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PAUVRETÉ ET MODERNITÉ DANS UNE PROVINCE OTTOMANE. La question agraire en Bosnie 1800-1918

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(1)

HABILITATION À DIRIGER DES RECHERCHES

DOSSIER

La modernité chez les Slaves du Sud au XIX

e

siècle

présenté par

M. Philippe GELEZ

le 9 décembre 2016

avec la garantie de Mme Nathalie CLAYER

—————————

III. Ouvrage original

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(3)

P

AUVRETÉ ET MODERNITÉ DANS UNE

PROVINCE OTTOMANE

La question agraire en Bosnie

1800-1918

(4)
(5)

SOMMAIRE

P

AUVRETÉ ET MODERNITÉ DANS UNE PROVINCE OTTOMANE

La question agraire en Bosnie-Herzégovine 1800-1918

REMERCIEMENTS...V

REMARQUES POUR LA LECTURE (prononciation, ethnonymes) ...VI

ÉTUDEINTRODUCTIVE...3

I. Personne et pauvreté en Europe jusqu’au XIXe s...6

A. L’Église et la pauvreté désirable 7 (1. Pauvreté et richesse 8 ; 2. Réformes religieuses et pauvreté sociale 10) — B. Économie politique et appauvrissement 11 (1. Pauvreté et consolidation étatique 12 ; 2. Le Pauvre dans la pensée socialiste 13) — C. Appauvrissement et personne 15 (1. Personne et individu 16 ; 2. Décadence et crise identitaire 19 ; 3. L’individu et son territoire 20) — Conclusion 23

II. La modernité austro-hongroise face à la Bosnie...25

A. La nostalgie personnalisante en Autriche-Hongrie 25 (1. Le processus de dépersonnalisation 25 ; 2. Dépersonnalisation et territorialisation 26 ; 3. La réaction féodalisante 28) — B. La Bosnie, espace de la repersonnalisation austro-hongroise ? 31 (1. Le thème féodal 31 ; 2. L’accusation coloniale 35 ; 3. Post-colonialisme et repersonnalisation 41) — Conclusion 44

III. Personne et propriété dans la Bosnie ottomane...45

A. Le concept de personne 45 (1. Diffusion partielle du concept de personne dans le christianisme slave 46 ; 2. Islam et individu 50 ; 3. La personne épique 55) — B. Métayage et personne 60 (1. Le métayage : généralités 60 ; 2. Réalité en Bosnie 62 ; 3. Du fiscal au territorial 64 ; 4. Le problème 66)

Sources...69

Sources ottomanes 69 ; Sources diplomatiques et militaires 70 ; Sources administratives austro-hongroises 71 ; Sources pour la démographie historique 72 ; Sources imprimées 72

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CHAPITREPREMIER — La question fiscale c. 1450-c. 1850...77

A. Le timar : un droit fiscal... 80

1. Un dispositif militaire ... 81

a. Principes fondamentaux — 81 b. Situation générale en Bosnie XVe-XIXe s. — 86 c. Liquidation du dispositif en Bosnie — 93 2. La patrimonialité du timar en question ... 101

a. Une hérédité douteuse — 103 b. Une héritabilité tardive — 109 c. Timariotes et kapudan — 114 B. Métayage et fiscalisation : les çiftlik ... 119

1. Origines du métayage XVe-XVIIe s. ... 121

a. Législation et légalité du métayage — 121 b. Les terres non timariales — 128 2. Développement XVIIIe-XIXe s... 132

a. Bornes temporelles du mouvement — 133 b. Vacances et survie fiscale — 137 c. Usurpation et légalisation des gains fiscaux — 141 d. Dépossession et politisation — 147 e. Le préjugé transformationiste — 150 3. L’hypothèse de l’appauvrissement... 153

a. La fiction du surendettement paysan — 153 b. L’éventuelle cupidité — 156 c. La peur du déclassement économique des timariotes et des musulmans — 157 Conclusion ... 162

Conclusion... 164

CHAPITRE II — La question territoriale c. 1850-c. 1918 ...165

A. La fusion du timar et du çiftlik... 167

1. Le tiercement et la corvée... 167

a. Le mécontentement rural — 168 b. Le firman de Hüsrev Paşa (1843) — 172 c. Le firman de Tahir Paşa (1848) — 173 d. Le firman de Latas (1851) — 178 2. Échec de l’introduction de la question agraire ... 179

a. La révolte de 1857-1858 — 180 b. L’ordonnance de Safer (1859) — 186 c. La mission de Cevdet Efendi (1863-1864) — 189 3. Le droit foncier métamorphosé ... 192

a. Le Code foncier (1858) et la propriété privée — 192 b. La redistribution des droits simultanés — 199 c. Le hak, de la dîme à la redevance — 203 Conclusion — 208 B. L’héritage ottoman à l’époque austro-hongroise... 210

1. L’esprit de l’interprétation... 212 a. Romanisme et intégrité de la propriété — 214

b. Le tropisme féodal — 217 c. Le catéchisme libéral — 231

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3. La révolution du parcellaire ... 278 a. Le territoire : la frontière — 278 b. Le territoire : la limite — 285 c. Le cadastre ottoman — 289 d. Le cadastre austro-hongrois — 295 Conclusion ...300

CHAPITRE III — La question familiale c. 1800-c. 1918... 303

A. Collectivité/communauté (Gemeinschaft) et utopie ...305

1. Une connaissance diffuse ... 305

a. Droit coutumier — 306 b. Les questionnaires ethnographiques et leurs résultats — 309 c. Les amateurs — 314 Conclusion — 316 2. La forme juridique ... 317 a. Identification théorique — 318 b. Coutume ottomane — 320 c. Législation austro-hongroise — 325 3. L’enjeu symbolique ... 329

B. Société/communauté (Gesellschaft) et appauvrissement ...336

1. Conjectures sur la démographie des foyers ... 337

a. Taux de fécondité général — 337 b. Taille moyenne des foyers catholiques — 346 c. Taille moyenne des foyers, confession par confession — 352 Conclusion — 357 2. Métayage et zadruga ... 358

a. Persistance de la zadruga — 359 b. Les métayers en zadruga, des paysans plus aisés que d’autres — 365 Conclusion — 372 Conclusion... 373

C. Petar Kočić : utopie et anti-utopie ...375

1. Le misérabilisme du kmet ... 376

a. Le paysan — 377 b. Les métayers — 379 2. Zadruga et nostalgie ... 380

a. Tuba — 381 b. Dans la tempête de neige — 404 Conclusion. Kočić et la postérité ... 407

CONCLUSION... 409

ANNEXES... 415

1. 1743 — Protocole des erreurs de copie dans l’informatisation du recensement... 417

(8)

7. Années 1860-1890 — Contrat de métayage ... 467

8. 1869 — Loi-cadre sur les timars ... 469

9. 1868-1885 — Incomparabilité des territoires de districts et arrondissements... 473

10. 1875 — Note Andrássy ... 475

11. 1876 — Cartes austro-hongroises et ottomanes ... 483

12. 1895 et 1910 — Nombre d’âmes par foyer... 487

13. 1878-1995 — Carte ethniques et atomisme cadastral ... 491

CARTES...493

1. 1879 — Nombres de membres par foyer... 495

2. 1885 — Métayers... 497

3. 1885 — Paysans indépendants ... 499

4. 1907 — Baux agricoles de métayage ... 501

BIBLIOGRAPHIE...503

Sources ... 505

Archives en dépôt 505 Sources narratives publiées 506 Autres sources publiées : sources juridiques, fiscales et démographiques 508 Littérature ... 512

Dictionnaires, encyclopédies, catalogues 512 Littérature primaire (jusqu’à 1918) 513 Études (1918 à nos jours, mémoires et thèses non publiés 523 Études (1918 à nos jours) 523 INDEX DES NOMS...581

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier chaleureusement mes patients relecteurs et critiques : en premier lieu Nathalie Clayer, puis Gaël Ramé et Nicolas Michel, enfin Jean-Paul Bled, Edi Miloš et Gilles Grivaud.

Ma gratitude va également aux personnes qui ont pu me seconder dans ma recherche documentaire : Delphine Bismut, Azra Sadiković et Snežana Đurić, ainsi que l’invariablement serviable Mina Kujović aux Archives de Bosnie-Herzégovine, secondée par Sandra Biletić.

Je tiens à mentionner Xavier Galmiche pour m’avoir encouragé à poursuivre au moment opportun, et Stéphane Viellard pour ses lumières lexicographiques.

Mes pensées vont enfin à ma chère Flore et à nos enfants, sans qui ce travail n’aurait pas abouti, et qui lui donnent tout son sens.

(10)

R

EMARQUES POUR LA LECTURE

Prononciation

Les sources et ouvrages consultés pour ce travail sont rédigés principalement en trois langues : le turco-ottoman (que j’appréhende principalement par le biais de traductions), le bosniaque-croate-monténégrin-serbe (nom abrégé en bcms) et l’allemand. À chaque fois que je l’ai jugé nécessaire, j’ai mis le terme original entre parenthèses et si le contexte immédiat ne permettait pas de le savoir, la langue à laquelle il appartient est indiquée. Les termes sont toujours laissés au singulier.

Pour le turco-ottoman, j’ai opté pour la transcription latine avec l’alphabet turc contemporain. Pour le bcms avant l’orthographe normalisée, je n’ai pas pu tout retranscrire et m’en explique le cas échéant.

Le turc et le bcms contemporains ont un alphabet phonétique, à quelques exceptions près ; le bcms peut s’écrire en caractères latins ou cyrilliques. Voici les tableaux de prononciation des graphèmes de ces langues qui n’existent pas ou ne se prononcent pas comme en français.

turc bcms

c dj dans Djibouti

ç tch dans tchatche

g g dans garniture, se palatise devant e, i, ö, ü et â ğ ne se prononce pour ainsi dire pas

h expiré

ı appr. eu dans deux

j j dans jeu ö eu dans peur r roulé s ss dans bosse ş ch dans chemin u ou dans rouge ü u dans lune. c ц ts dans tsigane č ч tch dans tchatche

ć ћ entre tch dans tchatche et ti dans tiens !

đ ђ entre dj dans Djibouti et di dans diamant dž џ dj dans Djibouti g г g dans garniture h х expiré j ј y dans yaourt lj љ li dans lien nj њ gn dans oignon r р roulé s с ss dans bosse š ш ch dans chemin u з ou dans rouge ž ж j dans jeu

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İstolçeli Ali Paşa ou Ali-paša Rizvanbegović ? La difficulté s’accroît si l’on prend en compte la date de 1878, car les usages de l’administration ottomane disparurent alors. La position de l’historien devrait le pousser à adopter le point de vue officiel, et donc changer les orthographes selon qu’il relate des faits avant ou après 1878. Ce serait compliquer un propos qui n’est déjà pas forcément très simple. J’ai donc opté pour la règle suivante : les personnalités locales voient leur nom orthographié à la slave ; les personnalités extérieures à l’espace slave du Sud ont une orthographe conforme au turco-ottoman. Je n’ai malheureusement pas pu trouver de règle satisfaisante pour les titres, dont l’orthographe variera donc selon la syntaxe — s’ils sont utilisés comme substantifs indépendants ou comme titres postposés — mais aussi selon l’époque.

Désignations nationales et administratives

Au XIXe s., l’actuelle Bosnie-Herzégovine s’est appelée la plupart du temps, d’un point de vue administratif, Bosnie. En 1878, les Austro-Hongrois optent pour un pluriel : ils administrent les « Provinces occupées », sous entendu la Bosnie et l’Herzégovine, cette dernière ayant été formellement séparée de la Bosnie entre 1833 et 1851, puis brièvement à deux reprises en 1875 et 1877. C’est cependant un abus de langage, car il n’y a pas deux provinces administratives, mais bien une seule.

Au XIXe, on trouve dans les ouvrages en français que ses habitants s’appelaient Bosniens ou

Bosniaques, indifféremment, dans un sens administratif et non ethnique. L’appellatif Bosniaque est

probablement plus ancien et est repris du turc Boşnak. Cela dit, la population musulmane ayant un statut politique privilégié (de fait encore au XIXe s.), Bosniaque a pu les désigner préférentiellement

dès avant 1992. Après cette date, pour éviter les confusions, on a systématisé la distinction entre

Bosanac — de sens administratif et géographique, traduit par Bosnien en concurrence avec Bosniaque — et Bošnjak — de sens ethnique, réservé aux musulmans dans les faits, traduit par Bosniaque ou Bochniaque.

Dans ces complications de mots où chaque opinion est en concurrence avec la voisine, j’ai pris le parti de simplifier. Cette position se justifie du fait que le XIXe s. voit des identités assez

confuses se croiser. Un exemple : aurait-il fallu appeler les orthodoxes « Serbes » ou « Grecs », puisque ce dernier nom était officiellement celui qu’ils portaient ? Dirait-on « Latins » pour les catholiques ? Jusqu’à quel détail descendrait-on dans les ethnonymes, et où passe la frontière de l’ethnie et du groupe social (par exemple pour les Balije musulmans ou les « Valaques » chrétiens) ?

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à utiliser les dénominations religieuses pour parler des différents groupes d’habitants de la Bosnie au 19e s. Les orthodoxes, qui ont une certaine légitimité à revendiquer le nom de serbe pour cette époque, représentent un cas limite. Pour ne pas brouiller les pistes, cependant, et parce que cela ne fait pas entorse à la vérité historique, j’ai choisi d’appliquer une règle uniforme. Lorsque je parle de Croates et de Serbes, donc, il faut entendre des habitants de Croatie et de Serbie.

Un autre problème se pose quand il faut désigner de façon unitaire les populations bcms-ophones habitant la Croatie, la Serbie, le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine. Yougoslaves faisant nettement référence à un projet politique, j’ai choisi le terme plus neutre Slaves du Sud et l’adjectif correspondant, slave du Sud.

Notes de bas de page

Afin d’alléger la lecture, en notes de bas de page les ouvrages ne sont indiqués que sous forme abrégée. Pour le lecteur féru de compléments, cela nécessite une gymnastique contraignante ; mais le poids typographique de certaines références, en particulier celles qui sont publiées dans des actes de colloque, était tel qu’il m’a semblé préférable de dégraisser au maximum. J’ai conscience de l’inconvénient que cela peut représenter.

(13)
(14)
(15)

É

TUDE INTRODUCTIVE

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(17)

La Bosnie-Herzégovine au XIXe s. oscille entre Empire ottoman et Empire austro-hongrois. Repaire de l’anti-réformisme ottoman, province arriérée de la Double Monarchie (1878-1918), elle n’en est pas pour autant restée intacte de toute transformation sociale durant ce siècle : une première vague de réformes fut dirigée depuis Istanbul, une seconde depuis Vienne.

Vojvoda Bogdan Zimonjić Nada 9 (1903), 14 (15/07), p. 188.

J’en ai trouvé un témoin original en Bogdan Zimonjić (1813-1909). Ce notable orthodoxe compta parmi les chefs les plus remarquables de l’insurrection herzégovinienne de 1875-1878, qui déboucha sur le Traité de Berlin (1878) et le protectorat austro-hongrois sur la Bosnie-Herzégovine. Lorsque l’installation des nouvelles autorités l’eut rassuré quant à sa sécurité personnelle, en 1879, il revint du Monténégro où il avait pris refuge ; mais il entra bientôt en conflit avec l’administration et se retira de la vie politique après quelques mois.

Le fond de la querelle reposait sur la question agraire. Zimonjić avait pris les armes pour se débarrasser des « Turcs » et comptait bien devenir propriétaire de ses terres ; mais les occupants ne le lui permirent pas. Par dépit, et avec raison aussi, il n’eut de cesse par la suite de contester leur pouvoir et d’en souligner les contradictions. Ce fut ainsi qu’u-ne quinzaiqu’u-ne d’années plus tard, un article signé de lui fit état d’un changement significatif survenu depuis la mise en place du nouveau régime :

Mais aujourd’hui que la loi veille sur les biens des orphelins, autrement dit aujourd’hui que la loi n’a pas confiance en la famille de l’enfant et prend sous sa protection le bien des

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orphelins, elle anéantit du même coup les soins que leur prodiguent leur famille. En effet, si la loi tient les comptes de ces biens, elle devrait aussi s’attacher à les entretenir, ce dont elle est incapable, car chez nous les terres et les reliquats [d’héritage] sont si petits qu’ils ne peuvent suffire à l’entretien des orphelins. Il faut donc que quelqu’un travaille pour eux. Aujourd’hui, leur parentèle leur dit : Puisque la loi prend soin de tes biens, eh bien qu’elle travaille aussi pour toi et te nourrisse !1

Dénonçant l’absence de prise en charge de la personne dans le dispositif légal austro-hongrois, Zimonjić opposait la loi à la coutume, l’État à la famille, la tutelle au foyer. En stimulant le simulacre du père en la personne de l’État, la loi exhibait son incapacité à personnaliser son lien aux individus, c’est-à-dire qu’elle faillissait à la tache de la réintégration sociale et humaine de ce corps abandonné que représente l’orphelin. À l’opposé, la coutume, règlement organique de la communauté dont l’application était assurée sans intervention d’un tiers, pouvait prétendre occuper une place substitutive complète parce que complémentaire par le biais de la famille.

En sous-main, Zimonjić prétendait qu’en usurpant le rôle de la famille, l’État contribuait à la paupérisation des orphelins. Cet argument a certainement une réalité concrète ; mais il faut tout autant y trouver une réalité symbolique : dans l’ordre patriarcal, comment un orphelin, privé de la figure de son père, saurait-il être riche ? La pauvreté symbolique de « la veuve et de l’orphelin » se répercute dans la pauvreté économique — où il faut entendre, conformément à l’étymologie du mot, la pauvreté matérielle comme la pauvreté du foyer familial.

En résumé, la plainte de Zimonjić mettait en cause le nouvel État régnant par la loi — ce qu’on pourrait désigner, dans une première approche, comme une critique du Rule of Law, de la

Rechtsordnung, de l’État de droit. Son principal chef d’accusation consistait à désigner l’action

isolante et appauvrissante de la loi. Ce qui se passait sur le plan juridique se manifestait dans l’ordre concret et individuel par le scandale de l’appauvrissement, tout autant conséquence du rôle usurpé de l’État que signe de son inique artificialité.

Cette réaction me semble caractéristique de la façon dont fut compris le régime austro-hongrois en Bosnie-Herzégovine. La prépotence du droit aurait bousculé l’ordre traditionnel et imposé l’indivdualisme juridique en dédoublant la personne : d’un côté, son existence administrative ; de l’autre, sa vie familiale. Il en serait résulté le surgissement d’une menace : l’appauvrissement. 1 Bogdan Zimonjić, « Одломци » (1894), p. 251 : « Данас пак када се закон стара о имању заостале сирочади, т. ј. данас, када закон нема повјерења у ђетиње сроднике, те имање сиротињско узима под своју заштиту, он уништава и оно сродничко старање о сирочади, јер када је закон рачуновођа о имању сирочади, онда треба да је и старатељ о издржавању сирочади, а он то не може, јер у нас су мала имања и остаци, тако да се сирочад не могу од онога свога имања издржавати. Треба дакле неко да за њих ради. Сад сродници веле сирочади : Када закон води рачун о твом имању, иди нека ти закон и ради, те те храни ! »

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Le propos de ce livre est de montrer les tenants et aboutissants de cette interprétation et d’analyser la question de la propriété foncière à nouveaux frais à partir du constat que la culture ottomane ne connaissait pas la même dynamique individualisante ni le même horizon de l’appauvrissement. S l’on admet que les cultures sont des constructions globalement déterminantes, dont le fondement s’appelle le droit, il est nécessaire de comprendre les quarante années 1787-1918 comme un moment de rencontre entre deux cultures, deux droits bien différents. Or, on le sait, les Austro-Hongrois dépensèrent beaucoup d’énergie à s’adapter au cadre ottoman. Quel fut le fruit de la rencontre ottomano-habsbourgeoise : corps unifié ? construction hybride ? congomérat monstrueux ? Je me propose dans les pages qui suivent de décrire les logiques parallèles qui préparèrent cette rencontre en les articulant à la notion de personne dans sa spécificité européenne, parce qu’elle véhicule en profondeur la modernité occidentale. On verra qu’elle est étroitement liée à la question de la terre. L’examen préalable de cette notion est important dans la mesure où le XIXe s.

ottoman est réputé être une période de modernisation ; or, il est plus probable que les réformes ottomanes suivirent une voie originale et que le discours de la modernisation ottomane, à l’époque comme dans l’historiographie, demande à être déconstruit.

Après avoir constaté qu’il est difficile d’appréhender la réalité de la pauvreté, je me pencherai sur la place de choix que le discours sur la pauvreté occupa dans la civilisation de l’Europe médiévale, et verrai comment les Lumières infléchirent sa représentation vers une vision purement discursive, celle de l’appauvrissement, ce qui était la conséquence d’un glissement de la notion de personne vers celle d’individu (I). Dans ce cadre, la culture habsbourgeoise, qui influa directement sur le cours des idées en Bosnie-Herzégovine, fera l’objet d’une analyse attentive (II). Il sera temps alors d’examiner la situation culturelle dans laquelle se trouvait la province bosniaque dans les décennies précédant 1878 et la façon dont s’y noua la problématique de l’appauvrissement à partir de la réalité du métayage (III).

(20)

I. Personne et pauvreté en Europe jusqu’au XIXe s.

La notion si évidente de modernité se révèle, à un premier examen, assez équivoque. Comment, en général, l’appréhender ? Quand commence-t-elle ? Quel est son contenu ? La littérature relative à ce sujet est sans fin. Il y aurait une modernité consensuelle, qui vise à l’amélioration, et un esprit révolutionnaire dangereux, voire meurtrier ; il y aurait la table rase utopique et l’amène progrès du mieux-être. Insaisissable processus, l’existence de la modernité n’est pourtant niée par personne ; même Bruno Latour (1947-), auteur du fameux pamphlet Nous

n’avons jamais été modernes, n’en doute pas. La difficulté est de la définir : posture intrinsèque de la

pensée humaine ou spécificité civilisationnelle de l’Occident, produit de la raison rationnalisante ou d’un ensemble plus large de facteurs. Dans la foulée des tenants de la sécularisation comme réagencement des liens entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel grâce à un transfert de prérogatives2, j’adopterai ici, pour ma part, l’opinion qui fait de la modernité un mouvement typiquement occidental, inspiré à des titres divers du christianisme, et visant in fine à en concurrencer la réalisation, ce que des auteurs aussi différents que Pierre Legendre (1930-) ou Pierre-Emmanuel Dauzat (1958-) expriment chacun à son niveau3. Tous, plus ou moins, nous sommes à ce titre des élèves de Hegel. Il me semble important de le souligner dans la mesure où je me distingue par là de la pensée de Gilles Veinstein (1945-2013), qui dans son œuvre a tenté de penser la différence entre l’Europe et l’Empire ottoman en termes d’échanges plutôt que de confrontation. L’exemple de la Bosnie-Herzégovine montre suffisamment à mes yeux — et j’essayerai d’argumenter ici cette position — que les influences et transferts bien réels ne sauraient

2 Bien sûr, la littérature sur la sécularisation est énorme, et je ne prétends pas l’avoir épluchée de bout en bout. Deux livres m’ont servi de guide : Charles Taylor, L’âge séculier (2007) ; et Jean-Claude Monod, La querelle de la

sécularisation (2002) (avec une prolongation proprement philosophique chez Pierre Caussat, « Querelles et enjeux de

la sécularisation » — 2015). Théorisé par Carl Schmitt, le modèle de la sécularisation a été réfuté par Hans Blumenberg ; le regain d’intérêt actuel pour Schmitt a redonné de la vigueur à son critique, qui s’en sort moins bien que lui : beaucoup sont schmittiens, aujourd’hui. Une contre-proposition a vu le jour aussi à l’instigation de Peter Berger, mais sans vraiment remettre en cause l’idée malgré son titre (Peter Berger (éd.), The Desecularization of the

World — 1999).

Ainsi la sécularisation comme sortie du religieux n’est-elle plus vraiment à la mode, alors que la sécularisation comme transfert de prérogatives reste pleinement d’actualité. Quant à moi, je souscris mieux à la seconde (cf. Charles Taylor ou Pierre Legendre), mais la première ne me semble pas inintéressante (Marcel Gauchet ou Paul Valadier). Je doute un peu du point de vue de Norbert Elias, que l’histoire, me semble-t-il, a réfuté : selon lui, la civilisation des mœurs a pacifié les individus européens. Pourtant, jamais l’Europe « civilisée » n’aura été aussi violente qu’au XXe s.

Sur les débuts de la sécularisation politique à proprement parler, voir Bernard Bourdin, La genèse

théologico-politique de l’État moderne (2004 — sur la France et l’Angleterre) ; et l’essai de Graeme Smith, A Short History of Secularism (2008 — à partir de l’exemple du Royaume-Uni).

(21)

cacher des différences fondamentales, dont la perception fut d’ailleurs le moteur même des échanges.

La pauvreté est une notion tout aussi équivoque que la modernité. De sa définition matérielle (celui qui n’a pas de quoi subsister par lui-même) à sa définition spirituelle (le désirant de Dieu), en passant par sa définition sociale (le méchant, « celui qui tombe mal »), le pauvre ne semble pas avoir de statut défini parce que mille nuances et degrés s’attachent à sa condition. Peut-être la misère est-elle plus discernable, et c’est celle que l’on retient en général à l’heure actuelle. Mais de façon générale, comment mesurer la pauvreté ? Où s’en trouve le seuil ?

Quelle que soit la réponse à cette question, on peut constater que dans l’histoire de l’Europe occidentale, la réflexion sur la pauvreté a informé des réformes capitales, emblématiques de la modernité. Elle en délimite un pan précis : non sa philosophie (la liberté et l’autonomie individuelles), non sa politique (le droit contractuel), non son esthétique (le formalisme et ses réactions), mais son éthique : la recherche du bonheur immanent, dès maintenant. Il existe une rupture, cependant, dans la symbolique de cette dynamique : jusqu’au XVIe s., la pauvreté est un état désirable (A) ; à compter

de là, elle sert de repoussoir et peut même faire l’objet d’une répression (B)4.

I.A. L’Église et la pauvreté désirable

Nœud du renoncement à la jouissance universelle, la pauvreté chrétienne prit en charge l’ensemble de l’existence humaine, y compris sa part la plus précieuse et la plus inattendue : la liberté. En effet, le christianisme préconisa la pauvreté volontaire et appela à soulager la pauvreté subie. La pauvreté devint l’essence de la charité entendue comme moteur de l’action sociale, motivation de l’application concrète des préceptes évangéliques, d’autant que le Christ s’était lui-même identifié aux pauvres dans sa description du Jugement dernier. Sa force transformante motiva les nombreuses réformes du monde monacal, qui toutes eurent cette particularité de revendiquer un retour aux sources de la pauvreté évangélique.

4 Une bibliographie généraliste sur le sujet comprendrait l’œuvre de Benjamin Lewertow/Bronisław Geremek, notamment

La Potence et la pitié (1987 — original en français) et Les Fils de Caïn (1991) ; mais aussi Paul Christophe, Les Pauvres et la pauvreté (1987). Pour la France, Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres (1971) ; Dominique Gros

& Sophie Dion-Loye (dir.), La pauvreté saisie par le droit (2002) ; Arnaud Berthoud, Benoît Lengaigne & Patrick Mardellat (dir.), Figures et énigme de la pauvreté (2009) ; Caroline Chopelin-Blanc & Alain Clément, « L’idée de pauvreté » (2008) ; Philippe Sassier, Du bon usage des pauvres (1990). Article de présentation du concept : Raphaëlle Bisiaux, « Comment définir la pauvreté ? » (2011) ; Gisela Drossbach (éd.), Hospitäler in Mittelalter und

(22)

I.A.1. Pauvreté et richesse

La pauvreté est au cœur du retournement de valeurs qu’opéra le Christ : aux disciples consternés, il affirma qu’il est plus difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille (Mt 19,24). La richesse n’était plus désirable. Pour suivre le Christ, il fallait « vendre tous ses biens » et amasser « des trésors dans le Ciel » (Mt 6,20). La plus large part de la spiritualité chrétienne occidentale plaça en son centre la pauvreté, comme en témoignent les vœux formulés par les personnes entrant dans les ordres — et mettant en son centre la vulnérabilité de la condition humaine5. La conversion au Christ nécessite le dépouillement, plus radicalement encore que le renoncement aux désirs et au monde prôné par le bouddhisme6.

Le statut accordé à la richesse fut moins unanime. La civilisation de l’Occident médiéval opéra une rupture lexicale majeure avec l’Antiquité en refusant à divitas, le mot latin désignant la richesse, l’accès à la langue vernaculaire. Lu dans la Vulgate, le mot avait trop de connotations négatives aux yeux de l’Église, et les riches, pour se justifier, se donnèrent à partir du XIe-XIIe s. un autre nom, tiré

du germanique riki ou du haut-allemand reich. En revanche, on accepta plus largement son antonyme, pauper. Par contraste, tandis que l’Occident condamnait les dives au séjour infernal, envoyait les pauvres au Paradis, et apprenait à tolérer les riches, les chrétiens d’Orient hellénophones conservèrent les mots antiques. On peut s’expliquer cette différence du fait que les clercs orientaux considéraient avec une certaine bienveillance les pouvoirs laïcs avec qui ils avaient des intérêts étroitement mêlés7.

Plus attentifs au dépouillement, les chrétiens occidentaux développèrent une théologie de la compassion et entourèrent d’une dévotion particulière, à partir du XIIe s., le mystère de Noël à côté

de celui de Pâques8. François d’Assise, le saint de la pauvreté par excellence, le baladin de Dame Pauvreté, le premier stigmatisé, mit à l’honneur les crèches, par exemple, et le dépouillement très concret de Dieu dans l’incarnation. Sur ce point, une opposition apparut au fil du temps entre latins et grecs : ces derniers développèrent une théologie de la résurrection et de l’illumination, tandis que les premiers mirent l’accent sur l’incarnation9. En d’autres termes : en Orient — théologie de l’élévation, de l’enrichissement ; en Occident — théologie de l’abaissement, de l’appauvrissement.

5 Lire par exemple Simon Légasse et al., Pauvreté chrétienne (1985).

6 David L. Roy, « Bouddhisme et pauvreté », http://www.zen-occidental.net/articles1/loy11.html. 7 Hironori Miyamatsu, La naissance du riche (2008), p. 17-21, 67-75 et 449-455.

8 À ce titre, voir le séminaire de Sylvain Piron à l’E.H.E.S.S., intitulé « Incarnation et pauvreté », qui s’est déroulé sur trois ans (2012-2015).

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La représentation du Christ en croix cristallisa cette différence : au début du christianisme, les croix étaient nues ; puis on commença à le représenter ressuscité ; mais en Occident, à partir du XIIIe s.,

on a toujours plus insisté sur ses souffrances humaines, en accentuant aussi le réalisme de sa nudité10. En Orient, la méfiance devant la représentation de l’humanité corruptible du Christ était héritée de la querelle des iconoclastes, qui reposait sur le mystère de la double nature de la personne du Christ11. Christus dolens en Occident, Christus patiens des Grecs.

De cet exposé la conclusion semble se tirer d’elle-même : le corps et sa vulnérabilité n’ont pas reçu pas la même attention chez les orthodoxes et les catholiques. En réalité, la situation n’est pas si clairement partagée dans la géographie : du fait de la dévotion populaire et de la domination ottomane, certaines influences se croisent, notamment sur le pourtour méditerranéen, mais aussi en Bosnie-Herzégovine. On trouve dans cette dernière région, parmi celles qui nous sont parvenues, deux icônes orthodoxes représentant le corps sanglant du Christ, dans son dénudement mortuaire12.

Emmanuel Lombardos, Pieta (début XVIIe s.)

28,7 x 22,8 cm, tempera sur bois, Palais de l’éparchie, Tuzla

Maître vénitien inconnu, Imago Pietatis (XVe s.)

72 x 43 cm, tempera sur bois église des Saints-Archanges, Sarajevo

10 Émilie van Taack, « L’art sacré » (2015). Sur la représentation du corps souffrant du Christ en Occident, voir Jacques Gélis, « Le corps, l’Église et le sacré » (2005).

11 Savu Totu, « Person, Anthropomorphism, Idololatry » (2012). Voir aussi Olivier Clément, L’Autre Soleil (1975), pagination perdue.

12 Svetlana Rakić, Иконе Босне и Херцеговине (1998). Voir aussi Gordana Babic, Icônes (1980) ; Tania Velmans, Karl Christian Felmy, Bernard Lory, Solomiya Tymo & Panayotis L. Vocotopoulos, Icônes (2005).

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On les aurait observés sur la côte dalmate que ces thèmes n’auraient été étonnants qu’en apparence : sur les rivages adriatiques, la tradition iconographique post-byzantine locale se mêla très facilement aux conceptions occidentales. Manifestant une influence de la théologie catholique bien plus rare en Bosnie13, ces deux images ont aussi une autre origine, lointaine : la Crète. Après la chute de Constantinople, la peinture d’icône s’y poursuivit. Comme l’île était aux mains des Vénitiens, l’École crétoise produisit des œuvres largement influencées par la spiritualité occidentale et en reprit parfois thèmes et manières. Lombardos emprunta à l’Occident le motif de la pieta, largement ignoré par l’iconographie byzantine ; dans ce registre, il peignit aussi une superbe

Lamentation, plus proche quant à elle du motif du thrène byzantin. De même l’Imago pietatis était

reprise d’une tradition occidentale retravaillée dans le style byzantin à Venise même.

I.A.2. Réformes religieuses et pauvreté sociale

Ainsi, quoique le fond fût identique avec la spiritualité orientale, la méditation occidentale sur la pauvreté prit des accents bien plus radicaux. Pauvreté subie — lieu d’expression de la charité — et pauvreté volontaire — lieu de l’ascèse — furent envisagées de façon solidaire par un certain nombre de réformateurs catholiques du Moyen Âge, dont le discours, essentiellement spirituel, n’ignorait pas pour autant la dimension sociale. Aux XIIe-XIIIe s., de très nombreux mouvements

spirituels, en particulier les ordres mendiants, prônèrent la valeur spirituelle de la pauvreté effective et reprochaient à la hiérarchie ecclésiastique son enrichissement. Au nom de « la plus grande pauvreté », les franciscains bousculèrent l’ordre juridique en refusant toute propriété individuelle et privée, initiant par là la querelle des universaux14 ; ils encouragèrent la création d’institutions de soulagement de la pauvreté encore très répandues de nos jours15. Dans cette lancée, John Wycliffe (v. 1331-1384) prêcha contre le luxe de l’Église et tenait la pauvreté dans la plus haute estime. Savonarole (1452-1498) s’empressa de mettre sur pied un système de secours aux pauvres lorsqu’il accéda au pouvoir.

13 A la vieille église orthodoxe de Sarajevo, Đoko Mazalić a dénombré dans les années 1930 plus de 300 icônes, parmi lesquelles il en repère seulement trois ou quatre qui par leur style pourraient être révérées par les chrétiens des deux rites. Voir Đoko Mazalić, « Једна необична славска икона » (1933). Plus récemment, voir Nenad Makuljević, « The Trade Zone as the Cultural Space » (2015).

14 Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté (2011).

15 Carol Bresnahan Menning, Charity and State in Late Renaissance Italy (1993) ; Ariel Toaff, « Jews, Franciscans, (1462–1500) » (2004).

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Se faisant l’écho de certains de ces mouvements, la Réforme se présenta comme une réponse nouvelle à la tradition chrétienne. Elle eut un fort impact sur la façon dont on regardait les pauvres. Ceux-ci ne représentaient plus seulement une occasion de pratiquer la charité en vue du salut ; on voulait désormais les considérer pour eux-mêmes et améliorer leurs conditions de vie. Chez les protestants, en même temps, le travail était valorisé et le pauvre devenait responsable de son état ; il était souvent même considéré comme un prédestiné à la damnation. Les âpres discours contre l’enrichissement indu de l’Église comportaient ainsi une certaine dose d’ambigüité, ce qui a été soulevé par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Les critiques essuyées par Weber pour cet ouvrage n’entament rien au fait que la question de la richesse et de sa valeur spirituelle occupèrent une place de choix dans la devotio moderna et l’économie du salut telle qu’elle était conçue à la Renaissance16. À ce titre, la Réforme peut se voir comme un refus de la pauvreté volontaire (le monachisme, signe de perdition) comme de la pauvreté subie (signe de malédiction)17 ; le corps et ses misères en perdaient leur signification sacrée18.

I.B. Économie politique et appauvrissement

Le retournement luthérien, plus marqué encore dans le calvinisme, contribua à replacer le problème de la pauvreté dans le cadre séculier de l’action publique. L’érection de l’économie politique en discipline au XIXe s. résultait ainsi d’une longue évolution commencée avec la Réforme.

Sans changer la centralité de la figure du pauvre dans la civilisation de l’Europe, elle en altéra la signification. Dans les termes de la théorie politique, la personne constitutive de la res publica céda du terrain face à la réduction individualisante du Léviathan hobbesien.

16 Jack Barbalet, Weber, Passion and Profits (2008), particulièrement p. 166-169 : après les critiques reçues pour

L’éthique protestante, Weber a persévéré dans son analyse des fondements religieux du capitalisme en déplaçant

l’accent de la doctrine calviniste à l’organisation sectariste ainsi qu’à l’effort de rationalisation impersonnelle qu’elle induit. Quelques prolongements psychanalytiques intéresants chez Véronique Hervouët, L’Enjeu symbolique (2004), p. 130-143.

17 Brian Pullan, Rich and Poor in Renaissance Venice (1971) ; Natalie Zemon Davis, « Poor Relief, Humanism and Heresy » (1968) ; « Les pauvres dans la tradition protestante », Revue Quart Monde, n°208, décembre 2008, p. 20-24.

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I.B.1. Pauvreté et consolidation étatique

La Réforme était elle-même fruit du contexte particulier de la Renaissance. Aux xve et XVIe s., la théorie politique naissante se préoccupa de lutter contre la pauvreté et le luxe. Nicolas Machiavel (1469-1527) considérait que l’État, pour se garder de la corruption, devait limiter la richesse de ses sujets19 — ce qui ne manqua pas de susciter l’avis contraire d’Innocent Gentillet (1535-1588), pour qui il était nécessaire de maintenir ces derniers dans un état d’abondance mesurée20. Surtout, Jean Bodin (1529-1596) lança un ambitieux programme de réforme de l’État ; l’un des principaux piliers en était la réintroduction du recensement, à l’imitation des Romains, qui permettrait de répartir plus équitablement les charges et les impôts — dimension égalitariste qui serait conservée plus tard chez les administratifs réformistes du XVIIIIe s. C’est ainsi que l’un des plus formidables outils que s’est donné la modernité pour lutter contre la pauvreté, la statistique, est né à cette époque grâce à la remise en honneur des recensements21.

À l’époque moderne, sortant des monastères et de l’Église pour s’institutionnaliser et devenir l’apanage des rois humanistes, des souverains éclairés, la charité publique prit le parti d’en découdre avec la pauvreté. Hôpitaux, orphelinats, soupes populaires se multiplièrent à compter du de la fin du XVIe s., toujours aux mains des ordres religieux mais largement soutenus par l’autorité

publique. Le paupérisme devint question sociale au XVIIIIe s. quand proliférèrent des malheureux

qu’épidémies ou cataclysmes fauchaient moins par rapport aux siècles précédents. L’idée émergea que la pauvreté ne relevait pas de la loi naturelle et que l’État devait prendre en charge son soulagement, voire son éradication, mais aussi de sa prévention. Pour ce faire, on forgea l’incantation prophylactique de l’appauvrissement. On dénonça « despotisme » et « superstition » à cause de leur effet néfaste sur le corps social : la misère.

C’est ainsi que la modernité initiée par les Lumières eut pour moteur éthique et politique l’éradication de la pauvreté (subie et volontaire : moins de pauvres, moins de moines — moins d’oisifs improductifs) en vue de l’établissement d’une société harmonieuse parce que riche. Née du mercantilisme, la matrice idéologique en est à chercher chez les penseurs libéraux anglo-saxons : John Locke (1632-1704), dont les idées sur la propriété individuelle connurent le succès en politique au nom de la lutte contre la pauvreté22 ; on se souvient aussi de la Modeste proposition (1729) de

19 Quentin Skinner, Machiavel (2001), ici p. 110-111. 20 Innocent Gentillet, Anti-Machiavel (1576), p. 559-592. 21 Thomas Berns, Gouverner sans gouverner (2009). 22 Richard Ashcraft, « Lockean Ideas, Poverty » (1996).

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Jonathan Swift (1667-1745), qui avec ironie proposait pour remède à la misère endémique en Irlande, le cannibalisme des riches sur les enfants des pauvres.

Par la suite, la pensée économiste des physiocrates français ou d’Adam Smith (1723-1790), centrée sur la question de l’enrichissement, se diffusa partout dans la seconde moitié du XVIIIIe s.

L’égalité des droits dans le domaine politique devait donner à tous accès au bonheur et à la satisfaction des besoins corporels élémentaires en vue du bien-être. La doctrine physiocratique, le libéralisme et l’utilitarisme anglais, les réformes de l’administration fiscale dans les pays italiens et autrichiens, inoculèrent dans la pensée politique l’impératif de la richesse, devenue but en soi, moment fondateur de la réflexion politique, et moteur de l’agir. La nouvelle éthique se présentait comme recherche du bonheur immanent, avec prise en charge globale et mise en dépendance de l’individu vis-à-vis de l’État ou de ses substituts23. Le pauvre, par la même occasion se réduisit à un corps, à un estomac — le Messer Gaster de La Fontaine ; la faim devint le ciment social24.

Le destin de la scène du pauvre dans le Dom Juan de Molière (1622-1673) illustre parfaitement comment ces idées, en gésine depuis le début du XVIIe s. dans le libertinisme français

— mais aussi en Angleterre et en Italie — triomphèrent finalement au XIXe s. sans retour. Dans cette

scène (III, 2), Dom Juan rencontre un pauvre ; après avoir repoussé l’idée que l’aumône puisse avoir un caractère sacré, il veut bien lui donner de l’argent à condition qu’il renie Dieu. Malgré le refus du pauvre diable, le « grand seigneur méchant homme » lui jette finalement un louis d’or « pour l’amour de l’humanité » — et non pour l’amour de Dieu, comme le voulait l’expression consacrée. Dès la seconde représentation, la scène fut censurée. On la rétablit en 1819.

I.B.2. Le Pauvre dans la pensée socialiste

Ce fut de la matrice chrétienne que sortit l’idée qu’on se fait de la pauvreté en Occident au XIXe

s. Au fur et à mesure que la sécularisation avança, que la satisfaction des besoins et des désirs se plaça sur un horizon toujours plus horizontal, les pauvres, images du Christ-Pauvre par excellence, prirent sa place. Épaulé à une mystique christique où le Dieu incarné s’était révélé en guenilles et qui énonçait en tête des béatitudes « Heureux les pauvres », le socialisme des débuts du XIXe s.

s’intéressa à améliorer les conditions de vie des miséreux25. La figure du pauvre se trouva en quelque sorte sacralisée sous les effets de la pensée sociale et du socialisme. Sa victimisation fut

23 Ces considérations, aujourd’hui galvaudées, ont été lancées par Georg Simmel, La Sociologie (1908). 24 Emmanuel Levinas, « Sécularisation et faim » (1976).

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ainsi un effet de la sécularisation ; si l’on écoute sur ce plan la théorie girardienne, on peut affirmer que la sécularisation du pauvre fit descendre dans le corps social le mécanisme sacrificiel jusque-là canalisé par le dogme chrétien et sa réalisation liturgique, pour en faire la victime de la modernité26. Elle modifie la symbolique du secours aux indigents en la déplaçant de l’ordre de la charité, forcément personnelle dans son impulsion, à celui de la justice sociale, coordonnée par l’impôt. Ceux qu’Engels (1820-1895) désigna plus tard comme socialistes utopistes relurent le pauvre christique, salvateur, dans une optique purement mondaine, provoquant l’atermoiement sur le plus démuni et précipitant la formation de l’État-providence, qui puisa du spectacle de la pauvreté sa force de conviction auprès des administrés, au nom du bien commun.

Ce fut la doctrine marxiste qui au mieux ritualisa, en usage et en mention, le pauvre et surtout l’appauvrissement — Verarmung, Pauperisierung, Verelendung (et Verelendungstheorie), triste résultat du rapport de domination engendré par le capital. L’appauvrissement constituait le scandale central à partir duquel se développait l’application politique du socialisme scientifique. La contestation de Marx, au fond, se fit sur le bien-fondé de cet argument ; ainsi chez le principal penseur libéral autrichien avant Hayek, Ludwig von Mises (1881-1973) : « La critique faite par Marx du mode de production capitaliste est entièrement fausse. Même les marxistes les plus orthodoxes n’ont pas le front de soutenir sérieusement sa thèse essentielle, à savoir que le capitalisme aboutit à l’appauvrissement continuel des salariés »27.

Par les réactions qu’il suscita, les conséquences du discours marxiste furent paradoxales. Refusant la lamentation chrétienne et le larmoiement socialiste-communiste, vitupérant contre les valeurs chrétiennes de pauvreté, magnifiant la volonté de puissance, Nietzsche (1844-1900) érigea le surhomme en dieu épicurien « ne se souciant pas des autres »28. Mais à l’instar des socialistes, Nietzsche croyait dans la loi du plus fort et souscrivait à l’idée que les individus devaient s’imposer à leurs voisins pour survivre dans le struggle for life. S’ouvrit une nouvelle ère lexicale malgré lui, alliant le vocabulaire de la Verarmung à celui de l’Übermensch et le mettant à disposition des forces révolutionnaires et des nihilistes fin-de-siècle. Ce fut un des aliments de la propagande antisémite. Tous partageaient cette mentalité de crise que nous avons reçue en héritage, pour laquelle la vie en tant que telle n’est plus supportable, pour laquelle il faut réagir avec violence afin d’enrayer le cours morbide de l’Histoire.

26 De Girard, il suffira de lire Le Bouc émissaire pour comprendre le mécanisme assez simple qu’il développe ensuite dans le reste de son opus.

27 Ludwig von Mises, Abrégé de l’Action humaine (1949), chap. XXV. 28 Richard Roos, « Nietzsche et Épicure » (2000).

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Plus largement pour cette fin de siècle, la justification de la violence politique par l’instinct de survie et la peur de la destruction imprégnait de très larges pans du paysage politique, en particulier toute la rhétorique nationaliste — je me bornerais ici à l’affirmer pour les États-nations en projet dans les régions sud-slaves. La course à la suprématie était alimentée par l’aversion que provoquait la pauvreté. Son revers survivaliste (c’est le mot à mes yeux le plus approprié, même s’il désigne en propre un courant de pensée né aux États-Unis dans les années 1970) plongeait ses racines dans le discours de la régénération commun à tous les nationalismes européens. La régénération impliquait le sentiment du morbide ; elle était sursaut, urgence vitale.

Gérée par le conflit ou sur un mode plus consensuel, la lutte contre le paupérisme porta des fruits dans le domaine législatif, ce qui conduisit l’État, à partir du début du XXe s., à fonder sa

légitimité presque’exclusivement sur la figure du pauvre. Devenu État-providence, il intégrait définitivement dans ses structures l’économie politique, ce que Marx avait appelé de ses vœux dès 184729, pour progressivement se faire entièrement restructuré par elle et aboutir à ce que nous appelons la gouvernance. Le processus est en cours à l’heure actuelle ; avec le mince recul que nous avons, nous pouvons émettre l’hypothèse que l’État-Léviathan, en intervenant toujours plus dans la vie de l’individu, le fragilise à force de vouloir le consolider, l’enfonce dans la dépendance et la pauvreté à force de vouloir l’enrichir30.

I.C. Appauvrissement et personne

Ce survol d’une histoire complexe suggère à tout le moins que le rapprochement entre modernité et pauvreté n’a rien de fortuit. En discourant sur la pauvreté, la modernité se donne une dimension affective, s’incarne ; c’est par là que chacun peut rattacher l’ensemble de ce qu’il est, y compris son corps, à la modification profonde des temps nouveaux. De ce point de vue globalisant, l’aspiration à la richesse est inséparable du constat de sa propre misère, de son manque, si bien que l’aspect moral et subjectif en est tout autant fondateur que sa dimension économique. On est moderne quand on prend conscience de sa pauvreté, c’est-à-dire quand la sensation d’un

appauvrissement vient nous illuminer. Dans l’Encyclopédie de Diderot (1713-1784), on lit à l’article

29 L’un des pamphlets de Marx s’intitulait Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M.

Proudhon (1847). Marx y refusait à la philosophie tout position éminente dans la conduite de l’histoire et appelait à ce

qu’elle ne fût plus qu’un instrument aux mains des ouvriers grévistes et révolutionnaires. En lieu et place de la philosophie, l’économie politique devait conduire désormais les socialistes.

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« Misère » : « Le petit peuple est d’une stupidité incroyable. Je ne sais quel prestige lui ferme les yeux sur sa misere présente (…) ». On est moderne, au fond, quand le manque, dévoilé, dénudé, aspire à se trouver comblé — ce qui fait que l’appauvrissement participe de ce qu’on a pu appeler l’invention du désir, jaillissant au XVIIIIe s.

Envisager l’appauvrissement comme état de conscience a pour conséquence d’en démultiplier les connotations en direction de la psychologie et du monde intérieur. Il concerne la personne en elle-même et dans ses relations aux autres. En d’autres termes, l’érosion de la personne qu’a décrite Christopher Lasch (1932-1994) appartient symboliquement au processus de paupérisation31, synonyme de dépersonnalisation et de déréliction.

I.C.1. Personne et individu

Si la pauvreté est indissociable des réformes que se propose la modernité, fondant sa dimension éthique, cette dynamique repose sur une prise de conscience de la pauvreté et de ses effets : ce qui compte, c’est le sentiment d’appauvrissement, qui fait peser une menace sur le fondement de l’ordre du monde qu’est la personne humaine. Pauvreté en modernité se conjuguent ainsi dans le processus de dépersonnalisation à l’œuvre en Occident depuis la Renaissance.

Tout cela suppose le concept de personne humaine. Si cette idée a une vocation universelle, elle a un ancrage historique particulier. Virtuellement présente depuis le Ve s. dans la doctrine

chrétienne, elle se place à la conjonction des traditions philosophiques hébraïque, grecque et romaine, reprises dans la méditation trinitaire32. Elle émerge de la lecture biblique : l’homme y est décrit comme une image de Dieu, d’où découle une dignité inaliénable. Chez les chrétiens, la dimension divine de l’individu est redoublée de l’incarnation de Dieu et de sa perpétuation dans

31 Christopher Lasch, Le Moi assiégé (2008).

32 Il y a bien sûr une très large littérature sur la question de l’individualisme européen et sur la personne. Généralement, voir Emmanuel Housset, La vocation de la personne (2007), dont je m’inspire beaucoup ; Alain de Libera, Archéologie

du sujet (2007-2014) ; Alain de Libera, L’invention du sujet moderne (2015). En philosophie, j’ai davantage puisé à la

pensée de Lynne Rudder Baker, philosophe américaine d’orientation classique (Persons and Bodies — 2000) plutôt qu’à celle de Stéphane Chauvier, philosophe français d’orientation libérale (Qu’est-ce qu’une personne ? — 2003).

Sur les origines pré-chrétiennes de la notion de personne, suite à ma lecture de Philippe Nemo, qui affirme que l’invention de la personne s’est faite par le droit privé romain (Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident ? — 2004, p. 31-34), j’ai aussi plus spécifiquement consulté Maximilian Forschner, « Le Portique et le concept de personne » (2005).

Jusqu’à la parution des livres d’Alain de Libera, la synthèse de langue française la plus largement diffusée était celle de Louis Dumont (Essais sur l’individualisme — 1983). Pour une remise en perspective, voir Pascal Michon,

Sujet et individu en Occident (2013). De nouveaux horizons s’ouvrent actuellement : voir par exemple Emmanuel

Lozerand (dir.), Drôles d’individus (2014).

Voir aussi Pierre-Henri Tavoillot, Le Crépuscule des Lumières (1995) ; et Qu’est-ce qu’une société d’individus (2007). J’ai consulté sans fruits Marcel Gauchet & Jean-Claude Quentel (dir.), Histoire du sujet (2009).

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l’histoire à chaque liturgie eucharistique, où le prêtre agit in persona Christi et le fidèle, par la communion, se christifie.

Ces conceptions s’inscrivirent très progressivement dans le droit canon, non sans difficultés. Thomas d’Aquin (1224/5-1274) marqua un tournant capital : il imposa ses idées en opposition avec celles que promouvaient les philosophes musulmans et leurs disciples occidentaux, les averroïstes latins. Ces derniers reprenaient d’Averroès (1126-1198) l’idée que l’âme était individuelle mais que la connaissance était actée par une substance universelle. L’Aquinate, sans trouver de solution purement logique, soutint que l’homme était totalement individuel et raisonnable en tant que tel ; pour lui, la personne humaine avait une analogie avec les personnes divines, qui étaient « relation subsistante »33.

La dignité de la personne humaine par analogie aux personnes divines fut affirmée avec force à compter de la fin du Moyen Âge et triompha dans les idées avec l’adage introductif de la Renaissance, que l’on doit à Nicolas de Cues (1401-1464) : « Le Christ est l’homme parfait ». L’idée progressa en direction du pouvoir civil : la controverse de Valladolid est un bon exemple de ce que représentait alors l’enjeu de la dignité humaine. La modernité des XVe-XVIe s. fut une mise en mot de

cette dignité. Du fait de la juridicisation précoce et toujours en extension des sociétés chrétiennes et postchrétiennes, elle informe encore notre monde dans tous ses aspects, en particulier à travers le texte normatif dominant de notre époque, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 194834. Il faut souligner notamment que la notion juridique de personne est liée à l’intégrité du corps. Si dans le langage ordinaire le mot suggère respect et considération, le droit se préoccupe quant à lui de protéger et d’affimer l’inviolabilité de l’intégrité corporelle, et d’interdire toute forme de commercialisation, tout ou partie, du corps, alors qu’une chose peut être vendue, échangée, divisée, exploitée, voire détruite, par son propriétaire.

Cette persistance n’a pas empêché une évolution majeure, que la Déclaration elle-même révèle. L’utilisation semble-t-il indifférente dans ce texte des termes individu et personne prête à confusion ; elle brouille en réalité une modification qui s’est progressivement approfondie depuis le nominalisme ockhamien puis l’humanisme de la Renaissance. Personne et individu ne sont pas

33 Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine (1973), p. 466-472 ; Camille de Belloy, « Personne divine, personne humaine selon Thomas d’Aquin », (2007). Certains ont voulu défaire la catégorie d’averroïsme latin ; cela ne concerne cependant pas la question de l’Intellect agent unique, qui est une doctrine commune à tous ceux qui se réclamaient d’Averroès (Alain de Libera, Averroès et l’averroïsme — 1991) ; Édouard-Henri Wéber, La personne humaine au XIIIe

siècle (1991) ; Alain Boureau, « Droit et théologie au XIIIe siècle » (1992). Voir aussi Sylvain Piron, « Démonologie », (2006).

34 Sur ce point les critiques les plus connues sont celles de François Furet, Leo Strauss et Ernst Nolte, ou encore Marcel Gauchet ; dernièrement, on peut compter Chantal Delsol. Pour un ouvrage synthétique mettant en évidence les origines grégoriennes du droit moderne en Europe, voir Harold J. Berman, Law and Revolution (1983).

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semblables ; le second est l’avatar de la première une fois qu’elle a perdu l’identité que lui conférait sa structure relationnelle, intégrant l’altérité. La naissance de la science, de l’État moderne et de l’individualisme cartésien, telle qu’elle fut interprétée et réinjectée dans le politique depuis les Lumières, infléchit la définition humaniste, fondée sur la théologie, et la soumit à une altération majeure en la transplantant dans le champ philosophique : chez Descartes, le moi solipsiste estt incapable de penser autrui comme constitutif de soi-même35 ; chez Locke, la personne n’était plus que conscience de soi ; chez Kant, qui clôturait les Lumières, elle se caractérisait avant tout par l’exercice de sa raison autonome et libre. Il n’était plus question de relation, au contraire : la personne se constituait comme une fin en soi et accédait par là à un statut transcendantal. La dignité intangible de chacun devenait un absolu fondateur, mais relatif à la définition de ce qu’est un homme. Pour répondre à cet infléchissement, on eut recours de plus en plus au scientifique individu, modification lexicale qui se fit en synchronie avec la constitution du biopouvoir (Foucault) et la prise en main technique de la personne, dans sa dimension purement biologique (la « vie nue » d’Agamben)36. Cette évolution se constate aussi à travers les représentations qu’on se fit de Dieu : du vieillard barbu, paternel, on passa au grand architecte, puis au grand horloger, avant qu’il ne devînt plus que triangle, totalement abstrait.

On le voit, je ne suis pas la tradition universitaire très largement majoritaire qui appréhende l’individualisme dans son opposition au collectivisme ou au groupe (holisme), héritant en cela de la sociologie historique allemande qui opposait la Gemeinschaft à la Gesellschaft. De nature politique, cette perception est très probablement à relier au mythe que l’individualisme lui-même développe sur ses propres origines. Le médiéviste Jean-Claude Schmitt (1946-) le dénonçait à sa manière dans un court article de 1989, décelant dans l’histoire de l’individuation une fiction historiographique simplificatrice qui ne prend pas en compte la notion de personne telle qu’elle s’est développée à partir du XIIe s.37 À l’opposé, la dichotomie personne/individu, de nature philosophique — elle a été

mise en place par la philosophie personnaliste — me paraît un bon début de réflexion ; j’y ajouterais que non seulement l’individu, à l’instar de la modernité, est moins contenu que forme, moins définition que processus, mais aussi qu’il est possible de réinterpréter l’individu — le moi abstrait

35 Jacques Chastaing & Frédéric Fruteau de Laclos (éds), Les Autres comme soi-même (2016). 36 Jean-Luc Brackelaire, « La personne en suspens » (2009), ici p. 124.

37 Jean-Claude Schmitt, « La “découverte de l’individu” » (1989). Dans Brigitte Miriam Bedos-Rezak & Dominique Iogna-Prat (dir.), L’individu au Moyen Âge (2005), presque tous les auteurs conviennent que le personnalisme chrétien a représenté un creuset capital dans l’approche à long terme de l’individualisme ; et pourtant, aucun texte ne parle de la théorie de la personne.

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cartésien et kantien — non seulement comme une décadence de la personne mais comme un processus concurrent et postérieur38.

I.C.2. Décadence et crise identitaire

Du point de vue de l’héritage thomiste puis humaniste, que caractérisent l’incomplétude et la nécessaire complémentarité, cette évolution peut être qualifiée de dépersonnalisation, de clôture, d’in-dignation. Au même moment que Kant proclamait la dignité de la personne, d’ailleurs, Sade constatait la forclusion du sujet et sa possible objectification dans le processus pervers, ce dont hérite notre individualisme39. La personne reposait sur une analogie ; la modernité ferma le mode analogique, qui devint mode symbolique, ouvrant à la personne le champ de l’identité indéterminée40.

La confrontation de la personne et de l’individu généra le mécanisme de la modernité, vidage de la personne par son reflet critique : l’individu — et espoir dialectique de la repersonnalisation. Dans l’histoire des XVIIIIe et XIXe s., cet espoir fraye sa voie dans la quête identitaire, tentative

icarienne (plus tard sisyphéenne) de repersonnalisation — ouverture tolérante et affirmation narcissique41 — violente et sans cesse recommencée, ou bien de respiritualisation — qui aboutit à la définition d’une identité non-personnelle chez Hegel et, plus tard, chez Jung. Le nouveau soin de soi a clos la dimension relationnelle de la personne avec sa foncière incomplétude, et renforcé le mythe de l’autarcie. La fragilité de la personne, finitude assumée, voire responsable, a cédé la place à l’individu, circonscrit par le dehors, victime d’une nature injuste et de ce fait avide de maîtrise, de revanche, de triomphe. La personne, appauvrie en individu, a soif de richesse.

Avec l’individualisme naît la conscience de la décadence, pendant du progressisme utopique42. À suivre Erich Fromm (1900-1980), l’individualisme est aliénation et déshumanisation ;

38 Camille Tarot, « Problématiques maussiennes de la personne » (2008) ; Emmanuel Mounier, Qu’est-ce que le

personnalisme (1946) ; Jacques Maritain, La Personne et le bien commun (1947). Voir aussi Rémi Brague, Le règne de l’homme (2015).

39 Je n’irai donc pas dans le sens de Dany-Robert Dufour, qui oppose Kant à Sade (La Cité perverse — 2009, chap. 2). 40 Sur l’importance de l’analogie, voir Christian Michel (éd.), Le Démon de l’analogie (2016).

41 Les dernières en date sont celles du dialogisme de Jürgen Habermas et la pensée d’Emmanuel Lévinas.

42 Pierre Chaunu, Histoire et décadence (1981). Julien Freund répondit à Chaunu dans La Décadence (1984), en tentant de montrer que la décadence est une catégorie interprétative universelle. Cette remarque n’est peut-être pas fausse ; en même temps, la plupart des textes analysés par Freund ont été écrits à partir du XVIIIe s., par des Européens, chrétiens et laïcs. Il est plus probable qu’il y ait une spécificité de la conscience apocalyptique chrétienne moderne sous l’influence du millénarisme, cf. Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore (1979). Je remarque aussi que Freund n’analyse en aucun cas la Déclaration des droits de l’homme. Voir aussi Pierre-André Taguieff,

Figure

Illustration représentant un sipahi, avec son turban caractéristique (1584)

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