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Paul Tillich et l'art expressionniste

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Academic year: 2021

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(1)

EMMANUEL TONIUTTI

n¿s

PAUL TILLICH ET L’ART EXPRESSIONNISTE

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

FÉVRIER 2001 © Emmanuel Toniutti, 2001

(2)

Le travail de notre thèse a porté sur la théologie de l’art expressionniste telle que le comprend Paul Tillich dans ses écrits du premier enseignement qui s’étendent de 1919 à

1926.

Tillich développe deux perspectives principales dans la dynamique qui anime le lien entre la peinture expressionniste et la théologie de la culture. Π y a d’abord une signification socioculturelle dominée par l’élément de révolte qui nourrit l’art expressionniste, en réac- tion à la culture de la société bourgeoise. La pensée du socialisme religieux se veut une continuité de cette révolte mais elle la dépasse dans le principe du réalisme croyant. Mais il y a aussi une signification religieuse qui émerge des œuvres expressionnistes bien que celles-ci soient considérées, par la plupart des critiques esthétiques, comme des peintures à thème profane.

Tillich offre ainsi les perspectives d’une théologie visionnaire qui permet d’envisager de nouveaux cadres de lectures pour la compréhension de l’art contemporain et de la société actuelle.

Emmanuel Toniutti

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Emmanuel Toniutti

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Jean Richard et André Gounelle pour leur soutien tout au long

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé court... ΙΠ Résumé long... IV Remerciements... V Table des matières... VI

Introduction

Ma rencontre de Tillich et de l’art expressionniste... 1

La situation culturelle et religieuse du temps présent... 4

La peinture expressionniste allemande... 9

Les origines... 10

Le mouvement du Pont {Die Brücke)... 12

Le mouvement du Cavalier Bleu {Der Blaue Reiter)... 15

Les peintres expressionnistes indépendants... 17

Les interprétations de l’art expressionniste... 18

Problématique, méthodologie et structure de la thèse... 21

Premièrepartie : Lasignificationsocioculturelledel’artexpressionniste... 25

Chapitre 1 : La révolte expressionniste... 26

L’expressionnisme dans « l’esprit de l’utopie »... 26

« La rencontre avec soi-même »... ... 27

« Karl Marx, la mort et l’apocalypse »... ... 28

Bloch et la révolte expressionniste... 29

La révolte contre la société industrielle... 31

La révolte contre les nouvelles villes... 31

La révolte contre !’industrialisation à outrance... 32

(6)

La révolte contre la guerre... 34

La révolte pour l’utopie du « Nous »... ... 36

Kant et le bien-fondé de la morale... 36

Hegel ou le bien-fondé de l’esprit à travers l’histoire... 39

Nietzsche et la volonté de puissance : l’origine de l’esprit de l’utopie 41 Jésus, le Fils de l’homme en révolte, et !’aboutissement du « Nous »... 42

Kierkegaard : du stade esthétique a celui de l’éthique... 45

Le socialisme de Marx et la révolte socio-politique... 46

Le réalisme du marxisme... 46

La conscience morale du socialisme... 48

L’idéologie du Royaume... 49

Conclusion... 52

Chapitre 2 : De l’amour à la révolte... 53

L’amour à l’épreuve de !’expressionnisme... 54

Edvard Munch : entre l’amour et la mort... 55

Oskar Kokoshka : Veros de l’esthétique expressionniste... 57

Ueros dans la peinture expressionniste : l’expérience d’« être soi »... 58

Ernst Bloch : de 1’« être soi » à la communauté du Nous... 59

L’appréhension « mystique » autour de Veros... 59

De Veros subjectif à une mystique de la morale... 61

La mise en perspective de Veros subjectif... 63

Ueros communautaire... 63

Paul Tillich : Veros de la masse mécanique... 65

Le dynamisme de Veros... 65

De la masse mécanique à la masse dynamique grâce à Veros... 66

Ueros à l’épreuve de la croix... 67

Paul Tillich : Veros et le pouvoir de l’origine... 69

L’expressionnisme et l’origine... 69

Caractère ontologique de l’origine... 70

(7)

VIII

Paul Tillich : double fondement de la personnalité éthique... 75

Le pouvoir de la provenance... 75

La force de l’exigence... 77

Conclusion... 79

Chapitre 3 : Le réalisme croyant... 82

Aux origines du réalisme croyant... 82

Un tournant de Tillich au cours des années 20... 82

Le lien avec T esthétique de la Nouvelle Objectivité... 84

La Nouvelle Objectivité (.Neue Sachlichkeit)... 87

Réalisme croyant, utopie et kairos... 92

Réalisme croyant et socialisme religieux... 93

Le réalisme croyant contre Γ utopie... 96

Réalisme croyant et kairos... 100

Différentes dimensions du réalisme... 103

Le réalisme technique... 105

Le réalisme économique... 107

Le réalisme historico-social... 109

Conclusion : réalisme et foi... 111

Deuxièmepartie : Lasignificationreligieusedel’artexpressionniste... ... 119

Chapitre 1 : La théologie de la culture... 121

Aux sources de la théologie de la culture : l’expérience du sacré chez Rudolf Otto... 122

L’influence de Schleiermacher... 123

La notion du numineux chez Otto... 126

L’héritage retenu par Tillich et sa critique de l’irrationnel... 131

Une nouvelle conception du rapport entre culture et religion... 136

L’expérience du sacré... 136

(8)

La religion dans ses rapports avec la culture... 140

La religion au-delà de la religion... 141

Une nouvelle conception de la religion... 142

Le nouveau concept de religion et l’expérience de !’inconditionné... 143

Pour une réconciliation de la religion avec la culture... 144

Qu’est-ce que l’autonomie ?... 145

Qu’est-ce que !’hétéronomie ?... 147

Qu’est-ce que la théonomie ?... 148

Méthode et tâches de la théologie de la culture... 150

La polarité « Form - Gehalt »... 151

Qu’est-ce que la forme ?... 151

Qu’est-ce que le contenu substantiel (Gehalt) ?... 152

Qu’est-ce que le contenu objectif {Inhalt) ?... 153

Les trois tâches de la théologie de la culture... 155

Art expressionniste et société socialiste... 159

L’exemple de l’art expressionniste... 160

L’exemple de la société socialiste... 162

Chapitre 2 : Une théologie de l’art expressionniste... 166

L’inconditionné et 1 ’ inconditionnellement-réel... 169

La rencontre mystique de !’inconditionné à travers la peinture expressionniste.... 173

L’extase... 174

L’intuition mystique... 175

L’influence du romantisme et du vitalisme de Nietzsche... 180

L’influence du romantisme... 180

L’influence du naturalisme extatique de Nietzsche... 184

L’expérience de !’inconditionné à travers la forme et le contenu de l’art expressionniste... 188

Forme et contenu dans l’art expressionniste... 189

Le caractère prophétique de l’expressionnisme... 195

(9)

X

La rencontre esthétique du Christ : dynamique de la foi pour un monde nouveau. 205

Chapitre 3 : Vérifications esthétiques... 213

Munch : l’art comme réponse à la préoccupation ultime... 214

La question de l’angoisse... 215

Le symbole de la crucifixion... 217

Le symbole de la résurrection... 220

Conclusion : entre Munch et Tillich... 221

Wilhelm Worringer : le processus vital... ... 222

Le besoin psychique vital... 224

L’art abstrait et l’Homme du Nord : premiers pas vers 1 ’ expressionnisme... 229

Conclusion : entre Worringer et Tillich... 233

Wassily Kandinsky : la présence du spirituel dans la peinture... 234

Le principe de nécessité intérieure... 236

La forme et le contenu de la peinture... 239

Conclusion : entre Kandinsky et Tillich... 243

Conclusion... 247

La signification religieuse... 248

La signification socioculturelle... 250

Le Christ : symbole de la masse... 252

Perspectives... 253

Bibliographie... 259

Ouvrages de Tillich... 259

Articles de Tillich... 260

Travaux sur Tillich... 263

(10)

Expressionniste !

On ne te frappera pas de médaille, Comme on fit en Grèce pour Sapho ;

En Allemagne, si on ne te décervelle pas tout de suite C’est déjà envers la culture

Crime de haute trahison Gottfried BENN1

Ce n’est qu’en de rares moments, dans les crises de la puberté, dans les instants où l’amour ou le désir sexuel agitent le cosmos intérieur de l’homme, que cette volonté de sortir de soi, cette exaltation, ce manque de contrôle vont jusqu’à s’affirmer dans la banale existence bourgeoise. En temps ordinaire les hommes mesurés étouffent en eux cette poussée faus- tienne, le travail la calme, l’ordre la réfrène, la morale la chloroforme : le bourgeois est toujours l’ennenmi juré du désordre, non seulement dans le monde mais aussi en lui-même. Chez l’homme supérieur, surtout chez ce- lui qui crée, l’inquiétude féconde persiste, elle exprime son insatisfaction des œuvres du jour, elle lui donne « ce cœur élevé qui se tourmente » dont parle Dostoïewski.

Stefan ZWEIG, Le combat avec le démon, 1925.

Une grande époque s’annonce et a déjà commencé : Γ« éveil » de l’esprit, !’inclination croissante à reconquérir 1’« équilibre perdu », la nécessité iné- luctable d’engranger les semences de l’esprit, !’épanouissement des pre- mières fleurs. Nous sommes à l’orée d’une des plus grandes époques que l’humanité ait vécues jusqu’ici, l’époque de la grande spiritualité. Wassily KANDINSKY, Franz MARC, Le Cavalier Bleu, 1911.

1. Cité par J.-M. PALMIER dans L'expressionnisme comme révolte. Contribution à l’étude de la vie

artistique sous la République de Weimar, Tome 1 « Apocaplypse et révolution », Paris, Payot, 1983,

(11)

2 Marencontrede Tillichetdel’artexpressionniste

Tout au long de mes années d’études à la Faculté de Théologie de Montpellier, j’ai pu découvrir la pensée de Paul Tillich à travers les cours de Monsieur le Professeur André Gounelle. Un axe de réflexion avait alors très vite retenu mon attention : la question du lien entre la peinture expressionniste allemande et la pensée de Paul Tillich. Cela pour trois raisons.

Tout d’abord, suite à ma propre éducation. J’ai été initié, depuis mon enfance, à l’esthétique en général et à la peinture et la musique en particulier, des périodes de la Re- naissance et du classicisme. La perspective d’un travail sur les débuts de l’art moderne m’est apparu comme une continituité venant enrichir ma culture à ce sujet et mon parcours initiatique.

Ensuite, en raison de ma propre expérience esthétique. Je me souviens très bien de ma première visite dans la cathédrale de Florence, alors que j’étais venu en Italie pour étudier l’histoire de la peinture aux XVe et XVIe siècles. Le dôme de Brunelleschi s’était mis à tourner sur lui-même, comme pour se débattre des forces architectoniques qui le mainte- naient là depuis des centaines d’années. Cela m’avait libéré d’un poids insoutenable et emporté ailleurs, vers un indicible dans lequel j’éprouvais cette sensation de m’unir à une matière inerte qui me semblait étangère tout en m’étant familière. H n’y avait plus rien. Que le son des charmes infinis des marbres de toutes les couleurs, des lumières scintillantes qui traversaient les vitraux inondés d’une douceur dont le Campanile de Giotto témoignait d’une grandeur inachevée. Ce fut un moment inoubliable qui détermina alors mon choix d’étudier « exclusivement » la théologie.

Enfin, par rapport à mon savoir sur Tillich et l’influence de sa philosophie et de sa théologie sur ma propre pensée. J’avais quelques fois entendu Monsieur le Professeur Gou- nelle parler de l’importance de l’art dans la réflexion de Tillich mais je n’avais jamais, me semble-t-il, entendu prononcer le nom de 1 ’expressionnisme allemand. Ce courant pictural me semblait être fondamental pour la compréhension de Tillich. J’avais l’intuition que !’expressionnisme nourrissait sa philosophie du fondement de l’être et de la préoccupation

(12)

ultime. Or, cette théorie du fondement de l’être telle qu’elle m’avait été présentée par Mon- sieur le Professeur Gounelle, tout au long des cours sur Tillich durant mon cursus théologi- que, m’avait largement séduit. Cela semblait répondre aux questions de Dieu et du sens de l’existence telles qu’elles se posaient à moi à ce moment-là.

L’étude de Tillich et de la peinture expressionniste prenait alors pour moi une double signification. En premier lieu, je découvrais en Tillich un personnage résolument contem- porain qui répondait à mes propres questions à travers la peinture, dont l’expression avait constitué l’une des bases les plus importantes de mon éducation et me rappelait le sentiment que m’avait procuré ma propre expérience esthétique. En second lieu, je prenais conscience que les arts plastiques, et l’art expressionniste en particulier, avaient occupé une place prépondérante chez Tillich, tout spécialement au début des années 1920, au moment de l’élaboration de sa théorie d’une théologie de la culture.

Cela me semblait tout particulièrement important et nouveau. Avec Monsieur le Pro- fesseur Gounelle, nous avions largement traité de la période américaine des écrits de Tillich mais beaucoup moins de la période allemande. Notre travail de doctorat à Québec, avec Monsieur le Professeur Jean Richard et son équipe, nous a permis d’explorer et d’approfondir cette partie allemande de l’œuvre de Tillich, dominée par l’idée d’une théo- logic de la culture. C’est là que nous avons trouvé les racines de sa théologie de l’art. Car, lorsque Tillich aborde les problématiques des arts plastiques contemporains dans les années 1950, il se réfère toujours à son expérience esthétique durant la première guerre mondiale. U écrit :

Les arts plastiques sont devenus mon Hobby dans les tranchées de la première guerre mon- diale et ont fonctionné comme un antidote contre Γ énorme dégoût de la vie du front. Mais par la suite, ils sont vite devenus pour moi un royaume de la créativité humaine à partir duquel j’ai tiré des catégories pour ma pensée philosophique et théologique.2

Et dès 1922, Tillich n’hésitait pas à préciser qu’il était amoureux des arts plastiques, car avec !’expressionnisme,

2. « Contemporany Visual Arts and the revelotary character of style » (1958) in On Art and Architecture, Translations from German Texts by Robert P. Scharlemann, Edited and with an Introduction by John Dillenberger, in collaboration with Jane Dillenberger, Crossroad, New York, p. 126.

(13)

4 les choses commencent à recevoir une essentialité nouvelle [...] pour atteindre le fondement des choses et du monde. Une mystique nouvelle s’éveille ainsi, un nouveau vécu de l’intériorité des choses, et cela crée un style nouveau.3

On le voit, Tillich entretient un rapport philosophique et intellectuel bien spécifique avec l’art et l’expressionnisme en particulier. Il y est sensible et son initiation lui a révélé les fondements propres à sa réflexion philosophique et théologique qui ont nourri sa théolo- gie de la culture. Or celle ci découle directement de sa compréhension de la situation « spirituelle » du temps présent.

Lasituationculturelleetreligieusedutempsprésent

L’ouvrage que Tillich rédige en 1926 et qu’il intitule La situation religieuse du temps

présent4 expose longuement l’analyse qu’il élabore de la situation présente. Il porte alors un

regard critique sur le monde culturel et spirituel de son époque. H présente une analyse philosophique, politique, sociale, théologique et esthétique de la société bourgeoise capita- liste de son temps. Or d’après lui, la situation spirituelle du temps présent est marquée par la révolte contre l’esprit de la société bourgeoise. Et si cette révolte s’exprime en politique par le mouvement socialiste, elle se manifeste dans l’art par le mouvement expressionniste.

En effet, pour Tillich, la société bourgeoisie se caractérise comme la forme de la fini- tude autosuffisante, que des forces nouvelles ont pour objectif de briser. La culture du moment présent va connaître une situation de kairos dont l’art, et la peinture expression- niste en particulier, témoigne. Π écrit : « La situation religieuse contemporaine est détermi- née de façon décisive par la réaction contre la situation culturelle et la forme de la société des dernières décennies du siècle précédent. »5

3. « Masse et Esprit. Etude de philosophie de la masse » (1922), dans Christianisme et socialisme. Écrits

socialistes allemands (1919-1931), Traduction de Nicole Grondin et Lucien Pelletier avec une introduc-

tion de J. Richard, Les éditions du Cerf, Editions Labor et Fides, Les presses de !’Université Laval, 1992, p. 55.

4. Dans La dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919-1926), Traduit de l’allemand par une équipe de l’Université Laval avec une introduction de Jean Richard, Cerf - Labor et Fides - PUL, 1990, p. 163-247.

(14)

pitaliste et l’idéologie du progrès scientifique. L’origine de la lutte contre ce système est à chercher dans l’idéalisme et le romantisme qui s’opposaient déjà, au début du XIXe siècle, à la pensée rationnelle de Y Aufklärung. À la fin du XIXe siècle, les points de référence vien- nent pour Tillich, « de trois grands critiques du présent et prophètes de l’avenir : Nietzsche, Strindberg et Van Gogh. Le philosophe, le poète, le peintre, tous trois ont été brisés spiri- tuellement et psychiquement dans la lutte désespérée contre l’esprit de la société hour- geoise. »6

Dans chacune des œuvres de ces trois artistes, le désespoir et l’angoisse d’un monde moderne décadent annoncent les effets pervers d’un système bourgeois qui condamne les petites gens à être la masse sociale défavorisée. Devant cette réalité, quels sont les éléments qui permettent de faire advenir une perspective d’éternité dans ce temps présent qui se veut autonome ? Voilà la question qui anime Tillich tout au long de son ouvrage. Et il explique que la situation du temps présent est en train de connaître un kairos qui bouleverse les modes du conformisme social bourgeois. B y a là un nouveau déploiement de la philosophie de l’idéalisme allemand qui permet l’émergence de forces mystiques intuitives dont la peinture expressionniste se fait l’écho.

L’expressionnisme serait donc, pour Tillich, !’expression esthétique de la nouvelle si- tuation du temps. Voilà pourquoi c’est à ce style d’art qu’il va emprunter ses principales catégories de théologie de la culture, comme il l’avoue lui-même. En effet pour Tillich, l’art est ce qui permet de connaître une situation culturelle précise.7 Or en ce début des années 1920, !’expressionnisme peint la révolte contre l’autosuffisance bourgeoise et son art, qui së caractérise généralement par le fait que « nulle part on ne fait irruption dans l’étemel »8. Qu’est-ce à dire ? Ceci signifie que l’art bourgeois ne rend compte que de la conformité morale à laquelle la société bourgeoise se rattache. B ne va jamais au-delà, il n’exprime jamais autre chose que son propre système de valeurs. B se complaît en lui-même sans

6. Ibid., p. 174.

7. Tillich regroupe sous la notion de l’art les éléments qui relèvent de la peinture, de la littérature, de la poésie mais aussi de la danse. Nous retiendrons simplement ici le nom de Mary Wigman. Elle est citée par Tillich qui souligne combien la danse prend un aspect de type communautaire qui efface, de par ses profondeurs intérieures, l’individualisme bourgeois.

(15)

6 jamais se laisser toucher par les profondeurs de ses sentiments intérieurs. Il les occulte, les

supprime et les bannit de son langage.

En peinture, Tillich explique que ce sont les courants du naturalisme et de 1 ’impressionnisme qui représentent la forme artistique de la société bourgeoise. On peint ici la réalité d’un monde qui demeure superficiel et qui ne semble jamais déroger à l’attitude morale qu’il s’est fixée. Le temps y est regardé sous le signe du présent qui se nourrit du doux et éphémère héritage du passé. Quelle nouvelle perspective à venir, si ce n’est cette répétition inlassable d’un monde qui jouit des plaisirs de sa richesse, durant que les petites gens se nourrissent de leur propre désespoir devant une existence qui les accable ?

Et pourtant depuis le début du XXe siècle, la situation devient tellement intenable que des attitudes de révolte naissent ici et là dans l’art pour briser la forme de la société bour-geoise. L’irruption subite de l’éternité dans le présent vient précisément dans 1 ’expressionnisme et toutes ses formes artistiques. Π privilégie l’expression et !’extériorisation des sentiments intérieurs dans tous les domaines. Tillich écrit :

Depuis le tournant du siècle, c’est dans la peinture que s’est exprimé de la façon la plus évi- dente l’abandon de l’esprit de la société bourgeoise. Déterminante ici est la tendance que l’on a coutume de nommer expressionnisme, mais qui dépasse largement la signification plus étroite de ce concept.9

Cet expressionnisme, dont nous parle Tillich, n’est pas seulement un courant pictural, il est aussi un courant littéraire, cinématographique et théâtral. Sa tendance générale consiste à rompre la conformité de la société bourgeoise en ramenant l’être humain dans les profondeurs d’une réalité à travers lesquelles il clame sa souffrance et son désespoir. Tillich écrit :

Le véritable expressionnisme monta avec une conscience et une force révolutionnaires. Les propres formes des choses se sont dissoutes, non pas cependant en faveur de l’impression sub- jective, mais plutôt en faveur de l’expression métaphysique objective. L’abîme de la réalité

existante dut être évoqué dans les lignes, les couleurs et les formes plastiques.10

La peinture expressionniste fait éclater les formes classiques de la peinture impression- niste bourgeoise en se régénérant dans les éléments occultés par la société autonome. Ces derniers sont ceux de l’art primitif et de l’art asiatique qui permettent de rééquilibrer

9. Ai¿, p. 190. 10. Ibid., p. 191.

(16)

geois.

Tillich va ainsi voir dans l’expressionnisme la manifestation de l’homme religieux mystique dont la vision intuitive vient briser l’esprit de la société bourgeoise. Du même coup, la situation présente devient elle-même mystique. Π écrit :

Ce processus est très caractéristique de la situation religieuse du temps présent. Π montre la rupture de la tradition religieuse par la société bourgeoise et la nécessité pour la conscience re- ligieuse du temps présent de se retrouver libre de tout symbolisme défini dans une pure immé- diateté mystique.11 12

L’origine de cet expressionnisme spirituel pictural est à chercher chez Van Gogh, Munch et Cézanne, qui ont fait émerger dans leurs sentiments la profondeur essentiel de leur être. Ils ont ainsi manifesté combien était important le lien qui unissait l’homme à la nature.

L’expressionnisme, tel qu’il est évoqué ici chez Tillich, doit se comprendre comme l’élément romantique qui permet à la situation du temps présent de s’élever au-delà de la forme devant laquelle elle se trouvait asservie. La révolte expressionniste révèle une signi-fication sociale en lien avec la fin de la guerre et la révolution allemande de 1918, qui appellent à définir l’homme de la nouvelle société. Π est toutefois important de noter que cette signification sociale s’accompagne d’une signification religieuse essentielle car, à ce moment-là, « malgré tous les appels au socialisme, à la révolution mondiale et à un art politique, !’inspiration sous-jacente était plus mystique et même religieuse que politi-

12

que. »

On doit insister là-dessus. Car dans le climat de désespoir qui régnait dans l’Allemagne de l’après-guerre, ce sont les groupes expressionnistes mystiques, tels que le November-

gruppe ou VArbeitsrat für Kunst, qui contribuèrent à rendre l’art moderne populaire et à

impulser une nouvelle dynamique culturelle au sein même de la République de Weimar. Aussi, l’élément mystique de l’expressionnisme est fondamental pour comprendre ce dy- namisme et l’essor de l’art nouveau après 1920. Celui-ci se structure autour du Bauhaus13

11. Ibid., p. 192.

12. W. LAQUEUR, Weimar une histoire culturelle de l’Allemagne des années 20, Laffont, 1978, p. 182. 13. C’est Gropius, qui dès 1919, définit la conception du Bauhaus.

(17)

qui va devenir le principal centre allemand et européen de !'architecture moderne avec un désir profond de revenir à l’artisanat pour former une école au sein de laquelle les Beaux- arts et les Arts et Métiers pourraient croître ensemble. L’objectif consistait à mener une action éducative que le Bauhaus nommait une « révolution spirituelle complète »14 capable de régénérer l’existence humaine.

Les mouvements de jeunesse prennent aussi toute leur importance au cours de cette pé- riode et constituent un point central de la République en lien avec l’esthétique. Us favori- sent la propagation de l’élément mystique au sein de la culture de Weimar, car ils se ratta- chent à la pensée de l’idéalisme allemand. Que ce soient le Wandervögel, le Bünde, le cercle TAT ou Y Ordre de la jeunesse allemande, ils se composent d’une élite intellectuelle qui provient de la classe moyenne. Celle-ci accompagne la révolte expressionniste contre le monde industriel et bourgeois en s’inscrivant dans une dynamique typiquement romantique favorisant la vie intérieure et extatique de l’être humain. C’est pour cette raison que la culture de Weimar émergea en dehors des universités pour se faire reconnaître dans la rue autour d’une culture typiquement moderne. Car les universités étaient totalement opposées à cette culture populaire ; elles étaient même anti-républicaines. Les professeurs, dans une large majorité, n’acceptaient ni la révolution de 1918, ni la défaite de la Grande Guerre. L’université était donc conservatrice et tendait à maintenir dans ses programmes d’enseignement l’esprit de l’Ancien Régime.

Les perspectives d’une signification religieuse et d’une signification sociale de la pein- ture expressionniste chez Paul Tillich s’inscrivent donc dans ce contexte culturel qui tend à retrouver les sentiments intérieurs et spirituels du temps passé pour se révolter contre la société bourgeoise de Guillaume Π. Telle est la révolte qui émerge de la peinture exprès- sionniste allemande.

(18)

LA PEINTURE EXPRESSIONNISTE ALLEMANDE

L’expressionnisme constitue, sans aucun doute, le fondement esthétique de la Républi- que de Weimar. Π bouleverse tous les arts en leur imprégnant une dimension mystique et intuitionnelle qui redécouvre les sources de la pensée pré-romantique, romantique et idéa- liste de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles. L’expressionnisme est un mouvement pictural prophétique qui annonce le déclin de Γ humanité avant la première guerre mondiale et enclenche un nouveau processus de pensée dont la République de Weimar est le résultat.

Le mot « expressionniste » apparaît pour la première fois en Allemagne. H s’agit d’un mouvement de peinture qui se situe entre les années 1905 et 1927 mais qui tient son nom de Wilhelfn Worringer en 1911.15

Cet art se développe plus particulièrement dans les pays occidentaux qui connaissent une crise existentielle profonde au sein de leur civilisation. L’angoisse et le sens du tragique animent des œuvres qui surgissent de visions nouvelles des pays du nord de l’Europe. Π s’agit d’un champ culturel spécifique qui traduit la volonté audacieuse de crier ce que sont les tourments désespérés de l’être humain. Mais !’expressionnisme, en tant que tel, «est principalement lié à un pays, l’Allemagne, une époque, la génération de 1914, une catégorie sociale, la jeunesse allemande bourgeoise des grandes villes »16 qui se veut en révolte contre le conformisme moral de l’Allemagne de Guillaume Π.

Le mot « expressionniste » ne renferme pas seulement une dimension picturale mais aussi littéraire, théâtrale, cinématographique et de balai dansant. Mais nous faisons ici !’économie de ces quatre aspects car ils ne feront pas directement partie de notre travail. Π est toutefois très important de noter que chacun d’eux jouit d’un libéralisme étonnant compte-tenu du passé aristocratique du milieu dans lequel ils s’épanouissent. Nous pouvons ainsi mentionner les spectacles de revue « Nus » ou de cabarets qui se développent à partir de la pensée expressionniste et qui avait détrôné l’opéra, dont la Vienne autrichienne était

15. W. LAQUEUR, op. cit, p. 126.

16. J.-M. PALMIER, L’expressionnisme comme révolte. Contribution à l’étude de la vie artistique sous la

République de Weimar, Payot, 1983, p. 118. Pour ce qui concerne les origines et les fondements de cette

révolte, nous nous reporterons à la première partie de notre travail autour de «La signification socio- culturelle ».

(19)

10 l’emblème tout autant que du pouvoir impérial.17 Du même coup, 1 ’expressionnisme se veut radicalement opposé à la peinture bourgeoise que représente !’impressionnisme.

La littérature spécialisée sur Γ expressionnisme relève plusieurs points que nous clas- sons suivant quatre cétagories ; ils nous mènent de ses origines à la constitution du mouve- ment en plusieurs groupes tous animés d’une dimension politique, sociale et spirituelle fondamentale pour la culture du temps.

Les origines

Dans les années 1889, à Berlin, Max Liebermann, un jeune peintre progressiste crée « l’Alliance des Onze » pour faire concurrence à la peinture impressionniste officielle. En 1902, il élargit son groupe qui prend le nom de Berlin Sezession et expose des toiles de Munch puis, l’année suivante, des œuvres de Cézanne, Van Gogh et Gauguin.

Les trois peintres français qualifiés de post-impressionnistes influencent vivement le groupe :«... [l’influence] la plus décisive fut celle de Vincent Van Gogh. C’est l’amour du monde tangible, de Dieu et de l’humanité qui avait poussé ce fils de pasteur vers la pein- ture. Son expérience du monde le menait souvent à l’extase. Surgissaient alors dans ses toiles des lignes vigoureuses comme des flammes et des couleurs radieuses. »18

Au cours de l’année 1911, l’exposition de Berlin accueille des peintres français qui re- fusent officiellemment !’impressionnisme. B semble que le mot « expressionniste » soit ici employé pour la première fois. « B figure en effet dans la Préface de Catalogue de la Vingt- Deuxième exposition de la Sécession de Berlin. Les français Braque, Derain, Friesz, Picas- so, Vlaminck, Marquet et Dufy, couramment décrits comme fauves ou cubistes, y étaient désignés comme expressionnistes. »19

Puis le terme réapparaît l’année suivante, en 1912, à Cologne, où le mouvement ex- pressionniste allemand se distingue de l’avant-garde française et recouvre deux tendances

17. On pourra se reporter, pour de plus amples détails dans ces domaines, à Lionel RICHARD, La vie

quotidienne sous la République de Weimar 1919-1933, Hachette, 1983, p. 205-217.

18. W.-D. DUBE, Les expressionnistes, Traduit de l’anglais par Léna Rosenberg, Thames § Udson, Colee- tion L’univers de l’art, p. 15.

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artistiques. Mais c’est surtout lors de l’exposition du Cavalier Bleu en 1912, à Munich, que le label de 1 ’ expressionnisme au sens actuel fut mis pour la première fois en rapport avec la tendance moderne de l’art.20 En effet, !’expressionnisme puise les fondements picturaux de son travail à la fois dans la peinture des symbolistes tels que Gaugin, Van Gogh et Munch et celle d’un artiste de l’Art Nouveau comme Cézanne.

S’il nous fallait retenir un seul mot qui caractérise la pensée de !’expressionnisme, ce serait celui de 1’« angoisse ». Une angoisse qui révélait deux contradictions jusque-là in- comprises et inavouées. La première venait de ce que les peintres, pères de la modernité, avaient essayé de donner du sens à la vie en montrant que l’homme était intimement lié à la nature et qu’il lui fallait assumer cet état paradoxal qui le constituait, pris entre la raison et la vie pulsionnelle instinctive. La seconde tentait d’expliquer 1 ’incompréhension générale du désastre social qui devenait de plus en plus croissant, contredisant ainsi les perspectives de progrès annoncées par les sciences techniques et la société capitaliste bourgeoise.

Le peintre norvégien Edvard Munch a considérablement influencé les expressionnistes, plus particulièrement par son Cri d’angoisse dans lequel retentit le désespoir d’un être humain qui sent que la vie ne cesse de lui échapper. Mais cette angoisse, propre aux visions du nord et à l’expressionnisme, que signifiait-elle? Lionel Richard nous en donne une interprétation : « La sueur par expression, peut-on lire dans le Littré, se dit des gouttes de sueur qui se montrent sur la surface de ceux qui souffrent une angoisse extrême et, particu- lièrement, sur celle des agonisants. »21 Munch, et les autres peintres, souffrent précisément de cette angoisse lorsqu’il pense le lien entre la vie et la mort, entre la vie et l’amour, entre la décadence de l’être humain et le bonheur, entre le bien et le mal de ce qui constitue l’homme pour mieux le lacérer, le griffer au visage d’une haine si terrible qu’elle ne finit jamais par être acceptée.

Voilà quelles sont les origines existentielles d’un expressionnisme dont la profondeur exalte le déchirement de l’homme devant ce qui le dépasse et l’accable, au point de le faire mourir d’angoisse et de désespoir.

20. S. S AB ARSKY, La peinture expressionniste allemande, Herscher, 1990, p. 91. 21. L’expressionnisme allemand, Revue Oblique, 1976, N° 6-7, p. 12.

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12 Cette origine contient déjà toute la force critique de !’expressionnisme contre la culture officielle de !’Allemagne de Guillaume Π. Car celle-ci véhicule un idéal de conformisme moral, politique, culturel et social qui entend défier la réalité de l’existence telle que la ressentent les peintres. Nous trouvons là le point d’ancrage d’une certaine pensée politique et sociale de !’expressionnisme qui refuse de taire la primitivité profonde de tout être hu- main, telle qu’elle se donne à voir dans le rapport que celui-ci entretient avec le monde et la nature. Et cette mention est fondamentale à un double titre. Tout d’abord, elle annonce la montée en puissance d’une véritable révolte esthétique à dimension sociale. Et d’autre part, elle vérifie que 1 ’ expressionnisme se trouve être un courant pictural à part entière en lien avec une histoire de l’art qui entretient un rapport privilégié avec les arts primitifs, eux- mêmes condamnés par une Allemagne bourgeoise.

Cette composante artistique et sociale constitue l’humus de !’expressionnisme bien que celui-ci se divise en plusieurs mouvements qui ouvriront des voies différentes mais toujours régénérées par le même courage de dénoncer l’absurde.

Le mouvement du Pont (Die Brücke)

H se développe à Dresde dans le Nord de l’Allemagne en 1905 et réunit tout d’abord les artistes Kirchner, Bleyl, Heckel et Schmidt-Rottluf. D’autres peintres tels que Kreimer, Nolde, Pechstein et Mueller rejoindront le groupe par la suite. Il est intéressant de noter qu’à la même époque, on demanda à Kirchner et Heckel de décorer l’intérieur d’une cha- pelle ; ce qui est une demande quelque peu insolite étant donné T avant-garde du style à ce moment-là. Cela prouve toutefois l’importance conférée aux expressionnistes et la recon- naissance qui leur est attribuée du point de vue esthétique.

Le mouvement du Pont revendique un style primitif dont Gaugin s’était fait le maître. Il insiste sur sa parenté avec la peinture allemande du XVIe siècle pour laquelle le jeu du noir et du bläric permettait « un Violent désir d’expression. »22 Ces artistes « voulaient peindre en obéissant aux injonctions de leur sensibilité. Tout était dans l’émotion et l’idée [...] En proie à une sorte d’ivresse créatrice, ils apprenaient par la pratique et la vision. »23

22. W.-D. DUBE, op. cit., p. 25. 23. S. SABARSKY, op. cit., p. 8.

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L’expression prend donc ici un caractère visionnaire qui n’existe pas encore totalement à l’époque, même si les pères de la modernité en ont jeté les premières bases.

Die Brücke s’éteint en 1913 mais son importance artistique se révèle forte et dynami-

que pour des raisons picturales et philosophiques particulières qui sont liées au nom même qu’il a choisi de porter. Car en effet, «Le pont signifie le passage d’une rive à l’autre. Π permet le franchissement collectif vers un autre territoire, vers un ailleurs qui est celui de la rupture d’avec toutes les contraintes opposées. »24 Nous sentons bien ici le rapport qui unit cette dimension picturale au désir de dépasser les régimes fondés sur des temps anciens. Plus encore « Schmidt-Rottluf, à qui l’on doit la dénomination Die Brücke écrit à Nolde : “L’un des efforts menés par Die Brücke est d’attirer à lui tous les éléments révolutionnaires et de les fermenter, voilà ce que signifie le mot Brücke”. »25

Ce mouvement rejoint ainsi une critique nihiliste majeure et s’inscrit dans la perspec- tive nietzschéenne du passage, du pont entre l’humain et le surhumain. C’est Erich Heckel qui initie Kirchner et Scmidt-Rottluff à la philosophie de Nietzsche. Il leur fait connaître Zarathoustra et « c’est d’ailleurs de Zarathoustra que le groupe trouva l’interprétation du mot Brücke (le Pont) qui inspira l’adoption de ce terme : “La grandeur de l’homme c’est qu’il est un pont et non un but.” C’est bien dans ce sens que les jeunes artistes voulaient être un pont permettant au nouveau d’entrer dans le siècle. »26

Nous touchons là à l’essence de 1 ’expressionnisme en lien à « la volonté de puissance » dont Nietzsche explique qu’elle est le moteur essentiel pour transcender la réalité, de ma- nière à aller sans cesse au-delà des limites de sa propre interprétation. L’homme, dans cette perspective, se situe au centre de la peinture. Cette intonation picturale désirerait exprimer une spiritualité de la vie qui voudrait ouvrir l’espace d’un monde meilleur et nouveau. C’est pourquoi « les peintres du Brücke voulaient faire un art pour le peuple »27, qui lui permette de se penser autrement que comme la masse contrainte à obéir aux détenteurs des moyens de production.

24. J. COTTIN, « Tillich et l’expressionnisme allemand » dans Art et religion, Colloque de !’Association d’expression française Paul Tillich, Montpellier, 1993, p. 87.

25. G. LEINZ, La peinture moderne, Booking international, 1994, p. 20. 26. S. SAB ARSKY, op. cit, p. 81.

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14 Pour ce faire, ces artistes (et particulièrement Kirchner) travaillent la gravure sur bois dont l’origine remonte au Π® siècle en Chine et au XVe siècle en Europe avec Durer. La technique est simple mais prend beaucoup de temps : «Us esquissaient d’abord à la craie noire le dessin à reproduire, puis ils évidaient les blancs à grands coups de burin afin de faire apparaître le dessin en relief. Ce long travail terminé, une spatule leur servait à encrer une plaque de verre qu’ils passaient ensuite au rouleau afin d’étaler soigneusement l’encre noir avant de l’appliquer sur la planche de bois. »28 Ici les traits sont volontairement simpli- fiés afin d’accentuer l’effet d’expression de l’œuvre et de ne livrer que l’essentiel de la réalité profonde et aussi abrupte que le bois pouvait en rendre compte. Pour caractériser ce nouveau style, « Kirchner invente le terme de Hiéroglyphe, terme forgé par lui pour dési- gner la réduction des objets à une alternance de lignes et de surfaces. Le travail graphique, surtout la gravure sur bois, influe sur le travail pictural. L’énergie des formes et la passion de l’expression suscitent une impression de monumentalité. »29 30 La réduction des formes à leur plus simple expression renforce et souligne une présence étrange du numineux dans l’œuvre. La primitivité de l’expression renvoie à l’essence de toute chose et à soi-même. Voilà la caractéristique principale du Brücke.

Nous pourrons retenir des œuvres comme celle du Prophète d’Emil Nolde créée en 1912 ou encore Le retour du fils prodigue de Christian Rohlfs en 1916, Le Christ et les

femmes de Karl Schmidt Rottluff en 1919.30 Le Pont se veut ainsi un mouvement qui opère

un retour aux origines primordiales de l’humanité en vue de lever les nouvelles générations à venir pour atteindre un nouvel idéal de liberté. « Le premier programme officiel de Die

Brücke est rédigé par Kirchner et gravé en lettres gothiques sur bois on y lit : “Croyant en

l’évolution, en une nouvelle génération de créateurs et d’observateurs des œuvres, nous appelons toute la jeunesse à se rassembler en tant que jeunesse porteuse de l’avenir, nous voulons nous ménager une liberté d’action et de vie, face aux vieilles forces établies. Sera des nôtres quiconque restitue immédiatement et sans déformation ce qui le pousse à créer”. »31 Le programme annonce une peinture qui exalte le sentiment propre au roman­

28. L.-G. BUCHEIM, « Le Pont » dans L. RICHARD, L’expressionnisme allemand, op. cit., p. 62. 29. S. SAB ARSKY, op. cit., p. 109.

30. « Œuvres graphiques d’inspiration chrétienne au vingtième siècle, Collection Ulrich Scheufeleun, Toulouse, Centre culturel Saint-Jérôme, 18 janvier - 25 février 1998.

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tisme et dont l’intuition primordiale de toute chose confère à l’œuvre un statut particulier et révolutionnaire. Π s’agit d’une puissance créatrice venue des profondeurs intimes de l’être humain qui se sent partie intégrante de la nature.

À côté de ce premier mouvement, un autre différent (mais dont les motivations de ré- volte sont identiques) se lève comme pour donner du son à des images dont les couleurs explosent vers le bleu.

Le mouvement du Cavalier Bleu (Der Blaue Reiter)32

E se développe à Munich dans le Sud de l’Allemagne en 1909 et retient les noms des artistes comme Kandinsky, Münter et Jawlensky entre autres qui créent la Nouvelle Al- liance des Artistes de Munich. Ce n’est réellement qu’en décembre 1911 que Kandinsky, Marc et Münter créent le Cavalier Bleu. Leur peinture porte le sceau de l’abstraction mais repose sur des bases spirituelles et philosophiques qui se veulent une force esthétique révo- lutionnaire internationale. Car « le groupe munichois se considère comme collecteur et défenseur de la culture européenne avec une interprétation internationale très importante »33 qui œuvre pour la future émergence de la République de Weimar.

Le désespoir, qu’ils éprouvaient au cœur même de la communauté allemande, est à l’origine du principe de !’abstraction chez Kandinsky. Π écrit: «J’étais incapable d’inventer des formes. Le spectacle des formes m’écœure toujours. Toutes les formes que j’ai utilisées sont venues d’elles-mêmes. Elles se sont présentées à moi, toutes prêtes. »34 Nous sentons déjà chez Kandinsky combien, le sentiment intérieur de l’intuition lui permet une percée en puissance de !’abstraction dans son œuvre. Paul Klee s’associera plus tard à ce groupe et à ce ressentiment intérieur.

Cette tendance esthétique « reprend au départ !’iconographie de saint Georges terras- sant le dragon. Le cavalier symbolise la figure spirituelle qui délivre le monde du matéria- lisme et du positivisme, symbolisés par le dragon [...] La couleur bleue, dans la ligne du

32. Pour une approche plus détaillée on peut se reporter également à W. KANDINSKY et F. MARC,

L'Almanach du Blaue Reiter. Le Cavalier Bleu, Paris, Klincksieck, 1987.

33. G. LEINZ, op. cit., p. 30. 34. W.-D. DUBE, op. cit., p. 111.

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16 romantisme symbolise en outre pour Franz Marc des vérités ou réalités aussi essentielles que le jour, Dieu, la volonté humaine ou la connaissance de l’esprit. »35 Le Cavalier Bleu tend vers le cosmique et le divin en exprimant une vie spirituelle qui unirait mysticisme et intuition humaine.

Par exemple, chez Kandinsky, l’image du jardin d’Eden et du combat de saint Georges avec le dragon sont très présentes dans son œuvre. Le jardin d’Eden représente l’image originelle qui détermine le début de l’histoire humaine : l’amour et le bonheur. Saint Geor- ges, quant à lui, combat le représentant du mal que symbolise le dragon.36

Dans cette dynamique, !’expressionnisme du Cavalier Bleu, inspiré par le romantisme, revendique un retour à l’authenticité. En alliant des couleurs agressives à des formes sen- suelles, il touche à la primitivité de l’homme et à sa précarité. L’expressionnisme dit son angoisse de la vie et du destin. En effet, si l’être humain est voué à la mort inéluctable, pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Voilà la question qui interroge désor- mais, de manière plus intense, cette peinture.

Ce mouvement pictural appréhende donc « la réalité telle qu’elle est », avec son pessi- misme et sa souffrance, et tente de dégager un sens nouveau qui ouvrirait sur une perspec- tive meilleure. Elle entend ainsi contester contre l’ordre moral bourgeois autonome. Kan- dinsky écrit en 1910 : « Notre âme, après la longue période de matérialisme dont elle ne fait que s’éveiller, recèle les germes du désespoir, de l’incrédulité, de l’absurde et de l’inutile [...] Revenant à soi, l’âme reste oppressée. »37 L’expressionnisme entend donc poser un regard nouveau sur le monde en évitant de l’idéaliser avec la lucidité esthétique qui s’impose à lui. W.-D. Dube le souligne : «Avec l’ardeur tempétueuse de la jeunesse, en- thousiasmée par sa foi en un monde où surabondent le beau, l’étrange, le mystérieux, le

terrible et le divin, cette génération exigeait de nouvelles libertés pour que naisse un art

nouveau qui serait le symbole et l’expression d’un nouveau type d’être humain. »38

35. Ibid., p. 88.

36. P. SERS, « Préface », dans W. KANDINSKY, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Denoël, 1989, p. 25.

37. Ibid., p. 52

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Il y a donc dans le Cavalier Bleu une dimension spirituelle fondamentale qui entend ramener, par le biais des premiers pas de l’abstraction, l’être humain vers ce qui le constitue fondamentalement dans ses entrailles les plus profondes.39 40 La question qui se joue ici se trouve être celle de l’essence.

Les deux mouvements successivement présentés constituent, pourrions-nous dire, les deux dimensions « structurées » de 1 ’ expressionnisme. Mais il existe un mouvement, moins organisé, que nous pouvons qualifier d’artistes peintres expressionnistes indépendants.

Les peintres expressionnistes indépendants

«Le mouvement expressionniste en Allemagne, s’élevant contre la confiance en l’autorité, de rigueur dans la société à l’égard de la nature et de l’art, n’est pas seulement représenté par Die Brücke et Der Blaue Reiter, mais également par des artistes indépen- dants. Les groupes de sécession, fondés à partir de 1900 à Munich, Berlin, Weimar et Vienne [...] jouent un rôle tout aussi important. »4° Nous pensons plus particulièrement au lien qui unit ces artistes à la dimension érotique de leurs œuvres chez Gustave Klimt, Egon Schiele ou encore Oscar Kokoschka.

L’exemple de la ville de Vienne est caractéristique, au début du XXe siècle, de ce tour- nant des arts dans lesquels les artistes cherchent à exprimer leurs sentiments ou à s’auto- analyser pour faire état de leurs affects. Π en découle inévitablement un travail substantiel sur le lien qui unit l’homme à l’amour, source de bien des bonheurs, dans un monde qui voudrait une vie meilleure. Alors, les peintres peignent leurs sentiments et leurs passions dans lesquels ils expriment un certain désespoir. « La nudité masculine des autoportraits de Schiele [...], perçue comme choquante et pornographique à l’époque, indique moins égo- tisme et auto-apitoiement que l’objet principal de leurs préoccupations et angoisses : l’érotisme, la sexualité — et surtout bien évidemment la leur. La sexualité ne pouvait échapper à ces intellectuels et artistes en rupture avec les conventions esthétiques et socia- les, d’autant moins que la double morale bourgeoise était à Vienne particulièrement

déve-39. Nous retiendrons d’ailleurs que la dimension symbolique du bleu renvoie à la spiritualité de la fleur bleue inspirant le romantisme allemand. C’est G. LEINZ qui souligne, op. cit., p. 34.

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18 loppée. »41 Nous poumons exprimer des sentiments identiques à l’égard de la croissance des opérettes et des revues de cabarets à Berlin. Car ceci montre combien l’art a joué un rôle politique permettant l’advenue d’un régime démocratique constitutionnel qui chassait celui des conventions bourgeoises refusant d’accepter les côtés « instinctifs et animaux » de l’homme.

Du même coup il existe, entre ces artistes indépendants, une union implicite euro- péenne qui se regroupe dans une véritable communauté implicite. Celle-ci devient officielle en 1919 lors de la création du musée d’art moderne de Berlin, au Palais de Kronprinz, « sur l’initiative de Ludwig Justi »42. Néanmoins, depuis 1912, les artistes indépendants avaient pu être exposés dans la galerie de Herwarth Walden qui avait fondé, en 1910, la revue Der

Sturm. Avec celle-ci, 1 ’expressionnisme devient le moteur essentiel de l’art moderne en

Europe et prend une dimension internationale qui fera de la République de Weimar, la République culturelle de toute l’Europe. Nous repérons plusieurs interprétations de l’art expressionniste qui vont dans ce sens.

Lesinterprétationsdel’artexpressionniste

Notre travail de recherche voudrait présenter plusieurs axes qui soulignent les fonde- ments de la révolte telle qu’elle se donne à voir à travers les artistes eux-mêmes mais éga- lement chez les philosophes et historiens de l’art qui ont interprété les œuvres expression- nistes dans le même sens que Tillich.

41. M. POLLAK, « Sociologie et utopie d’un art autonome » in Vienne - 1880 / 1938 - L’apocalypse

joyeuse, sous la direction de J. CLAIR, Editions Centre Pompidou, 1986, p. 399. On peut retenir ici ce

que W.-D. DUBE rappelle de l’enthousiasme de Guillaume II et de sa mise en garde lors de l’exposition de 72 œuvres de Munch à la Sécession de Berlin en 1902 : « “Si l’art, comme il arrive trop souvent de nos jours, se contente de représenter la misère sous des traits encore plus hideux que ceux qu’elle pos- sède déjà, alors il commet un péché contre le peuple allemand.” À quoi Hermann Obrist répond en 1903 : “[...] L’Empire est constellé de monuments militaires et de statues du Kaiser, fondus dans un moule conventionnel apparemment conçu pour satisfaire les goûts d’un pompier ou de quelqu’un de ce genre... Nous avons les monuments que nous méritons... L’art visuel devrait fournir des images et non des impressions. Au lieu d’impressions fugaces, il devrait nous hausser au niveau d’une expression plus profonde et d’une vie plus intense”. » (op. cit., p. 158).

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mort et soumis aux pulsions érotiques de l’amour. Ils voudraient pouvoir se libérer d’une certaine emprise de la morale de la culture bourgeoise sur eux-mêmes et les petites gens pour faire accéder l’humanité à un autre stade que celui de !’exploitation du plus faible par le plus fort. C’est certainement là la grande dynamique des expressionnistes de peindre des formes brisées dans lesquelles tout homme reconnaît sa propre déchéance. Les peintres puisent aux fondements de la source qui les anime. Us ressentent profondément, dans le creux de leurs entrailles, le lien qui les unit à la nature et qui les pousse à donner une des- cription du monde qui refuse d’ignorer la réalité de l’existence telle qu’elle est. Chaque expressionniste est tourmenté ; chaque artiste est torturé par la vie. H y a là comme un désespoir petit bourgeois pour celui qui peut prendre le temps de se regarder pour découvrir son essence. La peinture devient alors un acte quasi religieux dans lequel l’être humain se voit tel qu’il est et non pas telle que la société bourgeoise voudrait qu’il soit. Chaque homme est soumis à l’amour et à la mort. Ce sont deux constantes incontournables que le bourgeois voudrait ignorer pour mieux soumettre la société à sa propre vision des choses et dont la finalité vise !’enrichissement des plus fortunés au sein du système économique libéral. L’expressionnisme caresse ainsi le grand rêve d’une humanité qui serait capable de reconnaître ce qui unit les hommes tout en acceptant ce qui les différencie. H y a là comme une douce utopie qui nourrit les perspectives proprement sociale et religieuse de cette pein- ture.

Emst Bloch est le philosophe expressionniste par excellence. Π donne à ce courant de peinture toute sa consistance sociale tout en soulignant le désir de voir advenir une commu- nauté qui prendrait un caractère proprement religieux. L’utopie expressionniste consiste en effet à croire que l’advenue du royaume de Dieu sur terre est possible ici et maintenant. La philosophie expressionniste offre ainsi une interprétation téléologique de l’histoire tout en se soutenant de l’histoire de la philosophie elle-même. L’utopie peut advenir dans la réalité. C’est le fondement même d’une peinture qui s’enracine dans le désespoir existentiel qui amène Bloch à proposer une telle formule. Mais là encore, l’angoisse de la Première Guerre mondiale ne fait que confirmer le grand dessein du capitalisme bourgeois tel que le

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20 çait déjà Marx : la masse prolétaire au service du pouvoir économique. Alors l’homme se révolte. E se révolte contre une société bourgeoise qui le condamne à entrer dans un moule qui occulte l’existence et ses plaisirs, la vie et ses envies, l’amour et ses fantaisises, la mort et son caractère désespérant.

Notre contemporain Jean-Michel Palmier, historien de l’art, a dressé un remarquable portait d’un expressionnisme en révolte contre l’Allemagne wilhelmienne. Π évoque la misère, l’espoir et la violence qui a conduit 1 ’expressionnisme à se rebeller fortement contre la société bourgeoise. Mais Palmier, tout en rappelant les influences picturales et les débuts de 1 ’expressionnisme allemand, fait l’éloge de l’expressionnisme littéraire et théâtral. Π s’avère ainsi un soutien fondamental pour notre étude. Π nous montre en effet que !’expressionnisme a investi l’esthétique dans toutes ses formes, qu’il a façonné toute la dimension culturelle de l’Allemagne entre les années 1905 et 1928. E rappelle également que l’expressionnisme a été caractérisé d’art dégénéré par les nazis et vidé ainsi de la subs- tance profonde qui le constitue. Enfin, il dévoile comment les expressionnites ont joué un rôle important dans la politique de l’Allemagne et la République de Weimar ; il interroge les groupes et les artistes pour montrer leur évolution au sein d’une société qu’ils vou- draient meilleur pour le bien de l’humanité.

Ces trois types d’interprétation de l’art expressionniste semblent converger avec l’analyse de Tillich. En tout cas, elles sont complémentaires. Elles s'interpénétrent les unes les autres et finissent par offrir un panaroma remarquablement exhaustif de l’Allemagne des années 10 et 20. Cela donne beaucoup de crédibilité à !’interprétation religieuse et sociale que Tillich fait de !’expressionnisme.

Ainsi !’expressionnisme, tant dans sa visée picturale que politique, développe une dy- namique de révolte à deux niveaux : Tun socioculturel et l’autre religieux. Du point de vue socioculturel, il cherche à montrer comment tout être humain provient du même fondement. E vise ainsi l’expression d’une société où l’égalité entre les hommes surgit de la compré- hension du lien qui unit tout homme à la nature. Cette dimension sociale se donne à voir à travers la révolte contre une société conventionnelle qui nie cette réalité de la nature en l’homme. L’expressionnisme développe ainsi une esthétique de l’attaque contre la société bourgeoise capitaliste.

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Du point de vue religieux, !,expressionnisme cherche à montrer ce qui constitue l’essence de tout homme. E vise l’expression d’un monde idéal dont l’advenue du royaume de Dieu sur terre deviendrait l’ultime espoir d’une humanité désespérée. La révélation de l’essence, à travers un ait profane, dégage une volonté de puissance qui offre le courage de la révolte religieuse spirituelle.

L’expressionnisme devient un art visuel que Paul Tillich va qualifier de prophétique et de profondément spirituel. L’expressionnisme ne surgit pas là par hasard. Π naît de la saisie de la culture du temps en soi, il vient des profondeurs de quelques hommes qui se révoltent contre eux-mêmes et contre le mensonge de la société bourgeoise dans laquelle ils vivent. La peinture est révélatrice d’une signification socioculturelle et religieuse dont Paul Tillich repère toute la teneur dans la manière dont il se positionne devant et avec elle.

Problématique, méthodologieetstructuredelathèse

Au cours de la période des écrits du premier enseignement, qui s’étend de 1919 à 1926, Paul Tillich rédige un ensemble d’articles qui tend à montrer le lien qui unit la religion à la culture. Pour ce faire, il cible sa réflexion autour de trois approches : la théologie de la culture, la philosophie de la religion et le socialisme religieux.

La question de l’art apparaît chez lui comme l’un des éléments fondamentaux pour comprendre ce lien au sein de la culture du temps présent. La brillante étude de M. F. Pal- mer, sur la philosophie de l’art de Paul Tillich43, a en effet révélé comment l’analyse de Tillich permettait une évaluation critique de la société bourgeoise de ce début de vingtième siècle. Mais la philosophie de l’art se limite chez Palmer à l’esthétique en général.

Le colloque de !’Association d’expression française Paul Tillich Art et religion, qui a eu lieu à Montpellier en 1993, avait permis d’affiner ce travail avec des études sur les di- mensions politiques et religieuses de la réflexion de Tillich sur l’art. Elles soulignaient à nouveau l’importance incontournable de l’art comme outil d’interprétation du lien entre la religion et la culture. Un article nous était alors apparu comme une spécificité originale

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22 dans ce domaine : « Tillich et l’expressionnisme allemand »44. Le texte de J. Cottin établis- sait précisément le rapport entre la peinture expressionniste allemande et la culture de la société bourgeoise dans laquelle se trouvait Tillich. Π sous-entendait également que l’expressionnisme jouait un rôle particulier et central dans l’expression de la République de Weimar. Or avant même la lecture de cet article, nous avions pressenti, en parcourant les textes de La dimension religieuse de la culture45, cette même caractéristique mais avec une consonnance particulière.

En effet, les œuvres picturales présentées par J. Cottin représentaient toutes des scènes à thèmes religieux ou biblique. Et ce qui nous interpellait plus précisément dans 1 ’expressionnisme allemand venait de ce que la majorité de son art touchait des scènes à thèmes profanes, mettant en exergue ce qui unissait l’être humain au cosmos. La question qui nous préoccupait alors se posait en ces termes : une peinture profane expressionniste pouvait-elle être considérée comme une peinture sacrée ? Si oui, dans quelle mesure ? Et cette dimension prenait-elle un caractère'particulier dans l’œuvre de Paul Tillich ?

Au-delà d’une philosophie de l’art, nos questions nous déplaçaient vers une théologie de l’art et de la peinture expressionniste en particulier. Car la question du sacré dans 1 ’expressionnisme nous donnait à examiner une certaine forme de l’art, comme partie cons- tituante d’une culture qui se trouvait en lien avec l’expression de la religion. Nous rejoi- gnions alors la préoccupation de Tillich au cœur de ses écrits du premier enseignement. Cela prenait d’autant plus d’importance que ce sujet à traiter n’avait jamais été envisagé sous cette forme à travers l’étude des textes de Tillich. Une question allait alors nourrir tout l’objet de notre recherche : !’interprétation que Tillich donne de l’art expressionniste est- elle valable ?

Etant donné le vaste champ de matériaux documentaires à notre disposition, nous avons choisi d’insister avant tout sur la période allemande d’après-guerre des écrits de Tillich, car c’est alors qu’il est le plus vivement conscient du nouveau kairos qui se mani- feste dans l’histoire de l’Allemagne. Dans notre travail, les textes de la période américaine

44. J. COTTIN, « Tillich et l’expressionnisme allemand », op. cit., p. 84-96. 45. P. TILLICH, La dimension religieuse de la culture, op. cit.

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La sitation « spirituelle » du temps présent telle que Tillich la décrit dans son ouvrage de 1926 manifeste un état de crise qui, cependant, laisse entrevoir un horizon nouveau. En effet, le kairos advient maintenant dans la société profane, politique, où il présente la figure sociale d’une révolte ; mais également une signification religieuse. C’est précisément là l’originalité de Tillich de voir que le kairos qui surgit dans T expressionnisme a une signifi- cation religieuse qui annonce le tournant spirituel à venir.

Jusque-là, nos options méthodologiques tendent à montrer ce qui unit Tillich à 1 ’ expressionnisme. Mais nous avons aussi choisi de traiter du dépassement du mouvement expressionniste afin de voir comment Tillich lui-même s’en dégage à un moment donné pour ne pas tomber dans l’utopie politique, religieuse et sociale. Ce dépassement se donne à voir dans le courant pictural de la Nouvelle Objectivité autour des années 1922. Le mouve- ment a toute son importance et il correspond à une évolution exactement parallèle chez Tillich au milieu des années 20. Notre approche constitue là certainement une originalité, car la plupart des auteurs ne font pas la distinction entre 1 ’ expressionnisme et le nouveau réalisme ; le second mouvement est souvent considéré comme de 1 ’ expressionnisme égale- ment. Ce qui n’est pas faux. Mais la Nouvelle Objectivité vient là comme un dépassement du désespoir petit bourgeois de la peinture expressionniste allemande. Π s’agit d’une inter- prétation fondamentale pour ce qui concerne Tillich qui introduit, à ce moment-là, une nouvelle catégorie de théologie de la culture : celle du « réalisme croyant ».

Notre intention n’était donc pas d’établir une histoire des concepts philosophiques, théologiques et esthétiques des vingt premières années du XXe siècle qui auraient pu nourrir la théologie de la culture de Tillich. Notre travail s’inscrit plutôt dans l’histoire des idées qui vont se développer au cours du début des années 20, à l’époque des écrits tillichiens du premier enseignement. C’est pourquoi, nous avons choisi des auteurs comme Bloch, Wor- ringer, Kandinsky, et des peintres comme Munch, Marc, Kokoschka, Groz et Dix, qui révèlent une proximité étonnante entre leur propre développement intellectuel ou pictural et la pensée de Tillich.

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24 Ainsi, la signification religieuse et la signification socioculturelle de la peinture ex- pressionniste d’après Tillich deviennent la clé d’une interprétation et la naissance d’un champ nouveau d’analyse de la culture. La thèse entend ainsi révéler une signification sociale révolutionnaire dont l’expressionnisme est porteur ; elle donne à voir également l’expression d’une signification religieuse qui permet une nouvelle définition du concept de religion en lien avec la société républicaine de Weimar. Quel est l’enjeu d’une telle théolo- gie de l’art ? Qu’apporte-t-elle à la dynamique de la théologie de la culture de Tillich ? Comment la nourrit-elle ? Quelles perspectives engendre-t-elle ? Comment permet-elle un nouveau rapport au religieux ou au spirituel ? Quels axes de réforme sociale engage-t-elle ? Autant de questions auxquelles notre étude voudrait répondre, en portant notre approche successivement sous le regard de deux visées précises : « la signification socioculturelle » et « la signification religieuse », qui constituent comme les deux pôles spécifiques de la théo- logie de la culture de Paul Tillich.

La première partie, sur « la signification socioculturelle », comprendra trois chapitres qui nous mèneront de la révolte expressionniste à sa signification, à travers le lien qui unit l’amour et la mort comme support d’une nouvelle compréhension de la communauté hu- maine, et à son dépassement dans le réalisme croyant, tel que Paul Tillich le développe à la fin des années 20.

La deuxième partie, sur « la signification religieuse », comprendra trois chapitres éga- lement qui nous pemettront d’établir le rapport entre la définition du sacré chez R. Otto et le concept de religion comme expérience de !’inconditionné tel que le décrit Tillich. Nous verrons comment cette analyse rejoint l’expérience esthétique comme fondement d’une théologie de l’art expressionniste tout en vérifiant leur validité auprès d’auteurs expression- nistes.

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LA SIGNIFICATION SOCIOCULTURELLE DE L’ART EXPRESSIONNISTE

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CHAPITRE 1

LA RÉVOLTE EXPRESSIONNISTE

L’expressionnisme allemand représente, dans son ensemble, un mouvement de révolte contre la société bourgeoise et capitaliste.1 C’est bien ainsi que le comprend Tillich, nous le verrons au chapitre suivant. Mais il sera utile de rappeler d’abord la pensée d’Ernst Bloch sur le sujet. Cela montrera que Tillich n’était pas seul à s’orienter dans cette direction. C’était déjà la vision de penseurs socialistes de son temps, comme le célèbre philosophe marxiste vers lequel nous nous tournons maintenant. Dans son célèbre ouvrage L’esprit de

l’utopie, Bloch nous convie, en effet, à pénétrer la pensée expressionniste.2

L’expressionnismedans « l’espritdel’utopie »

L’exemplaire de l’ouvrage de Bloch, que nous présentons ici, est la version définitive de 1923 revue et modifiée de son premier essai publié en 1918. En réalité, Bloch le rédige

1. Il faut se reporter ici à l’ouvrage capital de J.-M. PALMIER, L’expressionnisme comme révolte, contri-

button à l’étude de la vie artistique sous la République de Weimar, Payot, 1983.

2. L’esprit de l’utopie, Gallimard, 1977. E. BLOCH (1885/1977) est philosophe et historien allemand. « Il fait partie, avec Lukács, Adorno, Benjamin, Marcuse, de ces penseurs qui reconnaissent leur dette envers Marx mais qui prétendent en même temps, chacun dans une perspective originale, délivrer le marxisme de tout caractère dogmatique et totalitaire et restaurer son pouvoir subversif » (Le Nouveau dictionnaire

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dès les années 1914/1915 au début de la Grande Guerre3. Ce livre est considéré comme « l’Évangile de Γexpressionnisme »4 car il présente, dans sa réflexion philosophique, esthé- tique et politique, le romantisme révolutionnaire dont se réclame le courant de l’expressionnisme.

Dès les premières pages, Bloch précise le sens de la révolte qui anime ses écrits : « C’est entre nos mains qu’est la vie. Il y a beau temps déjà qu’elle s’est vidée de tout contenu. Absurde, elle titube de-ci de-là, mais nous tenons bon et ainsi nous voulons deve- nir son poing et ses buts. Les récents événements seront bien vite oubliés. Seul flotte dans l’air un souvenir sinistre et vide. »5 Π ne fait aucun doute que les événements dont parle Bloch sont ceux de la guerre et de ses effets désastreux sur l’esprit de la jeunesse et du peuple allemands. Toute l’œuvre consiste donc à présenter le chemin d’une nouvelle espé- rance visant le but ultime d’un royaume dans lequel les hommes se rassasieraient d’une paix durable. Mais cette route est longue. Elle passe par diverses étapes suivant lesquels l’être humain, après avoir fait sa propre rencontre, peut espérer se structurer d’une manière telle qu’il puisse développer en lui l’esprit communautaire qui sied à sa condition.

Pour ce faire, Bloch construit L’esprit de l’utopie autour de deux chapitres principaux : « La rencontre de soi-même » et « Karl Marx, la mort et l’apocalypse ».

« La rencontre avec soi-même »

La question du non-sens de l’existence se révèle être le point nodal autour duquel l’être humain se rencontre dans sa négation la plus franche et la plus terrible. Le ton général de Bloch incite le lecteur à se mesurer à son propre vide. H écrit, résumant ainsi ce qu’il pense être le fardeau d’une humanité qui désespère d’elle-même :

Me voilà tel que j’apparais, voilà l’amour, la vie, tels que je les ai lus, voilà ce qu’il en est, subjectivement et expérimenté sur moi-même, d’avoir vingt, trente, quarante, cinquante ans, d’être aussi vieux que l’étaient en ce temps-là ma mère, les hôtes étrangers, et tous les adultes que je voyais objectivement. N’être jamais présent : c’est donc cela la vie « réelle » de cette femme, de cet homme, encore vingt ans et toute la réalité serait chose faite ? Quand donc vit- on authentiquement, quand est-on soi-même consciemment présent dans la région de ses

pro-3. Le Nouveau dictionnaire des auteurs, Laffont-Bompiani, 1994, Tome 2, p. 2384. 4. J.-M. PALMIER, op. cit., p. 266.

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