, qu'en redonnant
à la forme artistique son sens plein d'interaction et d'unité des
différents éléments de l'oeuvre,88 Mikhaïl Bakhtine, rétabliss[ait}
la doctrine romantique dans sa pureté.89 Dans un autre texte,
Todorov juge que la famille intellectuelle la plus proche de
Bakhtine n'est pas le marxisme, mais plut()t l'existentialisme,9o
celui de J.P. Sartre plus précisément (il n'est pas un Sartre avant
la lettre,91 dira, quant à elle, Kristeva). Il souligne, en plus, sa
proximité de pensée avec Heidegger, Levinas, avec quelques
philosophes religieux, [ ...] Herman Cohen, Martin Buber (dont Bakhtine connatt et apprécie les travaux), [ ...] [et] un fondateur de
la psychologie sociale aux États-Unis, [oo.] G.H. Mead. 92 Anthony
Wall, Marc Angenot93, tenteront de réinterpréter le l'apport de la
87 Julia Kristeva, .Ulle poétique ruillée., La Poétique de Dostoi'evski, Paris,
Éditions du Seuil, 1970, p. 14.
88 Tzvetan Todorov, .Préface. à l'Esthétique de la création verbale, Paris,
Éditions Gallimard, 1984, "Bibliothèque des Idées.. , p. 10.
89 Ibid., p. 11.
90 éTzvetan Todorov, Mikhai'l Bakhtine. Le principe dialogique, Paris,
Éditions du Seuil, 1981, collection "Poétique.. , p. 152.
91 Julia Kristeva, .Ulle poétique ruillée., La Poétique de Dostoïevski, Paris,
Éditions du Seuil, 1970, p. 16.
92 Tzvetan Todorov, Mikhaïl· Bakhtine. Le principe dialogique, Paris,
Éditions du Seuil, 1981, collection. "Poétique.. , p. 52.
93 Voir l'article .Bakhtine, sa critique de Saussure et la recherche contemporaine. de Marc Angenot (Études françaises, vol. 20, nO 1, 1984, pp.
7-•
•
philosophie bakhtinienne du langage avec la linguistique inspirée
de Saussure, tandis que Susan Petrilli et Augusto Ponzio, à
l'opposé, s'appuient sur la critique de la linguistique objectiviste
dans le Marxisme et la philosophie du langage, pour étayer leur
rapprochement entre les théories sémiotiques de Bakhtine et
celles de C.S. Pierce94• D'autres critiques encore ont mis en
relation les idées de Bakhtine avec les philosophies modernes de
Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida.95 Charles
Byrd a cherché les traces d'une influence freudienne sur l'auteur de L'Oeuvre de François Rabelais,96 et la .Poétique ruinée» de J.
Kristeva fait de lui le précurseur d'une sémiotique moderne
attentive à la psychanalyse.97
Toutefois, si le penseur a pu être l'objet de
rapprochements aussi contradictoires, s'il a participé de toutes les idéologies et les a rejetées toutes, c'est que la vérité, pour lui,
19) et la critique adressée au travail de Susan Petrelli par Anthony Wall dans
Le Bulletin de Bakhtine, nO 4, 1993, pp. 36-37.
94 DansBAKHTIN E... Averincev, Benjamin, Freud, Levinas Marx, Pierce,
Valery, Welby, Yourcenar, de P. Jachia, A. Biancofiori, S. Petrilli, M.
Valenti, Bari : Laterza & Figli, 1993.
95 Par exemple, J.M. Holquist dans The surd heard : Bakhtin and Derrida
(Stanford University "Press, Stanford, 1986); ou encore, Kathy Sabo et Greg Marc Nielsen dans .Critique dialogique et postmodemisme., Études
françaises, vol. 20, nO l, printemps 1984, pp. 77-88.
96 Charles Byrd, «Freud's influence on Bakhtine: Traces of psychoanalytic
theory in Rabelais and is World., Germano-Slavica, 5, Slavica, 1987.
97 Julia Kristeva, «Une poétique ruinée., dans La Poétique de Dostoïevski,
•
.12
n'est ni dans le psychologisme débride'98 de la philosophie
existentielle,99 ni dans l'antipsychologisme aigu. nettoyant le
psychisme de son contenu à un lieu vide. purement formel (comme
dans la psychologie fonctionnalisteJ.lOo Elle ne se trouve pas plus dans le système de la langue, épuré de la parole, tel que le conçoit Saussure, que dans les conceptions linguistiques des
subjectivistes qui, au contraire, ne prenn[ent] en compte que la
parole.101 Elle n'est ni dans le ·.formalisme- abstrait102 de
•
l'esthétique matérielle, ni dans le psychologisme ou l'idéologisl/w
étroit des interprètes idéalistes et marxislies de la littérature.
Elle ne réside ni dans les théories subjectivistes d'inspi1'l1tion
romantique, ni dans l'objectivisme abstrait issu du cartésianisme;
la vérité se trouve au delà, plus loin, elle manifeste un refus égal
de la thèse comme de l'antithèse, et constitue une synthèse
dialectiq ue.103
98 BakhtineNolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris,
Éditions de Minuit, 1987, p. 55. 99 Ibid.
100 Ibid., p. 54.
101 BakhtineNolollhinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris,
Éditions de Minuit> 1987, p. 119.
102 Mikhal1 Bakhti~;;=Esthétique et théorie du roman, Paris, l1:ditiolls
Gallimard, 1978, ..Bibliothèque des Idées>, p. 85.
103 BakhtineNolochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage, Paris,