• Aucun résultat trouvé

Les paradoxes du travail social en regard de la théorie de la complexité : comment recréer le travail social au-delà de ses aberrations

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Les paradoxes du travail social en regard de la théorie de la complexité : comment recréer le travail social au-delà de ses aberrations"

Copied!
404
0
0

Texte intégral

(1)

Les paradoxes du Travail Social en regard de la

théorie de la complexité

Comment recréer le travail social au-delà de ses aberrations

Thèse

Pierre-Yves Boily

Doctorat sur mesure en éthique appliquée et philosophie du travail social

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

(2)
(3)

iii RÉSUMÉ

Cette thèse a pour objet la philosophie du Travail Social, ses paradigmes et ses valeurs contradictoires. La mise en perspective des prémisses souvent implicites des praticiens avec les défis éthiques et les contraintes organisationnelles auxquels ils se disent confrontés ouvre un champ important de réflexion sur la définition même du Travail Social.

Peut-on reconnaître un sens (une intelligence de la situation) aux contradictions et paradoxes contenus dans les valeurs, les définitions et les pratiques du Travail Social? Ou doit-on se contenter de les déplorer ou de les assumer comme le lot quotidien de la mission des travailleurs sociaux?

Un constat: le Travail Social, comme profession et comme discipline, est en déficit d'une lecture permettant de faire des liens entre ses praxis, ses discours éthiques et ses paradigmes. Une éthique désincarnée, un éclectisme des cadres théoriques, une instrumentalisation des pratiques font partie des manifestations de ce déficit. La praxis locale, nationale et internationale explore de nombreuses directions sans réussir jusqu'ici à cerner un paradigme commun susceptible d'opérer une synthèse des pratiques et des valeurs.

Notre présomption: la théorie de la complexité offre une épistémologie permettant la compréhension, l'intégration et le dépassement des contradictions et paradoxes éthiques et paradigmatiques du Travail Social. À partir de la proposition de définition de Richard Ramsay, la théorie de la complexité est mise à l'épreuve dans la compréhension, l'intégration et le dépassement des paradoxes en Travail Social.

Dans une discussion trialectique entre les types de praxis, les discours éthiques et les paradigmes évoqués en Travail Social, la théorie de la complexité transfigure les paradoxes du Travail Social en en faisant une de ses forces essentielles plutôt qu'une de ses limites. Cette proposition contribuera au débat sur la formulation de la définition du Travail Social.

Mots-clés: Travail social, paradoxes, complexité, définition, éthique, cadres théoriques, paradigme

(4)
(5)

v ABSTRACT

The object of this thesis is to examine the philosophy of Social Work, its paradigms and contradictory values. Shedding new light on the premises put forth by practitioners, often too implicitly, along with the day-to-day ethical struggles and organisational constraints which they face has allowed for a new dimension of thought on the very definition of Social Work.

Do the contradictions and paradoxes reflected in the values, practices, and definitions of Social Work make any sense? Are there any other options than to denounce or even assume such double-binds as the expected load of social workers?

Our observation: Social Work as a profession and as a discipline lacks a framework that would allow interactions to take place between interventions, ethics, and paradigms. Disembodied ethics, theoretical frameworks lost in the shuffle as well as an instrumentation of practices are but a few of the examples showing how such deficit manifests. Local, national, and international definitions and praxis have made several unsuccessful attempts to establish a common paradigm that would be conducive to the full integration of practices and values.

We submit that the Complexity Theory offers an epistemology that allows understanding, integrating, and going beyond the ethical and practical contradictions and paradoxes specific to Social Work. In light of the definition put forward by Richard Ramsay, the Complexity Theory is further tested in understanding, integrating, and transcending the paradoxes arising from Social Work practices and praxis.

In a discussion involving the various types of practices, ethical discourses, and paradigms addressed in Social Work, the Complexity Theory takes paradoxes that could limit the scope of Social Work and transforms them into an essential professional force. This is our contribution to the debate on the definition of Social Work.

Keywords: Social Work, paradoxes, Complexity, definition, ethics, paradigms, theoretical frameworks

(6)
(7)

vii Table des matières

RÉSUMÉ ... III ABSTRACT ... V TABLE DES MATIÈRES ...VII LISTE DES TABLEAUX ... XI LISTE DES FIGURES ... XIII LISTE DES ANNEXES ... XV AVANT-PROPOS ... XVII

INTRODUCTION ... 1

1. CHAPITRE UN LA PROBLÉMATIQUE: LES MALAISES DES TRAVAILLEURS SOCIAUX, POURQUOI EN FAIRE UN PLAT? ... 9

1.1. Le contexte ... 9

1.1.1 L'épuisement professionnel des ts et les facteurs invoqués, dont la distance entre les valeurs et les mandats ... 9

1.1.2 Les incongruences entre les pratiques et les valeurs ... 14

1.1.3 Les incongruences philosophiques du Travail Social ... 18

1.1.4 Les débats sur les définitions (et sur les valeurs) du Travail Social ... 27

1.2. La question de départ ... 35

1.2.1 Pourquoi autant de définitions du Travail Social et pourquoi autant de différences entre elles? ... 36

1.2.2 Quelles devraient être les modalités d'une définition? ... 41

1.2.3 Une méconnaissance des paradigmes? ... 43

1.2.4 Quels sont les liens possibles entre les définitions du Travail Social, les problématiques éthiques et les conditions de pratiques?... 45

1.2.5 Notre question de départ ... 47

1.3. Le problème ... 49

1.3.1 Les discours et recherches en parallèle sur l'éthique, la philosophie et la praxis du Travail Social ... 49

1.3.2 La congruence souhaitée entre valeurs et pratiques devrait inviter une même « intelligence » pour l'éthique, la philosophie et la praxis ... 50

1.3.3 Les inventaires des cadres théoriques du Travail Social n'offrent aucune grille d'analyse couvrant à la fois et explicitement l'éthique, la philosophie et la praxis du Travail Social ... 52

1.3.4 Les paradigmes proposés par la philosophie peuvent-ils offrir un cadre d'analyse? ... 54

1.3.5 Le problème, un cercle vicieux ... 56

1.3.6 Un problème soluble ... 56

(8)

viii

2. CHAPITRE DEUX PENSER LA COMPLEXITÉ EN TRAVAIL SOCIAL, UN TRAVAIL COMPLEXE DE PENSÉE SOCIALE.. 61

2.1. Hypothèse de travail ... 61

2.2. Mise en contexte de l'hypothèse: ... 63

2.2.1 Les débats sur les définitions du travail social ... 63

2.2.2 La position de l'OTSTCFQ ... 64

2.2.3 Le débat sur la working definition: la position de Ramsay, 2003 ... 69

2.2.4 La complexité, un cadre de référence « hors normes » ... 70

2.2.5 Le systémique et le travail social; un mauvais usage ... 72

2.2.6 Des repères épistémiques encore peu développés ... 75

2.3. Contribution ... 77

2.4. Méthodologie ... 78

2.4.1 Une réflexion philosophique ... 78

2.4.2 Une démarche congruente avec son cadre théorique ... 81

2.4.3 Une approche multi référentielle ... 83

2.4.4 Les étapes de notre réflexion ... 84

2.4.5 Quelques points techniques ... 85

3. CHAPITRE TROIS LES RÈGLES DU JEU D'UNE RÉALITÉ EMBROUILLÉE ... 87

3.1. Les paradoxes du Travail Social ... 91

3.1.1 Les paradoxes et les doubles contraintes ... 91

3.1.2 L'éthique professionnelle ... 102

3.1.3 Les paradoxes du Travail Social ... 106

3.1.4 L'éthique paradoxale du travail social ... 120

3.2. Le travail social: les définitions utiles ... 132

3.2.1 La complexité des définitions elles-mêmes ... 132

3.2.2 Le contrat social du travail social ... 137

3.2.3 Le contrat social du travail social: une question de choix politique ... 142

3.3. Les paradigmes du travail social ... 146

3.3.1 Qu'est-ce qu'un paradigme? ... 146

3.3.2 Comment analyser les paradigmes dans une définition du travail social ? ... 149

3.3.3 Les cadres théoriques de l'intervention... 173

3.3.4 Les paradigmes du pouvoir social: justice sociale et démocratie ... 184

3.4. La théorie de la complexité ... 195

3.4.1 La complexité, une excroissance du systémique ... 195

(9)

ix

4. CHAPITRE QUATRE LA DÉFINITION DE R.F.RAMSAY: UN SAUT QUANTIQUE? ... 209

4.1. La proposition de Ramsay ... 209

4.2. Le contexte ... 209

4.2.1 Les repères préalables et le questionnement des paradigmes ... 213

4.2.2 Le cadre théorique et les paradigmes ... 219

4.2.3 La définition du Travail Social de Ramsay ... 232

4.3. Les options offertes par la position de Ramsay ... 235

4.3.1 L'objectif de « transformation » ... 235

4.3.2 Accéder à la pensée postmoderne ... 236

4.3.3 Contrer le néo-libéralisme ... 237

4.3.4 Dénouer les doubles-contraintes éthiques ... 238

4.3.5 Définir les paradigmes du Travail Social ... 241

4.4. Les réflexions parallèles à celle de Ramsay ... 244

4.4.1 L'IFSW... 244

4.4.2 Gambrill ... 245

4.4.3 Folgheraiter et Raineri (2012) ... 248

5. CHAPITRE CINQ ANALYSE ET DÉVELOPPEMENT DE LA DÉFINITION DE RAMSAY ... 251

5.1. Analyse à partir de la thèse de Edgar Morin sur la complexité ... 252

5.1.1 La complexité selon Morin ... 252

5.1.2 Le système selon Morin ... 255

5.1.3 L'autonomie complexe de Morin ... 258

5.1.4 Politique et complexité selon Morin et ses commentateurs... 260

5.2. L'éthique du point de vue de la théorie systémique-complexe ... 263

5.2.1 L'épistémologie générale ... 263

5.2.2 L'éthique: contenu et processus ... 267

5.2.3 L'éthique systémique-complexe ... 270

5.2.4 Éthique et paradoxes ... 273

5.2.5 Éthique et autopoïèse ... 274

5.3. Enrichissement de la grille de Ramsay par des pratiques et des réflexions de complexité. ... 276

5.3.1 Maesschalck et la triangulation politique ... 277

5.3.2 Le désordre créateur: Argyros. ... 280

5.3.3 L'autopoïèse incluant le ts: Ausloos ... 282

5.3.4 Les schémas sociaux: Bédard... 285

5.3.5 Le changement du processus de solution : Amiguet et Julier ... 286

5.3.6 L'augmentation des options: une force fréquemment identifiée ... 288

5.3.7 L'éthique complexe et la capacitation collective: Sen ... 289

5.3.8 La complexité problèmes-solutions ... 292

5.3.9 La circularité communicationnelle: Habermas ... 293

5.4. Bilan de la proposition de Ramsay ... 294

(10)

x

6. CHAPITRE SIX LES IMPLICATIONS PRATIQUES ET ÉTHIQUES D'UNE DÉFINITION DU TRAVAIL SOCIAL

À PARTIR DE LA COMPLEXITÉ. ... 299

6.1. Science et philosophie ... 299

6.2. Complexité et épistémologie du Travail Social... 305

6.3. Complexité et Politique du Travail Social ... 310

6.4. Complexité et éthique du Travail Social ... 316

6.5. Pour une définition du travail social... 317

6.6. Réponse à notre question de recherche ... 319

7. CONCLUSION IDENTIFICATION DE QUESTIONS OUVERTES POUR LES PRATICIENS, LES GESTIONNAIRES ET LES CHERCHEURS ... 323

7.1. Résumé socratique ... 323

7.2. Les limites de la théorie de la complexité? ... 326

7.3. La révolte et l'indignation? ... 330

7.4. Une radicalisation du travail social? ... 332

7.5. Une éthique du compromis? ... 335

FINALE ... 337

BIBLIOGRAPHIE ... 339

(11)

xi Liste des tableaux

Tableau 1 – Les options éthiques du TS selon Banks ... 156

Tableau 2 – Schéma de Gambrill sur les contextes liés aux causes ... 158

Tableau 3 – Grille de Ferry concernant les normes et valeurs politiques ... 164

Tableau 4 – Critique de Gambrill au sujet des croyances ... 166

(12)
(13)

xiii Liste des figures

Figure 1 – Les champs de préoccupations de cette thèse ... 89 Figure 2 – La problématique de cette thèse ... 90 Figure 3 – Les niveaux de discours ... 174

(14)
(15)

xv Liste des annexes

Annexe 1 ... 369

Annexe 2 ... 371

Annexe 3 ... 379

(16)
(17)

xvii Avant-propos

Heureusement que Johann Sébastien Bach a produit une œuvre musicale aussi touffue et complexe qui enchante et inspire toutes les générations d'artistes et de philosophes;

Heureusement que Angela Hewitt a enregistré l'intégrale de ces œuvres pour le clavier; Heureusement qu'un de mes grands amis, François, m'a offert ce coffret;

Cela apaisa ces longues heures mois années de solitude.

Heureusement que l'Académie Française a élu récemment un Britannique dans son assemblée;

Heureusement que ce Michael Edwards a inventé un nouveau mot, l'étrangéité, pour désigner ce qui est à la fois étranger et étrange;

Heureusement que Marc Maesschalck a repris le néologisme de 'tercéisation' pour désigner des échanges qui 'déstabilisent les affects existants et créent de nouvelles cultures d'action, de nouvelles possibilités de sens, en partant des vulnérabilités de chacun';

Cela permet de décrire la dynamique des acteurs dans le développement de cette thèse: une tercéisation d'étrangéité. Salutations très distinguées à Messieurs Luc Bégin et Normand Brodeur.

Heureusement qu'Aristote et Kant réapparaissent chez Rawls et Taylor; cela facilite l'identification des cibles de la contestation. Clins d'œil et sourires à Madame Annie Pullen-Sansfaçon.

Heureusement que mes amis Gilles et Anne-Marie, et mes enfants Joëlle et Sarah-Pascale ont accepté d'entendre mes grincements et mes grognements ;

Heureusement que Françoise Cordeau a compensé mes inattentions ;

Heureusement que j'ai rencontré Habermas, Morin, Foucauld, Wittgenstein, Gambrill, Maesschalck, Bouquet, Bitbol, Sen et bien d'autres, des personnes de qualité qui transgressent les frontières du prêt-à-penser ;

(18)
(19)

1 Introduction

La plupart des travailleuses sociales se réclament du concret, du quotidien, du gros bon sens; elles veulent aider les vulnérables, atténuer les peines, contrer les injustices. Elles espèrent contribuer à améliorer les conditions sociales de leurs concitoyens, surtout des plus démunis. Mais elles mesurent aussi les distances entre les discours de l'État et les programmes qu'elles doivent appliquer. Elles rencontrent chaque jour des contradictions violentes entre ce qu'elles croient devoir faire et ce qui leur est exigé. Leurs valeurs sont souvent bafouées et leurs pratiques sont souvent ordonnées à tout autre chose que la mission pour laquelle elles ont été formées.

Les travailleuses sociales devraient pouvoir se retourner vers les fondements de leur profession et y trouver l'ancrage nécessaire pour lutter contre la tromperie de leurs mandats. L'éthique, la praxis et les paradigmes du Travail social devraient être congruents parce que liés à une discipline qui se veut distincte et à une profession qui réclame d'être reconnue. Or, la pratique du travail social est remplie de paradoxes et d'aberrations qui réclament une révision attentive des discours qui la soutiennent.

La question de départ ressemble à celle de Géronte dans Les Fourberies de Scapin de Molière: « Mais qu'allait-il donc faire dans cette galère? ». Quelle mouche pique les travailleuses sociales à investir autant auprès de leurs concitoyens vulnérables alors qu'elles sont confrontées à des programmes, à des lois, à des exigences techniques et administratives qui souvent contribuent à augmenter cette même vulnérabilité? Pourquoi et comment tiennent-elles le coup devant les injustices créées par la société qui les emploie? Pourquoi et comment perdent-elles souvent tout espoir pour leurs concitoyens et pour elles-mêmes? Quelle est la signification de tout cela? En existe-t-elle une? Que vont-elles faire dans cette galère de la bêtise, de la barbarie et de l'injustice humaine1 ?

N'importe qu'elle travailleuse sociale peut pointer de multiples aberrations dans le réseau des services auquel elle tente de participer. Comment peuvent-elles comprendre et se

1 Ces termes sont utilisés ailleurs par Webb (2010), Sloterdijk, (2011) et Morin (2005). Nous référons ici aux

(20)

2

comprendre dans une « cour des miracles »2? Y a-t-il d'autres voies que d'accuser les patrons ou les autres professions ou les citoyens eux-mêmes? Peuvent-elles faire une lecture de la situation qui assure une capacitation professionnelle et collective? Peuvent-elles analyser le flot des misères et des injustices auxquelles elles s'exposent pour y découvrir des voies et moyens de conquérir avec leurs concitoyens plus d'espace de justice, de démocratie et de dignité ?

Ou bien doivent-elles se faire une raison, prendre des congés de maladie répétitifs, investir ailleurs, changer d'emploi, espérer une retraite rapide ?

Cette question, car il n'y en a qu'une, se situe au croisement de la philosophie, de l'éthique et de la praxis3. Quelle signification peut offrir le travail social pour surmonter les paradoxes et les aberrations des contextes et des pratiques imposées?

Il importe ici de faire une réflexion multidisciplinaire entre philosophie, éthique et pratique pour contribuer à la congruence nécessaire et réclamée de ce qu'est le Travail Social, de ce qu'il devrait être quant à ses valeurs, ses fondements et ses pratiques. Ce que cette thèse espère accomplir: une réflexion philosophique sur les interactions paradoxales entre les paradigmes, les pratiques et les repères éthiques du travail social. Le but de cette réflexion est de fournir un éclairage à partir de la théorie de la complexité pour une lecture significative permettant aux ts de contourner et même d'utiliser les aberrations de la pratique. Le résultat de cette réflexion sera une proposition de définition du Travail Social.

Ce que cette thèse ne fera pas: promouvoir un type de délibération éthique ou une modalité de pratique ou un mode de réflexion qui résoudrait les paradoxes auxquels sont exposés les travailleurs sociaux. Ce n'est pas une thèse sur l'éthique ou la pratique ou même la philosophie du travail social; c'est une thèse interdisciplinaire sur une épistémologie qui peut conduire à une redéfinition du travail social telle qu'elle puisse appuyer et outiller les ts face aux contradictions inhérentes à leur profession.

Opérer une démarche de type multidisciplinaire implique des choix sur les modalités du mariage des différentes sensibilités et discours. Pour analyser quelque problème ou

2 La Cour des miracles désignait en France des espaces de non-droit dans les grandes villes sous le régime

monarchique.

3 « Praxis means that we must implement theories in practice, so that practice reflects on and alters theory ».

(21)

3

question que ce soit, les interactions de la philosophie, de l'éthique et de la praxis du travail social commandent une clarté sur les orientations et une congruence sur les modalités de cette recherche. Avant même de situer une préoccupation particulière et d'y accorder une attention minutieuse et ordonnée, il semble nécessaire de déclarer ses choix quant au type de sensibilité et au contexte dans lesquels sera conduite cette recherche. Voici nos choix:

En musique symphonique, les XVIIe et XVIIIe siècles connurent le style baroque et le style classique. Le style baroque se caractérise notamment par l‘importance du contrepoint, un style savant et sophistiqué qui exprime aussi beaucoup de contrastes. À l'inverse, le style classique recherche l'harmonie où les accords dominent. Le baroque insiste sur les relations entre les notes, cherchant à développer le plus d'espace de créativité; le classique se préoccupe de l'effet de l'ensemble, cherchant à ravir plutôt qu'à surprendre.

Premier choix: Cette thèse sera baroque.

Nous adoptons une démarche complexe de telle sorte que nos choix ne sont pas binaires et exclusifs: nous choisissons le Baroque, point; non pas à l'encontre du Classique mais ailleurs. La réflexion que nous entreprenons vise à ouvrir des espaces de créativité à partir de lourdeurs reconnues et non à faire l'inventaire des questions touchant l'éthique ou la praxis du Travail social.

Deuxièmement, en société les discussions et les examens adoptent le style conflictuel ou le style consensuel. Le consensus est souvent présenté comme la voie vers la paix sociale; le conflit est souvent perçu comme une manifestation de non-reconnaissance à l'égard des efforts de tous et particulièrement de ceux qui exercent le pouvoir. Or le consensus recèle une distillation des différences et étouffe souvent la démocratie avec des arguments de ralliement à des positions dites de tolérance (Pacific, C., 2008, p. I). Et cette tolérance recouvre des injustices qui, par simple référence éthique, demeurent inacceptables en démocratie.

Nous ne pouvons plus ignorer ni tolérer l‘augmentation constante des taux d‘abus et de négligence de nos enfants et le manque chronique de ressources qui menacent lourdement le développement et la sécurité de milliers de nos enfants. Nous ne pouvons non plus ignorer le découragement, le désarroi et l‘épuisement des professionnels de l‘intervention sociale qui doivent se mesurer à des situations à la fois urgentes, complexes et accablantes et à qui on demande de travailler dans un environnement qui rappelle la Cour des Miracles4.

4 Ont signé ce texte : Camil Bouchard (psychologue, ancien député de Vachon et consultant), Line Beaulieu

(22)

4

Second choix: Cette thèse sera conflictuelle.

Notre réflexion heurtera par moment les croyances et les mythes du travail social actuel pour rappeler les graves insuffisances de cet art. Sans chercher à heurter les sensibilités de ceux et celles qui s'adonnent à la recherche avec l'habitude plus que séculaire de poser les problèmes professionnels moraux en les présentant comme des faits, des contenus éthiques et des techniques délibératives, il s'agira ici de reconnaitre les conflits eux-mêmes en termes de processus social chaotique.

Troisièmement, en langage universitaire ou académique, les discours se réclament soit de la logique cartésienne qui accepte et multiplie les axiomes d'Aristote où dominent la distinction, la catégorisation et la non-contradiction, soit du langage métaphorique où la complexité et les contradictions du réel peuvent être explorées. Les évidences de la physique newtonienne font place à la relativité einsteinienne, les construits moraux, sociaux, psychologiques et culturels sont défiés par des analyses de complexité, là où les déséquilibres et les imprévus font loi.

Or selon Gagnon (2013), tout discours relève d'abord d'une métaphore car il faut y assembler des signes et des significations. Les métaphores comme la caverne de Platon, le 'tabula rasa' de Descartes, la pomme de Newton, l'Aufklärung de Kant, la dialectique de Hegel ou de Marx, le surhomme de Nietzsche, l'espace-temps courbé de Einstein, la déconstruction de Foucault, servent ensuite à guider notre réflexion et débordent dans tous les domaines de la connaissance.

Les métaphores, le langage imagé et l'imagination sont essentiels pour dire le monde dans sa complexité et son caractère souvent impénétrable. Cela vaut aussi pour la science, qui doit éviter de s'enfermer dans des concepts clairs et lisses, au risque d'appauvrir dangereusement notre vision du monde. (Bibeau, 2013, p. 13).

Tiers choix: Cette thèse exploitera la métaphore et la science de la complexité.

Le défi consiste donc à ne pas trahir le paradigme de complexité tout en conduisant les lecteurs par des moyens qui leur sont plus familiers. Quadrature du cercle: exposer clairement une réflexion sur l'utilité du chaos et des paradoxes.

Gloria Jéliu (pédiatre retraitée, Sainte-Justine), Marie-Claude Larrivée (psychologue et consultante), André Lebon (psycho éducateur et consultant), Jeanne D‘arc Roy (intervenante sociale). Le Devoir, 2 juillet 2013. http://www.ledevoir.com/societe/sante/381959/n-ignorez-pas-le-cri-d-alarme-des-travailleuses-sociales?

(23)

5

Quatrièmement: Les préoccupations sociales quotidiennes correspondent aux besoins et aux droits fondamentaux: se nourrir, se vêtir, se loger, se protéger, s'exprimer. Tant au niveau local qu'au niveau international ces droits et ces besoins sont bafoués tous les jours; les organismes de défense ne cessent de le rappeler5 au risque de créer une désensibilisation et une démobilisation de l'ensemble des citoyens. Ceux-ci peuvent se laisser anesthésier par les discours médiatiques dominants qui laissent croire que la politique n'est que l'affaire des puissants. Or,

[...] la politique est avant tout l'ensemble des actions par lesquelles des peuples prennent en charge collectivement leur liberté et leur souci de l'égalité ou de la justice. [...] [et] le travail policier du gouvernement consiste avant tout à refouler la puissance insurrectionnelle, mal contrôlable, des imaginations et des désirs, dénoncés comme illusoires et dangereux, en ce qu'ils excèdent l'ordre établi et brouillent la bonne distribution des places et des fonctions au sein d'une société 'bien ordonnée'. (Tassin, 2013, p. 23).

Le Travail Social se situe au cœur des besoins et des droits quotidiens des citoyens. Cette profession est fondée sur la reconnaissance de ces besoins et de ces droits dans les sociétés qui l'emploient.

Quatrième choix: Cette thèse est politique.

Le défi consiste à présenter un cadre d'analyse qui travaille avec les processus sociaux essentiellement chaotiques, et non avec des contextes ou avec des problématiques particulières. Il ne s'agit pas de situer le travail social dans des contextes nationaux ou locaux particuliers ni d'opérer une analyse critique des praxis en fonction de telle ou telle problématique. Il s'agit de développer une épistémologie du travail social comme discipline et profession qui agit au cœur des enjeux sociaux et politiques, quelles que soient les problématiques auxquelles elle fait face.

Cinquièmement, Parazelli (2010) observe que les services sociaux québécois sont de plus en plus instrumentalisés par un mode de gestion néolibérale s'appuyant sur la métaphore des données probantes et des meilleures pratiques qui mettent de coté les personnes pour s'attacher aux individus dénombrables. Ce courant, issu de l'approche positiviste en sciences naturelles, utilise le calcul des probabilités (et non des preuves) pour justifier des orientations pratiques. Les travailleurs sociaux sont, avec ce courant, embrigadés dans une conception médicale individualisée où les programmes et services opèrent par 'clientèles problématiques'

5 Cf. le site de l'O.N.U., en particulier les communiqués de presse du Conseil économique et social

(24)

6

et par diagnostics prescriptifs. Le citoyen est placé devant le paradoxe de devenir autonome dans un réseau qui lui prescrit comment s'impliquer.

Le problème est que le regard positiviste, aussi utile qu‘il puisse être dans certains de ses apports à la connaissance, est celui du dogme qui ne reconnaît pas la valeur démocratique de la pluralité des interprétations sur le devenir humain, et de leur confrontation dans les lieux de conception des programmes et de pratiques. (Parazelli, 2010, p. 8).

La conception du Travail Social devrait supporter et même favoriser des pratiques multiples et des interprétations paradoxales pour continuer à contribuer à la démarche démocratique. Les travailleurs sociaux ont besoin d'une conception du monde qui leur permette d'aller au-delà des contraintes organisationnelles débilitantes et des analyses individualistes moralisantes.

Choix cinq: Cette thèse développera dans un langage social, une analyse sociale, permettant à des professionnels sociaux de faire un travail social.

Le défi ici consiste à convaincre le lecteur que plusieurs auteurs confrontent les paradigmes classiques du travail social individuel, non pour cracher sur les prédécesseurs qui ont entretenu de bonne foi des praxis inspirées de la psychologie humaniste et de l'éthique réflexive mais pour chercher une voie de créativité professionnelle et sociale qui reconnait les processus sociaux complexes.

Enfin, pour rester social, le travail social doit se départir du langage psychiatrisant qui sert de repère majeur actuellement dans les services sociaux. Non seulement ce langage n'est pas du ressort du travail social mais il est lui-même porteur d'une problématique sociale aiguë: le jugement et la classification des individus selon des critères très flous et stigmatisants (Ottero, 2010, p. 3). Le travail social a son propre langage, certes peu étendu et surtout lié à des pratiques historiques et multiples, mais qui permet de développer des pratiques de capacitation collective. Cependant il est encore à la recherche d'un cadre d'analyse favorisant la congruence de ses discours et de ses pratiques; en témoignent les débats locaux et internationaux autour de sa définition. Ce cadre d'analyse devrait assurer le développement congruent du travail social en respectant ses trois piliers: la justice sociale, la démocratie et la dignité des personnes. Ce cadre d'analyse devrait aussi permettre aux travailleuses sociales de surmonter les paradoxes éthiques, les contraintes organisationnelles et les contradictions politiques et sociales auxquels elles et leurs concitoyens demandeurs sont confrontés.

(25)

7

Dernier choix: Cette thèse prétend offrir un cadre d'analyse multidisciplinaire favorisant la congruence entre l'éthique, la philosophie et la praxis du Travail Social.

Ce choix orientera nos références, cherchant appui sur des auteurs qui s'intéressent aux interactions entre éthique, praxis et paradigmes, de préférence en faisant appel à la théorie de la complexité. Sans ce critère de sélection, le champ de réflexion commanderait une revue de l'ensemble des auteurs s'intéressant à la praxis ou à l'éthique ou à la définition du Travail Social; or, l'acceptation du chaos n'oblige pas au capharnaüm, et une revue de littérature n'engendre pas une encyclopédie.

Pour tenter de répondre à notre question sur le sens du travail social à travers les paradoxes et les aberrations de sa praxis, une démarche complexe, trialogique et circulaire sera empruntée. Complexe parce qu'impliquant des dynamiques éclatées sans lien apparent: les paradoxes éthiques, les paradigmes philosophiques, les contraintes organisationnelles, les régimes politiques, les pratiques d'intervention, les cadres d'analyses et les approches, les discours des sciences humaines et les droits individuels et collectifs. Trialogique parce qu‘impliquant l'interaction continue et la recherche de congruence entre l'éthique, la définition et la pratique du travail social. Circulaire parce que centrée sur les relations entre toutes ces dynamiques et toutes ces interactions.

Le chapitre premier cernera la question de départ selon les multiples incohérences signalées dans des définitions et des discours entourant le travail social.

Le chapitre deux exposera les principaux éléments du cadre d'analyse de la théorie de la complexité et présentera la méthodologie soumettant la théorie de la complexité au défi de la congruence du travail social.

Le chapitre trois opérera un inventaire circulaire des paradoxes éthiques, des paradigmes et des praxis inclus ou répercutés dans les définitions du travail social.

Le chapitre quatre présentera une proposition de définition du travail social s'appuyant sur la théorie de la complexité et soumise par Richard F. Ramsay (2003).

Cette proposition sera ensuite analysée et développée au chapitre cinq par la contribution de nombreux auteurs dont Edgar Morin.

Au chapitre six, plusieurs implications éthiques et pratiques d'une définition du travail social s'appuyant sur la théorie de la complexité seront signalées et la question de départ obtiendra une réponse.

(26)

8

En conclusion, des pistes d'un développement congruent du travail social seront proposées.

(27)

9 1. Chapitre un

La problématique: les malaises des travailleurs sociaux, pourquoi en faire un plat?

1.1. Le contexte

1.1.1 L'épuisement professionnel des ts6 et les facteurs invoqués, dont la distance entre les valeurs7 et les mandats

De nombreuses ts se disent épuisées, tant au Québec qu'aux USA et en Europe. Comme notre réflexion s'attardera surtout à l'aspect épistémologique du travail social, nous nous estimons en droit de puiser nos exemples et nos références dans les pratiques et les réflexions de plusieurs pays dits occidentaux, incluant l'Australie, la France, la Belgique, l'Allemagne, la Grande Bretagne et l'Amérique du Nord. Dans la recherche de Larivière (2007), 50% des répondants ts indiquent que leurs valeurs sont en conflit avec celles de l'organisation et qu'ils vivent une surcharge et un travail d'équipe insatisfaisant. La plupart des ts font face à de très hauts niveaux de stress et réagissent avec difficulté, expérimentant souvent l'épuisement

Social workers are at risk of developing stress-related health problems. Often working under difficult occupational circumstances with high work demands and limited support and resources. Social workers are, to a large extent, faced with the psychological effects of stress and burnout (Lloyd, King, & Chenoweth, 2002). In fact, high levels of stress and psychiatric symptoms, emotional exhaustion, and low levels of job satisfaction have repeatedly been observed in the group [of social workers] (e.g., Bride, 2007; Coyle, Edwards, Hannigan, Fothergill, & Burnard, 2005; Evans et al., 2006; Lloyd et al., 2002; Tham & Meagher, 2009). (Brinkborg et al., 2011, p.1).

6 L'acronyme ts signifie travailleuse sociale ou travailleur social. Il est cependant aussi utilisé pour désigner le

Travail Social lui-même. Nous emploierons donc ts pour travailleur-travailleuse sociale.

7 Le terme 'valeur' est l'objet d'un débat entre philosophes; « Les intuitionnistes estiment que les êtres

humains possèdent une conscience morale qui les rend capables de discerner directement ce qui est moralement bien ou mal. Les déontologistes contemporains auraient toutefois tendance à parler du sens commun plutôt que d'intuition immédiate. Le fait qu'il n'y ait pas d'accord universel sur les valeurs ou les principes montre que les intuitions sont plutôt des croyances. L'appel à la compréhension morale ordinaire n'est pas un appel à une intuition innée, mais plutôt un appel à des traditions morales particulières » (Berten, 2004, p.481). « Tout compte rendu relatif au monde, même le plus simple compte rendu de perception est chargé de théorie. C'est pourquoi la justification devait prendre une forme holistique: nous justifions nos croyances en les plaçant dans un tout cohérent » (Griffin 2004, p.1248). Nous avons donc choisi, lorsque nous évoquerons les valeurs, de nous référer à ce qui souligne l'importance d'une dynamique humaine dans un système donné d'interprétation du monde, que sa source soit scientifique ou culturelle ou philosophique ou religieuse.

(28)

10

Les travailleuses sociales sont exposées de façon continue à la fois aux besoins des plus vulnérables de la société et au manque de ressources de celle-ci, ce qui induit souvent la fragilité personnelle et professionnelle. Par exemple, dans une étude auprès du personnel des établissements chargés des enfants aux USA, sur un cycle de deux ans, 40% des intervenantes quittent leur emploi (Gambrill, 2006, p. 734), épuisées ou découragées.

Elles ne vivent pas toutes un burn-out mais toutes sont exposées à la vulnérabilité des conditions d'exercice8. Et comme des humains en situation de désespoir, elles se lancent à la recherche de soutien moral. Selon des collègues français, les ts ont « un besoin accru de références et de repères pour l'intervention sociale » (ANESM, 2011, p. 2), besoin qui se manifeste particulièrement par la résurgence des discours et des outils éthiques. Dans leur revue de la littérature, les français identifient le même cercle vicieux que celui décrit ici: l'épuisement provoque la recherche de repères qui, une fois fournis, augmentent l'épuisement. Comme Laforest et Redjeb le notaient pour le Québec en 1991, l'Agence française (ANESM, 2011) signale aussi une spécialisation et une bureaucratisation du Travail Social, une complexification du territoire et des politiques liées à cette profession, une contractualisation et une judiciarisation dans la prise en charge, toutes dynamiques dont on peut penser qu‘elles risquent d'entrainer un paradoxe débilitant chez les intervenants: une hyper-responsabilisation juridique et une déresponsabilisation morale.

Tant les ts françaises et états-uniennes que les ts québécoises tentent de maintenir à flot leur pratique professionnelle confrontée à des repères philosophiques, à des normes de gestion et à des mandats organisationnels contradictoires, où les expressions et les démarches éthiques semblent servir de canot de sauvetage. Les cinq recherches auxquelles nous venons de référer en témoignent. Ceci est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles notre revue de littérature ne se restreint pas à une localité particulière mais à l'ensemble des réflexions sur le travail social: il y a un commun dénominateur à la fragilité de la profession, quel que soit l'endroit dans le monde où elle se pratique. Aux USA, 50 % des ts se déclarent en dépression ou ayant été

8 « Abundant evidence suggests that serving the most needy and underprivileged members of society (Acker,

1999; Bennett, Evans, & Tattersall, 1993; Lloyd, King, & Chenoweth, 2002) in the context of shrinking resources (Bocage, Homonoff, & Riley, 1995; Chapman, Opperüieim, Shibusawa, & Jackson, 2003; Jarman-Rohde, McFall, Kolar, & Sfirom, 1997) may place social workers at risk of professional burnout. » (Yu-Wen Ying, 2009, p. 1).

(29)

11

touché par la dépression, 20% disent prendre des médicaments pour la dépression et 16% ont déjà fait des tentatives de suicides (Siebert, 2005).

Loin de nous l'intention de faire de cette profession une usine à martyrs mais force est de reconnaître que les jeunes entrent en Travail Social pour aider, pour faire une différence et même pour changer le monde, et qu'ils apparaissent souvent aigris et déçus après quelques années de pratique, et même durant leurs stages (Yu-Wen Ying, 2009). Lapierre, Moreau et Larose-Hébert (2011) parlent de victimisation de la profession9 en associant l'épuisement professionnel à un diagnostic intrapsychique, mais Rhéaume et al., (2008), rappellent le lien entre santé mentale au travail et aliénation du travail lui-même. Les ts ne s'épuisent pas parce qu'elles ont une faible résistance au stress mais bien parce qu'elles font le constat quotidien des inconséquences, des contradictions, des contre-sens qui soutiennent les injustices auxquelles elles doivent collaborer selon Ravon et al., (2008, p. 27). Ce jugement du contexte du travail social peut sembler rude mais il sera abondamment illustré avec Autès (1999), Giroux (1997 a, b) et Bouquet (2004).

Pour continuer à décrire généralement le contexte dans lequel seront formulés la question et la problématique qui nous intéressent, signalons plusieurs articles publiés récemment dans la revue de l'Ordre professionnel des travailleurs sociaux et thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, Intervention, où des auteurs évoquent ou souhaitent dans leurs références ou dans leurs conclusions la remise en cause des définitions de la profession ou de l'acte professionnel pour tenter de dénouer des contradictions relevées dans leurs recherches sur un aspect ou l'autre de la pratique. Ainsi Lachapelle et al. (2011) étudient les enjeux dans la formulation des repères de pratiques provoqués par une nouvelle forme de gestion; la pratique auprès des personnes âgées ouvre selon eux sur une remise en cause de la définition du travail social. Dans le même numéro Grenier (2011, p. 32) réclame, à la fin d'une recherche sur le lien social, que le Travail Social se donne les moyens de faire évoluer les repères de pratique en s'appuyant plus fermement sur ses fondements et engagements envers la justice et la dignité humaine. Bourque dans un autre numéro de la même revue (2009) insiste sur une formation des ts développant une identité professionnelle basée sur des

9 La théorie du triangle de Karpman d'où provient cette expression signale que le rôle de victime n'est qu'un

(30)

12

valeurs permettant de renforcer les pratiques particulièrement face aux exigences paradoxales de la Nouvelle Gestion Publique.

Par ailleurs, les ts seraient épuisées parce que mal équipées pour analyser les contextes et les défis de leur praxis. Cnaan et Dichter (2008) signalent que les ts s'appuient sur leurs expériences, leurs intuitions et sur des croyances normatives plus que sur la recherche scientifique pour prendre leurs décisions professionnelles en regard de l'intervention tout autant qu'en rapport avec leurs mandats. Serait-ce que les universités les ont mal préparés?

En exemple de la confusion dans l'équipement théorique déploré par Cnaan et Dichter (2008), des croyances religieuses et spiritualistes sont proposées sur le même pied que les cadres théoriques dans de nombreux outils servant à la formation des ts. Dans les compendiums de Payne (2005), de Banks (2006), dans le document du cours de base en travail social des universités états-uniennes, Human Behavior and Social Environment de Shriver (2011), et même dans la somme des approches du canadien Turner (2011) ou dans les références du franco-ontarien Sande et al. (2011), les références à la spiritualité et aux pratiques des réseaux de services communautaires religieux sont présentées sur le même pied que les analyses théoriques, philosophiques ou empiriques; en témoignent leur table des matières10. Or Chouinard et Couturier (2006) indiquent que l'épuisement surgit quand le discours sur l'idéal ne suffit plus, que cet idéal soit religieux ou humaniste. De plus, « Those who integrate spirituality into their work may have a tendency and a natural urge to help others in need, however research demonstrates they are at a higher risk for burnout. » (Spilka, Hood, Hunsberger & Gorsuch, 2003). Plusieurs chercheurs ont ainsi signalé une corrélation significative entre la fatigue de compassion, liée à la spiritualité du ts, et l'épuisement professionnel (Craig et Sprang, 2009; Eastwood et Eckland, 2008; Sprang, Clark, et Whitt-Woosley, 2007; Simon, Pryce, Rott, et Klemmack, 2008).

Nygren et Soydan (1997) illustrent que l'épuisement des ts provient aussi de ce qu'elles peuvent concevoir leur profession comme un art et une capacité de composer avec des enjeux éthiques plutôt que de se fonder sur une maîtrise des connaissances issues de la recherche. Une profession qui se distance des connaissances et de la recherche? Nous ne serions pas loin

10 Turner (2011), chapter 2 « Aboriginal theory: a Cree medicine wheel guide for heeling first nations »;

chapter 19: « Meditation and social work practice ». Payne (2005), chapter 9 « Humanism, existentialism, and spirituality ».

(31)

13

d'identifier des apprentis-sorciers à moins d'y reconnaître une indication importante que la praxis réclame d'autres paradigmes pour faire face aux enjeux éthiques. Schön (1994) insiste sur l'expérience acquise grâce à l'improvisation professionnelle mais il n'exclut pas non plus les repères théoriques, ce dont l'école narrative s'éloigne le plus possible. L'école narrative actuelle11, en déformant les thèses de Schön (1994) risque de renforcer cette croyance que le Travail Social se vit ici-et-maintenant de façon relationnelle sans trop s'expliquer au-delà du dire.

Certains auteurs comme Bertrand Ravon (2008) lient l'épuisement à une dynamique paradoxale qui se retrouve autant dans le rapport entre le citoyen et le ts qu'entre le ts et l'organisation-employeur; il propose ainsi une espèce de parcours du combattant où le ts apprend de ses blessures:

Pris dans ces injonctions contradictoires, entre singularisation et standardisation des pratiques, le travailleur social s‘épuise lorsque le travail de reprise des expériences éprouvantes s‘avère impossible. Mais c‘est paradoxalement dans ces atteintes à la professionnalité qu‘il pourra aussi trouver le cas échéant les expériences négatives qui lui permettront d‘en tirer des leçons et d‘en sortir, plus expérimenté et plus endurant. (Ravon, 2008, p.1).

Dans ce contexte, les études et les théories peuvent sembler superflues; les praticiens apprendraient par essais et erreurs, ce qui ne ferait que renforcer le refus de la démarche scientifique déploré précédemment par Nygren et Soydan.

N'empêche, les ts sont souvent épuisées et leur désarroi s'exprime surtout en termes éthiques. Rhéaume et al., (2008) préviennent: le virage de la gestion publique copiant la production des services privés (visant essentiellement le profit) est déjà évident dans la praxis des services sociaux qui devrait pourtant s'inspirer d'une gestion centrée sur des règles publiques et démocratiques. Cela donne l'image et même la réalité de ts participant volontairement ou non du néo-libéralisme, ce que Autès (1999), Bouquet (2004) considèrent comme un oxymore, dénoncé par Habermas (1981, b). Et cet oxymore semble en passe de

11 Suivant les travaux de Michel Foucault (1961) et de Gregory Bateson (1977), Michael White et David

Epston (1989) élaborent une nouvelle approche clinique : la « thérapie narrative », à partir du déconstructionisme philosophique. Cette forme de thérapie est connue pour son intérêt pour les récits personnels, la déconstruction sociale des problèmes et normes de santé, ainsi que pour son accent sur l‘expertise individuelle de chaque client. Schön (1994) s'en est inspiré pour faire une analyse de l'intervention mais il s'en est aussi détaché. L'école narrative poursuit aujourd'hui ses recherches et des auteurs comme White ont commenté les travaux de Schön et vice-versa.

(32)

14

dominer la praxis; étrange contexte fourmillant de paradoxes12 et de contradictions liés à la perception de la profession elle-même.

1.1.2 Les incongruences entre les pratiques et les valeurs

Un second élément contribuant à la description du contexte de notre problématique consiste dans les distorsions entre les actions des ts et leurs discours éthiques. Alary (2009) fait un vibrant plaidoyer en faveur d'une recherche de congruence entre praxis, éthique et philosophie du Travail Social. Ce travailleur social et professeur émérite décrit très bien l'exigence de rigueur à laquelle les interactions entre philosophie, éthique appliquée et praxis du Travail Social invitent.

La dimension normative du savoir en travail social doit donc être intégrée à ses dimensions analytiques et méthodologiques. À notre avis, c'est dans la conceptualisation des modèles de pratique que cela peut se faire, car la construction d'un modèle oblige son auteur à démontrer comment certaines valeurs, certaines théories et certaines méthodes peuvent se conjuguer pour former un cadre de référence applicable dans la pratique. (Alary 2009, p. 50).

Il réclame concordance et congruence entre les valeurs proclamées, les principes véhiculés et les pratiques proposées. Alary, comme Gambrill (2006), Autès (1999), Ramsay (2003) et bien d'autres auxquels nous nous référerons, déplorent le contexte confus dans lequel baigne une large partie de la praxis en Travail Social.

Alary (2009) donne un exemple: selon l'Ordre professionnel des ts au Québec (OTSTCFQ), la pratique du Travail Social reposerait sur des normes qui à leur tour s'appuient sur des raisonnements analytiques entourant un objet du Travail Social: le fonctionnement social. Cependant, ce terme porte déjà une ambigüité majeure: s'agit-il de comprendre le fonctionnement social dans son rapport au développement des capacités? Cette première interprétation du fonctionnement social indiquerait au ts comment collaborer avec le réseau d'une personne pour identifier les capacités du réseau à se développer avec la personne; ainsi ce serait au citoyen et à ses réseaux d'établir les normes. Ou s'agit-il de considérer le fonctionnement social comme une liste de critères de conformité à des normes imposées par un tiers? Or la seconde interprétation domine actuellement la pratique en prenant appui sur 'l'évaluation psychosociale'. « Lorsqu'on examine les attributs du fonctionnement social, il est

12 Nous définirons et illustrerons les paradoxes du travail social au chapitre 3. Qu'il suffise ici d'en prendre la

mesure habituelle: « chose qui heurte le bon sens; proposition qui est à la fois vraie et fausse », (Le Nouveau Petit Robert, 2003).

(33)

15

intéressant de constater que, dans les énoncés analysés, l'expression comporte souvent une connotation normative. Dans 63% des énoncés... » Alary, (2009, p. 47). Le fonctionnement social est présenté par l'Ordre professionnel dans le contexte d'une évaluation de la situation d'une personne faite par le ts; c'est donc le ts qui impose ses normes et celles de la société pour évaluer la personne et son fonctionnement13. Faut-il identifier les valeurs auxquelles souscrivent les ts ou indiquer les valeurs auxquelles devraient adhérer les clients des ts? Le fonctionnement social est-il affaire de créativité et de développement de réseau d'appartenance ou est-il affaire de conformité à des normes extérieures à ces réseaux? Cette confusion est fréquente et facilement repérable dans les outils d'évaluation. D'ailleurs une correction-indication quant à l'évaluation du fonctionnement social fut opérée dans le référentiel de l'OTSTCFQ (2012, a, p.12) en s'appuyant sur l'article d'Alary;

S‘appuyant sur les propos de William Gordon (1965), Alary (2009) explique dans quelle mesure le travail social s‘intéresse au fonctionnement social non en soi, « (…) mais plutôt au fonctionnement social dans son rapport au développement social des personnes et des collectivités. » (p. 48).

Pour tenter de lever l'ambigüité entre l'appréciation du ts et celle du citoyen, on pourrait utiliser la fameuse double-contrainte: « faites les deux à la fois » mais ce type d'imposition schizophrénique ne ferait qu'augmenter la confusion des praticiennes et leur épuisement. Nous y reviendrons en parlant des double-contraintes au chapitre 3.

Pour Alary (2009), le développement social personnel et collectif devrait permettre d'articuler une analyse et une méthode cohérentes qui tiennent à la logique des orientations professionnelles qui, elles aussi sont personnelles et collectives. Cela permettrait d'identifier un ou des modèles de la praxis en Travail Social. Or, toujours selon Alary, les modèles de pratique enseignés aux futurs praticiens ne sont validés que par une logique entre les normes de pratique imposées, les concepts clés et le développement des capacités d'une personne par

13 L'OTSTCFQ fournit dans son cadre de référence, L'évaluation du fonctionnement social (2011, p.8) une

définition du fonctionnement social: « renvoie aux interactions et aux interinfluences entre les moyens et les aspirations d‘une personne à assurer son bien-être, à réaliser ses activités de la vie quotidienne et ses rôles sociaux pour satisfaire ses besoins avec les attentes, les ressources, les opportunités et les obstacles de son environnement (Barker, 2003; Sheafor et Horejsi, 2006). Le travailleur social considère donc les dimensions « biologique, intellectuelle, émotionnelle, sociale, familiale, spirituelle, économique et communautaire» de la personne qui s‘inter influencent (Sheafor et Horejsi, 2006, p. 8). Il s‘appuie sur celles-ci pour miser sur « la capacité humaine d‘évoluer et de se développer ». Notons que c'est toujours le ts qui sélectionne les normes; c'est lui qui fait l'évaluation. Bien sûr il 'considère les dimensions' du citoyen mais selon des normes extérieures à ce dernier.

(34)

16

le fonctionnement social, ce qui exclut toute dynamique d'empowerment communautaire. Cette logique de contrôle normatif externe du fonctionnement social apparaît comme une incongruence fondamentale si l'on considère l'adhésion des ts à la justice sociale qui devrait renvoyer aux changements des conditions sociales liées aux disfonctionnements. Avec l'évaluation du fonctionnement social conforme à des normes imposées, une ts croit devoir changer la personne pour qu'elle fonctionne mieux dans son contexte; or, en s'inspirant de la dynamique de justice sociale, la ts pourrait évaluer avec la personne et son réseau ce qui ne fonctionne pas dans le contexte social et chercher avec la personne à changer le contexte. Tel que le constate Alary (2009), la première approche domine dans les documents de l'OTSTCFQ, et cela continue même avec le commentaire ajouté en 2012; la seconde est quelques fois mentionnée dans les outils communautaires offerts dans ces mêmes documents.

Même confusion entre valeurs et pratiques dans les programmes sociaux. Jetté et Goyette (2010) indiquent une vision mécaniste et hiérarchique de l‘organisation des services sociaux, vision qui affaiblit le pouvoir des intervenants et leur sens de l‘engagement. Jetté et Goyette insistent sur l'évaluation des pratiques administratives, « leurs effets pervers » sur les professionnels chargés d'appliquer les programmes de l'État.

Parmi les effets pervers de cette vision mécaniste, Caudron (2003) signale des pratiques sociales et des politiques sociales qui contribuent non intentionnellement au développement de l‘idéologie et de l‘agir de l‘extrême droite14. À force d'appliquer sans broncher des outils d'évaluation centrés sur des normes individuelles de conformité aux modes ambiantes, les ts semblent viser à faire accepter les contextes en changeant les personnes plutôt que de viser à changer les contextes pour faire respecter les personnes. « En considérant la responsabilité individuelle comme une donnée initiale et non comme une fin vers laquelle il

14 « La conception totalitaire de la réalité humaine sous-jacente aux projets politiques non démocratiques

manifeste cette propension à substituer au débat l‘imposition de normes non susceptibles d‘être soumises à la critique parce que considérées comme inéluctablement liées à la condition humaine [...]. Que penser par exemple de l'affirmation péremptoire qu'il n'existe pas de droits sans devoirs ou que c'est la recherche de la maximisation de l'intérêt individuel qui constitue le moteur de l'activité humaine. En appeler au « bon sens » en se gardant de débusquer le piège des préjugés instillés par un mode particulier de gouvernance sous le couvert de l'évidence universelle, équivaut à court-circuiter la réflexion critique et le débat démocratique, ce qui, en dépit de dénégations répétées de ses propagandistes, entre bien dans la stratégie de l'extrême droite. » « Travail, famille, patrie, loi du plus fort, hiérarchie des types de personnes, conformité, soumission à l'autorité sont toutes des valeurs soutenues par ces types de discours », (Caudron, 2003, p. 112).

(35)

17

s‘agit de tendre, le danger est grand de culpabiliser l‘usager des services sociaux. » Caudron (2003, p. 109).

De la formation jusqu'à l'évaluation des pratiques en passant par l'organisation des établissements et la gestion des actes professionnels, la distance entre les pratiques et les discours éthiques en Travail Social semble vouée à un chaos perpétuel, source de tensions, de frustrations et de désengagement, tant pour les citoyens que pour les intervenants; difficile de faire des liens ou des synthèses entre discours et actions. Dans cet esprit, Aymer et Okitikpi, (2000) réclament un retour à un idéal du travail social par une synthèse nécessaire entre compétences, connaissances et philosophies.

Dubet (2002) est encore plus radical dans sa description du chaos professionnel décrit et déploré par les auteurs précédents; il établit les incongruences au cœur même de la profession. « Le Travail Social n‘existe que dans les tensions provoquées par la rencontre entre des normes sociales plus ou moins diffuses, des règles bureaucratiques et des individus singuliers15. » Le Travail Social se situerait donc au cœur de la production sociale des paradoxes moraux, éthiques et politiques; les ts ne subissent pas seulement les paradoxes, ils les produiraient par le seul fait de leur action sociale mandatée. Il ne s'agirait plus de souligner les incongruences comme depuis le début de cette section, mais de reconnaitre le Travail social comme producteur et acteur de ces incongruences.

Bouquet (2004) confirme; elle signale des tensions liées aux intérêts divergents juxtaposés à des idéaux et des missions ambivalentes; des conflits entre des exigences morales et des contraintes financières; des oppositions entre des attitudes différentes dans des situations concrètes; des tensions entre groupes culturels; des voies opposées entre morale de conviction et morale de responsabilité. Bouquet étale aussi les confrontations entre intérêt privé et collectif, aide et normalisation, demande et commande, autonomie et règlementation, création et contrôle, secret et transparence, mission et gestion, qualité et rentabilité. Les décisions éthiques sont souvent coincées entre l'intérêt général, celui des institutions et des professions et celui des personnes-citoyennes, chaque niveau clamant sa légitimité. À suivre cette auteure, la congruence tant souhaitée par Alary (2009) ne diminuerait même pas la tension et la confusion essentielles (paradigmatiques) à la profession car celle-ci vise à

(36)

18

développer les capacités personnelles et collectives du fonctionnement social dans des milieux qui les rejettent.

Pourrait-il y avoir contradictions, tensions et confrontations sans qu'il y ait pour autant confusion sur les choix ultimes de la profession? Caudron propose: « le Travail Social n‘est jamais politiquement neutre. Tant qu‘à faire, si parti pris il y a de toute façon, autant que celui-ci soit conscelui-cient et réfléchi » (2003, p. 113). L'appel à la congruence est de nouveau lancé. Un contexte confus: voilà un constat commun à plusieurs chercheurs appartenant pourtant à des écoles différentes, voire opposées. Alary en appelle à la congruence; Bouquet veut conserver les paradoxes; Caudron veut en faire une question politique. Et si tout ceci était conciliable?

1.1.3 Les incongruences philosophiques du Travail Social

Un troisième élément du contexte de notre problématique se reconnait dans l'inexpérience des métissages entre philosophie et travail social. Les travailleuses sociales sont les Monsieur Jourdain de la philosophie; elles bâtissent leur principal discours à partir de segments philosophiques à longueur de mandat en croyant pourtant être 'dans le concret'. Toute la pratique quotidienne est truffée d'expressions philosophiques dont on peut douter que la plupart des protagonistes n'en connaissent ni les tenants ni les aboutissants (non pas parce que ce sont des imbéciles mais parce que personne ne leur a révélé ni la source et ni le sens).

On trouve dans le discours professionnel des termes éthiques ou philosophiques imprécis ou qui risquent d'être utilisés de façon non-pertinente. Par exemple les valeurs énumérées dans le référentiel des compétences de l'OTSTCFQ (2012): le respect de la dignité de tout être humain; la croyance en la capacité humaine d‘évoluer et de se développer; la reconnaissance de la nécessité de percevoir et de comprendre l‘être humain en tant qu‘élément de système interdépendant et potentiellement porteur de changement; le respect des droits des personnes, des groupes et des collectivités; le respect du principe d‘autonomie de la personne et du principe d‘autodétermination; la reconnaissance du droit de tout individu en danger de recevoir assistance et protection selon ses besoins; la promotion des principes de justice sociale. Même si tous ces mots ou expressions n'attendent pas la philosophie pour faire sens, ils sont liés et devraient ultimement se rapporter à des courants philosophiques et à des cadres théoriques de l'intervention qui eux ne sont pas toujours conciliables. Chaque principe ici mentionné pourrait et devrait être discuté, décomposé, nuancé. Cette exigence d'analyse

(37)

19

illustre notre point: pour lire et comprendre les définitions du Travail Social (cf. annexes) offertes par les différentes instances nationales ou internationales, il faut se référer à des concepts souvent exigeants en terme de réflexion et sans rapport évident avec des pratiques. De même pour expliquer et justifier une simple pratique professionnelle, il faudrait être sensibilisé aux implications philosophiques des discours éthiques.

Évidemment certains concepts comme la justice sociale ou le développement de la personne sont déjà difficiles à cerner pour eux-mêmes et font l'objet de nombreuses controverses. Même si ces concepts prennent le haut du pavé en Travail Social, ils sont vite engloutis dans des dissertations faisant appel à la psychologie, au droit et à la morale personnelle. Or plusieurs des expressions offertes en exemples ci-dessus sont prises en compte comme s'il s'agissait d'évidences ou de fondements incontournables, d'où, à notre avis, des incongruences et des confusions dans les débats sur les praxis, les repères épistémiques n'étant ni identifiés ni discutés. Par exemple Ricard (2013) démontre comment une compréhension relationnelle de l‘autonomie est nécessaire pour expliquer la motivation à la coopération sociale et pour redéfinir la justice et l‘injustice de façon à ce qu‘elles correspondent à l‘expérience sociale vécue alors que dans le paradigme néolibéral l'autonomie est définie par une compréhension rationaliste de l'agent individuel. (Souvent des exemples étayeront notre discours pour offrir des bornes au développement de cette thèse; cependant ces exemples peuvent ouvrir sur des discussions qui n'ont pas leur place dans cette recherche qui se veut exploratoire).

Relier philosophie et Travail Social, comme le souhaitaient Aymer et Okitikpi (2000), peut sembler une opération à haut risque car l'une paraît orientée vers la sagesse et donc vers l'acceptation; l'autre paraît se préoccuper d'action donc de changement. Cette distance est pourtant un leurre puisque la longue tradition hédoniste qui va de Socrate et Épicure en passant par Lucrèce, Montaigne et Spinoza, jusqu'à Nietzsche et Foucault a tenu à reconnaître le philosophe comme un être qui tente de vivre sa réflexion et non comme celui qui tente de réfléchir la vie de tous. Dans cet esprit le ts pourrait être considéré comme un philosophe, quelqu'un qui tente d'incarner avec les personnes vulnérables sa vision d'une société juste. Un danger pour le praticien demeure de s'inspirer du style philosophique platonicien qui risque d'imposer aux citoyens sa vision d'une société idéale avec des critères de fonctionnement social formulés par une chapelle professionnelle. Toute la démarche de la contre-histoire de la

(38)

20

philosophie de Onfray (2008 à 2013) illustre cette double lecture de la philosophie. Pour ce qui est du Travail Social, les travaux de Stevens (2008 et 2012) vont dans le sens d'une réflexion philosophique de la complexité appliquée à la pratique, et ce sera l'essentiel de notre propos.

Pour être plus précis dans la description de la relation entre philosophie, éthique, théories et pratiques sociales, il faudrait accéder à un langage commun, reconnu par ces disciplines. Mais les termes pour décrire les niveaux d'analyse ne font pas consensus d'où les incongruences dans les discours et entre les discours et les pratiques. Houston (2010, 2012), Pullen-Sansfaçon et Cowden (2013) tentent chacun à leur façon d'établir des ponts entre philosophie et travail social. Houston (2010) s'appuie sur Habermas (1981, a, b) et sa philosophie de l'Agir communicationnel pour chercher un équilibre dans la tension entre les positions idéales de la compréhension et les réserves nécessaires du pouvoir. Pullen-Sansfaçon et Cowden (2013) réfèrent aux philosophes Kant, Mill, Rawls et Aristote pour situer les discours éthiques possibles en travail social. Ces réflexions nous seront en partie utiles, cependant elles n'embrassent pas la trilogie praxis, éthique, paradigmes située au cœur de notre problématique. En d'autres mots une recherche sur les équations entre philosophie et travail social nous semble commander une épistémologie, un mode de connaissance qui relie tous les éléments dans un même discours (pratiques, théories de l'intervention, éthique, paradigmes et définitions). À force de découper le réel entre délibération éthique, pratique réflexive, analyse professionnelle, stratégies d'intervention et vocabulaire philosophique ou politique ou technique, les incongruences du travail social ne font qu'empirer.

Une fois abandonnées les prétentions fondamentalistes, il nous est impossible de compter avec une hiérarchie des sciences – qu‘elles viennent des sciences sociales ou de la philosophie, les théories doivent être compatibles entre elles; sinon l‘une fait passer l‘autre sous un éclairage problématique, et il faut bien voir qu‘il suffit de réviser seulement l‘une d‘entre elles. (Habermas 1981, b, p. 440).

Le philosophe ts est-il éloigné ou dans l'action? Le ts philosophe est-il actif ou réflexif? Pourquoi ne serait-ce pas la question qui engendre le problème? Pourquoi voudrait-on sérier les compétences en faisant abstraction de l'interaction dans et entre les personnes? Or ce sont ces interactions réflexion-action qui semblent pouvoir éviter ou dénouer les incongruences des discours en Travail Social; Houston (2012) le signale très bien mais il s'arrête à ce constat sans dégager les implications des turbulences engendrées par ces interactions sur les cadres théoriques de l'intervention et sur les pratiques qui en découleraient (praxis). Philosophie et

Figure

Figure 2 – La problématique de cette thèse
Tableau 1 – Les options éthiques du TS selon Banks
Tableau 3 – Grille de Ferry concernant les normes et valeurs politiques
Tableau 4 – Critique de Gambrill au sujet des croyances en rapport avec la connaissance  Responses to Some Beliefs About Knowledge
+2

Références

Documents relatifs

Ce numéro invite ainsi investiguer les relations entre bénévolat et travail social : leurs places et apports respectifs dans le secteur de l’intervention sociale, les modes de

Inscrit dans le Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain, des études sont actuellement en cours et in- terrogent l’ensemble des champs d’intervention :

Pourtant, le racisme représente un défi de taille pour le travail social : si les discriminations racistes sont communément considérées comme des délits conscients et

Merci de nous retourner ce bulletin d’inscription avant le 11 septembre 2015, accompagné d’un chèque de règlement à l’ordre de la Croix-Rouge française, à l’adresse suivante

Construisons aujourd’hui l’avenir du travail social, qui passe par la participation, pour enrichir la réflexion au sein d’un champ professionnel qui ne peut plus rester dans

Si les effets d'amélioration sur le service rendu sont recherchés, les effets sur les relations des actrices et acteurs impliqués dans le travail social est une seconde

C’est justement dans ces rencontres que se positionne l’intervention sociale (le travail social) par une lecture, une analyse et une intervention dans les rapports entre les

Ce qui pose notamment la question des compétences que les professionnel-le-s du travail social sont appelé-e- s à mettre en œuvre pour repérer les besoins et ressources des personnes