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Le laboratoire domestique de la machine humaine: la nutrition, la modernité et l'État québécois, 1860-1945

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Le laboratoire domestique de la machine humaine :

la nutrition, la modernité et l’État québécois, 1860-1945

Caroline Durand Département d‟histoire

Université McGill Montréal

Mai 2011

Thèse soumise à l‟Université McGill comme exigence partielle pour l‟obtention du Doctorat en histoire

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(3)

T

ABLE DES MATIÈRES

Résumé IV

Remerciements VI

Liste des illustrations VIII

Liste des tableaux IX

Introduction 1

Chapitre 1

Pourquoi faire l’histoire de la nutrition au Québec ? 7 1.1 : Définition de la problématique, méthodologie et sources 11

1.1.1 : Périodisation 12

1.1.2 : Acteurs et sources 13

1.1.3 : Pourquoi le Québec 21

1.2 : Historiographie et concepts 23

1.2.1 : Un pan de l‟histoire des femmes 23

1.2.2 : Une science moderne utile à l‟ordre libéral 34

1.2.3 : Modernité, tradition et nationalisme 41

1.2.4 : Histoire du corps 46

Première partie : 1860-1918 Chapitre 2

Les pratiques alimentaires et la santé, 1860-1918 55

2.1 : Tour de tables 56

2.1.1 : Colons, défricheurs et paysans, des Cantons de l‟Est au

Lac-Saint-Jean, 1860-1918 58

2.1.2 : Contraintes, préoccupations et stratégies alimentaires des

ouvriers urbains 67

2.1.3 : Québec, 1903 76

2.2 : La santé de la population 80

Conclusion 86

Chapitre 3

Les discours des experts et les interventions charitables, 1860-1900 87 3.1 : Développements des connaissances et diffusion de la nutrition 88 3.1.1 : Le modèle thermodynamique de la « new nutrition » 88 3.1.2 : Le mouvement de l‟économie domestique et

l‟enseignement de la nutrition 94

3.2 Les médecins canadiens-français et la nutrition 99

3.3 : Cuisine et nutrition 108

3.4 : Donner le pain quotidien 119

(4)

Chapitre 4

L’enseignement de la nutrition, 1900-1914 127

4.1 : Les débuts de l‟École ménagère provinciale de Montréal 128 4.2 : La formation d‟Antoinette Gérin-Lajoie et de Jeanne Anctil à Fribourg 134

4.3 : La nutrition à l‟École ménagère provinciale 138

4.3.1 : Les cours de cuisine d‟Antoinette Gérin-Lajoie et

les conférences des experts invités 138

4.3.2 : La nutrition selon Jeanne Anctil 140

4.3.3 : La nutrition dans les écoles ménagères

de la Congrégation Notre-Dame 142

4.4 : L‟exposition Anti-tuberculose de 1908 et l‟exposition

pour le Bien-être de l‟enfance de 1912 147

4.4.1 : L‟exposition Anti-tuberculose de 1908 150 4.4.2 : L‟exposition pour le Bien-être de l‟enfance de 1912 153

Conclusion 158

Chapitre 5

Des corps productifs dans un pays en guerre, 1914-1918 161

5.1 : Développements internationaux de la science de la nutrition

au début du XXe siècle 162

5.2 : La nutrition à la Commission des vivres 165

5.2.1 : La nutrition dans la propagande canadienne 168 5.2.2 : Citoyenneté, patriotisme, morale et peur 173

5.2.3 : Raison et contrôle du corps 177

5.3 : Une crise inflationniste 181

5.4 : La nutrition au Québec durant le conflit 189

5.4.1 : Le nationalisme canadien-français 189

5.4.2 : Agriculturalisme et ruralisme dans les cours

de cuisine des écoles ménagères 193

Conclusion 198

Deuxième partie : 1919-1945 Chapitre 6

Des régimes diversifiés, 1919-1945 201

6.1 : Quelques statistiques sur les aliments essentiels 202

6.2 : Le regard des experts et des expertes 212

6.2.1 : Les observations d‟un médecin, 1920-1923 212 6.2.2 : Les recettes de madame Rolande Désilets, 1926 214

6.3 : Manger à la campagne et à la ville 218

6.3.1 : Les observations d‟Horace Miner à

Saint-Denis de Kamouraska, 1936-1937 218

6.3.2 : Quelques représentations de l‟alimentation à Montréal 225

(5)

Chapitre 7

Tradition et modernité chez les experts et les publicitaires, 1919-1945 233

7.1 : Nutrition appliquée 233

7.1.1 : Recherche et débats sur la pauvreté, la diète et la santé 233

7.1.2 : Usage commercial des vitamines 239

7.1.3 : La poursuite de l‟enseignement ménager et la

professionnalisation de la nutrition et de la diététique 244

7.2 : Les publications officielles 249

7.2.1 : Conservatisme et tradition : sauvegarder la race et la

famille 249

7.2.2 : Modernité technologique 258

7.3 : Cuisine et nutrition dans les manuels scolaires au Québec 262 7.3.1 : Une définition conservatrice et chrétienne de la féminité 262

7.3.2 : La rationalité, la productivité et l‟individu libéral dans

l‟économie domestique et la nutrition 266

7.4 : Usages publicitaires et commerciaux de la nutrition 272 7.4.1 : Les traditions comme outil de marketing 274

7.4.2 : Les promesses de la cuisine moderne 275

7.4.3 : Les idéaux corporels de la Métropolitaine 278

Conclusion 281

Chapitre 8

La nutrition, question sociale et politique, 1929-1945 283

8.1 : La santé au Québec 285

8.2 : L‟enseignement de l‟hygiène et l‟inspection

médicale des élèves dans les écoles primaires publiques 293 8.2.1 : Cours d‟hygiène, causeries et conférences 293 8.2.2 : Les saynètes du docteur Adrien Plouffe 298

8.2.3 : L‟inspection médicale des élèves 301

8.2.4 : Distribution de lait 306

8.3 : Crise, santé et nutrition 310

8.3.1 : Plus de travail pour les mères, plus d‟aide pour les chômeurs 310 8.3.2 : Le point de vue de la gauche et des sciences sociales :

l‟exemple de Leonard Charles Marsh, 1938 315

8.4 : La nutrition dans la propagande de guerre, 1939-1945 322 8.4.1 : Les Règles alimentaires officielles du Canada en guerre 322 8.4.2 : Le rôle des experts et experts du Québec 326

Conclusion 340

Conclusion générale 345

Annexes 351

(6)

R

ÉSUMÉ

Cette thèse se penche sur le passé de la nutrition au Québec francophone, entre la seconde moitié du XIXe siècle et 1945. Nous y explorerons l‟apparition de la nutrition dans les discours de différents acteurs, tels que les médecins, l‟État, les enseignantes en économie domestique et certaines compagnies de transformation alimentaire. Nous décrirons des pratiques alimentaires et des recommandations diététiques pour identifier les valeurs et les idées véhiculées dans les prescriptions sur la nourriture, les relier aux idéologies dominantes et expliquer leurs effets sur certaines politiques appliquées par l‟État tant au niveau municipal, provincial que fédéral.

Nous décrirons comment les habitudes alimentaires sont modernisées par les processus d‟industrialisation et d‟urbanisation, et de quelle manière les experts canadiens-français réagissent à ces changements dans leurs discours argumentatifs et normatifs sur la nourriture. Les conseils nutritionnels promeuvent un idéal féminin et familial conforme au nationalisme canadien-français, au ruralisme et à la religion catholique, tout en encourageant les femmes à moderniser leur cuisine afin de mieux remplir leur rôle maternel. La nutrition remplit d‟autres objectifs politiques. Telle qu‟enseignée dans les écoles, promue auprès des ménagères et diffusée via des campagnes d‟éducation pour la santé et le rationnement, elle contribue à la construction sociale de citoyennes et de citoyens conformes aux besoins de l‟ordre libéral. En décrivant les améliorations diététiques comme le résultat d‟un travail maternel naturel, individuel et rationnel, les experts minimisent l‟impact de la pauvreté sur la diète et la santé, ce qui justifie le non-interventionnisme de l‟État. Dans les années 1920 et 1930, quelques intellectuels des sciences sociales et nutritionnistes anglophones contestent cette conception et réclament des mesures aidant à la redistribution de la richesse, contribuant à la mise en place de l‟État-providence. Néanmoins, la plupart des discours sur l‟alimentation restent socialement conservateurs et soutiennent les idéologies dominantes et le statu quo politique jusqu‟au milieu des années 1940.

(7)

A

BSTRACT

This thesis explores the history of nutrition in Francophone Quebec, between the second half of the XIXth century and 1945. It follows the nutritional discourses of doctors, governmental agencies, home economics experts and food corporations. Through the examination of diet and food advice, the thesis identifies values and prescriptive ideals in order to relate them to dominant ideologies and explain their impact on municipal, provincial and federal policies.

This dissertation will describe how food habits have been modernized by industrialization and urbanization, and how French-Canadian experts reacted to those transformations in their argumentative and normative food discourses. Nutritional advice promoted a feminine and family ideal that suited French-Canadian nationalism, ruralism and Catholicism, while encouraging women to modernize their cooking as a mean to fulfil their maternal role. But nutrition filled other political goals. As it was taught in schools, promoted to homemakers and broadcasted through public health campaigns and wartime rationing propaganda, nutrition also contributed in the social construction of the ideal citizenship in the liberal order. By describing diet improvements as the result of a maternal, natural, individual and rational work, experts minimized the impact of poverty on food habits and health, therefore justifying non-interventionism. In the 1920s and 1930s, some social scientists and Anglophones nutritionists contested these conceptions and called for programs to aid the redistribution of wealth. Even if those debates contributed in the creation of the welfare state, until 1945, most of the food advice remained socially conservative and supported dominant ideologies and political status quo.

(8)

R

EMERCIEMENTS

Souvent, au cours de mes études doctorales, je me suis sentie privilégiée. Cette impression me semble largement due aux personnes qui m‟ont enseigné, appuyée et entourée durant toutes ces années. Mes premiers remerciements vont à Suzanne Morton, ma directrice de thèse. Ses conseils judicieux, ses commentaires éclairants et sa rigueur intellectuelle, alliés à une grande disponibilité et une présence chaleureuse, ont grandement contribué à faire de mes études un plaisir autant qu‟un défi stimulant à relever. Les professeurs Jarrett Rudy, Elsbeth Heaman et Andrea Tone ont aussi grandement enrichi mon bagage intellectuel. Je m‟en voudrais d‟oublier Michèle Dagenais, professeure au Département d‟histoire de l‟Université de Montréal, dont l‟appui reste essentiel.

Certaines personnes ont lu et commenté quelques parties de mon travail pour des fins de publication; leurs commentaires m‟ont permis d‟améliorer substantiellement certaines sections de ma thèse. Je remercie Franca Iacovetta, Valerie Korinek et Marlene Epp, coéditrices du projet Toward a Canadian Food

History, Isabelle Crevier et Sophie Montreuil, de la Revue de Bibliothèque et archives nationales du Québec, et les évaluateurs anonymes de ces deux projets

de publication.

Le support financier de plusieurs organismes a grandement facilité ma vie de doctorante. Je suis très reconnaissante au Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, au programme de soutien à la recherche de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, à l‟Institut canadien de recherche sur les femmes et à l‟Institut d‟études canadiennes de McGill. En outre, j‟ai bénéficié du prêt d‟un bureau de travail calme et confortable à la Collection nationale de la grande bibliothèque du Québec. Je remercie également le personnel de la grande bibliothèque et des archives nationales du Québec à Montréal, des archives nationales du Canada à Ottawa, des archives de la Ville de Montréal, de la Commission scolaire de Montréal et de l‟Université de Montréal, pour leurs services professionnels.

(9)

Plusieurs amitiés précieuses se sont forgées et maintenues durant mes études en histoire, elles sont un support moral aussi indispensable qu‟agréable. Élise Detellier et Laurent Corbeil, merci pour votre accueil généreux lors de mes deux visites à Ottawa; un merci spécial à Élise, avec qui je partage souvent mes angoisses de doctorante. Stéphanie Poirier et Nancy Marando, pour la gastronomie et les rires. Sonya Roy, Ève-Marie Lampron, et Caroline Truchon : merci pour votre présence, tout simplement. Marie-Ève Rivard : merci de m‟avoir téléphoné plus souvent que moi, je ne l‟ai fait. Merci à Catherine Milliard, pour une liste de choses qu‟il serait long, et peut-être déplacé, de citer dans une thèse.

Un grand merci à mes parents, Carol Durand et Guylaine Desgagné, pour leurs encouragements, leur soutien et leur amour. Leur attitude par rapport au travail a toujours été une source d‟inspiration. Merci aussi à mon petit frère Frédéric et ma grande sœur Natacha, pour leur compréhension. Enfin, merci à Jean-François Tremblay, un compagnon de vie ouvert et encourageant, qui m‟a aidée à équilibrer discipline et distraction.

(10)

L

ISTE DES ILLUSTRATIONS

Illustration 1 : « Valeur des aliments » 155

Illustration 2 : « Régime d‟équilibre » 191

Illustration 3 : « Lait de vache » 270

(11)

L

ISTE DES TABLEAUX

Tableau 1 :

Animaux d‟élevage à Montréal, 1851-1891 69

Tableau 2 :

Aliments inclus dans les articles réguliers de consommation, 1910 75 Tableau 3 :

Dépenses alimentaires annuelles des ménages salariés, par ville, au Québec 209 Tableau 4 :

Dépenses alimentaires par groupes, en proportion avec le coût total de l‟alimentation, selon le revenu par personne. Moyenne de quatre villes : Montréal (francophone), Toronto, Winnipeg, Vancouver,

octobre-novembre 1938. 210

Tableau 5 :

Dépenses par groupe d‟aliments selon le revenu par personne,

exprimé en dollars. Moyenne de quatre villes : Montréal (francophone),

Toronto, Winnipeg, Vancouver, octobre-novembre 1938. 211 Tableau 6 :

Décès dus aux maladies cardio-vasculaires, aux cancers et

à la tuberculose, 1919-1939 287

Tableau 7 :

(12)

I

NTRODUCTION

Elle se souvenait maintenant qu‟à la clinique, il avait été question d‟alimentation rationnelle, propre à former les os, les dents, et à assurer la santé. Une espèce de ricanement monta à sa gorge. Ne lui avait-on pas souligné que cette alimentation était à la portée de tous les budgets? Ne lui avait-on pas clairement montré son devoir? Ses prunelles se remplirent d‟angoisse. Peut-être manquait-elle, en effet, à sa tâche. Elle finit par s‟en persuader […]1.

Ces pensées appartiennent au personnage de Rose-Anna Lacasse, une mère de famille de Saint-Henri imaginée par l‟auteure Gabrielle Roy dans

Bonheur d’occasion. Ce roman réaliste témoigne des dures conditions de vie des

gens de ce quartier montréalais au début des années 1940. Rose-Anna, rongée de remords et impuissante, assiste à la mort de son fils Daniel, souffrant de malnutrition et de leucémie. Pour elle, il semble que la nutrition, telle qu‟enseignée dans les cliniques par les médecins et les infirmières, soit davantage une source de culpabilité qu‟une aide concrète.

Pour illustrer la misère de ses personnages, Gabrielle Roy décrit leurs visages maigres, leurs membres décharnés, leurs corps fluets. Alphonse, refusé par l‟armée, a les dents cariées et une mauvaise vue. Lors de son examen médical, le docteur lui jette « une bordée de bêtises à la face parce qu‟au lieu de bon lait pasteurisé [il avait] été élevé aux beans pis aux fricassées d‟oignons2 ». Florentine Lacasse, l‟aînée de Rose-Anna, frappe par sa maigreur et ne semble pas manger à sa faim3.

Si Gabrielle Roy se sert de corps mal nourris, maigres et malades pour décrire la misère de Saint-Henri, il ne s‟agit pas d‟un hasard. Cette auteure estime que le régime alimentaire dépend surtout des conditions matérielles d‟existence : ses personnages, quoique peu instruits, souffrent d‟abord de pauvreté. Gabrielle

1

Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, Montréal, Boréal, 1993 (édition originale, 1945), p. 228. 2Roy, Bonheur d’occasion, p. 328.Dans l‟original, on lit « j‟avais ».

3

(13)

Roy conteste les idées dominantes au sujet du lien entre pauvreté, alimentation et santé. À l‟époque où elle écrit, les médecins et les gouvernements fédéral, provincial et municipal ne partagent généralement pas son opinion. La conception la plus fréquemment admise veut que les individus mal nourris doivent leur état non pas à des facteurs économiques, mais à leur ignorance des principes de base de la nutrition. Le principal objectif des autorités est donc d‟instruire les filles et les femmes sur cette science. Pour leur part, les héroïnes de Gabrielle Roy trouveront leur salut et probablement, une meilleure diète, lorsque leur époux respectif joindra l‟armée.

Aujourd‟hui, les connaissances nutritionnelles foisonnent. On les rencontre dans les médias, dans des articles, des publicités, des régimes et des recettes; dans les commerces, sur les rayons des épiceries et supermarchés, et sur les emballages, la vaste majorité des étiquettes comportant des renseignements détaillés sur la valeur nutritive du produit. Les experts et expertes de la santé et de la nutrition ne cessent de le répéter : les individus doivent s‟informer pour effectuer des choix sains. De très nombreux acteurs, allant des industries agroalimentaires à l‟État en passant par les gastronomes et les médecins, diffusent des informations scientifiques et rationnelles sur les aliments et les habitudes diététiques à adopter. C‟est pourquoi nous estimons que la nutrition constitue, à l‟heure actuelle, le discours dominant sur l‟alimentation.

Ce travail se penche sur le passé de la nutrition, en tant que connaissance porteuse de valeurs, au Québec francophone, entre la seconde moitié du XIXe siècle et 1945. Nous y explorerons quand, comment et pourquoi la nutrition est apparue dans les discours de différents acteurs, tels que les médecins, l‟État, les enseignantes et certaines corporations de transformation alimentaire. Nous décrirons des pratiques alimentaires et des recommandations diététiques pour identifier les valeurs et les idées véhiculées dans les prescriptions sur la nourriture, les relier aux idéologies dominantes et expliquer leurs effets.

Nous émettons l‟hypothèse que, dans les textes argumentatifs et normatifs sur l‟alimentation, tradition et modernité s‟entrecroisent et se combinent, réduisant l‟impression de rupture, de conflit ou de changement rapide. Entre 1860

(14)

et 1945, la technologie, la science et la rationalité modernisent les pratiques et les représentations du corps et de la personne, mais l‟usage d‟images traditionnelles de la femme, de la famille et de la nation canadienne-française assura une certaine continuité dans les mentalités. En préservant des conceptions traditionnelles de la féminité et en s‟inscrivant dans le message nationaliste, ces discours ont facilité la diffusion de valeurs modernes et libérales, telles que l‟individualisme, la rationalité et le productivisme. Cela a contribué à la construction sociale de l‟individu moderne, sans menacer les fondements de la famille patriarcale. Cette thèse démontrera que dans les discours nutritionnels, les arguments et valeurs traditionnelles et modernes peuvent même se renforcer réciproquement.

Nous montrerons également que la nutrition représente un instrument idéologique et politique. La plupart du temps, ses experts et promoteurs soutiennent les structures sociales et les autorités en place, quoique quelques-uns et quelques-unes l‟emploient pour réclamer des changements et des réformes et pour critiquer le système économique libéral. Entre le tournant du XIXe et du XXe siècle et la fin des années 1930, l‟émission de conseils de diététique répond surtout à des inquiétudes nationalistes. À partir de la grande dépression, la nutrition constitue également un argument pour demander une redistribution de la richesse par l‟État.

Entre 1860 et 1945, mais principalement à partir de 1900, plusieurs médecins, enseignantes, clercs et laïcs oeuvrant dans le domaine de l‟éducation, de la santé et de l‟agriculture souhaitent rendre les travailleurs plus productifs par une alimentation adéquate. La diète préconisée vise à construire et entretenir des corps-machines performants, nécessaires à l‟économie industrielle, capitaliste et libérale. C‟est pourquoi la nutrition véhicule un idéal social plutôt conservateur et traditionnel, dans lequel la mère est au cœur de la famille, lieu de reproduction et d‟entretien du « capital humain », mais qu‟elle utilise aussi des métaphores, des arguments et des connaissances en accord avec la modernité, la productivité, et le libéralisme économique.

Nous effectuerons notre démonstration à l‟aide d‟une structure à la fois chronologique et thématique. Après un chapitre méthodologique et

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historiographique, notre travail se divise en deux sous-périodes, soit les années 1860 à 1918 et 1919 à 1945. Les chapitres deux et six amorcent ces parties en décrivant les habitudes alimentaires et l‟état de santé général de la population, afin de contextualiser les discours et actions analysés ensuite.

Le troisième volet résume les découvertes scientifiques dans le domaine de la nutrition et présente des textes et des actions de médecins, de religieuses, de promoteurs de l‟économie domestique et de philanthropes canadiens-français entre les années 1878 et 1900. À la fin du XIXe siècle, la nutrition demeure un savoir peu répandu et surtout connu des médecins. Ces derniers sont influencés par le nationalisme, la religion et leur appartenance à une classe sociale élevée. Déjà, ils promeuvent l‟auto-contrôle et la raison en matière d‟alimentation, même si leurs conseils restent plutôt souples. À l‟aube du vingtième siècle, la cuisine et l‟enseignement ménager visent à retenir les jeunes femmes à la campagne et à en faire des épouses chrétiennes et canadiennes dévouées. En dehors du discours médical et de l‟éducation des jeunes filles, la nutrition a toutefois un impact limité : elle ne suscite pas d‟importantes remises en question de la société, et l‟aide alimentaire se prodigue selon les conceptions catholiques de la charité.

Le chapitre quatre retrace comment la nutrition est enseignée aux Montréalaises entre 1900 et 1914, à l‟aide du cas de l‟École ménagère provinciale. Nous examinerons la formation reçue en Europe par ces premières enseignantes et dirigeantes et analyserons les notions et valeurs transmises dans leur institution. La seconde partie traitera de deux campagnes d‟hygiène publique concernant la mortalité infantile et la tuberculose, dans lesquelles des objectifs sociaux et politiques justifient la diffusion de la nutrition.

Nous consacrons le chapitre cinq à la Première Guerre mondiale, qui constitue un moment de cristallisation des valeurs, idéologies et usages de la nutrition. Ces années marquent une accélération de la rationalisation de l‟alimentation et un accroissement des interventions municipales, provinciales et surtout, fédérales, concernant la qualité du régime. La question nationale occupe également une place plus grande dans les arguments émis en faveur des

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changements alimentaires, tandis que la réaction à la modernité se fait aussi plus vive dans les discours émanant du Québec francophone.

Après avoir dépeint les habitudes alimentaires entre les années 1919 et 1945 au chapitre six, nous effectuerons un bilan des nouvelles découvertes scientifiques réalisées en nutrition au cours de la même période. Nous poursuivrons notre analyse de l‟enseignement ménager et de la diététique, et nous décrirons les idéaux diffusés par le gouvernement québécois par des publications officielles sur l‟agriculture, la santé, par les Cercles des fermières et dans des manuels scolaires. Nous verrons de quelle manière la rationalité, la science et le contrôle y sont présentés comme des outils pour maintenir et renforcer la famille patriarcale traditionnelle, au cœur du nationalisme canadien-français de l‟époque. Nous traiterons ensuite des usages commerciaux et publicitaires de la nutrition, prenant un essor considérable dans les années 1920, 1930 et 1940, et comparerons les valeurs véhiculées avec les discours de l‟État.

Le chapitre huit abordera les aspects sociaux, économiques et politiques de l‟alimentation entre les années 1929 et 1945, alors que la crise et la Deuxième Guerre mondiale suscitent de nouvelles études et interventions. L‟enseignement de l‟hygiène, l‟inspection médicale des élèves et les premières expériences de distribution de lait dans les écoles montréalaises nous permettront de constater l‟impact des conceptions de la santé, du corps et de l‟individu sur l‟aide apportée aux enfants jugés mal nourris. Nous verrons ensuite comment certaines nutritionnistes et partisans de la gauche répondent à la crise des années 1930. Quelques nutritionnistes éduquent individuellement des femmes éprouvant des difficultés à nourrir leur famille tandis que d‟autres établissent des liens directs entre pauvreté et malnutrition et réclament de meilleurs secours pour les moins nantis. La Deuxième Guerre mondiale constituera un dernier exemple pour constater que les discours accordent une importance croissante à la rationalité, l‟auto-contrôle et l‟individualisme, en dépit de la persistance de la promotion d‟une image féminine et familiale correspondant à un idéal social conservateur.

En entrecroisant description des pratiques, analyse de discours et étude de leurs impacts, notre thèse abordera des aspects culturels, sociaux, idéologiques et

(17)

politiques de l‟histoire du Québec. Le survol historiographique présenté dans le chapitre un précisera les thèmes et concepts au cœur de notre travail et expliquera en quoi l‟exploration de la nutrition au Québec entre 1860 et 1945 apporte un éclairage nouveau sur l‟histoire du genre, du nationalisme, du libéralisme et de la modernité.

(18)
(19)

C

HAPITRE

1

P

OURQUOI FAIRE L

HISTOIRE DE LA NUTRITION AU

Q

UÉBEC

?

Notre recherche se situe au carrefour d‟une multitude de disciplines. Loin de constituer un intérêt nouveau en sciences sociales, l‟alimentation fut au cœur des travaux de certains anthropologues et sociologues les plus influents depuis la fin du XIXe siècle. Les fonctionnalistes comprennent le repas comme un outil de transmission des normes sociales, tandis que le structuraliste Claude Lévi-Strauss l‟analyse comme une forme de langage traduisant la pensée humaine et l‟organisation de la société1. Critiquant Lévi-Strauss pour sa recherche d‟un code alimentaire universel et son analyse binaire, l‟anthropologue Mary Douglas a aussi décrit le repas quotidien des Occidentaux comme un événement codifié et structuré telle une grammaire. Selon Douglas, il établit des normes et des limites propres à différentes sociétés et aux diverses classes sociales2. Pour le sociologue Pierre Bourdieu, les goûts culinaires constituent des constructions permettant aux sujets de se distinguer les uns des autres en délimitant des frontières culturelles, au même titre que les préférences en matière d‟arts et de divertissements3.

Plusieurs sociologues, anthropologues, nutritionnistes et journalistes d‟ici et d‟ailleurs craignent que le mode de vie moderne ne déstructure les repas familiaux, et que cette déstructuration ne dégrade l‟identité individuelle et collective, les rapports interpersonnels et la santé. Martin Latreille et Françoise-Romaine Ouellette, de l‟Institut national de la recherche scientifique, évoquaient récemment les inquiétudes du sociologue français Jean-Pierre Poulain sur l‟individualisme, l‟isolement et le manque de guides stables de ses

1

Claude Lévi-Strauss développe cette pensée dans les trois premiers tomes de la série

Mythologiques : Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964; Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967 et L’origine des manières à table, Paris, Plon, 1968.

2

Mary Douglas, « Deciphering a Meal », Deadalus, 101 (1972), p. 61-81. 3

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, 670 p.

(20)

contemporains4. Poulain, comme d‟autres sociologues, attribue cette soi-disant déstructuration du repas au travail rémunéré féminin, à l‟augmentation des distances entre le foyer, le travail et l‟école, aux activités parascolaires des enfants, à la hausse des divorces, des séparations et des ménages composés d‟une seule personne, et à l‟écoute de la télévision5. Au Québec, des nutritionnistes comme Marie Marquis, professeure au Départment de nutrition de l‟Université de Montréal, prônent également le sauvetage du repas familial comme lieu de transmission de saines habitudes6.

Latreille et Ouellette soulignent avec justesse que « les pratiques alimentaires contemporaines ne sont toujours que comparées à l‟illusion d‟un repas familial ancestral et immuable7 ». Comme le rappelait récemment la professeure de littérature Nathalie Cooke, il a constamment été modulé par des contraintes matérielles et temporelles liées au travail, aux autres activités, à la structure du ménage et à son statut socio-économique8. À l‟instar de Ouellette, Latreille et Cooke, nous estimons que pour dédramatiser les changements rapportés, il faut historiciser le repas et la diète du passé et éviter de les idéaliser. En exposant la pluralité des pratiques alimentaires entre 1880 et 1945, en explorant les causes des transformations survenues durant cette période et en décrivant les inquiétudes et conseils formulés par différents experts, nous voulons contribuer à déconstruire certains mythes et à atténuer les craintes actuelles.

Les spécialistes de l‟histoire sociale et culturelle et de l‟histoire des femmes, du genre et de la famille se sont souvent intéressés à l‟alimentation, la diète, la cuisine ou la nutrition. Il existe de grandes synthèses globalisantes, comme Food in History de Reay Tannahill, Food in World History de Jeffrey

4

Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, Paris, Presses universitaires de France, 2002, 286 p.

5

Martin Latreille et Françoise-Romaine Ouellette, Le repas familial. Recension d’écrits. Montréal, Institut national de la recherche scientifique - centre Urbanisation, Culture et Société, décembre 2008, p. 25-28.

6

Mathieu Robert-Sauvé, « Tous à table! », Les diplômés, la revue des diplômés de l’Université de

Montréal, no. 407 (2004), p. 12 à 16.

7

Latreille et Ouellette, Le repas familial…, p. 31. 8

Nathalie Cooke, « Home Cooking : The Stories Canadian Cookbooks Have to Tell », dans Nathalie Cooke, éditrice, What’s to Eat ? Entrées in Canadian Food History, Montréal, Kingston, McGill-Queen‟s University Press, 2009, p. 228-244.

(21)

Pilcher ou Histoire de l’alimentation de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari9. Des professionnels d‟autres disciplines étudient également des aliments dans une perspective historique. L‟anthropologue Sidney Mintz a retracé comment, entre 1650 et 1900, le sucre passe d‟un luxe rare à un produit abondant et bon marché lors de la colonisation des Antilles par les puissances européennes10. Mintz utilise la production, le commerce, la transformation et la consommation du sucre pour réfléchir sur diverses relations de pouvoir au sein de l‟Empire britannique, prouvant le vaste potentiel des études sur l‟alimentation pour approfondir notre compréhension du passé.

En Europe et aux États-Unis, il existe plusieurs monographies, synthèses et recueils de textes sur l‟histoire de l‟alimentation, comme le livre de Richard Hooker, Food and Drink in America : A History, le diptyque d‟Harvey Levenstein, Revolution at the Table et Paradox of Plenty ou encore, les publications de Massimo Montanari et de Stephen Mennell11. Influencés par le

Cultural Turn, plusieurs chercheurs et chercheuses analysent les aspects culturels,

symboliques et spirituels de la nourriture, particulièrement en Europe12. À ces titres, nous pourrions en ajouter des centaines concernant la construction d‟identités nationales, l‟étiquette, les peurs alimentaires, et des ouvrages portant sur une multitude de sujets allant du lait à la compagnie Heinz en passant par le café, le maïs, la morue, le chocolat, les supermarchés, le Jell-O, la pomme de terre et les restaurants.

9

Reay Tannahill, Food in History. 2nd ed. London, New York, Penguin, 1988, 448 p.; Jeffrey Pilcher, Food in World History, New York, Routledge, 2006, 132 p. et Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, 915 p.

10

Sidney Mintz, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modern History, Penguin Book, 1985, 274 p.

11

Richard J. Hooker, Food and Drink in America : A History, New York, Bobbs-Merrill, 1981, 436 p.; Harvey Levenstein, Revolution at the Table. The Transformation of the American Diet, New York, Oxford University Press, 1988, 275 p. et Paradox of Plenty, A Social History of Eating

in Modern America, New York, Oxford University Press, 1993, 337 p.; Stephen Mennell, All Manners of Food : Eating and Taste in England and France from the Middle Ages to the Present,

Oxford, New York, Blackwell, 1985, 380 p.; Massimo Montanari, La faim et l’abondance.

Histoire de l’alimentation en Europe, Paris, Seuil, 1995, 289 p.

12

Caroline Walker Bynum, Holy Feast and Holy Fast. The Religious Significance of Food to

Medieval Women, Berkeley, University of California Press, 1987, 444 p.; Piero Camporesi, The Magic Harvest. Food, Folklore and Society, Cambridge, Polity Press, 1998, 253 p.; Christopher E.

Forth et Ana Carden-Coyne, éditeurs, Cultures of the Abdomen. Diet, Digestion, and Fat in the

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Au Canada et au Québec, nous observons un certain intérêt pour ce thème depuis l‟essor de l‟histoire sociale. Les historiens Terry Copp et Jean de Bonville et l‟historienne Bettina Bradbury considèrent le budget voué à l‟alimentation dans leur description des conditions de vie des familles urbaines au tournant du XIXe et du XXe siècle13. Ces travaux nous informent sur les aliments couramment achetés dans les milieux modestes, et sur la large part du budget voué à cette dépense. Des chercheurs consacrent également des mémoires, des thèses et des monographies exclusivement au sujet de la diète, comme Donald Fyson, sur le Montréal du début du XIXe siècle, et Bernard Audet, sur la Nouvelle-France14, tandis que quelques mets typiques ont eu droit à leur histoire15.

Les aspects symboliques, culturels et politiques ne sont pas négligés dans les études canadiennes sur l‟alimentation. Par exemple, Nathalie Cooke a montré comment les figures féminines fictives créées par des entreprises comme la Maple Leaf Milling sont exploitées à une époque où la cuisine se modernise matériellement et où les femmes mariées travaillent plus souvent hors du foyer. Même transformée en industrie, la nourriture symbolise l‟intimité et l‟amour16. L‟historien Steve Penfold a utilisé les beignes, un produit associé aux classes sociales modestes, pour relier la montée de la société de consommation, les petites et moyennes entreprises, les communautés et la définition de l‟identité canadienne17. D‟autres incluent la question alimentaire dans leurs travaux sur les migrations. Ainsi, Franca Iacovetta analyse les discours tenus sur la nourriture aux populations migrantes comme une des multiples stratégies visant à contenir,

13

Terry Copp, The Anatomy of Poverty. The Condition of the Working Class in Montreal,

1897-1929, Toronto, McClelland and Stewart, 1974, 192 p; Jean De Bonville, Jean-Baptiste Gagnepetit. Les travailleurs montréalais à la fin du XIXe siècle, Montréal, Les Éditions de l‟Aurore, 1975, 253

p; Bettina Bradbury, Working Families. Age, Gender, and Daily Survival in Industrializing

Montreal, Toronto, University of Toronto Press, 2007 (1993), 310 p.

14

Donald Fyson, Eating in the City : Diet and Provisioning in Early Nineteenth-Century

Montreal, Thèse de M.A. (histoire), Université McGill, 1989, 194 p. et Bernard Audet, Se nourrir au quotidien en Nouvelle-France, Sainte-Foy, Éditions GID, 2001, 367 p.

15

Charles-Alexandre Théorêt, Maudite poutine! Histoire approximative d’un plat populaire, Montréal, Héliotrope, 2007, 159 p.

16

Nathalie Cooke, « Getting the mix just right for the Canadian home baker », Essays on

Canadian Writing, no. 78 (2003), p. 192-218.

17

Steve Penfold, The Donut. A Canadian History, Toronto, University of Toronto Press, 2008, 256 p.

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éliminer ou transformer les éléments culturels et politiques perçus comme étant menaçants dans le contexte de la Guerre froide18. Nous disposons en outre d‟études sur les politiques canadiennes en matière de nutrition et sur certains de leurs aspects idéologiques, comme celles d‟Aleck Ostry et de James Struthers19. Les recherches actuelles du candidat au doctorat en histoire Ian Mosby, à l‟Université York, portent sur les Règles alimentaires du Canada, conçues à la fin des années 1930 et abondamment diffusées depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cette introduction historiographique montre la diversité et la richesse des sujets abordés en histoire de l‟alimentation. Ce thème offre aussi une grande variété de niveaux d‟analyse. Si certains ouvrages relatent des anecdotes, racontent des souvenirs ou donnent des recettes anciennes, d‟autres éclairent de nouveaux pans de l‟histoire des relations sociales, des femmes, de l‟économie, des conditions de vie, de la culture, des idéologies et de la politique. Pour notre part, nous nous attardons sur un aspect précis et peu exploré de l‟alimentation : la science de la nutrition, ses discours, ses conseils et ses applications dans le Québec des années 1860 à 1945.

1.1 : Définition de la problématique, méthodologie et sources

Définissons d‟abord la nutrition : cette science de la santé étudie comment le corps tire sa subsistance des aliments consommés et recherche les meilleures manières de s‟alimenter pour prévenir la maladie ou guérir de certaines affections. Un dictionnaire usuel la décrit comme la discipline s‟intéressant aux « processus d‟absorption et d‟utilisation des aliments indispensables à l‟organisme pour assurer son entretien et ses besoins en énergie20 ». Cette spécialité fut d‟abord européenne et américaine. Jusqu‟à la création de départements universitaires de diététique et de nutrition, il s‟agit surtout, pour le Canada et le Québec, d‟un

18Franca Iacovetta, Gatekeepers. Reshaping Immigrant Lives in Cold War Canada, Toronto, Between the Lines, 2006, 370 p.

19Aleck Ostry, Nutrition Policy in Canada, 1870-1939, Vancouver, University of British Columbia Press, 2006, 143 p. et James Struthers, « How Much is Enough ? Creating a Social Minimum in Ontario, 1930-44 », Canadian Historical Review, vol. 72, no. 1 (1991), p. 39-83.

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savoir importé, à l‟instar de la médecine21. Au cours de cette thèse, nous résumerons à quelques reprises les avancées et découvertes réalisées à l‟étranger avant d‟analyser comment les experts et expertes locaux les ont reformulées et employées.

Diètes, guides alimentaires, informations nutritionnelles, publicités et recettes dites « santé » ne représentent que quelques exemples des multiples formes par lesquelles médecins et nutritionnistes communiquent leurs connaissances. Dans le cadre de ce travail, nous nous intéressons principalement à la nutrition en tant qu‟instrument de la médecine préventive, comme argument publicitaire et comme sujet enseigné dans les cours d‟arts ménagers et de cuisine. Nous en avons donc mis de côté certains aspects, comme la diététique en milieu hospitalier, où il s‟agit surtout de soigner des malades, pour nous concentrer sur des discours destinés à une population vaste, que différents intervenants veulent convaincre de modifier son régime.

1.1.1 : Périodisation

Nous avons choisi la période 1860-1945 en raison de la modernité qui s‟y dessine et s‟y installe, des idéologies qui s‟y expriment et des événements qui la marquent. Il s‟agit également d‟une époque où le domaine de la nutrition se développe et réalise plusieurs de ses découvertes et avancées fondamentales. Ces années constituent à la fois une période cruciale dans l‟histoire sociale, culturelle, idéologique et politique du Québec et du Canada et dans celle de la science de la nutrition.

Entre 1860 et 1900, les sources sur l‟alimentation et la nutrition sont plutôt rares, mais elles demeurent révélatrices des pratiques et pensées d‟alors. Quelques découvertes majeures sont réalisées par des chimistes européens et américains, établissant la nutrition comme une expertise autonome et pertinente dans le monde moderne. Le début du XXe siècle voit s‟accroître les préoccupations pour la diète et la santé de la population : en témoignent l‟essor de l‟enseignement

21

(25)

ménager et les premières campagnes d‟hygiène publique concernant la mortalité infantile et la tuberculose. Entre 1914 et 1918, la rationalisation, l‟auto-contrôle, le productivisme et l‟individualisme constituent des valeurs cruciales dans un Canada en guerre. Elles semblent aussi essentielles pour les nationalistes canadiens-français. Les motivations économiques et nationalistes à l‟accroissement de la productivité collective et individuelle renforcent un rôle féminin domestique présenté comme une tradition immuable. Cette conception de la féminité est fondée sur une nature présupposée comme essentiellement maternelle devant être préservée des périls de la modernité.

Les années 1919 à 1945 voient les aspects modernes et rationnels de la nutrition croître en importance, notamment en raison d‟une crise économique profonde et d‟une guerre exigeant la participation de toute la population, sans toutefois modifier les discours et valeurs sur le rôle des femmes dans l‟alimentation nationale. Les découvertes de la nutrition et les préoccupations économiques et politiques, de même que le développement et la transformation de l‟État québécois et canadien, suscitent des études sur la diète, la santé et la pauvreté et multiplient les conseils diététiques destinés à tous les citoyens. Au-delà de la Deuxième Guerre mondiale, le contexte dans lequel la population se nourrit et reçoit les conseils nutritionnels se transforme en profondeur. Nous avons donc choisi de conclure nos recherches doctorales vers 1945, en souhaitant pouvoir les poursuivre.

1.1.2 : Acteurs et sources

Entre la fin du XIXe siècle et 1945, les sources disponibles pour connaître les habitudes alimentaires et les discours des experts sur l‟alimentation se multiplient, en particulier à partir de la Première Guerre mondiale, alors que le gouvernement fédéral diffuse des conseils par la propagande de guerre. Comme nous souhaitions découvrir les valeurs et conceptions dominantes, nous avons opté pour la constitution d‟un échantillon de documents provenant de divers acteurs plutôt que pour l‟exploration exhaustive d‟un éventail moins large.

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À la fin du XIXe siècle, la nutrition et la diététique ne constituent pas des champs de compétence autonomes et des professions distinctes. Chimistes, médecins, infirmières et spécialistes de l‟économie domestique pouvaient acquérir ce savoir de manière académique ou autodidacte, pour l‟utiliser et l‟enseigner. Les titres de nutritionniste et diététicienne apparaissent au début du XXe siècle, avec les formations spécialisées offertes dans les universités et collèges.

Les médecins constituent un groupe d‟experts présent durant toute la période couverte par nos recherches. Ils vulgarisent les connaissances nutritionnelles et les diffusent, notamment par des campagnes de santé et d‟hygiène publiques. Plusieurs membres canadiens-français de cette profession expriment des convictions nationalistes, une conception libérale de l‟individu et une perception de la féminité liée au déterminisme biologique correspondant aux idéaux des classes dominantes. Leur autorité et leur influence en fait des acteurs de premier plan, souvent sollicités par les municipalités, le gouvernement provincial et l‟état fédéral. Nous avons aussi rencontré dans nos sources des infirmières hygiénistes spécialisées en nutrition et des nutritionnistes. Leurs actions et leurs propos apparaissent surtout à partir des années 1920 et 1930, à la faveur d‟un processus de professionnalisation de la diététique amorcé au début du vingtième siècle dans quelques institutions d‟enseignement anglophones. Médecins, infirmières, nutritionnistes et diététistes constituent le groupe des experts et expertes de la santé. Leurs discours et interventions seront présentés par des ouvrages de vulgarisation, des brochures et du matériel scolaire publiés sous l‟égide des pouvoirs publics, des rapports annuels municipaux et provinciaux sur la santé et des articles de périodiques spécialisés en médecine.

Les religieuses de certaines congrégations catholiques et les enseignantes laïques transmettant des connaissances sur la cuisine et les arts ménagers représentent une seconde catégorie d‟expertes. Celles-ci rédigent des manuels d‟économie domestique, de cuisine et de nutrition. Elles livrent des conférences et participent aussi à des campagnes d‟hygiène et de propagande de guerre. Comme les médecins, elles oeuvrent fréquemment pour l‟État, en particulier, pour le gouvernement provincial, en tant qu‟éducatrices. Elles collaborent également avec

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le ministère de l‟Agriculture du Québec, dans la rédaction de brochures et comme conférencières auprès des membres des Cercles des fermières. En raison du rôle de l‟Église dans l‟éducation, elles représentent aussi une voix de l‟autorité religieuse. Le matériel scolaire comportant du contenu couvrant l‟alimentation, la nutrition ou, généralement, l‟économie domestique, les revues La bonne parole22 et La Bonne fermière23 et les publications gouvernementales constituent nos principales sources pour connaître l‟influence et la pensée de ces actrices.

Relativement peu de livres de cuisine en français paraissent au Québec dans la période qui nous intéresse. Dans son ouvrage Culinary Landmarks. A

Bibliography of Canadian Cookbooks, 1825-194924, Elizabeth Driver recense et décrit 2275 livres de cuisine canadiens diffusés durant ces 124 ans. Ses recherches exhaustives, menées dans des bibliothèques nationales canadiennes et étrangères et dans des collections privées, lui ont permis de recenser non seulement des livres de cuisine, mais aussi des brochures commerciales et gouvernementales25, regroupées chronologiquement et par province. Le chapitre sur le Québec compte 31926 titres pour toute la période 1825-1949. Le deux tiers des ouvrages publiés le furent après la Première Guerre mondiale, puisque 99 titres sont listés entre 1825 et la fin de 1918. Comparativement, le chapitre consacré à l‟Ontario compte 1233 articles, dont 429 livres parus entre 1825 et 1919. Si, des publications québécoises, on soustrait les titres en anglais et ceux d‟avant 1860 et d‟après 1945, on en dénombre une centaine en français, incluant les documents du gouvernement du Québec, quelques almanachs, les manuels scolaires, les versions françaises de livres commerciaux, etc. Dans ce corpus, nous avons retenu les ouvrages contenant des conseils sur la diète et des sections informatives et argumentatives sur la nutrition.

22

Créée en 1913, cette revue est l‟organe officiel de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. 23Publiée de 1920 à 1933, il s‟agit de la revue des Cercles des fermières.

24

Elizabeth Driver, Culinary Landmarks. A Bibliography of Canadian Cookbooks, 1825-1949. Toronto, Buffalo, London, University of Toronto Press, 2008, 1257 pages.

25

Le critère de base est que la publication ait 16 pages ou plus. Driver, Culinary Landmark…, Introduction, p. XVIII.

26

(28)

Un élément expliquant la situation du français dans littérature culinaire québécoise, souligné par Elizabeth Driver, est l‟absence des « community cookbooks » chez les francophones du Québec. Elle n‟en a recensé aucun, alors qu‟elle en a compté 507 en Ontario. Les seuls « community cookbooks » québécois furent publiés par des anglophones. Ces livres de cuisine vendus lors de levées de fonds rassemblaient des recettes soumises par les membres de groupes féminins locaux (par exemple, des organisations charitables ou des Women‟s Institutes)27. Driver n‟explique par les causes de cette différence, mais nous émettons l‟hypothèse que les différentes manières de concevoir la charité et le bénévolat en constituent la source.

Pour leur part, les compagnies de production et de transformation des aliments se servent de la nutrition pour des fins promotionnelles et commerciales. Nous n‟utiliserons pas de publicités pour la période 1860-1918 car à cette époque, elles étaient beaucoup moins abondantes qu‟après la guerre, et parce qu‟elles employaient rarement la nutrition. Le caractère nourrissant d‟un produit référait à sa capacité de combler la faim, et non à des caractéristiques nutritionnelles telles que définies par des scientifiques. Lorsque des compagnies mentionnaient la santé, elles évoquaient surtout la pureté de leurs marchandises28 (en réponse à la peur de l‟adultération), l‟hygiène, et, dans le cas du lait, sa pasteurisation29 ou sa certification. La présence des publicités dans les médias augmente rapidement après la Première Guerre mondiale, et l‟alimentation occupe environ 15% de l‟espace publicitaire des grands quotidiens québécois. Les années 1930 à 1950 sont caractérisées par la forte présence des marques de commerce et notamment, par la promotion d‟aliments transformés, comme les conserves et les céréales à déjeuner30. La nutrition et la santé apparaissant souvent parmi les qualités des

27

Driver, Culinary Landmark…, Introduction, p. XXV-XXVI.

28Dans la publicité pour le cacao W. Bakers & Co‟s, Le Coin du feu, vol. 1, no. 5 (mai 1893), p. 132, on affirme qu‟aucun produit chimique, arrow-root, fécule ou sucre n‟y est ajouté : il est « absolutely pure ».

29

Publicité pour les produits de la laiterie J.J. Joubert, La Bonne Parole, vol. 1, no. 2 (avril 1913), p. 12.

30

Luc Côté et Jean-Guy Daigle, Publicité de masse et masse publicitaire. Le marché québécois

des années 1920 aux années 1960, Ottawa, Les Presses de l‟Université d‟Ottawa, 1999, p. 98 à

(29)

produits annoncés, nous avons constitué un corpus de publicités pour les années 1919 à 1945 en dépouillant un mensuel féminin, La revue moderne. Nous avons aussi inclus quelques exemples de réclames et brochures provenant de la compagnie d‟assurance-vie Métropolitaine. Son implication dans les campagnes d‟hygiène, de lutte à la mortalité infantile et d‟économie des aliments par la diffusion de conseils, et son embauche de médecins et d‟infirmières pour servir ses assurés en fait un intervenant combinant expertise médicale et motivations commerciales.

Un autre groupe d‟acteurs étudiés dans cette thèse sont les pouvoirs publics. Leurs instances agissant dans le domaine de l‟alimentation et de la nutrition varient beaucoup durant la période couverte. À partir de la fin du XIXe siècle, les municipalités et les gouvernements provincial et fédéral se préoccupent surtout de l‟hygiène alimentaire. À Montréal, le contrôle de la nourriture fait partie des premières mesures d‟hygiène : dès 1842, le Comité des marchés applique des règlements sanitaires sur les abattoirs31, d‟une efficacité limitée. La

santé est alors une responsabilité municipale et provinciale. Le Conseil d‟hygiène de la province de Québec, fondé en 1886, émet des règlements que les villes doivent appliquer, ces dernières pouvant aussi imposer leurs propres règles. Puisque les principales causes de décès sont les affections contagieuses, la lutte se concentre sur l‟hygiène du milieu. Les élus municipaux et les médecins de Montréal veillent surtout à ce que les abattoirs ne deviennent pas des foyers d‟infection et que la viande et le lait ne véhiculent pas de maladies comme la tuberculose ou la typhoïde. Toutefois, avant même la création d‟un ministère provincial de la santé dans les années 1930 (doté d‟une division de la nutrition), les officiers d‟hygiène effectuèrent des campagnes d‟éducation qui incluaient des notions de nutrition assez tôt au vingtième siècle.

En parallèle, le gouvernement fédéral légifère sur le commerce des aliments pour en préserver l‟intégrité et protéger les consommateurs de la fraude. La mise en place de mesures contre l'adultération se réalise progressivement. En

31

Benoît Gaumer, Georges Desrosiers, Othmar Keel, Histoire du service de santé de la ville de

Montréal, 1865-1975, Sainte-Foy, Les Presses de l‟Université Laval et Les éditions de l‟IQRC,

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1874, le parlement d‟Ottawa vote une première loi, la Food and Drug Act, placée sous la responsabilité du ministère de l'Agriculture. Les inquiétudes de l'époque face à la qualité du lait ont mené à son usage pour poursuivre des producteurs et vendeurs de produits laitiers peu scrupuleux. La loi de 1874 est modifiée à plusieurs reprises, dont en 1907, avec la Meat and Canned Foods Act, et en 1927, par de nouvelles clauses concernant l‟emballage et l‟étiquetage. Ces législations ne concernent pas la valeur nutritive des aliments, mais elles mettent en place les premières structures d'inspection à l'échelle nationale32.

Le type d‟interventionnisme du gouvernement fédéral change à partir de la Première Guerre mondiale, d‟abord avec la Commission des vivres, instaurée en 1917 pour répondre aux besoins alimentaires des alliés, puis avec la création du ministère des Pensions et de la Santé nationale en 1919. Ce nouveau ministère possède une Division du bien-être de l‟enfant, dirigée par le docteur Helen MacMurchy. Il reçoit le mandat de coordonner les efforts pour préserver et améliorer la santé dans le cadre de la lutte à la mortalité infantile33. Dès lors, les

lois et interventions fédérales dépassent le commerce et l‟hygiène et couvrent la santé publique par l‟éducation, notamment par la propagande de guerre et la série des petits livres bleus. Plus tard, le Canada suit des courants internationaux en matière d‟éducation et de recherche. Il fonde le Conseil canadien de la nutrition en 1938 en réponse aux efforts de la Ligue des nations pour l‟établissement d‟un standard nutritionnel international, visant à améliorer les diètes nationales, relancer la production agricole et les échanges commerciaux mondiaux34. Ce conseil établit les premiers standards canadiens, à l‟origine des Règles alimentaires du Canada.

Aux ministères de la Santé, il faut ajouter ceux de l‟agriculture : à compter des années 1920 et 1930, celui du Canada utilise la nutrition pour soutenir les produits canadiens35. Il est toutefois devancé par le ministère de l‟Agriculture du Québec, qui recourt à des arguments liés à la nutrition pour promouvoir des

32

Ostry, Nutrition Policy in Canada…, p. 3; 14 à 19; 61. 33

Ostry, Nutrition Policy in Canada…, p. 6 et 27. 34Ostry, Nutrition Policy in Canada…, p. 98-99. 35

(31)

aliments locaux, mais surtout, pour vanter les mérites de la vie rurale à une population qui déserte les campagnes pour les villes. D‟ailleurs, ce ministère provincial conçoit et soutient des cours d‟économie domestique, fonde et finance les Cercles des fermières et publie des brochures sur l‟art ménager, le pain ou les conserves, jouant ainsi un rôle majeur dans l‟éducation des Canadiennes françaises entre 1900 et la fin des années 1930.

Les responsabilités en matière de santé varient et sont souvent partagées entre les trois paliers de gouvernement durant la période couverte par nos recherches; nous mentionnerons les changements les plus pertinents en la matière au cours de notre récit. Gardons toutefois en tête le caractère mouvant des instances publiques concernées : il explique pourquoi l‟acteur important que représente l‟État apparaît sous des vocables divers.

Au gouvernement, il faut ajouter des organismes bénévoles féminins préoccupés par la pauvreté et la santé et oeuvrant en faveur de réformes sociales. Le National Council of Women, le Women Christian Temperance Union, le Social Service Council of Canada, le Victorian Order of Nurses36 et la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste ne constituent que quelques exemples d‟organisations nées entre 1874 et 1914 qui se montreront éventuellement actives dans l‟éducation à la nutrition.

Les pouvoirs publics, les compagnies privées, les médecins, les enseignantes et les groupes féminins se préoccupent des questions alimentaires. En plusieurs circonstances, les discours de ces acteurs s‟entrecroisent, s‟additionnent et convergent pour atteindre un objectif commun. Les médecins, les enseignantes, les infirmières, les bureaux de santé municipaux, les ministères de l‟Agriculture et de la Santé et parfois, les entreprises, collaborent pour diffuser les principes de la nutrition auprès de la population. Les conseils nutritionnels émanent d‟un véritable choeur d‟experts formé de personnes et d‟organismes oeuvrant dans différentes sphères d‟activité, mais se rejoignant dans des convictions et des actions communes.

36

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Sur le plan des pratiques, nous nous intéressons principalement à celles des classes populaires, soit les cultivateurs et les ouvriers. Les sources décrivant les habitudes alimentaires et l‟état de santé des individus s‟attardent longuement à ces groupes sociaux. Romanciers, sociographes et anthropologues recherchent l‟essence de la culture canadienne-française parmi les paysans tandis que le gouvernement québécois veut les convaincre de rester sur la terre. Les discours sur l‟alimentation s‟inscrivent aussi dans des rapports de classe. Les réformatrices, les femmes bénévoles et les médecins visent principalement les ouvriers urbains par leurs conseils. Selon la plupart des experts et expertes consultés, ce sont surtout les ménagères modestes urbaines qui devraient économiser et apprendre à cuisiner en appliquant les principes de la nutrition. Les habitudes des groupes les plus aisés ne suscitent guère d‟inquiétude, d‟abord parce que les personnes observant les pratiques et formulant des recommandations appartiennent généralement à ces classes. De plus, les gens éduqués et aisés sont estimés plus susceptibles de suivre les conseils, puisqu‟ils possèdent les ressources pour changer leurs habitudes s‟ils le souhaitent. Les deux guerres mondiales présentent des exceptions, car toute la population est appelée à économiser la nourriture. La diète des classes sociales supérieures sera donc peu évoquée, parce que rarement mentionnée dans les sources sélectionnées.

Décrire les pratiques alimentaires de manière réaliste représente un défi méthodologique. Les sources abondent, mais elles ne forment pas un corpus uniforme. Elles incluent des livres de recettes, qui suggèrent des plats sans prouver qu‟ils étaient cuisinés, et des observations sociographiques et anthropologiques concernant une seule famille, à partir desquelles il est difficile de généraliser. Avant la Première Guerre mondiale, les statistiques concernant la consommation alimentaire demeurent très rares, mais la hausse de l‟interventionnisme étatique rend certaines données disponibles pour la période 1918-1945. Nous avons consulté des sources variées pour décrire des habitudes communes, en tâchant d‟éviter de les présenter comme des pratiques universelles.

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Nous dépeindrons des diètes vraisemblables pour des lieux, des époques et des groupes spécifiques, sans généraliser sur l‟alimentation de l‟ensemble de la population pour toute la période. Nos documents nous renseignent sur les aliments de base les plus populaires, les modes culinaires, les nouveautés introduites, mais il y a de grandes différences entre ruraux et urbains, entre les classes sociales, et entre les situations individuelles. Par exemple, les écrits consultés demeurent presque muets sur les gens seuls ou vivants dans des congrégations religieuses, des pensionnats, des asiles, des hôpitaux, des prisons ou des camps de bûcherons. De plus, les habitudes varient selon les saisons, le cycle de vie de la famille, l‟âge de chaque personne, et enfin, selon les goûts et préférences de chacun, qui peuvent d‟ailleurs changer. Les témoignages dont nous disposons excluent certains groupes sociaux, comme les immigrants et les Autochtones. Ces exclusions accroissent l‟impression d‟uniformité qui se dégage des documents et montrent que les experts s‟adressaient surtout aux membres de leur propre communauté ethnolinguistique.

1.1.3 : Pourquoi le Québec?

Sans exclure les sources en provenance du gouvernement fédéral, nous avons concentré nos recherches et analyses sur celles provenant du Québec francophone et pouvant être associées à l‟État québécois ou au pouvoir municipal. Nous justifions d‟abord ce choix par les caractéristiques économiques, sociales et culturelles qui distinguent le Québec des autres provinces canadiennes au cours de la période concernée. L‟industrialisation et l‟urbanisation y suivent un rythme relativement rapide, quoique plus lentes qu‟en Ontario. Les activités agricoles et économiques régionales, les mouvements migratoires et les salaires ouvriers urbains lui sont aussi propres.

Nous croyons que le nationalisme canadien-français, le catholicisme et le conservatisme social qu‟ils promeuvent influencent les discours que nous avons analysés. La hiérarchisation des valeurs observée dans les sources s‟explique par le développement du nationalisme et l‟influence de l‟Église catholique au Québec

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au cours de la période à l‟étude. Les côtés rationnels, productivistes et modernes de la nutrition paraissent subordonnés au maintien d‟un modèle familial idéal catholique, rural et patriarcal en raison de la grande place occupée par l‟institution religieuse et de la montée du nationalisme. Les médecins canadiens-français prennent position sur ces idées : les aspects spirituels, nationalistes, rationnels et individualistes sont donc susceptibles d‟apparaître dans les sources médicales.

Une autre raison, reliée à la première, est l‟importance de l‟éducation et le rôle de l‟Église dans ce système. Le ministère de l‟Instruction publique est sous la gouverne de comités confessionnels, comme les commissions scolaires, tandis que des congrégations féminines ouvrent des écoles ménagères et que les cours de religion sont obligatoires dans toutes les écoles catholiques. Notre intérêt pour les connaissances et les idées transmises et notre recours au matériel didactique francophone justifient notre choix de situer notre étude dans les frontières du Québec.

L‟Église catholique donne d‟ailleurs une impulsion précoce au mouvement pour l‟enseignement ménager : la première école ménagère, ouverte à Roberval en 1882, précède celle fondée par Adelaide Hoodless à Hamilton de douze ans37. Les premiers livres de cuisine publiés en français au Québec furent aussi rédigés par des religieuses. Cette précocité de l‟enseignement ménager au Québec suggère que la province ne fait pas que suivre et imiter un courant anglo-saxon. En outre, la forte présence de l‟Église se manifeste par de fréquentes mentions de motifs religieux dans les discours sur l‟alimentation canadienne-française. Divine providence à l‟origine des rôles masculins et féminins distincts, obligation de prendre soin de son corps parce qu‟il s‟agit d‟un don de Dieu, incitations à la frugalité pour des fins spirituelles apparaissent fréquemment dans le texte d‟auteurs s‟identifiant eux-mêmes (et elles-mêmes) comme des Franco-canadiens catholiques.

L‟implication du ministère de l‟Agriculture dans les premiers programmes scolaires nous semble aussi significative d‟une structure provinciale particulière,

37

Terry Crowley, « Madonnas Before Magdalenes : Adelaide Hoodless and the Making of the Canadian Gibson Girl », Canadian Historical Review, vol. 67, no. 4 (1986), p. 524.

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dans laquelle l‟enseignement ménager est associé de très près avec le mode de vie rural et un idéal maternel lié à la domesticité. Les cours de cuisine et les notions de nutrition servent surtout à former des mères : les seules professionnelles visées par ces cours sont des institutrices et des infirmières. Les premiers programmes universitaires francophones de nutrition ne sont inaugurés qu‟au début des années 1940. La profession de nutritionniste, les métiers de gestion de cafétérias et cantines sont plus difficilement accessibles pour les Franco-québécoises. Cette différence découle d‟un système d‟éducation distinct et conservateur, dans lequel l‟instruction des filles vise, encore plus rarement que dans le reste du Canada, l‟exercice d‟un emploi rémunéré ou d‟une profession.

La place de l‟éducation, de la religion et du nationalisme canadien-français dans les sources et dans les discours des experts du Québec explique pourquoi nous considérons que la nutrition fut un outil contribuant à la construction de l‟État québécois. Bien qu‟il ne se montrait pas interventionniste en matière de mesures sociales et économiques, l‟État québécois, appuyé de l‟Église et de plusieurs médecins, estimait utile d‟éduquer les jeunes filles et les femmes de la province sur la nutrition, dans des objectifs idéologiques et politiques qui lui sont propres.

1.2 : Historiographie et concepts

1.2.1 : Un pan de l’histoire des femmes

Entre 1860 et 1945, la cuisine ne constitue pas un domaine exclusivement féminin. Certains témoignages biographiques, œuvres de fiction, publicités et conseils présentent à l‟occasion des exemples d‟hommes et de garçons qui cuisinent. Mais la plupart des auteurs présument que cette situation résulte de l‟absence de femmes ou de filles pour préparer à manger38. Nos sources décrivent

38Antoine Gérin-Lajoie, Jean Rivard, le défricheur, suivi de Jean Rivard, économiste, Montréal, Fides, Hurtubise, Leméac, collection Bibliothèque québécoise, 2004 (édition originale, 1862), 460 p. et Denise Lemieux et Lucie Mercier. Les femmes au tournant du siècle. 1880-1940. Âges de la

Figure

Tableau 1: Animaux d’élevage à Montréal, 1851-1891 38
Illustration 1 : « Valeur des aliments 87  »

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