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Le droit souffre-t-il?

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Academic year: 2021

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Le droit souffre-t-il?

Nicolas Préville-Ratelle

Institut de droit comparé

Université McGill, Montréal

Août 2012

Thèse présentée à l’Université McGill

dans l’accomplissement partiel des exigences

du diplôme de maîtrise en droit (LL.M.)

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i

TABLE DES MATIÈRES

I. Introduction ... 1

1. La sous-indemnisation des victimes de préjudice corporel grave... 5

2. La qualification du préjudice ... 7

II. Comment le droit comprend la souffrance ... 13

1. Les justifications et les méthodes d’évaluation... 17

1.1 L’approche conceptuelle ... 17

1.2 L’approche personnelle ... 23

1.3 L’approche fonctionnelle ... 25

2 La confusion des approches ... 32

III. Le plafond des dommages non pécuniaires ... 44

1 Le plafond des dommages corporels non pécuniaires ... 49

2 L’absence de plafond des dommages moraux non pécuniaires. ... 54

3. La compréhension confuse de la souffrance ... 66

IV. La souffrance et l’incommensurabilité ... 70

1. L’origine de l’incommensurabilité ... 72

2. L’incommensurabilité dans la théorie du droit ... 78

3. L’incommensurabilité de la souffrance ... 82

V. La souffrance corporelle comme intérêt réparable... 89

1. L’enquête sur la souffrance corporelle et morale... 89

2. L’approche interdisciplinaire du droit et de la culture populaire ... 93

3. Le cinéma d’horreur et la souffrance ... 99

VI. Conclusion ... 111

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ii

RÉSUMÉ

En 1978, la Cour suprême dans l’arrêt Andrews a imposé un plafond de 100 000 $ aux dommages corporels non pécuniaires. À l’opposé, la Cour suprême dans les arrêts

Snyder (1998) et Hill (1995) a décidé que le plafond de l’arrêt Andrews ne s’appliquait

pas aux recours en diffamation et aux dommages moraux non pécuniaires. Cette situation apparaît encore aujourd’hui injuste. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de la souffrance corporelle? Cette thèse part de cette apparence d’injustice afin d’explorer les composantes du droit de la réparation de la souffrance, c’est-à-dire le plafond de l’arrêt

Andrews, les justifications du droit à la réparation, les méthodes d’évaluation de

l’indemnité, les intuitions et les perceptions que nous avons de la souffrance. Elle a pour objectif de déterminer comment le droit pourrait mieux comprendre la souffrance et l’indemniser plus adéquatement et justement.

Le droit souffre de confusion, qui peut être observée dans la cohabitation des approches, les problèmes que chaque approche soulève et les contradictions dans le débat sur le plafonnement des dommages non pécuniaires. La conséquence de cette confusion est le manque d’uniformité et de cohérence dans le droit de la réparation de la souffrance. Le raisonnement juridique reste pris entre des approches et des arguments contradictoires parmi lesquels il est incapable de choisir. Il en résulte que la prise de décision des juges n’est pas le produit de la logique, mais celui d’intuitions rarement portées à la conscience. Ces intuitions portent généralement sur la question de l’incommensurabilité de la souffrance et notre perception de la souffrance corporelle. D’abord, une meilleure connaissance des choix d’incommensurabilité et de commensurabilité permet de proposer une méthode d’évaluation des indemnités qui sera à la fois équitable, cohérente et prévisible : c’est-à-dire l’approche conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle. Puis, une meilleure compréhension de la souffrance corporelle, par l’interdisciplinarité du droit et du cinéma d’horreur, permet de conclure que l’intérêt que nous accordons à la souffrance corporelle milite en faveur d’un même plafond pour l’ensemble des dommages non pécuniaires. L’analyse de ces deux intuitions permet de remédier généralement à la confusion du droit de la réparation de la souffrance. Le droit souffre, mais il peut être soigné.

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ABSTRACT

In 1978, the Supreme Court in Andrews imposed a ceiling of $100 000 on compensation for the bodily non-pecuniary injury. In contrast, the Supreme Court in

Snyder (1998) and Hill (1995) had decided that the ceiling of Andrews does not apply to

actions in defamation and moral non-pecuniary damages. Today, this situation still appears to be unjust. How is moral suffering so different from the bodily suffering? This thesis starts from this unfairness to explore the components of the law of compensation for suffering, namely, the ceiling of Andrews, the justifications of the right to be repaired, the methods of assessment of the indemnities, and the intuitions and perceptions we have of suffering. It aims to determine how the law could better understand suffering and compensate it more adequately and fairly.

The law suffers from confusion, which can be observed in the coexistence of the approaches, the problems that each approach raises and the contradictions that the debate on the cap raises. The consequence of this confusion is the lack of uniformity and consistency in the law of compensation for suffering. The legal reasoning is caught between conflicting arguments and approaches among which logic is incapable to choose. As a result, the decision of judges is the product not of logic, but of intuitions rarely brought to consciousness.

These intuitions generally concern the issue of the incommensurability of suffering and the value we place on bodily suffering. First, a better comprehension of the choices of incommensurability and commensurability permits us to identify a method of assessment of indemnities which is fair, consistent and predictable: I have called this method the “personalized-conceptual approach with functional reasonableness”. Moreover, a better understanding of bodily suffering, by an interdisciplinary study of law and horror films, permits us to conclude that the interest we attach to bodily suffering militates in favor of the application of a single cap on all non-pecuniary damages. The analysis of these two intuitions can generally cure the confusion in the law of compensation for suffering. The law suffers, but it can be cured.

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REMERCIEMENTS

L’auteur d’un travail de recherche de longue haleine doit pouvoir compter sur le soutien, les conseils et les encouragements des personnes qui l’entourent et des institutions qui le soutiennent. C’est avec cette idée en tête que je tiens à souligner l’aide qui m’a été apportée.

D’abord, j’aimerais remercier ma superviseure, professeure Shauna Van Praagh qui, grâce à sa compréhension, ses conseils, son soutien et ses judicieux commentaires, m’a fait apprécier ce que sont les études supérieures. Je tiens aussi à remercier la Faculté de droit de l’Université McGill et ses professeurs qui m’ont aidé à devenir le juriste que je suis aujourd’hui.

Puis, je tiens par-dessus tout à remercier mes parents, parce que, sans leur soutien familial, financier et professionnel, je n’aurais jamais pu écrire cette thèse. Finalement, je remercie mon frère Emmanuel, qui a étudié à la maîtrise avec moi, parce que sa présence m’a motivé à donner le meilleur de moi.

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I. INTRODUCTION

Imaginez que vous sortez une belle soirée d’été dans un bar ayant une terrasse au deuxième étage. Accoudé sur la balustrade avec un verre à la main, vous passez une agréable soirée en regardant les lueurs de la ville. Malheureusement, les employés de l’établissement ont laissé entrer trop de clients sur la terrasse. Les déplacements de la clientèle produisent une pression sur la balustrade qui finit par céder… vous tombez de deux étages. Vous vous réveillez quelques jours plus tard dans un lit d’hôpital. La souffrance que vous ressentez est aigüe et intense : vous n’avez jamais autant souffert. Toutefois, vous ne sentez plus vos jambes. Le médecin vous apprend d’ailleurs que vous ne pourrez plus jamais marcher. Vous êtes alors envahi par une détresse qui vous paraît à première vue insurmontable : votre préjudice vous paraît impossible et incroyable. L’imagination de cette histoire ne nous réjouit évidemment pas. Au contraire, elle éveille en nous une certaine angoisse de la souffrance. Le réalisme de l’histoire nous rappelle d’ailleurs que des souffrances semblables résultant de l’action (ou de l’inaction) d’acteurs fautifs sont bien présentes dans le droit de la responsabilité civile. Nous n’avons qu’à prendre l’exemple de James Andrews dans l’arrêt Andrews c Grand Toy Alberta Ltd1.

L’arrêt Andrews s’inscrit dans la trilogie portant sur l’évaluation des dommages résultant d’actes de négligence qui ont laissé la victime sévèrement blessée2. James Andrews, un Albertain âgé de vingt et un ans, était devenu quadriplégique à la suite d’un accident de voiture. En première instance, le juge Kirby avait accordé un montant supérieur à un million de dollars (1 022 477,48 $), ce qui représentait à l’époque l’une des plus importantes indemnités accordées au Canada3. En appel, la somme avait été réduite à 516 544,48 $, d’abord parce que les dommages-intérêts avaient été réduits, puis parce que la division d’appel avait conclu à la négligence contributive de la victime, réduisant ainsi l’indemnité révisée de vingt-cinq pour cent (25%). La Cour suprême a rétabli le montant à 817 344 $. Aujourd’hui, Andrews est un arrêt de principe, puisque c’est par cet arrêt que la Cour suprême du Canada a imposé un plafond de 100 000 $ (aujourd’hui indexé en tenant compte de l’inflation : un peu plus de 341 000 $) à l’indemnité en réparation de la

1 Andrews c Grand Toy Alberta Ltd, [1978] 2 RCS 229 [Andrews].

2 Arrêts de la trilogie : Andrews, ibid; Arnold c Teno, [1978] 2 SCR 287 [Teno]; Thornton c. The Board of

School Trustees of School District No 57 (Prince George), [1978] 2 RCS 267 [Thornton].

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composante non pécuniaire du préjudice corporel. Depuis, les victimes de préjudices corporels les plus graves ne peuvent pas obtenir plus que le plafond de l’arrêt Andrews en réparation de leur souffrance.

À l’opposé, la Cour suprême dans les arrêts Snyder c Montreal Gazette Ltd4 et Hill

c Église de scientologie5 a décidé que le plafond de l’arrêt Andrews ne s’appliquait pas

aux recours en diffamation et à l’indemnité en réparation du préjudice moral non pécuniaire. Imaginez maintenant une deuxième histoire. Un matin, après votre réveil, vous prenez le journal et réalisez que la une vous accuse injustement et faussement d’avoir commis les crimes les plus monstrueux et les plus abjects. Vous êtes bien sûr outré et profondément blessé. Vous appelez un avocat qui contacte l’éditeur du journal et lui demande de se rétracter. L’éditeur refuse. Les jours passent et vous ne voulez plus sortir de chez vous, parce que vous ne pouvez plus endurer les commentaires des gens vous associant aux crimes infâmes dont on vous a injustement accusé. Vous souffrez d’une grande détresse et votre vie est devenue misérable. Pour vous remonter le moral, votre avocat dépose alors une demande en justice en réclamant une grosse somme d’argent : un million de dollars. À la réception de la requête, le journal se rétracte en publiant, quelques semaines plus tard, un article qui apparaît à la une. Après de nombreux mois d’attente, un juge condamne le journal à vous payer la somme réclamée en réparation de votre souffrance.

Tout comme la première histoire, la deuxième histoire appartient au domaine du vraisemblable. Ces deux histoires sont la source d’une souffrance considérable, bien que la souffrance découlant de la perte de l’usage des jambes apparaisse plus problématique : on ne pourra jamais redonner l’usage des jambes, mais la personne diffamée pourra toujours rebâtir sa réputation. Toutefois, la différence entre les deux souffrances est significative devant un tribunal. La souffrance corporelle due à la perte de l’usage des jambes ne vaudra jamais plus de 100 000 $ de 1978, tandis que la valeur de la souffrance morale due à la diffamation n’a pas de limite. Cette situation apparaît à première vue injuste.

Cette thèse part de cette apparence d’injustice afin d’explorer les profondeurs du

4

Snyder c Montreal Gazette Ltd, [1988] 1 RCS 494 [Snyder]. 5 Hill c Église de scientologie, [1995] 2 RCS 1130 [Hill].

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droit de la réparation de la souffrance. Cette thèse ne porte pas uniquement sur le plafond de l’arrêt Andrews, mais aussi sur les approches, les intuitions et les perceptions qui influencent notre compréhension de la souffrance : elle s’inscrit dans le débat beaucoup plus large de la compréhension que le droit a de la souffrance. Cette thèse cherche à comprendre ce que le droit comprend de la souffrance et ce qui lui échappe, et a pour objectif de déterminer comment le droit pourrait mieux comprendre la souffrance et l’indemniser plus adéquatement et justement.

Ainsi, la problématique de cette thèse se résume aux deux questions suivantes : (i) Le droit (sa logique interne et son raisonnement particulier) comprend-il la souffrance? (ii) Le droit souffre-t-il? En réponse à ces deux questions, mon hypothèse de départ était que le plafond de l’arrêt Andrews est un signe que le droit comprend mal la souffrance en général et la souffrance corporelle en particulier, et qu’il souffre de ce problème de compréhension. Mon étude du sujet me permet désormais de confirmer cette hypothèse. Cette thèse se divise en quatre parties.

Dans le premier chapitre, j’observe que le droit souffre d’abord de la confusion entourant les justifications du droit à la réparation et les méthodes d’évaluation des dommages non pécuniaires. La cohabitation des approches et les problèmes que chaque approche soulève ont fait en sorte que les tribunaux et les praticiens confondent inévitablement ces approches dans le traitement de la réparation du préjudice non pécuniaire. Il n’existe en pratique aucune uniformité ou cohérence dans la jurisprudence et dans la doctrine; en l’absence d’uniformité et de cohérence, il n’y a simplement aucune prévisibilité dans la réparation du préjudice non pécuniaire.

Dans le deuxième chapitre, je remarque que, tout comme pour le débat sur les justifications et les méthodes d’évaluation, le raisonnement juridique se contredit dans le débat sur le plafonnement des dommages non pécuniaires. Ces contradictions suggèrent que le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire souffre aussi de confusion. L’absence de plafond des dommages non pécuniaires dans les cas de diffamation représente en soi le summum de la confusion dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. En quoi la souffrance morale est-elle si différente de la souffrance corporelle? Les deux ne devraient-elles pas être traitées de manière uniforme considérant qu’il ne s’agit en somme que de préjudice non pécuniaire? Le plafond de l’arrêt Andrews

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peut sembler cohérent lorsque l’on tient seulement compte du droit de la réparation du préjudice corporel. Cependant, lorsque l’on adopte une vue d’ensemble sur le droit de la réparation de la souffrance, le plafond de l’arrêt Andrews est beaucoup moins sensé.

L’une des conséquences de la confusion qui règne dans les approches et le plafond des indemnités est le manque d’équité, de cohérence et de prévisibilité du droit de la réparation de la souffrance. Toutefois, rien ne permet d’établir que la coexistence des approches et l’imposition du plafond de l’arrêt Andrews soient les seules causes de confusion. L’approfondissement de cette confusion exige de relier notre appréciation du traitement des dommages non pécuniaires avec une étude sur les intuitions et les perceptions qui influencent chacun d’entre nous, y compris les juges dans leur rôle d’évaluateur de l’indemnisation pour les victimes de comportements fautifs. En d’autres mots, il s’agit de porter à la conscience nos intuitions et notre perception de la souffrance.

Les deux derniers chapitres cherchent justement à comprendre nos intuitions touchant le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire et qui sont peut-être les autres causes de la confusion. La première de ces intuitions est la question de l’incommensurabilité de la souffrance, selon laquelle la souffrance et l’argent n’ont pas de commune mesure ou la souffrance ne peut pas être mesurée en termes monétaires. Seule une meilleure connaissance des choix d’incommensurabilité et de commensurabilité nous permet de proposer une méthode d’évaluation des indemnités qui sera à la fois équitable, cohérente et prévisible : c’est la méthode que j’ai dénommée « l’approche conceptuelle personnalisée à raisonnabilité fonctionnelle » et qui s’inspire des enseignements du professeur Daniel Gardner6. La deuxième de ces intuitions concerne la perception que nous avons de la souffrance corporelle. Selon cette intuition, l’honneur et la réputation ne peuvent pas valoir davantage que l’intégrité corporelle. L’exploration de cette intuition exige une enquête dans la collectivité, à l’aide du sondage, et une analyse de notre perception qui dépasse le domaine du droit. L’emploi d’une approche interdisciplinaire du droit et du cinéma d’horreur offre au raisonnement juridique les outils pour mieux comprendre notre perception de la souffrance corporelle : les histoires que nous racontons et qui nous affectent sont liées à la façon dont nous percevons, souffrons et jugeons.

6 Gardner, infra note 8.

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L’analyse et la compréhension de ces deux intuitions permettent de remédier généralement à la confusion du droit de la réparation de la souffrance. En d’autres mots, le droit souffre, mais il peut être soigné. Toutefois, avant de traiter de la confusion et de ses remèdes, il est sage de revoir deux problèmes qui sont généralement liés à la réparation du préjudice non pécuniaire : (i) le problème de la sous-indemnisation des victimes de préjudice corporel grave et (ii) le débat sur la qualification du préjudice dans le droit civil québécois.

1.LA SOUS-INDEMNISATION DES VICTIMES DE PRÉJUDICE CORPOREL GRAVE

La question de l’évaluation et du plafond des dommages non pécuniaires demeure pertinente aujourd’hui, puisque la responsabilité civile répond encore du principe de la réparation intégrale, commun à la common law et au droit civil : « The general rule is that […] so far as money can do it, the injured person should be put in the same position as he would have been in if he had not sustained the wrong »7. Aussi désignée sous son expression latine restitutio in integrum, cette règle de remise en état de la victime est avant tout un principe idéal, que le système tel qu’il est actuellement ne peut pas appliquer complètement. L’état de la doctrine et de la jurisprudence confirme ce constat.

Le professeur Daniel Gardner voit d’abord deux facteurs mettant en échec le principe de la réparation intégrale : (i) « [l]es honoraires du procureur de la victime, qui au Québec grugent en moyenne le quart de l’indemnité octroyée » et (ii) « [l]a notion de faute contributive de la victime, présente dans environ un procès sur trois, qui ampute l’indemnité réellement accordée d’un autre tiers, en moyenne »8. Nous pouvons ajouter à cela les difficultés de faire la preuve de chaque chef de dommages réclamé. À la lumière de ces facteurs, l’auteur Harold Luntz constate que « a very tiny proportion of all injured victims are likely to be the recipient of full compensation »9.

Gardner identifie aussi d’autres gains dont la victime d’un préjudice corporel est privée. Je cite par exemple (i) les avantages sociaux liés à un emploi (tels que les contributions patronales aux régimes de retraite ou les assurances), qui sont souvent mal

7 Halsbury’s Laws of England, 4e éd, vol 12, Londres, Butterworths, 1973 au para 1129.

8 Daniel Gardner, Le préjudice corporel, 3e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2009 au no 78 [Gardner]. 9

Harold Luntz, Assessment of Damages for Personal Injury and Death : General Principles, Chatswood (NSW), LexisNexis Butterworths, 2006 au para 1.14, à la p 15 [Luntz].

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compensés par les tribunaux10, (ii) la capacité de gain des « femmes au foyer » qui n’ont pas d’emploi au moment de l’accident11, (iii) l’évaluation « totalement arbitraire et à sa face même insuffisante » dans la majorité des cas où la victime est un jeune enfant12 ou (iv) l’incidence fiscale que les tribunaux refusent de considérer en ce qui concerne les pertes salariales13. Sur ce dernier point, la victime est sous-indemnisée dans les cas d’indemnité élevée, dans la mesure où celle-ci paiera davantage d’impôts sur les revenus d’intérêt sur le capital que s’il avait obtenu un salaire chaque année :

[Le refus de considérer les incidences fiscales] est [pénalisant] pour la victime dans l’hypothèse où une indemnité élevée est accordée. Cela s’explique par l’existence au Canada de taux d’imposition progressifs. Un exemple permettra de comprendre cette réalité. Un salaire de 30 000 $, gagné année après année, sera imposé à un taux marginal peu élevé (taux combiné de 28,5 % en 2009). Reçu en un capital unique et censé couvrir une période de 30 ou 40 ans de salaires perdus pour la victime, le taux d’imposition maximum de 48,2 % appliqué aux revenus d’investissement (en raison de leur importance) ne pourra être compensé par des calculs basés sur le salaire brut de la victime. Ces impôts supplémentaires s’accumuleront ainsi (surtout pendant les premières années) et entraîneront nécessairement un manque à gagner pour la victime.14

La règle de la réparation intégrale semble difficilement réalisable, voire impossible à réaliser. D’ailleurs, les tribunaux et la doctrine parlent davantage de réparation raisonnable ou équitable. Le juge Dickson dans l’arrêt Andrews écrivait qu’« [u]ne indemnisation ne peut jamais être ‘entière’ ou ‘parfaite’. L’indemnité doit être raisonnable et équitable pour les deux parties. […] L’équité envers l’autre partie consiste à ne retenir contre elle que les réclamations légitimes et justifiables »15. Dans le même ordre d’idées, Luntz ajoute que « damages for personal injury and death should be fair, but not perfect »16. Les professeurs Baudouin et Deslauriers parlent de la règle de la restitution intégrale comme d’« un idéal à atteindre », et constate que l’objectif des tribunaux est « de parvenir à une indemnité juste et raisonnable, eu égard à toutes les

10 Gardner, supra à la note 8 au no 492. 11 Ibid aux nos 516-518.

12 Ibid au no 530. 13

Ibid au no 799.

14 Ibid; voir aussi SM Waddams, The Law of Damages, 4e ed, Toronto, Canada Law Book, 2004 au para 3.980 [Waddams 2004]; Randall G Vaughan, « Tax Issues of Personal Injury and Wrongful Death Awards », (1984) 19 Tulsa LJ 702 aux pp 723-724.

15

Andrews, supra note 1 à la p 242. 16 Luntz, supra note 9 au para 1.8, à la p 7.

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7 circonstances. »17

Plusieurs avocats praticiens en demande voient dans l’augmentation du plafond pour le préjudice corporel non pécuniaire un moyen de compenser les problèmes de sous-indemnisation des victimes de préjudice corporel grave et ainsi de se rapprocher de l’idéal de la réparation intégrale18. Il s’agit à sa face même d’une solution facile, puisque la compensation de la souffrance ne demande en soi aucune preuve à démontrer devant le tribunal. Toutefois, l’adoption ou non d’une telle mesure par les tribunaux exige un examen approfondi et articulé de la relation du droit avec la souffrance : qu’est-ce que le droit comprend de la souffrance et qu’est-ce qui lui échappe?

2.LA QUALIFICATION DU PRÉJUDICE

Les divergences terminologiques sont inévitables dans le débat sur le plafond et les approches. Il est donc nécessaire de traiter de la qualification des expressions « préjudice corporel », « préjudice moral » et « préjudice non pécuniaire », afin d’éviter toute confusion que peuvent engendrer les divergences qui existent actuellement dans la doctrine et dans la jurisprudence quant à l’emploi de ces termes.

Officiellement, le concept de préjudice corporel est apparu dans le droit québécois avec la réforme du Code civil du Québec en 1994. Avant 1994, il n’était pas question de « préjudice », et encore moins de « préjudice corporel, matériel ou moral ». Sous le Code

civil du Bas-Canada, le texte de l’article 1053 ne parlait pas de préjudice. Il se limitait

simplement au mot « dommage », sans plus de précision : « Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté. » Le terme « corporel » se retrouvait seulement aux articles 2262 CcBC, en matière de prescription (« lésions ou blessures corporelles »), et 1056b, protégeant la victime de « blessures corporelles »

17 Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers. La responsabilité civile – Principes généraux, vol 1, 7e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007, au no 390, aux pp 418-419 [Baudouin et Deslauriers]; voir aussi Maurice Tancelin, Des obligations : actes et responsabilités, 6e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 1997 au no 1019, à la p 531 [Tancelin 1997]; Maurice Tancelin, Théorie du droit des obligations, Québec, Presses de l’Université Laval, 1975 au no 567, à la p 378 [Tancelin 1975].

18 Voir par exemple les suggestions de The Law Reform Commission of British Columbia, Report on

Compensation for Non-Pecuniary Losses, LRC 76, British Columbia Law Institute, 1984; et la critique de SM Waddams, « Compensastion for Non-Pecuniary Loss : Is There a Case for Legislative Intervention » (1985) 63 Can Bar Rev 734, aux pp 736-738 [Waddams 1985].

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contre les déclarations et transactions hâtives qu’elle aurait conclues. En 1974, l’expression « préjudice corporel » apparaît avec l’article 2260a en matière de prescription dans le domaine de la responsabilité médicale.19

Sous le Code civil du Bas-Canada, la jurisprudence et la doctrine ont reconnu deux catégories de « dommage » au sens de l’article 1053 CcBC. Les expressions « préjudice moral » et « préjudice matériel » désignaient respectivement les préjudices d’ordre extrapatrimonial (non pécuniaire) et ceux d’ordre patrimonial (pécuniaire).20 Cette terminologie traditionnelle était manifestement défectueuse et ambiguë21; une terminologie employant simplement des qualificatifs « pécuniaire » et « non pécuniaire » aurait eu l’avantage d’être plus claire et plus cohérente. Pourtant, lors de la réforme du Code, le législateur n’a pas fait ce choix et a plutôt préféré la qualification tripartite du préjudice, telle qu’elle se retrouve à l’alinéa 1457(2) CcQ : « Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel. » (Je souligne)

L’introduction de la qualification tripartite obligeait les juristes québécois à mettre de côté la qualification bipartite qu’avaient développée la doctrine et la jurisprudence sous le Code civil du Bas-Canada, afin de développer une analyse cohérente et structurée des trois types de préjudices. Or, aujourd’hui encore, une majorité des juristes québécois continue d’expliquer la conception tripartite du préjudice en continuité avec la qualification bipartite traditionnelle, à l’instar de l’article 49 de la Charte des droits et

libertés de la personne22 qui emploie toujours les termes « préjudice moral ou matériel »23. Pourtant, « [l]es notions anciennes de dommage moral et de dommage matériel ne tiennent plus avec le nouveau texte [du Code civil du Québec] ».24

Il existe deux courants majoritaires expliquant et rationalisant la qualification

19

Voir Gardner, supra note 8 au no 12; Schreiber c Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, au para 60 [Schreiber].

20 Voir Nathalie Vézina, « Préjudice matériel, corporel et moral : variations sur la classification tripartite du préjudice dans le nouveau droit de la responsabilité » (1993) 24 RDUS 161, pp 165-166; Tancelin 1975, supra note 17 aux pp 264-265; Schreiber, supra note 19 au para 59.

21 Voir Gardner, supra note 8 au no 13; Tancelin 1997, supra note 17 no 763, à la p 392. 22 LRQ, c C-12 [Charte québécoise].

23 Un amendement de l’article 49 de la Charte québécoise ajoutant l’adjectif « corporel » serait nécessaire afin d’harmoniser la Charte québécoise avec le Code civil du Québec.

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tripartite. La première est celle qui s’inscrit dans la continuité de la qualification bipartite. Selon ce courant, le préjudice corporel n’est qu’une somme de préjudices matériel et moral découlant d’une atteinte à l’intégrité physique. Baudouin et Deslauriers résument bien cette position :

Le concept de préjudice corporel n’existe pas en lui-même et doit être compris dans le sens d’une atteinte à l’intégrité physique. Cette atteinte peut entraîner un préjudice matériel comme une perte salariale et un préjudice moral comme de la souffrance. Le préjudice corporel constitue donc un concept hybride qui englobe les deux autres.25

À l’instar de Baudouin et Deslauriers, le juge Pelletier dans l’arrêt Montréal (Ville) c

Tarquini26, s’appuyant sur la position de la professeure Vézina, utilise l’image suivante pour expliquer la qualification tripartite :

Préjudice matériel Préjudice corporel Préjudice moral

Le juge Pelletier ajoute ensuite :

[101] On pourrait donc définir le préjudice corporel comme étant le concept qui englobe l’ensemble des pertes morales et matérielles qui sont la conséquence directe, immédiate ou distante, d’une atteinte à l’intégrité physique d’une personne. À la différence des qualificatifs « moral » et « matériel » qui correspondent aux classes fondamentales du concept « préjudice », celui de « corporel » tire son originalité du caractère hybride de ses composantes et de la pluralité des dimensions qu’il couvre.

Suivant le raisonnement du juge Pelletier, le préjudice corporel ne serait alors qu’une subsomption des préjudices matériel et moral, et se dénommerait « corporel » simplement parce que les préjudices matériel et moral en question découleraient d’une atteinte à l’intégrité physique.27 Pourtant, réduire le préjudice corporel à des préjudices matériel et moral revient à dire que le législateur a parlé pour ne rien dire lorsqu’il a introduit la qualification tripartite du préjudice, puisque l’on pourrait simplement revenir à la qualification bipartite : moral ou matériel. Le préjudice corporel ne serait qu’une forme

25 Patrice Deslauriers, « Le préjudice » dans Collection de droit du Barreau 2011-2012, vol 4, Montréal, École du Barreau, 2011, 151, à la p151 [Deslauriers 2011]; Baudouin et Deslauriers, supra note 17 au no 314, p 316.

26

Montréal (Ville) c Tarquini, [2001] RJQ 1405 (QCCA) [Tarquini]. 27 Voir Schreiber, supra note 19 au para 59; Gardner, supra note 8 au no 16.

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particulière de préjudice matériel ou moral. La désignation « corporel » deviendrait par le fait même inutile et ressemblerait à un accident de parcours dans la réforme du Code civil.

Le deuxième courant envisage le préjudice corporel comme un préjudice distinct des préjudices matériel et moral. Le professeur Adrian Popovici suggérait de voir le concept de préjudice soit en fonction de l’objet de l’atteinte (un bien, un droit moral ou de la personnalité, ou l’intégrité physique de la personne), soit en fonction des conséquences de l’atteinte, c’est-à-dire de ses effets.28 Le deuxième courant explique la qualification tripartite selon l’atteinte, plutôt que les conséquences.29 Selon cette position, « le préjudice corporel résulte d’une atteinte à l’intégrité physique ou psychique de la personne avec toutes ses conséquences, pécuniaires et non pécuniaires ».30 Conséquemment, le préjudice matériel résulte d’une atteinte à un bien avec toutes ses conséquences, pécuniaires et non pécuniaires, tandis que le préjudice moral résulte d’une atteinte à un droit moral (ou de la personnalité) avec toutes ses conséquences, pécuniaires et non pécuniaires. Chacun des trois préjudices possède donc une composante non pécuniaire, qui ne doit pas être confondue avec le préjudice moral. Cette explication de la qualification tripartite est plus cohérente et intellectuellement honnête.

Cependant, la problématique que soulève la dénomination du préjudice selon l’atteinte ou les effets ne prend pas source seulement dans la qualification tripartite, mais aussi dans la confusion des concepts de « préjudice » et de « dommage » : « On emploie généralement, dans la langue courante, pour faire état de la même réalité, les mots « dommage » et « préjudice » »31. En common law, l’auteur anglais Ogus soulignait aussi l’existence de cette confusion32. Pourtant, il existe une distinction théorique entre le préjudice (« injury ») et les dommages (« damages »). Le préjudice est ce qui a été causé à la victime par le défendeur : « the plaintiff must prove that he sustained an injury which

28 (1995) 29 RJT 565 aux pp 574-578.

29 Voir Gardner, supra note 8 au no 16; Deslauriers 2011, supra note 25 à la p 152; Schreiber, supra note 19 au para 62.

30 Gardner, ibid au no 17.

31 Deslauriers 2011, supra note 25 à la p151; voir aussi Léon Henri, Jean Mazeaud et François Chabas,

Leçons de droit civil. Obligations, t II, vol 1, 9e éd, Paris, Monchrestien, 1998, à la p 412.

32

AI Ogus, « Damages for Lost Amenities: For a Foot, a Feeling or a Function? » (1972) 35 Mod L Rev 1 [Ogus].

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was not too remote. »33 Les dommages sont les pertes qui résultent du préjudice : « Damages, on the other hand, are awarded on the basis of the losses which result from that injury, thus for loss of earnings, expenses, loss of expectation of life, loss of amenities, etc. »34 En droit civil, le libellé de l’article 1607 CcQ nous permet de résoudre cette confusion : « Le créancier a droit à des dommages-intérêts en réparation du préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel, que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe ». Avec cet article, le législateur « distingue le préjudice du dommage auquel la victime a droit en réparation de ce préjudice. »35. Conséquemment, si nous tentons de définir le concept « dommage », il s’agit du montant qui permet de compenser les effets découlant du préjudice (ou de l’atteinte).

Pourtant dans la pratique, il existe une confusion terminologique entre la qualification des préjudices et les chefs de dommages, que les avocats praticiens doivent ventiler dans chaque requête introductive d’instance en responsabilité civile. En droit civil québécois, cette exigence de ventilation des dommages provient du concours de la jurisprudence et de l’article 76 CPC36. Par exemple, le juge Dickson écrivait dans

Andrews :

À mon avis, la méthode employée en l’espèce, c’est-à-dire l’évaluation des dommages-intérêts généraux sous des chefs distincts, est à retenir. Elle est la seule qui permette en appel un examen sérieux de l’indemnité et l’établissement de règles valables pour l’avenir. De plus, et cela est tout aussi important, elle fournit aux parties en cause et à leurs conseillers la ventilation de l’indemnité totale et elle leur assure ainsi que chaque catégorie de dommages dans la réclamation a été soigneusement étudiée.37

La ventilation des dommages peut constituer un exercice de désignation laborieux, qui n’est guidé ni par le Code civil du Québec, ni le Code de procédure civile, mais exigé par les tribunaux et la jurisprudence. Les dommages réparant le préjudice corporel non pécuniaire seront souvent désignés par l’emploi des termes synonymes (i) douleur, souffrance et inconvénients, (ii) perte de jouissance de la vie et (iii) préjudice

33 Ibid à la p 11. 34 Ibid.

35

Tarquini, supra note 26, juge Chamberland.

36 Article 76 CPC : Les parties doivent exposer, dans leurs actes de procédure, les faits qu’elles entendent invoquer et les conclusions qu’elles recherchent.

Cet exposé doit être sincère, précis et succinct; il doit être divisé en paragraphes numérotés consécutivement, chacun se rapportant autant que possible à un seul fait essentiel. (je souligne) 37 Andrews, supra note 1 aux pp 235-236.

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esthétique38. Dans l’arrêt Gauthier c Beaumont39, la Cour suprême en obiter prône pourtant une évaluation regroupée des pertes non pécuniaires, rendant ainsi inutile la ventilation présente dans la pratique.

Ainsi, il est possible de mettre fin à la confusion terminologique qui existe en employant les termes « pertes/dommages non pécuniaires » lorsque l’on veut désigner le chef de dommages servant à réparer le préjudice non pécuniaire, qu’il soit corporel, matériel ou moral. Les termes douleur, souffrance, inconvénients, perte de jouissance de la vie et préjudice esthétique font tous partie de cette catégorie, que l’on pourrait simplement désigner en langage courant « la souffrance ». Dans le cadre de cette thèse, le préjudice corporel non pécuniaire réfère à cette souffrance qui résulte d’une atteinte à l’intégrité physique, tandis que le préjudice moral non pécuniaire renvoie à la souffrance qui résulte d’une atteinte à un droit moral (ex. : droit à la réputation, à la vie privée, à l’image, etc.).

38

Deslauriers 2011, supra note 25 à la p187; Baudouin et Deslauriers, supra note 17 aux pp 489-497. 39 Gauthier c Beaumont, [1998] 2 RCS 3, aux paras 101-103 [Beaumont].

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II. COMMENT LE DROIT COMPREND LA SOUFFRANCE

Dans ce chapitre, je cherche à démontrer que le droit et le raisonnement juridique comprennent difficilement la souffrance. Théoriquement, des principes clairs, rationnels et structurés ont été mis en place par les tribunaux et la doctrine. En réalité, il n’existe aucune application cohérente et uniforme de ces principes. La doctrine abondante et les nombreuses décisions judiciaires ne font que se contredire. Lire la jurisprudence révèle une énorme confusion dans le droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. Dans son désir d’imposer sa rationalité à la souffrance, le droit a heurté un mur : il s’est perdu dans la confusion des multiples positions de la rationalité du raisonnement juridique. La souffrance a-t-elle eu raison du raisonnement juridique? Répondre affirmativement à cette question reviendrait à abandonner tout effort intellectuel de compréhension du préjudice non pécuniaire, que nos tribunaux s’efforcent quotidiennement de réparer. Néanmoins, bien que la souffrance n’ait pas encore eu raison du raisonnement juridique, il est temps de réaliser que le droit souffre. Cette souffrance a pour symptôme la confusion et les contradictions qui règnent dans la jurisprudence et la doctrine sur la réparation du préjudice non pécuniaire et sur le plafond des indemnités.

La confusion et les contradictions prennent source dans l’émergence relativement récente du droit de la réparation du préjudice non pécuniaire. À vrai dire, la réparation de la souffrance n’est pas profondément ancrée dans la tradition civiliste, ni dans la common law. Le droit américain40 et le droit européen, continental et britannique41, ont lentement commencé à indemniser la souffrance corporelle dans la deuxième moitié du 19e siècle avec l’industrialisation des États occidentaux. Au Québec, la souffrance est surtout devenue un intérêt réparable au 20e siècle et son importance a grandi depuis. Selon Gardner, les tribunaux ont commencé à réparer ce préjudice seulement vers la fin des années 193042. L’arrêt Cutman c Léveillé43 rappelle la réticence du droit civil québécois à indemniser la souffrance : « The difficulty is that a handicap of that kind cannot be

40

Roger C Henderson, « Compensation for Non-Economic Loss, the Tort-Liability Insurance System and the 21st Century » (1998) 39 C de D 571, aux pp 577-580.

41 Guido Alpa, « Personal Injury : Features of the Italian Legal System » dans Mauro Bussani, dir,

European Tort Law : Eastern and Western Perspectives, Berne, Stämpfli, 2007, 153, aux pp 205-206.

42

Gardner, supra note 8au no 384.

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estimated in money – the loss is esthetical and moral rather than material – and it is for that reason that the courts, so far as I am aware, have hitherto declined to grant a money compensation for such claim. »44

Encore aujourd’hui, certains auteurs remettent en question la légitimité de réparer le préjudice non pécuniaire. Certains économistes du droit américain, tels qu’Alan Schwartz et George Priest, suggèrent l’élimination des dommages non pécuniaires, puisque selon ces économistes, le consommateur moyen n’exige pas d’être assuré pour le préjudice non pécuniaire45. Dans cette perspective d’assurance, les consommateurs préféreraient ne pas recevoir de dommages non pécuniaires46.

Ne pas réparer le préjudice non pécuniaire semble aujourd’hui difficile à accepter. Comme l’a écrit le professeur Mayrand, « [u]ne réparation imparfaite est moins injuste que l’absence de toute réparation. »47 Le professeur Jutras ajoute que « mieux vaut verser une somme d’argent que de ne rien faire du tout pour compenser la victime, dit-on, même si l’indemnité n’efface pas le préjudice »48. Les auteurs Croley et Hanson croient d’ailleurs que la réparation de la souffrance est nécessaire afin de remplir les deux fonctions de la responsabilité civile, c’est-à-dire la dissuasion et l’assurance49. D’une part, la fonction de dissuasion implique que le défendeur doit supporter la totalité des coûts d’un accident qu’il a causé, ce qui inclut les coûts non pécuniaires.50 D’autre part, la fonction de l’assurance implique que les défendeurs potentiels vont s’assurer afin de faire supporter par la collectivité des assurés les coûts d’un accident.51 Selon Croley et Hanson, les dommages non pécuniaires dissuadent les comportements négligents, tout en poussant les défendeurs potentiels à s’assurer. Dans le même ordre d’idées, l’auteur Rogers croit aussi que la fonction dissuasive de la responsabilité civile milite en faveur de

44 Ibid aux pp 94-95.

45

Voir Steven P Croley et Jon D Hanson. « The Non-Pecuniary Cost of Accidents : Pain-and-Suffering Damages in Tort Law » (1995) 108 Harv L Rev 1786, à la p 1790 [Croley et Hanson]; Ronen Avraham, « Should Pain-and-Suffering Damages be Abolished from Tort Law? More Experimental Evidence » (2005) 55 U Toronto LJ 941, à la p 945 [Avraham].

46

Voir Croley et Hanson, ibid à la p 1790.

47 Albert Mayrand, « Que vaut la vie? » (1962) 22 R du B 1, à la p 2 [Mayrand].

48 Daniel Jutras, « Pretium et précision » (1990) 69:2 Rev Bar Can 203, à la p 208 [Jutras]. 49 Croley et Hanson, supra note 45 aux pp 1792-1793, note 24.

50

Ibid; voir aussi Jutras, supra note 48 à la p 209. 51 Voir Croley et Hanson, ibid; Jutras, ibid à la p 210.

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15 l’indemnisation du préjudice non pécuniaire52.

La nécessité de réparer ou non le préjudice non pécuniaire n’est pas le seul débat entourant la justification de la réparation. Pour la majorité, l’objectif de la responsabilité civile est seulement la compensation : « Le droit civil en premier lieu admet la compensation des pertes non pécuniaires, non comme une sanction de la gravité de la faute, ni comme un prix de consolation, mais bien comme la compensation objective d’un intérêt lésé. »53 Le juge Dickson décrivait l’objectif de la réparation ainsi : « Il faut indemniser la victime; il ne s’agit pas de la venger. »54 À l’opposé, pour Benedek et Jutras, la responsabilité civile possède aussi un objectif punitif, qui est souvent nié dans la doctrine et la jurisprudence.55 Selon Jutras, l’indemnité pour le préjudice non pécuniaire n’est ni complètement réparatrice, ni complètement punitive. L’indemnité n’efface par le préjudice et ne sanctionne pas le comportement du défendeur : « le paiement, en fait, est un peu tout cela à la fois. »56 Selon Benedek, les objectifs de punition et de compensation ne sont pas dissociables; ils doivent être envisagés ensemble et non séparément57.

En d’autres mots, l’objectif punitif de la responsabilité civile ne fait aucunement l’unanimité. Le déni de cet objectif entraîne une confusion et un manque de cohérence et d’uniformité dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Les dommages-intérêts majorés (« aggravated damages ») de la common law anglaise et canadienne constituent un exemple de cette confusion. Le professeur Cooper-Stephenson rappelle que les « aggravated damages » sont une simple variante des dommages non pécuniaires58. Bien qu’ils servent aussi à réparer la souffrance de la victime, ils ne sont pas accordés en fonction de celle-ci. Ils sont attribués dans les cas de conduite fautive du défendeur relevant de l’insouciance ou de l’intention de blesser la victime, tels que les cas de voies

52

WVH Rogers, « Comparative Report of a Project Carried Out By the European Centre for Tort and Insurance Law » dans WVH Rogers, dir, Damages for Non-pecuniary Loss in a Comparative Perspective, New York, Springer, 2001, 245, à la p 249 [Rogers].

53

Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485. 54 Andrews, supra note 1 à la p 230.

55 Donna Benedek, « Non-Pecuniary Damages : Defined, Assessed and Capped » (1998) 32 RJT 607, à la p 615 [Benedek]; Jutras, supra note 48 aux pp 211-212.

56

Jutras, ibid à la p 212.

57 Benedek, supra note 55 à la p 615.

58 Ken Cooper-Stephenson, Personal Injury Damages in Canada, 2e ed, Scarborough (Ont), Carswell, 1996, à la p 527 [Cooper-Stephenson]; voir aussi Kate Sutherland, « Measuring Pain : Quantifying Damages in Civil Suits for Sexual Assault » dans Ken Cooper-Stephenson et Elaine Gibson, dir, Tort Theory, North York, Ontario, Captus University Publications, 1993, 212, à la p 215 [Sutherland].

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de fait, d’agression sexuelle et de diffamation59. Étrangement, ils doivent être distingués des dommages punitifs, puisqu’apparemment les dommages-intérêts majorés possèdent une fonction compensatrice et non punitive60. Pour Rogers, les dommages accordés en fonction du comportement du défendeur ne sont rien d’autre que des dommages punitifs déguisés : « those systems which make this a relevant factor are in effect applying a form of punitive damages, even if they deny that punishment forms any part of their system. »61 Manifestement, la proposition selon laquelle les dommages-intérêts majorés servent la fonction compensatoire de la responsabilité civile est intellectuellement malhonnête. Cette proposition n’est qu’un autre symptôme de la confusion qui règne en matière de réparation du préjudice non pécuniaire.

La confusion ne se retrouve pas seulement dans la résistance de certains auteurs ni dans le déni de la fonction punitive. La confusion provient surtout de l’objectif compensatoire de la responsabilité civile, puisque la compensation sur la base de la restitution est impossible en matière de préjudice non pécuniaire. D’abord, il est impossible pour les tribunaux d’ordonner la restitution d’une main, d’une jambe, d’un œil ou même d’une réputation. Puis, l’argent n’efface pas la souffrance et ne permet pas de revenir à l’état de non-souffrance qui existait avant l’accident ou l’atteinte. Enfin, dans le cas particulier de l’atteinte corporelle, le défendeur ne peut pas donner des années d’existence supplémentaires à la victime qui voit son espérance de vie diminuée62.

Selon Benedek, « the greatest difficulty in the evaluation of non-pecuniary damages, therefore, resides in the impossibility of applying the theory of complete restitution as applied in the case of pecuniary damages. »63 Cette difficulté existe pour tout type de préjudice non pécuniaire, peu importe que la souffrance soit morale ou corporelle. L’impossibilité de traiter les dommages non pécuniaires comme s’il s’agissait de dommages pécuniaires fait en sorte que le droit a dû trouver des approches qui peuvent à la fois justifier le droit à la réparation, mesurer le montant de l’indemnité et limiter les condamnations exorbitantes. L’état du droit est souvent confus et contradictoire en ce qui

59 Cooper-Stephenson, ibid à la p 527. 60

Ibid aux pp 528-529; Vorvis v Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 SCR 1085, juge MacIntyre; Hill, supra note 5 au para 189; McKinley c BC Tel, 2001 SCC 38, [2001] 2 SCR 161, au para 78.

61 Rogers, supra note 52 à la p 256. 62

Voir Benedek, supra note 55 à la p 616. 63 Ibid à la p 617.

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concerne ces justifications et ces méthodes d’évaluation. Je traite conjointement le droit civil québécois et la common law canadienne, puisque les deux présentent les mêmes arguments, les mêmes approches et la même rationalité dans la réparation du préjudice non pécuniaire. Comme l’a suggéré implicitement le juge Dickson dans l’arrêt Andrews, la souffrance reste un sujet du droit privé qui favorise une analyse intégrant les deux traditions légales canadiennes64.

1.LES JUSTIFICATIONS ET LES MÉTHODES D’ÉVALUATION.

Théoriquement, le droit traite de la justification du droit à la réparation et de la méthode d’évaluation des dommages non pécuniaires selon trois approches : conceptuelle, personnelle et fonctionnelle. La coexistence de ces trois approches entraîne une énorme confusion : « In all evidence, the assessment of non-pecuniary damages has generated what seems like a continuous and profound perplexity. »65 Chacune des approches possède des forces et des faiblesses. Les arguments en faveur d’une approche sont souvent des arguments contre les autres approches. Bien que le juge Dickson ait favorisé l’approche fonctionnelle à la fois comme justification et méthode d’évaluation, aucune approche ne domine dans le droit civil québécois. Seul le critère de raisonnabilité de l’indemnité semble faire l’unanimité : « nulle part ailleurs le critère de raisonnabilité ne doit être appliqué avec plus d’attention par les tribunaux, sans que cela n’entraîne une indemnisation purement nominale pour la victime. »66 Une revue des trois approches confirme qu’elles se contredisent et se complètent.

1.1 L’approche conceptuelle

L’approche conceptuelle est ce que l’auteur anglais Ogus a dénommé « so much for a foot »67. Cette approche prend source dans le droit des biens. Le corps de la victime, ses facultés corporelles et sa capacité à jouir de la vie sont considérés comme des biens, tout comme le sont sa maison, son mobilier ou sa voiture : « To deprive [the victim] of

64 Voir Andrews, supra note 1 aux pp 263-264. 65 Benedek, supra note 55 à la p 618.

66

Gardner, supra note 8 au no 380. 67 Ogus, supra note 32 à la p 2.

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one or more of these assets is to deprive him of something to which he has a ‘proprietary right’. »68 Chaque composante corporelle possède une valeur « objective », qui peut être compensée en cas de perte, et ce peu importe l’usage que la victime faisait de la partie perdue. En matière de préjudice moral, la réputation doit aussi être considérée comme un bien ayant une valeur objective selon l’approche conceptuelle. En d’autres mots, l’évaluation de l’indemnité se fait grâce à l’établissement d’une valeur « objective » liée à la nature et à la gravité de la blessure ou de l’intérêt lésé. On parle ici d’une méthode d’évaluation in abstracto. Le niveau de conscience que la victime a de sa souffrance est sans importance.

Les mots « une compensation juste et raisonnable » ou « fair and reasonable compensation » constituent souvent la seule indication offerte par les tribunaux de première instance dans l’évaluation des dommages non pécuniaires. Ogus observe que cette formule a souvent été employée par les tribunaux anglais :

[T]o avoid fixing the scale at a level which would materially affect the cost of living or disturb the current social pattern’, to arrive at a sum which is reasonable as between the parties, to have regard to what the defendant can pay, as well as what the plaintiff ought to receive, to achieve a uniform pattern of awards ‘in order that justice may be done not only between plaintiffs and defendants but also between plaintiffs and plaintiffs and between defendants and defendants.’69

En pratique, les tribunaux anglais ont surtout adopté une approche comparative par souci d’uniformité et de prévisibilité : « Uniformity and predictability of compensation can only be achieved by reference to an empirical scale of awards, which is derived from ‘the general consensus of opinion of judges trying these cases’. »70 Ogus nomme cette approche comparative la solution pragmatique71. Cette solution pragmatique ne s’avère être à la fin qu’une approche conceptuelle jurisprudentielle. Ogus critique fortement la solution pragmatique, d’abord parce que les sommes établies par la jurisprudence ne tiennent généralement pas compte de l’inflation, ni des changements des conditions économiques, puis parce que cette solution ignore la sensibilité de la victime72.

Ogus ajoute que la méthode conceptuelle ne prend pas compte des circonstances 68 Ibid à la p 2. 69 Ibid à la p 4. 70 Ibid à la p 5. 71 Ibid à la p 5. 72 Ibid à la p 9.

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spéciales de la victime73. La perte de bonheur de la victime n’est simplement pas prise en compte : « The pleasures of the body are relegated to a status of minor importance. »74 Ogus juge que l’approche conceptuelle est contraire au fondement utilitaire du droit qui fait du plaisir et du bonheur le bien ultime : « The realities of human existence, it might be said, demand that the only foundation on which a court of law can proceed is the utilitarian postulate of happiness or pleasure being the ultimate good. »75 De plus, la formule « the greater the injury, the greater the damages » de l’approche conceptuelle base l’évaluation de l’indemnité sur le préjudice original plutôt que les pertes résultant de ce préjudice76. Cette formule rappelle la confusion entre les termes « préjudice » et « dommages »77. En droit civil, cette méthode n’est pas fidèle au libellé de l’article 1607 CcQ qui distingue pourtant les dommages du préjudice, mais rappelle tout de même que le concept de dommages est difficilement dissociable de celui de préjudice.

Puis, le critère de la gravité de l’atteinte contribue à l’introduction d’une composante punitive dans l’évaluation de l’indemnité. Plus l’atteinte est grave, plus le défendeur doit payer : « it is unjust that the defendant should pay less where the injury is more severe. »78 Pourtant, l’objectif de l’indemnité est la compensation de la perte de victime; le devoir de la cour n’est pas « to nominate a sum which it thinks that the defendant ought to pay. »79. Ensuite, l’approche conceptuelle pose problème lorsque la victime décède ou est inconsciente, puisque la somme reçue ne pourra jamais être utilisée au bénéfice de la victime : ceux qui bénéficieront de l’indemnité sont les héritiers ou la famille de la victime80. Finalement, la solution pragmatique est loin d’être efficace et cohérente. Comme cette méthode ne crée pas un réel système de tarifs associant un intervalle monétaire spécifique à chaque type d’atteinte, la réparation du préjudice manque de cohérence et de prévisibilité, ce qui implique davantage de décisions en appel et des coûts judiciaires plus importants pour les parties81.

Certaines critiques d’Ogus peuvent être remédiées grâce à l’établissement 73 Ibid à la p 7. 74 Ibid à la p 10. 75 Ibid. 76 Ibid à la p 11.

77 Voir Introduction, section 2 sur la qualification du préjudice non pécuniaire. 78 Ogus, supra note 32 à la p 11.

79 Ibid. 80

Ibid.

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statutaire ou judiciaire d’un réel système de tarifs détaillés et exhaustifs. D’ailleurs, le droit anglais a pris la voie judiciaire du système de tarifs en ce qui concerne l’évaluation de l’indemnité pour le préjudice corporel non pécuniaire. Le Judicial Studies Board publie depuis 1992 le Guidelines for the Assessment of General Damages in Personal

Injury Cases82. Ces lignes directrices répertorient d’une manière qui se veut pratique, cohérente et logique les intervalles des indemnités pour chaque type de blessure corporelle. Les lignes directrices ne sont pas appliquées de façon purement mécanique; les intervalles monétaires associés à chaque blessure permettent aux juges de personnaliser l’indemnité en fonction des circonstances particulières de la victime83; il s’agit donc d’une approche conceptuelle personnalisée. Les montants sont aussi ajustés en fonction de l’inflation à chaque édition. Les lignes directrices sont aujourd’hui utilisées par l’ensemble des praticiens et des juges en Angleterre et au Pays de Galle. La Law Reform Commission de la Colombie-Britannique avait milité en faveur d’une approche similaire84. Le droit anglais a néanmoins rejeté l’établissement d’un système de tarifs statutaire. La Law Commission du Royaume-Uni rejette d’abord le système législatif puisqu’il est plus rigide que le système judiciaire et ne laisse souvent aucune discrétion au juge dans l’évaluation de l’indemnité85. Puis, le système législatif aurait comme effet de politiser la question des dommages non pécuniaires : l’établissement des indemnités serait alors la proie du lobby de l’assurance qui réclamerait une réduction des indemnités86.

Tout comme le droit anglais, le droit français applique une méthode d’évaluation largement conceptuelle. L’auteur Lambert-Faivre divise le préjudice non pécuniaire en six chefs distincts : (i) les souffrances endurées, (ii) le préjudice d’agrément, (iii) le préjudice sexuel, (iv) le préjudice esthétique, (v) le préjudice juvénile et (vi) le préjudice

82 R-U, Judicial Studies Board, Guidelines for the Assessment of General Damages in Personal Injury

Cases, 10e ed, par Colin Mackay et Martin Brufell, John Cherry, Alan Hughes et Michael Tillett, Oxford, Oxford University Press, 2010 [Guidelines]; Voir aussi Basil Markesinis et al, Compensation for Personal Injury in English, German and Italian Law: A Comparative Outline, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, à la p 50 [Markesinis].

83

Rogers, supra note 52 à la p 254.

84 The Law Reform Commission of British Columbia, Report on Compensation for Non-Pecuniary Losses, LRC 76, British Columbia Law Institute, 1984, à la p 26 [LRC-1984].

85 R-U, The Law Commission. Damages for Personal Injury : Non-Pecuniary Loss, Law Com No 257, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1998, à la p 72 [LC-1998].

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de contamination par le virus du sida87. À l’exception du préjudice de contamination par le virus du sida, l’indemnité est établie suivant l’application de barèmes médico-légaux, tels que l’incapacité temporaire totale (ITT) pour les souffrances endurées, l’incapacité permanente partielle (IPP) pour les souffrances endurées et le préjudice juvénile, le déficit fonctionnel séquellaire (DFS) pour préjudice d’agrément et le préjudice sexuel, et l’expertise médicale évaluant la gravité du préjudice esthétique sur une échelle à sept valeurs (1 à 7)88.

L’auteur Le Roy propose une division similaire89. Il traite les préjudices d’agrément, psychologique, juvénile et sexuel sous le même chef qu’il dénomme le « préjudice d’agrément »90. L’indemnité pour ce chef se calcule généralement en fonction du déficit fonctionnel séquellaire (DFS) et de l’âge de la victime. En ce qui concerne les souffrances endurées, Le Roy propose le barème des docteurs Thierry et Nicourt91. Il s’agit d’une « classification des souffrances endurées suivant la nature du traumatisme »92 basée sur une échelle numérique de 1 à 7 (1 = souffrance très légère; 7 = souffrance très importante). Cette classification accorde un intervalle numérique pour chaque blessure spécifique. Ainsi, un expert pourra établir que la souffrance de la victime était entre 4 (moyenne) et 6 (importante) en cas de luxation ou fracture du coude93. Seule la réparation du préjudice esthétique ne repose pas sur l’application d’un barème médico-légal : Le Roy suggère que l’évaluation de l’indemnité du préjudice esthétique ne réponde pas de l’expertise médicale, mais bien du pouvoir judiciaire, qui doit déterminer l’indemnité de façon personnelle au cas par cas94. La méthode d’évaluation des dommages du droit français ressemble beaucoup à la méthode conceptuelle.

Au Québec, il existe quelques modèles de système statutaire de tarifs : notons par exemple la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles95 et la Loi sur

87 Yvonne Lambert-Faivre, « L’indemnisation des victimes de préjudice non économique » (1998) 39 C de D 537 [Lambert-Faivre].

88 Ibid.

89 Max Le Roy, L’évaluation du préjudice corporel : expertises, principes, indemnités, Paris, Litec, 2010 [Le Roy]. 90 Ibid aux pp 49-52 et 62. 91 Ibid aux pp 56-60. 92 Ibid au p 56. 93 Ibid au p 59. 94 Ibid aux pp 61-62. 95 LRQ, c A-3.001.

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l’assurance automobile96. Toutefois, le droit commun de la responsabilité civile a résisté à l’introduction d’un système judiciaire de tarifs semblable à celui du modèle anglais. En 1976, les auteurs Drouin-Barakett et Jobin avaient suggéré l’emploi d’une table d’évaluation enfin de régler le problème d’absence d’uniformité et de cohérence dans l’indemnisation des préjudices esthétiques97. Cette table n’a cependant pas été utilisée par la jurisprudence subséquente. Plus récemment, la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt

Brière c Cyr98 a réitéré le rejet de l’emploi des points d’incapacité partielle permanente (IPP) comme méthode de calcul des dommages corporels non pécuniaires :

Même si dans l’affaire Andrews on était en réalité devant une incapacité partielle permanente de 100 % alors qu’en l’espèce on parle plutôt de 7 %, il n’est pas judicieux de faire précisément une règle de trois pour arriver à la somme à laquelle l’intimée a raisonnablement droit.99

La Cour d’appel du Québec a, au contraire, favorisé une méthode d’évaluation fonctionnelle, exigeant une preuve du montant quotidien (« per diem ») permettant la consolation de la victime :

Si l’indemnité doit être une consolation qui vise à rendre la vie de la victime plus supportable, il me semble qu’il est préférable de déterminer, à la date où le préjudice non pécuniaire commence à être subi, le coût net de cette consolation pour une période donnée, disons pour une journée. Cette façon de faire n’est peut-être pas moins arbitraire qu’une autre, mais elle a la vertu d’être plus concrète.100

Les auteurs Ogus, Jutras, Benedek et Gardner rejettent l’approche conceptuelle stricte101. Selon Gardner, « la méthode conceptuelle doit être rejetée par les tribunaux de droit commun comme méthode unique d’évaluation, puisqu’elle dépersonnalise le processus d’indemnisation. »102 Benedek et Jutras préfèrent une approche subjective du préjudice non pécuniaire, à l’opposé de l’approche conceptuelle qui « objectivise » la souffrance103. À l’opposé, Baudouin et Deslauriers voient dans l’approche conceptuelle la justification du droit à la réparation dans le droit civil québécois :

96 LRQ, c A-25 [Loi sur l’assurance automobile].

97 Francine Drouin-Barakett et Pierre-Gabriel Jobin, « La réparation du préjudice esthétique : le mystère de la beauté » (1976) 17 C de D 965, au tableau F [Drouin-Barakett et Jobin].

98

Brière c Cyr, 2007 QCCA 1156 [Brière]. 99 Ibid au para 14.

100 Ibid au para 16.

101 Ogus, supra note 32; Jutras, supra note 48; Benedek, supra note 55; Gardner, supra note 8 au no 401. 102

Gardner, ibid au no 414.

(29)

23

Le droit civil en premier lieu admet la compensation des pertes non pécuniaires, non comme une sanction de la gravité de la faute, ni comme un prix de consolation, mais bien comme la compensation objective d’un intérêt lésé.104

En d’autres mots, le préjudice non pécuniaire entraîne une « perte objective » : c’est l’atteinte en soi qui justifie le droit à la réparation. Toutefois, Baudouin et Deslauriers ne privilégient pas la méthode conceptuelle dans l’évaluation de l’indemnité : la perte « doit être mesurée, aussi difficile que soit le processus, de façon personnelle par rapport à ce dont la victime est effectivement privée. »105

Ainsi, l’approche conceptuelle est appliquée dans la common law anglaise à la fois comme justification et méthode d’évaluation. Le droit français l’emploie seulement comme méthode d’évaluation. Le droit canadien n’est plus censé l’utiliser comme justification et méthode d’évaluation depuis l’arrêt Andrews, dans lequel le juge Dickson avait déclaré « primitive » l’approche conceptuelle106.

1.2 L’approche personnelle

L’approche personnelle ou « so much for a feeling »107 est tout à fait contraire à l’approche conceptuelle. Selon cette approche, la perte non pécuniaire (corporelle ou morale) n’équivaut aucunement à la perte d’un bien. Conséquemment, cette perte ne peut pas être évaluée « independently of an individual’s feeling »108. Ainsi, la victime a droit à la réparation de son préjudice non pécuniaire dans la mesure où la blessure corporelle ou l’atteinte morale affecte le bonheur de la victime (« human happiness »)109. La souffrance de la victime a alors une valeur « subjective » : la méthode d’évaluation de l’indemnité repose sur la perte de plaisir et de bonheur de la victime110. Cette approche est purement subjective et seulement basée sur les caractéristiques personnelles de la victime, c’est-à-dire la détresse passée et actuelle de la victime. On parle ici d’une méthode d’évaluation

in concreto, plutôt qu’in abstracto.

104 Baudouin et Deslauriers, supra note 17 à la p 485. 105

Ibid.

106 Andrews, supra note 1 à la p 261. 107 Ogus, supra note 32 à la p 3. 108 Ibid.

109 Ibid. 110 Ibid.

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