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Sartre et la voie herméneutique de la morale

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Academic year: 2021

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(1)

SIMON BOUCHARD

&

¿2d ^

¿¿L

SARTRE ET LA VOIE HERMÉNEUTIQUE DE LA MORALE

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l’obtention du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

AOÛT 2005

(2)

0-494-09564-4

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Our file Notre retêrence ISBN: Bibliothèque et Archives Canada Library and Archives Canada

1*1

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1*1

Canada

(3)

Résumé

Ce travail de recherche vise une compréhension de la pensée morale de Sartre en se confrontant à ses textes ainsi qu’aux questions qui lui sont propres. Nous tenterons une présentation de cette pensée morale dans son devenir propre en effectuant une psychanalyse existentielle. Plus précisément, il s’agira de questionner cette morale sur son fondement même afin de déterminer si cette dernière est un « humanisme » au sens où elle est en mesure de justifier concrètement l’action bonne. Donner une valeur à l’action, c’est rendre la morale possible. Partant, nous aurons à déterminer si Sartre rend la morale possible en nous demandant si sa morale parvient à justifier l’action bonne, bref, si sa morale vise le bien de l’homme.

(4)

Préface

Le présent ouvrage est une propédeutique à une problématique générale. Plus précisément, il vise à expliquer et comprendre la pensée morale de Sartre en elle-même pour être en mesure d’en faire ressortir les intuitions d’une herméneutique. Notre but est, non seulement d’aborder Sartre dans une nouvelle perspective, mais de montrer en quel sens ce dernier se réclame d’une approche herméneutique - portant le nom, dans L’être et le néant, de « psychanalyse existentielle » - afin de répondre à son questionnement moral. Cette problématique générale s’énonce comme suit : Est-ce que la psychanalyse existentielle, en tant que possible solution au problème moral de Sartre, peut être considérée comme la voie authentique de la philosophie morale et, par conséquent, comme représentant la voie herméneutique de la morale contemporaine ? Afin de faire ressortir la cohérence de notre propos et afin d’en faciliter la compréhension, nous diviserons notre travail en deux Tomes. Le premier, que nous intitulerons Problème moral chez Sartre, vise à mettre en place les éléments de réponses nécessaires à notre problématique générale et à présenter le problème moral de Sartre en ayant soin de montrer la voie herméneutique qu’emprunte son questionnement. Cette psychanalyse de Sartre nous permettra, dans le second Tome, de nous appuyer sur Paul Ricœur - comptant parmi les principaux représentants contemporains de l’herméneutique philosophique - afin d’effectuer une caractérisation de la psychanalyse existentielle comme voie herméneutique de la morale de Sartre, comme morale de l’action concrète et comme voie authentique de la philosophie morale contemporaine.

Bien que le texte du premier tome, que nous livrons ici, ne semble pas se suffire à lui-même puisqu’il s’intégre à une problématique plus large, nous verrons en quoi, au contraire, sa problématique est propre en ce qu’elle peut être comprise en elle-même et pour elle-même.

(5)

Table des matières

Résumé

I

Préface

II

Table des matières

י III

Introduction

Question de Méthode

1

I. Comment aborder un auteur ? 2

II. La morale existentielle et le problème du langage 6

III. Heidegger et la mécompréhension de Sartre 13

1- U humanisme de Sartre témoigne implicitement de son souci de VÊtre 14 2- Vexistentialisme de Sartre n’est pas métaphysique 16 IV. Énonciation de la problématique et question de procédure 20

Premier chapitre

L’expérience de la contingence

24

I. Résumé de La nausée 24

25

25

29

29

31

31

33

35

37

38

II. Analyse de La nausée

1- Les deux formes de solipsisme (singulier et Universel) 2- Analyse des fausses solutions

Causes et inhibiteurs de la nausée Les fausses solutions et les Salauds

1. Trouver une consolation dans l’art

2. Se rattacher au passé, à la possession, à l’histoire 3. Croire en l’amour

4. Croire en l’action 3- Le statut ambigü de l’œuvre

42

45

En regard de L ’être et le néant À la recherche de l’être

(6)

52

57

57

59

62

63

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72

75

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82

84

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91

93

95

95

97 101

103

103

103

106

109

112

IV. Conclusion du premier chapitre

Deuxième chapitre

La mauvaise foi

I. Caractéristiques du scénario

IL Résumé de la première version du scénario III. Analyse du scénario

1 - La guérison par la vérité 2- Freud le névrosé

Symptômes de la névrose

Le fatalisme de Freud : amour et ambition 3- Le « complexe » de Freud

IV. En regard de « L’être et le néant » 1- Le problème de la mauvaise foi 2- La solution psychanalytique

3- Les deux versants des conduites de mauvaise foi 4- Problème de fond de la mauvaise foi

5- Visée morale de la mauvaise foi 6- La « foi » de la mauvaise foi V. Conclusion du deuxième chapitre

La josycZzanaZyse er Za j?ewr de Z'êfre

Troisième chapitre

La liberté

I. Résumé de la pièce Le diable et le bon dieu IL Analyse de la pièce

Les différents moments de Za conversion moraZe de Gœtz 1. Le mal sans compromis ou « le mal pour le mal »

La figure du bâtard

2. Le mal pour la liberté : l’orgueil du bâtard 3. Le « pari » de Gœtz : le bien sans compromis 4. Goetz établit le Bien sur le mal

(7)

5. Passage vers le Goetz déchiré

114

6

. Passage vers le Goetz final

117

7. Le Gœtz final

120

126

126

130

130

131

132 133

135

137

138

142

144

III.

Approfondissement de l’analyse en regard de

L’être et le néant

1- Le néant de la liberté

2- L’être de la liberté

1. Le néant de la liberté révèle l’être de la liberté

2. Retour sur le problème du mal posé par la liberté

3. Les intuitions de la morale dans

L’être et le néant :

La liberté et l’action concrète

L’angoisse de la conversion

Réponse au problème moral et au problème de l’inaction L’action morale vise l’Etre

4.

La situation ou

Vêtre-au-monde

du

pour-soi 5.

La responsabilité morale dans

L’être et le néant

6. U échec

de la morale dans la conclusion de

L’être et le néant

IV.

L’authenticité en regard de

Vérité et existence 147

V.

Conclusion du deuxième chapitre

151

La liberté bien comprise conduit à l’action bonne

151

Conclusion générale

Perspectives morales

159

IL

La présence d’autrui dans

L’être et le néant 159

L’amour concret sur l’échec de l’Amour 159

IL

L’herméneutique sur l’échec de la dialectique

164

La vérité ou l’ironie du soupçon 1

64

III.

Ouverture sur la psychanalyse existentielle

168

173

Bibliographie

(8)

Problème moral chez Sartre

La psychanalyse existentielle [...] appartient a priori à la compréhension humaine et le travail essentiel est une herméneutique, c’est- à-dire un déchiffrage, une fixation et une conceptualisation.

L ’être et le néant

Introduction

Question de Méthode

Pour tout travail philosophique sérieux, aujourd’hui, la question de la méthode doit faire problème dès le départ. En fait, c’est toute la pensée moderne qui, depuis Descartes, ne peut demeurer cohérente que dans la mesure où elle poursuit cette voie critique qui remet en doute non seulement la vérité des objets que nous connaissons, mais également le mode d’appréhension que nous en avons. Avec l’avènement des « maîtres du soupçon », nous dit Paul Ricœur, dans son Essai sur Freud, « c’est toute la philosophie qui [...] devient interprétation ».' Ce que nous devons comprendre de ces propos est que toute la philosophie et, par le fait même, la morale, prend ses distances par rapport à elle-même afin de se comprendre, de s’interpréter dans son devenir propre. Dit simplement, c’est l’ambition du sujet désintéressé - du philosophe qui se place devant le monde comme s’il était hors du monde - qui se voit remise en question par les principaux représentants de l’école du soupçon que sont Marx, Nietzsche et Freud. Voici comment Ricœur résume ce que ces derniers ont mis en place :

Si Von remonte à leur intention commune, on y trouve la décision de considérer d’abord la conscience dans son ensemble comme conscience « fausse ». Par là, ils reprennent, chacun dans un registre différent, le problème du doute cartésien, pour le porter au cœur même de la forteresse cartésienne. Le philosophe formé à l’école de Descartes sait que les choses sont douteuses [...] ; mais il ne doute pas que la conscience ne soit telle qu’elle s’apparaît à elle- même ; en elle, sens et conscience du sens coïncident ; depuis Marx, Nietzsche et Freud, nous en doutons. Après le doute sur la chose, nous sommes entrés dans le doute sur la conscience.1 2

1 - RICŒUR, Paul, De l’interprétation, Essai sur Freud, Éditions du Seuil, Paris, 1965, p.35. 2 - Ibid, p.43.

(9)

Ainsi est-il devenu nécessaire au développement de la philosophie moderne de chercher une façon de débuter son questionnement, de trouver une justification à sa critique en approfondissant le comment de son entreprise. Malheureusement, cette problématique de départ est souvent mise de côté ou contournée en philosophie, réduisant ainsi l’enjeu de la méthode à une banale question de procédure. Afin d’éviter, autant que possible, ce manque de rigueur, la première question qui devra occuper notre esprit dans ce travail sera : Comment aborder Sartre ? Il est important de préciser, avant toute chose, que le lecteur ne trouvera pas dans cette introduction une réponse définitive à la problématique de la méthode, mais simplement la tentative de choisir une approche permettant d’aborder le plus fidèlement possible la pensée de notre auteur. Par ce souci de la méthode ou, plus particulièrement, de Yapplication de la méthode, nous suivrons l’exemple de Sartre qui, après s’être posé lui-même cette question du comment, est l’un des rares philosophes à ne pas s’y être enlisé en menant sa pensée au-delà du texte vers l’action la plus concrète. Dans cette partie introductive, nous envisageons de questionner notre méthode en tentant de répondre à la question : « Comment aborder notre auteur ? ». Pour ce faire, nous devrons passer par une description de la philosophie existentielle en rapport avec le problème du langage, une analyse des préjugés entourant Heidegger et Sartre et, enfin, l’énonciation de notre problématique.

I. Comment aborder un auteur ?

Afin de bien définir la voie que nous allons emprunter, nous commencerons par distinguer brièvement trois manières d’aborder un auteur. D’abord, une approche que nous pourrions appeler classique consiste à comprendre un auteur à travers un ou plusieurs autres auteurs. À l’opposé de cette dernière, l’approche directe, consiste à étudier un auteur en se référant uniquement à ses textes. Enfin, l’approche que nous nommons indirecte, est celle qui prend en charge les difficultés présentes implicitement dans les deux voies précédentes. Or, quelles sont ces difficultés ? Le problème, lorsque nous utilisons l’approche classique, est que nous abordons un auteur avec une pré-compréhension et une pré-conceptualisation. Ceci a pour effet de nous éloigner de l’auteur étudié, car nous figeons sa pensée dans des concepts qui lui sont extérieurs. Et cela est d’autant plus vrai lorsque nous nous référons à plusieurs

(10)

auteurs, car si, par exemple, je comprends le concept d,«Être» chez Sartre à travers la définition de Hegel, de Husserl et de Heidegger, il ne me reste plus de ce concept qu’un résidu de ce qu’il a de commun chez ces trois auteurs ou pire, un ramassis de contradictions. Évidemment, attribuer ce résidu à Sartre provoque une réduction importante de sa propre pensée.

L’approche directe, quant à elle et contrairement à ce que nous pourrions penser, ne pose pas problème en raison de son manque de références, de perspectives ou de points d’appui à partir desquels il devient possible dejuger l’auteur en question, car ce point d’appui, c’est le lecteur. La difficulté provient plutôt du fait que ce lecteur est compris abstraitement comme s’il s’était délivré des préjugés qui biaisent constamment sa compréhension. En ce sens, cette approche s’apparente à celle du spectateur désintéressé. La difficulté ne provient donc pas tant du manque de perspectives3 que du fait que cette approche mène au même problème que la précédente. Ce problème, c’est celui des préjugés qui faussent notre regard en face de l’objet que nous tentons de connaître. Du côté de l’approche classique, ces préjugés servent d’appui sans être questionnés ou sans que l’on tienne compte de leur effet, alors que du côté de l’approche directe, nous croyons indûment nous en être débarrassés. En contrepartie, l’approche indirecte doit être en mesure, dans son application même, de rendre explicite l’enjeu de la méthode. En résumé, celle-ci doit rendre explicite le problème - que nous avons brièvement présenté par l’entremise des deux premières approches - du spectateur désintéressé.

Dans un article intitulé « Remarques sur la Psychologie der Weltanschauungen de Karl Jaspers», Heidegger critique, à travers l’exemple de Jaspers, la méthode de la «simple considération » ou du spectateur désintéressé. Cette méthode, pour Jaspers, vise à saisir le principe de l’existence en évitant l’enfermement dans une «vision du monde», dans une perspective subjective. Ce qui pose problème à Heidegger, ce n’est pas, bien entendu, que Jaspers s’attarde sur le problème de l’existence - ce qui constitue plutôt son mérite - mais que

3 - Lorsque nous additionnons les perspectives afin d’obtenir une vision générale, ces perspectives peuvent nous mener à une saisie superficielle faisant abstraction des particularités d’une pensée. D’un autre côté, une vue spécialisée, bien qu’elle soit plus profonde, n’est que partielle, ce qui constitue également une forme d’abstraction.

(11)

l’approche choisie par ce dernier ne vise pas adéquatement son objet. Pour reprendre les mots de Heidegger, «la simple considération ne donne justement pas ce qu’elle veut donner, à savoir la conscience rigoureuse du questionnement méthodique ».4 Car, poursuit Heidegger, « pour qu’elle puisse faire l’effet d’un choc sur la philosophie actuelle, il faut que la simple considération se poursuive jusqu’au « processus infini » d’un questionnement radical qui se tient de telle sorte que lui-même soit en question ».5 Pour que l’approche qui consiste en une simple considération soit adéquate, il est nécessaire de conserver un doute à l’égard de la validité de cette méthode ou, dans les termes de Heidegger, de conserver le « souci » (Sorge) de la méthode. Ceci nous ramène au doute du doute de l’école du soupçon, puisque la pensée ne doit pas nier son devenir pour être en mesure de dire la vérité. En ce sens, nous devons demeurer vigilant, car c’est uniquement lorsque cette conscience de la méthode est rigoureusement éveillée qu’une authentique possibilité de penser par soi-même est possible. « Faire de la philosophie, c’est être en route »6 nous dit Jaspers dans son Introduction à la philosophie. Toutefois, nous pouvons ajouter, suivant Heidegger, que « propulser dans la réflexion, rendre attentif c’est quelque chose qu’on ne peut faire que si, sur le chemin lui- même, on prend un tant soit peu les devants ».7 Prendre les devants ici signifie saisir l’existence avant qu’une méthode ne s’impose et ne la fige dans des réflexions formelles. La méthode doit donc prendre de l’avance sur elle-même, être consciente des effets inévitables qu’elle provoque sur son objet afin d’être en mesure de s’approfondir, de se corriger. « Le propre d’une recherche, c’est d’être indéfinie »,8 nous dit Sartre dans la préface de sa Critique de la raison dialectique. En se faisant porte-parole de l’existentialisme, il affirme, au tout début de Questions de méthode : « À nos yeux, la Philosophie n’est pas ».9 Le propre de la philosophie est d’être « indéfinie » ou indéterminée puisqu’elle se définit comme une recherche, comme un questionnement ouvert. C’est donc dire qu’elle se définit dans son devenir, dans son questionnement. Par conséquent, répondre à la question ou définir la philosophie c’est, en quelque sorte, nier la philosophie ou plutôt voiler sa vérité. La

4 - « Philosophie », no.12, été 1986, Martin Heidegger, Remarques sur la Psychologie der Weltanschauungen de

Karl Jaspers fl), p. 19.

' - Ibid, p.20.

Λ - JASPERS, Karl, Introduction à la philosophie, Éditions 1018, Paris, 1965, p.ll.

7- « Philosophie », no.12, été 1986, Martin Heidegger, Remarques sur la Psychologie der Weltanschauungen de

Karl Jaspers (I), p.19.

8 - SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique précédé de, Questions de méthode. Éditions Gallimard, Paris, 1985, p.13.

(12)

philosophie est vivante lorsqu’elle se fait question, c’est-à-dire lorsqu’elle se fait manque de réponses et, de ce fait, lorsqu’elle se remet en question dans son propre questionnement. Par définition, la philosophie doit conserver un doute sincère à l’égard de sa méthode. Et c’est pour cette raison qu’on tend aujourd’hui à remplacer le concept de méthode en philosophie - plus particulièrement en philosophie herméneutique - par celui d’approche, renvoyant à cette idée d’une méthode présente à elle-même et moins intrusive en ce qu’elle demeure ouverte. Pour le jeune Heidegger,10 11 c’est l’approche herméneutique qui constitue la démarche la plus susceptible de dévoiler la vérité existentielle en ce qu’elle tente, autant que faire se peut, de s’intégrer elle-même au questionnement, à la problématique de l’existence. Ce faisant, elle évite de déterminer à l’avance le sens ou la visée de cette problématique et de répondre à une question qu’elle aurait préalablement construite. Le questionnement de Heidegger sur la méthode de Jaspers nous apprend que le problème de l’existence ne peut être approché par des réflexions formalistes, mais uniquement dans l’expérience facticielle la plus concrète qu’il s’agit de définir et qui ne peut être abordée « qu’indirectement ». Or, c’est en ce sens que la troisième approche est indirecte, car elle doit demeurer, autant que possible, indirectement présente à elle-même dans son effectuatiton. Cependant, cela ne signifie pas que cette approche ne peut avoir d’accès immédiat ou direct à l’objet auquel elle se rapporte intentionnellement,11 mais qu’une certaine disposition est nécessaire à !’application adéquate de celle-ci. Et cette disposition, c’est la conscience éveillée de la méthode, le souci de la méthode. Partant, nous pouvons nous demander ce que peut signifier ce « indirectement » dans le cadre de notre propre réflexion, bref : que signifie aborder Sartre indirectement ? Afin de répondre à cette question et, par la même occasion, de démontrer que ce questionnement sur la façon d’aborder le problème de l’existence n’est pas étranger à la pensée existentialiste à laquelle Sartre s’identifie, nous nous attarderons quelque instants sur le point de vue de celui que l’on a baptisé le « père de l’existentialisme », c’est-à-dire Kierkegaard.

10 - De 1919 à 1923 Heidegger développe une herméneutique de la facticité visant à saisir la vie en tant qu’elle est «clair-obscur», c’est-à-dire en tant qu’elle nous est donnée (présente), d’une part, mais également en tant qu’elle nous échappe puisqu’elle ne se laisse pas enfermer dans des concepts.

(13)

II. La morale existentielle et le problème du langage

La science et la philosophie positives fondées par Auguste Comte (1798-1857) avaient pour critère de vérité ce qui est observable et mesurable, bref, ce qui est fixe et commun aux différents individus et peut, par conséquent, s’ériger en savoir. Or, le devenir de l’existence étant par définition tout le contraire de ceci, il échappe, par sa nature même, à ce savoir positif. À peu près à la même période, en Allemagne, Friedrich Hegel (1770-1831) s’attarde sur le négatif de l’existence. C’est à juste titre que l’on peut le considérer comme le plus concret des philosophes - ses nombreux exemples en témoignent - car toute son entreprise vise à rendre compte du devenir ou de Vhistoricité de la réalité. Contrairement à la philosophie positive, ce n’est pas VUniversel abstrait qui intéresse Hegel, mais plutôt la singularité concrète, c’est-à- dire la dimension d’altérité, le négatif qui échappe à cet Universel abstrait. Curieusement, motivé par ce même souci à l’égard de la réalité concrète, Sören Kierkegaard (1813-1855) critiquera fortement cette entreprise de Hegel dans laquelle il voit un manque de radicalité. Pour Kierkegaard, la philosophie du système proposée par Hegel n’arrive pas à nous sortir d’une vision abstraite de l’existence car, selon son point de vue, l’existence singulière nous échappe dans la spéculation, c’est-à-dire dans la pensée et dans le concept au sens abstrait. En effet, les concepts que nous utilisons lorsque nous pensons et nous parlons servent à communiquer quelque chose et pour que cela soit possible - pour que deux intelligences ou deux pensées puissent être reliées - ces concepts doivent, en quelque sorte, être communs aux différents individus qui les utilisent. Par contre, comme l’exemple de la philosophie positive nous l’indique, le commun ou ce qui est toujours le même nie le négatif, au sens de l’altérité, du particulier. Étrangement, Hegel affirme dans La phénoménologie de l’esprit que nous ne disons que l’Universel. Il est donc conscient de cette limite du langage (λογος) qui, parce qu’il est fait d’universaux, n’arrive pas à dire le singulier. Toutefois, ce qui est sous-entendu par Hegel est que l’universel parvient, d’une certaine manière, à dire le singulier. Sa critique de la chose en-soi kantienne témoigne de cette idée selon laquelle il n’y a pas de vérité qui déborde la connaissance puisque soutenir qu’une telle vérité existe implique de la connaître déjà. La vérité négative qui semble nous échapper dans le langage nous est donc donnée d’une certaine manière. Pour Hegel, parler de cette limite du langage à dire le singulier, c’est déjà la dépasser, puisque dire !’Universel c’est dire le singulier. C’est pourquoi le système

(14)

philosophique qu’il élabore vise une saisie non-réductrice du singulier (du négatif) par !’Universel (le concept), c’est-à-dire une saisie totale ou « absolue » du singulier au sens où le concept ne fait pas abstraction de l’altérité du singulier, de sa vérité propre. En résumé, il s’agit de parvenir au singulier par !’Universel. Or, c’est ici qu’intervient Kierkegaard puisque, selon ce dernier, Hegel fait abstraction d’une dimension importante de la singularité en saisissant celle-ci par !’Universel. Par opposition à la pensée, il y a toujours un aut-aut (ou bien, ou bien) dans l’action et le devenir, c’est-à-dire ce qu’il appelle Y alternative. Pour bien expliquer cette notion, nous pouvons la mettre en rapport avec ces propos soutenus par Aristote dans Métaphysique II, Livre IX, selon lesquels toute science est puissance des contraires. Il n’y a pas d’opposition dans la pensée, puisque celle-ci transcende les contraires, c’est-à-dire qu’elle les pense ensemble. Afin d’éclairer cette thèse, Aristote nous donne l’exemple de la médecine qui est « puissance à la fois de la maladie et de la santé ».'2 Suivant ces propos, nous comprenons pourquoi Kierkegaard critique la science et la philosophie du système de Hegel qui, selon lui, font abstraction de Y alternative - de l’opposition qui se trouve dans la réalité - et, par conséquent, du devenir de la réalité. En effet, le choix, la liberté et la morale impliquent Y alternative, car le choix se fait toujours entre ceci ou bien cela. Voici comment Kierkegaard résume le reproche qu’il fait à Hegel :

Hegel a tout à fait et absolument raison en ce que, du point de vue de l’éternité, su h specie

aeterni, dans le langage de !’abstraction, il n’y a point à’aut-aut, dans la pensée et l’être purs.

[...] D’un autre côté, Hegel a tout aussi complètement tort quand, oubliant !’abstraction, il la quitte et se précipite dans l’existence pour supprimer de vive force !’alternative. Ceci, en effet, ne peut se faire dans l’existence, car alors on supprime l’existence : quand je fais abstraction de l’existence, il n’y a pas d’alternative ; quand je fais abstraction de !’alternative dans l’existence cela signifie queje fais abstraction de l’existence, mais ainsi je ne la supprime tout de même pas dans l’existence.12 13 *

Cette critique de Hegel sur !’alternative conduit Kierkegaard sur son propre terrain, celui de l’éthique. À propos de la pensée abstraite, il ajoute que celle-ci « conduit à l’ignorance de l’éthique », car sub specie aeterni ou dans le monde de l’éternel « où rien ne naît », il n’y a pas d’alternative et, donc, de choix éthique. Voici ce qu’il écrit en note de bas de page :

On a fait un parallèle entre la doctrine de Hegel et celle de Heraclite, d’après lesquelles tout s’écoule et rien ne subsiste. Ceci est pourtant un malentendu, car tout ce qui est dit chez Hegel du progrès et du devenir est illusoire. C’est pourquoi il manque au système une éthique, c’est

12 - ARISTOTE, Métaphysique II, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1991, p.27.

13 - KIERKEGAARD, Sören, Post-scriptum aux miettes philosophiques, Éditions Gallimard, Paris, 1949, p.203204־.

(15)

pourquoi le système est muet quand les générations vivantes et l’individu vivant l’interrogent avec tout leur sérieux sur le devenir, c’est-à-dire pour agir.14

La pensée abstraite se désintéresse de l’existence. « L’abstraction est désintéressée », ajoute-t- il, « mais l’existence est le suprême intérêt de celui qui existe. C’est pourquoi l’homme existant a toujours un τέλος, duquel τέλος Aristote parle quand il dit (de anima,

III,

10), que le νους θεωρητικός est différent du νους πραχτικος τω τέλει»,15 c’est-à-dire que la pensée théorique se distingue de la pensée pratique par son but. La visée de la pensée éthique est l’existence concrète, alors que la pensée théorique, qui poursuit ses propres fins de par la nature de son objet (ΓÉternel ou Y Universel), peut se détourner de l’existence et de la réalité. Voici comment Kierkegaard affirme cette idée: «Pour l’existant, d’exister est le suprême intérêt, et l’intérêt à l’existence est la réalité. Ce qu’est la réalité ne se laisse pas exprimer dans le langage de l’abstraction».16 En ce qui concerne précisément ce rapport à la réalité qu’entretient l’existant, Kierkegaard ajoute plus loin que « L’exigence de !’abstraction à son égard17 est qu’il se désintéresse pour qu’il puisse savoir quelque chose ; l’exigence de l’éthique, qu’il s’intéresse infiniment à l’existence ».18 Par ces propos, nous pouvons mieux comprendre le lien qu’il y a entre le problème éthique et celui de la connaissance car, pour savoir, je dois me placer « au-dessus » de l’existence et, par le fait même, m’en désintéresser, alors que l’éthique implique une saisie de l’intérieur. C’est ce que nous dit Kierkegaard dans la citation qui suit: «L’éthique saisit l’individu et exige de lui qu’il s’abstienne de toute contemplation, et surtout celle du monde et des hommes.19 * Car l’éthique, en tant qu’elle est l’intérieur, ne se laisse pas du tout contempler par quelqu’un qui se tient au dehors, elle ne se laisse réaliser que par le sujet particulier qui peut savoir ce qui habite en lui ».2°

Ceci nous ramène à notre question concernant la méthode, puisqu’à partir du moment où nous voulons étudier la pensée morale de Sartre, nous nous retrouvons piégé entre le problème éthique et le problème de la connaissance. En effet, il peut sembler que la pensée de Sartre, dans la mesure où elle ne peut être que vécue, nous soit désormais inaccessible. En

4י - Ibid, p.205. 4י - Ibid, p.209.

16-Ibid, p.210. 17 - La réalité. 'Mbid,p.211.

19 - « II n’y a qu’une seule contemplation éthique », ajoute Kierkegaard, c’est « celle de soi-même ». 2,1 - Ibid, p.214.

(16)

reprenant !,opposition de Hegel et de Kierkegaard, Sartre nous dit en note de bas de page de Questions de méthode :

Ce qui oppose Kierkegaard à Hegel, c’est que, pour ce dernier, le tragique à’une vie est toujours dépassé. Le vécu s’évanouit dans le savoir [...] Ce qu’il21 reproche à !’hégélianisme, c’est de négliger l’indépassable opacité de l’expérience vécue. Ce n’est pas seulement ni surtout au niveau des concepts qu’est le désaccord mais plutôt à celui de la critique du savoir et de la délimitation de sa portée.22

Un peu plus loin il ajoute dans le texte:

La vie subjective, dans la mesure même où elle est vécue, ne peut jamais faire l’objet d’un savoir ; elle échappe par principe à la connaissance [... ] Cette intériorité qui prétend s’affirmer contre toute philosophie dans son étroitesse et sa profondeur infinie, cette subjectivité retrouvée par-delà le langage comme l’aventure personnelle de chacun en face des autres et de Dieu, voilà ce que Kierkegaard a nommé l’existence.23

Ceci étant dit, nous nous retrouvons avec cette problématique du soupçon selon laquelle non seulement nous ne pouvons nous faire sujet désintéressé - c’est-à-dire faire abstraction de notre propre existence - mais nous ne pouvons pas même nous intéresser à Sartre, car tenter de le connaître ou de le poser en objet c’est être rejeté dans notre singularité. À propos de la pensée abstraite, Kierkegaard affirme :

Celui qui abstrait est un être existant et donc, en tant qu’existant, dans le moment dialectique24 qu’il ne peut réduire ou clore, et encore moins clore d’une façon absolue aussi longtemps qu’il existe [...] À l’instant même où nous commençons à questionner ainsi, nous sommes sur le plan de l’éthique et nous faisons valoir auprès de l’homme existant l’exigence de l’éthique qui ne peut consister à faire abstraction de l’existence, mais au contraire à devoir exister,25 ce qui

est aussi le suprême intérêt de celui qui existe.26

De même que le sceptique se compromet lorsqu’il agit en cohérence avec la réalité concrète, le penseur abstrait se compromet lorsqu’il existe, car il démontre par ses choix qu’il ne peut se sortir ou s’abstraire de l’existence. En reprenant ces mots de Kierkegaard : « Le philosophe construit un palais d’idées et il habite une chaumière»,27 Sartre souligne ce paradoxe du penseur abstrait. Nous pouvons maintenant comprendre cette nécessité du « devoir exister »

21 - Kierkegaard.

22 - SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique précédé de, Questions de méthode, Éditions Gallimard, Paris, 1985, p.23.

23 - Ibid, p.24. 24 - De l’existence.

25 - Le caractère gras a été ajouté. Dans les pages qui vont suivre, nous aurons parfois recours à celui-ci afin de mettre en évidence notre fil conducteur.

26 - KIERKEGAARD, Sören, Post-scriptum aux miettes philosophiques, Éditions Gallimard, Paris, 1.949, p.210. 27 - SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique précédé de, Questions de méthode, Éditions Gallimard,

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dont nous parle Kierkegaard. Et puisqu’il s’agit de « devoir exister» pour comprendre l’existence, nous en arrivons à la conclusion que la pensée de Sartre ne pourra être saisie autrement, c’est-à-dire qu’elle devra être comprise de l’intérieur à travers notre existence propre.

Dans un petit texte intitulé Qu’appelle-t-on penser ? reprenant le contenu de deux cours donnés à l’Université de Fribourg, Heidegger défend l’idée d’une proximité nécessaire à la compréhension. Autrement dit, la nécessité de faire l’expérience de ce que l’on veut comprendre plutôt que de se le représenter à distance dans la réflexion pure.

Ce qu’on « appelle » par exemple : nager, nous ne pouvons jamais l’apprendre à travers un traité sur la nage. Ce qu’on appelle nager, seul le saut dans le torrent nous le dit. La question « Qu’appelle-L-on penser ? » ne trouve jamais sa réponse dans une détermination conceptuelle de la pensée, dans une définition, ni dans un développement laborieux de son contenu. Dans ce qui suit, nous ne pensons pas « sur » la pensée, nous demeurons en dehors de la pure réflexion qui fait de la pensée son objet.28

Ce qu’il y a d’intéressant avec cet exemple de Heidegger est qu’il fait le pont entre Hegel et Kierkegaard. Pour ce dernier il ne s’agit pas de critiquer toute la pensée, mais uniquement un certain type de pensée, la pensée abstraite. Ce qu’il faut remarquer de l’opposition de ces philosophes en se replaçant dans le cadre de l’époque, nous dit Sartre dans Questions de méthode, « c’est que Kierkegaard a raison contre Hegel tout autant que Hegel a raison contre Kierkegaard ». Voici son explication :

Hegel a raison : au lieu de se buter contre l’idéologue danois en des paradoxes figés et pauvres qui renvoient finalement à une subjectivité vide, c’est le concret véritable que le philosophe d’Iéna vise par ses concepts, et la médiation se présente toujours comme un enrichissement. Kierkegaard a raison : la douleur, le besoin, la passion, la peine des hommes sont des réalités brutes qui ne peuvent être ni dépassées ni changées par le Savoir.29

Il semble donc y avoir un devenir de la pensée que nous ne devons pas confondre avec la pensée· abstraite. Parce que les contraires ne s’opposent pas dans la dialectique abstraite ou dans le système philosophique, la liberté, le choix, la responsabilité, l’angoisse, bref, l’éthique, ne peut être comprise que dans l’expérience singulière, que dans l’action. D’où la nécessité de «plonger dans l’existence », d’agir, pour comprendre la morale. Toutefois, la pensée et le jugement étant nécessaires à la morale, nous ne devons pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

28 - HEIDEGGER, Martin, Qu’appelle-t-on penser ?, Trad. A. Becker et G. Gravel, PUF, Paris, 1959, p.33. 29 - SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique précédé de, Questions de méthode, Éditions Gallimard,

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C’est donc dire que nous devons comprendre cette unité nécessaire et déchirée entre la pensée et le devenir de sorte que la morale puisse être possible, sans nier le devenir de l’existence. Ainsi, que ce questionnement de Heidegger sur la pensée se rapporte à notre réflexion sur la méthode n’est pas insignifiant, car si l’exercice philosophique par excellence, le «penser», n’est compréhensible que dans l’expérience même de penser, que dans son effectuation, cela suppose que la méthode que nous devrons choisir n’aille pas à l’encontre de cette façon de comprendre. Cependant, cela pose problème à différents niveaux. D’abord, nous ne pouvons évidemment pas faire l’expérience de Sartre de la même manière que nous pouvons faire l’expérience de la nage ou de la pensée. De plus, nous sommes conscients qu’il s’agira de passer par des textes et autres médiations pour comprendre notre auteur et, pire encore, qu’il s’agira ici de figer sa pensée dans un texte. Il semble donc que l’approche suggérée par Heidegger dans le cadre de sa réflexion propre - approche qui se situe à l’opposé de la réflexion pure - n’est pas adéquate à notre travail, mais représente tout de même la visée idéale que nous nous proposons ici. Plus précisément, il s’agira de nous rapprocher autant que possible de la pensée de Sartre en tentant d’éviter ce qui, constamment, risque de nous en éloigner, c’est-à-dire la saisie externe ou !’abstraction causée par l’objectivation de la pensée réflexive. Tenter de saisir Sartre en lui-même, de l’intérieur, signifie donc tenter de faire l’expérience de sa pensée et, à plus forte raison, de transmettre au lecteur une compréhension de cette expérience tout en indiquant le lieu concret (facticiel) où cette compréhension prend son sens véritable, c’est-à-dire dans l’action concrète. C’est pourquoi est sous-entendue, ici, une épreuve de lecture, car le lecteur doit se sentir concerné, impliqué dans la compréhension de notre auteur.

L’un des problèmes auquel nous devons faire face, nous venons de le souligner, est celui du texte ou du langage écrit en tant, d’une part, qu’il est le principal médiateur de la pensée de Sartre et, d’autre part, qu’il sera le mode d’expression que nous utiliserons dans ce travail. Sans nous enliser dans l’énorme débat que cette question du langage a provoqué - par exemple en philosophie analytique et chez les structuralistes - tentons simplement de voir en quoi celle-ci consiste et en quoi il nous est possible, jusqu’à un certain point, de la contourner.

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Dans son article sur Jaspers, Heidegger présente le problème de l’expression conceptuelle en disant : « Dans la mesure où la vie est une totalité qui est un flux infini et où, par contre, les concepts sont des formes qui figent la vie, il devient impossible de saisir véritablement la vie ».3° La philosophie scolastique, quant à elle, résumait le problème en ces mots : « individuum est ineffabile».* 31 32 Comme nous l’avons mentionné, Hegel, inspiré de Platon, soutient que nous ne disons que l’Universel. Donc, si les concepts sont des « formes qui figent la vie », selon ce que nous dit Heidegger, ceux-ci nous éloignent d’elle en tant qu’elle est mouvement, fluidité, événementialité. De ce fait, l’ambition de saisir la pensée de Sartre dans un texte en essayant de rendre celle-ci, autant que possible, vivante, semble être une tâche impossible à réaliser. Néanmoins, la solution apportée à ce problème par Heidegger est peut-être en mesure de nous sortir de cette impasse. Cette solution, c’est Vindication formelle32 ou, plus précisément, la considération du langage en tant qu’indication formelle. Nous pourrions dire que c’est de cette façon que Heidegger contourne le problème de l’expression conceptuelle, car l’échec du langage à dire le singulier ne signifie pas nécessairement l’échec du langage en tant qu’indication du vécu, c’est-à-dire en tant qu’indication du lieu où l’expérience du singulier m’est accessible. En ce sens, Vindication formelle est à la fois une reconnaissance des limites du langage à dire le singulier et de la capacité du langage à pointer hors de lui-même vers l’expérience singulière. Par ce concept médiateur, Heidegger met en évidence le caractère ekstatique du langage. Cette indication est donc une invitation à faire l’expérience de ce qui est hors du concept plutôt que de considérer l’existence de l’extérieur en enfermant celle-ci dans un texte et des concepts vides. Toutefois, Heidegger ne résout par le problème du langage avec son indication formelle, mais nous ouvre une porte qui donne sur un usage nouveau des concepts, usage nous permettant de tendre indirectement vers une compréhension de Sartre. Et puisque cette approche indirecte débute par le questionnement nos préjugés, il devient nécessaire de nous attarder sur un préjugé très courant touchant la pensée de Sartre.

311 - « Philosophie », no.12, été 1986, Martin Heidegger, Remarques sur la Psychologie der Weltanschauungen de

Karl Jaspers (F), p.1.7.

31 - L’individu est ineffable ou indicible.

32 - Pour plus de détail voir Heidegger 1919-1929, De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du

Dasein : actes du colloque / organisé par Jean-François Marquet, Université de Paris-Sorbone, novembre 1994 ; édités par Jean-François Courtine, Vrin, 1996, page 205 et suivantes.

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III. Heidegger et la mécompréhension de Sartre33

Dans sa célèbre conférence de 1945 intitulée L’existentialisme est un humanisme, Sartre définit grossièrement ce qu’il entend par existentialisme et nous explique pourquoi il se réclame de ce courant de pensée. Suite à cette conférence, on lui a reproché, entre autre, d’avoir attribué faussement à Heidegger l’étiquette existentialiste. Nous verrons donc ici quelques-unes des controverses qu’a suscitées cette conférence en nous référant à Paul Ricoeur et à Heidegger lui-même dans le but de remettre en question un préjugé très répandu concernant la pensée de Sartre, préjugé qui peut nuire considérablement à sa compréhension. Dans cet extrait de Ricœur adressé aux existentialistes, plus particulièrement à Sartre, on reproche à ce dernier d’avoir mécompris le fait que Heidegger, dans Sein und Zeit, voulait en finir avec le dualisme et la primauté du sujet. Autrement dit, qu’il voulait « mondaniser » le comprendre afin de le dépsychologiser et que, par conséquent, il n’est pas un « existentialiste ».

Ce déplacement a été entièrement méconnu dans les interprétations dites « existentialistes » de Heidegger; on a pris les analyses du souci, de l’angoisse, de Fêtre-pour-la-morl, dans le sens d’une psychologie existentielle raffinée, appliquée à des états d’âme rares. On n’a pas assez remarqué que ces analyses appartiennent à une méditation sur la mondanéité du monde et qu’elles visent essentiellement à ruiner la prétention du sujet connaissant à s’ériger en mesure de !’objectivité. Ce qu’il faut précisément reconquérir sur cette prétention du sujet, c’est la condition d'habitant de ce monde à partir de laquelle il y a situation, compréhension, interprétation. [...] Si Sein und Zeit exploite à fond certains sentiments comme la peur et l’angoisse, ce n’est pas pour faire de

l’existentialisme, mais pour dégager, à la faveur de ces expériences révélatrices, un lien au réel

plus fondamental que le rapport sujet-objet.34

Selon ces propos de Ricœur, c’est parce qu’il aurait conservé la voie de la subjectivité ou de la philosophie réflexive (sujet/objet) que Sartre serait resté au niveau d’une philosophie existentielle et serait passé à côté de l’ontologie au sens heideggerien du terme. Pour Heidegger, l’ontologie pose la question fondamentale du sens de l’Être. Sartre aurait donc négligé la question de l’Être au profit de celle de l’homme. Dans sa Lettre sur l’humanisme adressée à Jean Beaufret en 1946, c’est justement ce reproche que Heidegger fait à Sartre en disant que Γhumanisme de !’existentialisme est une « étiquette » sans contenu « dans la mesure où l’humanisme pense d’un point de vue métaphysique [...] et fait sienne cette

33 - Ce titre peut être interprété de deux façons dépend arriment de nos préjugés. Est-ce Sartre qui mécomprend Heidegger ou Heidegger qui mécomprend Sartre ?

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proposition de Sartre : Précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes. Si l’on pense à partir de Sein und Zeit, il faudrait plutôt dire : Précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement de l’Être ».35 * Dans cette critique adressée directement à Sartre, nous voyons bien que Heidegger veut mettre de l’avant sa position à l’égard de la métaphysique qui a oublié et recouvert la question fondamentale de l’Être. À un autre endroit dans sa Lettre, il critique encore Sartre, mais en s’attaquant, cette fois-ci, au principe de !’existentialisme. Pour ce faire, Heidegger associe métaphysique et existentialisme :

Sartre [...] formule ainsi le principe de l’existentialisme : l’existence précède l’essence. Il prend ici cxistentia et essentia au sens de la métaphysique qui dit depuis Platon que !'essentia précède l’existentia. Sartre renverse cette proposition. Mais le renversement d’une proposition métaphysique reste une proposition métaphysique. En tant que telle, cette proposition persiste avec la métaphysique dans l’oubli de la vérité de l’Être.16־

Pour Heidegger, l’existentialisme de Sartre est « métaphysique » et, par conséquent, caractérisé par l’oubli de la question de l’Être. Nous pouvons donc nous demander, suivant ces reproches, si c’est Sartre qui mécomprend Heidegger en le qualifiant d’existentialiste ou bien si ce n’est pas plutôt Heidegger qui mécomprend Sartre en ajoutant à sa pensée l’étiquette « métaphysique ».

1- L "1humanisme de Sartre témoigne implicitement de son souci de Y Être.

Dans sa conférence de 1945, Sartre démontre que l’existentialisme se fait défenseur d’un humanisme nouveau qui se veut un approfondissement de son sens premier. Ce sens premier qui remonte à la Renaissance, nous pouvons le comprendre à travers la Réforme protestante menée par Martin Luther (1483-1546). En effet, pour ce dernier, le dogme de l’Église s’était interposé entre la Bible et le croyant faisant en sorte que seul les prédicateurs37 vendeurs d’indulgences pouvaient interpréter et comprendre la Bible. S’opposant à cette médiation entre Dieu et l’homme, Luther se fit défenseur d’un humanisme entendu comme la mise en valeur de la dignité de l’esprit humain en tant qu’il peut par lui-même interpréter la Bible et en comprendre le message et les commandements de Dieu. D’où cette phrase célèbre :

■1S - HEIDEGGER, Martin, Lettre sur l’humanisme, Trad. R. Meunier, Éditions Aubier-Montaigne, Paris, 1964, p.85.

16 - Ibid, p.71.

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« Seule l’écriture, seule la foi ». Ce sens premier, à travers les désillusions du début de notre siècle marqué par les guerres et de nombreux échecs sur le plan intellectuel, a été affecté non seulement d’une perte de foi en l’homme, mais également d’un nihilisme caractérisé par l’oubli de ce qui, pourtant, était essentiel à cette première forme d’humanisme, c’est-à-dire la référence à un Dieu, à une transcendance, à un être qui donne à l’homme son sens véritable. Contrairement à ce que nous pourrions penser, lorsque Sartre nous parle de l’humanisme de l’existentialisme, il n’est pas en train de défendre une position nihiliste suivant laquelle nous serions « sur un plan où il n’y a que de l’homme » et où la liberté signifie faire ce que Von veut comme dans le proverbe : « Quand le chat n’est pas là, les souris dansent ». Bien au contraire, car dans la maxime existentialiste « l’existence précède l’essence », on néglige trop souvent le sens du terme « existence » qui renvoie au fait d’être situé dans un monde. Et c’est pour cette raison que Sartre affirme que nous sommes « condamnés à être libre »,38 ce qui signifie tout autre chose que de simplement dire : « nous sommes libres ». Toutefois, nous pouvons facilement comprendre la raison de cette confusion lorsque nous lisons sa conférence dans laquelle il nous donne l’exemple d’un coupe papier pour lequel l’essence - au sens de « finalité » - précède son existence. Contrairement au coupe papier, nous dit Sartre, l’homme a la liberté de choisir sa propre finalité. Ce qui est révélé implicitement par cet exemple est que l’homme est obligé d’être libre puisqu’il est déterminé à se donner sa propre fin ou, si Ton préfère, déterminé à être indéterminé. La distinction réside donc en ceci que l’homme, même s’il peut se choisir comme il le veut, ne peut pas pour autant se défaire ou sortir de sa situation. Nous pourrions dire que les risques de mauvaises interprétations liées à la conférence proviennent du fait que le mot «essence» tend à s’imposer et à effacer le sens profond et ontologique du mot « existence ». Ceci a pour effet de nous mener à une interprétation anti-métaphysique de !’existentialisme qui, comme le soutient Heidegger, persiste dans « l’oubli de la vérité de l’Être » et selon laquelle je suis, en tant qu’homme, l’unique cause de moi-même. Pourtant, Sartre nous dit beaucoup plus que cela, car l’homme ne peut se définir comme liberté ou comme néant que par rapport à l’Être, c’est-à-dire lorsqu’il est dans le monde.

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2- U existentialisme de Sartre n’est pas métaphysique

Un autre passage de la conférence favorisant les mauvaises interprétations se trouve dans la conclusion pour le moins choquante où Sartre va affirmer que « même si Dieu existait, ça ne changerait rien ».39 Pour bien saisir la portée d’une telle affirmation, nous devons d’abord dire que Sartre, dans cette même conférence, distingue deux types d’existentialismes, l’un «athée» et l’autre « chrétien » ou croyant. Parmi les existentialistes athées, que Sartre considère comme étant les plus cohérents, « il faut ranger Heidegger »4° ainsi que lui-même.41 Ce commentaire quelque peu réducteur de Contât nous en apprend beaucoup au sujet de la conférence : « L’existentialisme n’est pas autre chose qu’un effort pour tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente ».42 Ce qui pose problème dans la conférence, c’est que Sartre prend position en disant : « L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent ».43 Peut-être choqué d’avoir été qualifié d’existentialiste et, à plus forte raison, d’existentialiste athée, Heidegger répond indirectement à Sartre dans sa Lettre. Pour ce faire, il commence par nous présenter un préjugé qu’il rencontre souvent à l’égard de sa propre pensée : « Cette philosophie ne se décide ni pour ni contre l’existence de Dieu. Elle reste cantonnée dans l’indifférence. La question religieuse n’a pas d’intérêt pour elle. Or, un tel indifférentisme est la proie du nihilisme ».44 Plus loin, il ajoute à propos de sa position : « Elle ne peut pas plus être théiste qu’athée. Et cela, non en raison d’une attitude d’indifférence, mais parce qu’elle tient compte des limites qui sont fixées à la pensée en tant que pensée, et le sont par cela même qui se donne à elle comme ce-qui-est-à-penser : la vérité de l’Être ».45 Pour Sartre, l’athéisme de !’existentialisme demeure dans les limites de la pensée puisque, comme il nous le dit lui-même : « !’existentialisme n’est pas tellement un athéisme au sens où il s’épuiserait à démontrer que Dieu n’existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existe, ça ne changerait rien » 46 Si nous ne remettons pas en contexte cette phrase de Sartre il peut sembler

39 - SARTRE, Jean-Paul, L'existentialisme est un humanisme, Éditions Gallimard, Paris, 1986, p.77.

4" - Ibid, p.26.

41 - Sartre n’a pas consulté Heidegger à ce propos puisque ce dernier rejette cette appellation dans sa Lettre. 42 - «Jean-Paul Sartre » : Encyclopédie philosophique universelle, PUF, Tome II, article de M. Contât, p.3709. 43 - SARTRE, Jean-Paul,L’existentialisme est un humanisme, Éditions Gallimard, Paris, 1986, p.29.

44 - HEIDEGGER, Martin, Lettre sur l’humanisme, Trad. R. Mounier, Éditions Aubier-Montaigne, Paris, 1964, p.135.

43 - Ibid, p.137.

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que celle-ci ne soit que le reflet d’une faible interprétation du thème nietzschéen de la « mort de Dieu ».47 * Si Dieu, pour Sartre, est entendu au sens d’une cause première ou d’un premier principe, il ne peut soutenir sans contradiction que son existence « ne changerait rien » pour l’homme et que, par conséquent, «l’existence précède l’essence». En effet, admettre l’existence d’un Dieu créateur ou «cause» de notre essence, c’est sous-entendre qu’une essence précède notre existence, bref, c’est admettre que l’essence de l’homme n’est pas moins déterminée que celle du coupe papier. Enfin, dans cette optique, nous ne sommes plus libres de nous choisir, car Dieu nous a toujours déjà choisi. C’est donc dire que, s’il veut demeurer cohérent, Sartre ne peut concevoir Dieu au sens d’un Dieu métaphysique. Partant, s’il affirme que son existence « ne changerait rien », ce n’est pas pour faire de 1 ’existentialisme un nihilisme, mais pour faire de la question de Dieu une question qui relève d’un autre registre que celui de la métaphysique en ce qu’elle ne peut nous éclairer sur notre nature véritable. C’est pour cette raison que nous ne devons pas nous épuiser à démontrer l’existence de Dieu, car ce dernier se situe hors des limites de la pensée. Il n’est donc pas objet de connaissance, mais objet de foi. Mais pourquoi dans ce cas est-il plus cohérent de prendre position, comme le fait Sartre, en affirmant l’inexistence de Dieu ? Dans cet extrait de la conférence, Sartre répond à la question :

L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité- humaine (Dasein). Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit !’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir/־'’

S’il n’y a pas de Dieu créateur pour donner à l’homme une nature ou une finalité, l’homme est libre de choisir sa propre fin, son propre bien. Par contre, nous pourrions dire que Sartre fait plutôt une inversion de ce problème en suggérant que, parce que l’homme est libre, Dieu, même s’il existe, ne lui a pas donné de nature pré-déterminée. Mieux encore, nous pourrions dire que si Dieu a donné une nature à l’homme, c’est celle d’être libre et de se choisir sa propre nature au sens de sa propre finalité. Nous comprenons donc pourquoi Sartre ajoute que

47 - Voir.Le Gai Savoir aphorisme 125.

4א - SARTRE, Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme, Éditions Gallimard, Paris, 1986, p.29. - Le mot

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l’existence de Dieu «ne changerait rien », car même si un Dieu créateur existait, cela ne changerait rien au fait que nous soyons libres. L’athéisme de Sartre se caractérise donc plus particulièrement comme un athéisme moral. Cet athéisme n’est donc pas forcément un athéisme religieux puisqu’il ne serait pas contradictoire que Dieu, en faisant l’homme libre par amour, se soit fait absent sur le plan de la morale. De plus, l’athéisme religieux relevant davantage de la foi, il ne serait pas très convaincant de tirer des conséquences rationnelles ou logiques de ce qui ne l’est pas. Pour Sartre, il s’agit plutôt de démontrer l’absurdité d’expliquer la morale à partir d’un Dieu métaphysique - car Dieu, s’il existe, transcende la région de Vêtant - et également à partir d’un Dieu religieux, car il semble que ces conceptions abstraites de Dieu n’ont rien à nous dire en ce qui concerne la nature humaine et la morale. En ce sens, Sartre démontre que son raisonnement ne se limite pas au domaine de 1 ,étant, c’est-à- dire à un niveau métaphysique régit pas les lois de causalité et témoigne, en cela, d’une compréhension de la différence ontologique entre Être et étant. U être de l’homme et Y Être en général ne s’expliquent pas uniquement par la causalité.49 Ainsi, dans sa Lettre sur l’humanisme, Heidegger rejoint Sartre là où il veut le critiquer, car si nous nous retrouvons sur un plan ou « il n’y a que des hommes », ce n’est pas pour rejeter l’Être, mais, au contraire, pour faire ressortir la dimension existentielle et concrète de la vie et pour critiquer la métaphysique qui l’a recouverte.

Ce que Sartre veut également nous faire comprendre dans ce passage50 qui porte énormément à confusion, c’est que l’homme n’est pas un être totalement nécessaire ou totalement déterminé, puisqu’il est de part en part contingence. Pour qu’il y ait une nature humaine et pour expliquer celle-ci, nous n’avons pas besoin de passer par !’explication d’un Dieu métaphysique qui en serait la cause. Même si un tel Dieu existait, celui-ci ne serait pas en mesure d’expliquer le fait que nous devons nous choisir ou nous faire librement. Si l’homme est cause de sa propre nature, l’idée d’un Dieu créateur est insuffisante pour expliquer la nature contingente de celui-ci. L’athéisme de Sartre doit donc être compris comme le rejet de cette interprétation métaphysique de Dieu qui tend à figer notre

49 - Bien que Sartre ne soit pas rigoureux quant à son utilisation des termes « Être » (au sens de l’Être en général) et « être » (au sens de mon être), nous tenterons, lorsque nécessaire, d’en faire la distinction afin d’éviter des confusions.

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compréhension de l’homme, c’est-à-dire à en faire un être pré-déterminé. Toutefois, le fait qu’il y ait de la contingence dans l’existence ne doit pas nous mener à la conclusion que l’humain n’est d’aucune manière déterminée. Ce que Sartre nous dit, en fait, c’est qu’il ne faut pas imposer à l’homme une nature, car ceci a pour effet de voiler le caractère contingent de son existence. Cependant, et c’est là le point essentiel et implicite de son argumentation, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de « nature humaine », mais que celle-ci - entendue au sens d"essence, de finalité - est d’abord humaine. S’il devait y avoir une nature humaine au sens métaphysique du terme, celle-ci se définirait comme suit : l’homme est un être qui se choisit librement sa nature. Pour reprendre !’argumentation de Sartre, si l’essence de l’homme est d’être libre en raison de sa nature contingente, le fait qu’il y ait un Dieu ou non pour donner à cet homme une nature ne change rien au caractère indéterminé de son existence, c’est-à-dire au fait qu’il a la responsabilité de se choisir lui-même sa propre fin et de prendre en charge le mal qu’il peut faire.51 Cette essence ou cette nature, s’il en est une, est de ne pas avoir de nature pré-déterminée. Bref, nous pourrions dire que l’homme est déterminé à être indéterminé ou, pour reprendre la formule de Sartre, que l’homme est « condamné à être libre ». Pour Sartre, cependant, cette définition est - comme toute définition de la nature humaine - incomplète en ce qu’elle nous donne une compréhension de l’homme abstraite de l’expérience concrète et facticielle qui seule peut nous dévoiler le sens de cette nature. Toutefois, nous pourrions dire que cette définition est supérieure en ce qu’elle court-circuite en partie la pré-détermination qu’effectue toute définition de l’homme. Et c’est en raison de cette différence que Sartre utilise le terme de condition humaine pour remplacer celui de nature humaine.

Les problèmes de la conférence de Sartre, suivant les reproches de Heidegger, seraient donc davantage liés aux concepts qu’il utilise - qui sont encore trop teintés de la métaphysique qui porte sur 1 ,étant et qui est caractérisée par l’oubli de l’Être — qu’aux idées qu’il veut mettre de l’avant. Sartre devrait plutôt dire que « l’ek-sistance précède l’essence» afin de mettre

51 - Cette prise en charge de la morale par l’homme, nous devons nous garder de la comprendre au sen$_d,

archéologie, c’est-à-dire d’un découvrement et de la contemplation d’un archè, d’un principe, car, c

l’avons expliqué avec l’exemple de Dieu, ce principe est insuffisant pour rendre compte de la cqnçl}*‘ notre existence, de notre liberté et de la responsabilité morale qui en découle. / QS

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l’accent sur la dimension ontologique et ek-statique52 53 de l’existence qui s’oppose à !’explication métaphysique et causale de la situation humaine. Nous pourrions même dire que cette confusion conceptuelle risque de faire disparaître la dimension ontologique de la pensée de Sartre dans une sorte de Verfallen au profit d’une signification du mot « existence » qui serait détachée de l’Être en étant réduite au néant de l’Être, à la pure contingence.52 Heureusement, la pensée de Sartre ne se résume pas au contenu de cette conférence qu’il a d’ailleurs reniée, mais s’impose davantage dans son maître livre L,être et le néant (1943) dont !’introduction, intitulée «À la recherche de l’être », témoigne du souci sartrien à l’égard de cette question de l’Être.

Cette petite analyse en guise d’introduction visait à nous mettre en garde face une interprétation peut-être hâtive de Sartre et, par la même occasion, à démontrer que !’existentialisme ne conduit pas au nihilisme en ce qu’il s’intéresse à la question de l’Être. Puisque la compréhension de notre auteur dépend de !’interprétation que nous faisons de ses concepts qui doivent être pris pour eux-mêmes et intégrés au questionnement qui leur est propre - c’est-à-dire au questionnement de Sartre lui-même - nous devons nous garder de donner trop de place à de tels préjugés sans que ceux-ci soient questionnés. Avant de débuter, il est important de souligner qu’il ne faut pas voir cette section sur la méthode comme une capsule qui se referme sur elle-même, mais, au contraire, comme une question qui devra restée ouverte et nous travailler durant l’ensemble de notre parcours, de notre chemin...

IV. Énonciation de la problématique et question de procédure

Ce travail de recherche vise principalement une compréhension de la pensée morale de Sartre en se confrontant d’abord à ses textes ainsi qu’aux questions qui lui sont propres. Une lecture trop heideggerienne de Sartre, nous l’avons vu, risquerait de figer notre compréhension dans une conceptualisation préétablie et, par conséquent, de nous mener à une saisie

52 - L’existence se trouve en-dessous de toute explication, extérieure et antérieure aux concepts.

53 - Croire que tout est contingent (néant) et croire que tout est nécessaire (Être) représentent deux formes de

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superficielle ou extérieure de Sartre. Nous tenterons donc une présentation de la pensée morale de Sartre dans son devenir propre en effectuant une psychanalyse existentielle. Plus précisément, il s’agira ici de questionner cette morale sur son fondement même afin de déterminer si cette dernière est un « humanisme » au sens où elle est en mesure de justifier concrètement l’action bonne, bref, il s’agira de savoir si Sartre rend la morale possible.54 La question sur laquelle nous nous attarderons dans le présent ouvrage sera donc la suivante : Y a- t-il une morale possible chez Sartre ? Afin de répondre à notre question et rendre le plus clairement possible la pensée morale de notre auteur, nous nous appliquerons à présenter trois thèmes centraux ou trois idées racines de la morale de Sartre que sont l’expérience de la contingence, la mauvaise foi et la liberté. Ces thèmes étant, à différents niveaux, omniprésents dans Y œuvre philosophique et littéraire de Sartre, nous aurons la chance de travailler, à l’exemple de celui-ci, sur deux registres différents qui se complètent. À première vue, les œuvres littéraires se présentent comme des vulgarisations des thèmes présents dans les œuvres philosophiques, mais elles sont plutôt des tentatives d’incarnation ou de concrétisation de la pensée philosophique de Sartre. Puisque les œuvres littéraires de Sartre se veulent, par leurs descriptions du vécu des personnages, plus fidèles à l’existence concrète et que la morale, pour Sartre, débute dans le rapport à Y existence et non dans la connaissance ou dans le concept, notre analyse des thèmes devra se faire à partir d’une description de ces œuvres littéraires. Et parce que ces œuvres ne peuvent avoir de sens et ne peuvent être explicitées sans concepts au sens large, nous nous appuierons sur les œuvres philosophiques pour approfondir ces descriptions. Ainsi, pour chacun de nos chapitres, nous nous servirons respectivement d’un roman, d’un scénario biographique et d’une pièce, pour ensuite, à l’aide des œuvres philosophiques - dont, principalement, L’être et le néant - approfondir chacun des thèmes, pour enfin, être en mesure de reconstituer l’unité du problème moral et tenter d’y répondre. En résumé, pour que notre démarche se fasse « indication formelle » du vécu ou de l’existence, nous devrons tenter de dévoiler la signification des idées racines de la pensée morale de Sartre présente dans les œuvres que nous allons étudier. Cette psychanalyse existentielle de la morale de Sartre, se traduira donc ici par un passage du muthos au logos,54 55 c’est-à-dire de Y existence au concept. Toutefois, cette compréhension de l’existence visée par cette psychanalyse

54 - Pour rendre la morale possible il faut être en mesure de justifier concrètement l’action bonne, car la destruction de l’homme est aussi destruction de la morale.

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