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La chanson comme évidence dans les arts postmodernes

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La chanson comme évidence dans les arts postmodernes

Jacques Amblard LESA (EA-3274) Aix Marseille Université

Abstract : La chanson fleurit dans les arts du nouveau

siècle. Est-ce le signe du « tout-émotionnel » de notre postmodernité ? Ou celui d’une réunion des arts à l’heure ultra repérée des fusions et autres transversalités ? La chanson fonctionne en tout cas comme ancrage « évident », repère, clin d’œil, voire publicité pour l’œuvre entière qu’elle défend facilement.

Ce texte est paru dans Euterpe, n°34, février 2020, p. 4-11. Ceci en est une version modifiée.

L’expression « on connaît la chanson » semble signifier « oui, c’est une évidence pour tout le monde, peut-être d’ailleurs trop ». La chanson paraît ainsi un concept qui va de soi, peut-être même trop. Sinon toujours un truisme, c’est au moins souvent un emblème, un drapeau. Or, il est possible que la chanson aille surtout de soi, à ce point, depuis le nouveau millénaire, donc depuis que notre société est désormais souvent dite « postmoderne » de façon consensuelle1.

En 1961, dans L’année dernière à Marienbad, le cinéaste Alain Resnais paraît encore clairement moderniste, dans l’abandon, par exemple, de toute linéarité du récit. En 1997, en retrouvant cette dernière, il devient sans doute postmoderne dans On connaît la chanson. Ce film semble même, en un sens, un manifeste postmoderne dans la promulgation de la référence, voire de la citation. Les personnages du film, comme dans une comédie musicale, s’y mettent soudain à chanter. Néanmoins les chansons ne sont pas composées pour les besoins du film mais issues du répertoire de variété français, très connu du public. Par exemple l’actrice Sabine Azéma chante soudain Résiste, chanson de Michel Berger (1981), avec la voix de France Gall et l’accompagnement de la « version studio » originale. Le film saute alors d’une évidence française à une autre, comme dans un ludique passage à gué. Il y a là l’idée d’un rite en tant que récapitulation. Une messe postmoderne ? Le caractère d’autant plus

1Voir Judith Lochhead, introduction à Postmodern Music/ Postmodern

Thought, sous la direction de Judith Lochhead et Joseph Auner, New York, Routledge, 2002, p. 4.

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émotionnel que commémoratif des épisodes chantés n’y semble non seulement plus interdit mais assumé comme à nouveau nécessaire, peut-être, aux yeux de notre prosaïque postmodernité2. Par ailleurs il s’agit ici d’émotions optimisées, « customisées ». Bref c’est un best

of probable de la « playlist » du réalisateur.

En fait on rejoint là le monde de l’industrie culturelle. Car on est bien dans ce que Fredric Jameson (suivi par Toni Negri et Michael Hardt)3, appelle Le postmodernisme

ou la logique culturelle du capitalisme tardif 4. Il ne s’agit pas de regretter cette fatale équation. Remarquons simplement que notre époque « naturalise » d’autant plus son économie de marché que ses adversaires les plus puissants semblent avoir « capitulé », notamment depuis la chute du rideau de fer (1989). Badiou, l’un des derniers philosophes authentiquement marxistes « en activité », ironise d’ailleurs à ce sujet en 2005 : « L’économie de marché, par exemple, est naturelle, on doit trouver son équilibre, entre quelques riches malheureusement

inévitables et des pauvres malheureusement

innombrables5. » Alain Resnais ne semble pas même déchoir en s’amusant à nous présenter son « best of ». Au sein d’une industrie culturelle désormais également naturalisée, ne présenter que des chansons françaises fait figure, au contraire, d’altermondialisme relatif, comparable, si l’on veut, à celui, d’ailleurs alors contemporain, d’un José Bové. Quelle honte y a-t-il là quand le Théâtre Mogador, en 2006, programmera un Best

of Mozart ? Quand France Musique(s) organisera – et fera

longuement la publicité de – sa Scarlatti 555 night fever programmée le 26 octobre 2019 ? Remarquons que le Best

of Mozart de Mogador n’est pas seulement une

rationalisation festive et « cool », typique de la première décennie de notre siècle. C’est aussi une tentative de rendre Mozart plus évident (encore) pour son époque, c’est-à-dire d’en faire justement un compositeur de « chansons » : ses arias ne sont-ils pas, finalement, compilables comme dans un concert pop ? Mozart n’est-il

2Voir Jacques Amblard, « Remarques au sujet des émotions dans les

musiques du XXIe siècle », in Les émotions questionnées par les arts récents, Aix-en-Provence, PUP 2015, p. 90-91.

3« Le postmodernisme est de fait la logique par laquelle le capital opère […], car il constitue une excellente description des schémas capitalistes idéaux de la consommation de biens », à travers des notions telles que la différence, la multiplicité des cultures, le mélange et la diversité ». Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, UGE (10/18), 2004, p. 196.

4

Op. cit., Paris, éd. des Beaux-Arts, 2007.

5Le siècle, Paris, Seuil, 2005, 249, cité par Nicolas Bourriaud, Radicant.

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donc pas un musicien, lui aussi ? Même au sens postmoderne ?

Bien sûr, il est tentant, ainsi dès le début d’un texte, de réduire la chanson à sa dérive industrielle qui révolte Adorno, sans doute en partie à juste titre, dès les années 1930. En ce cas « l’évidence » chansonesque serait-elle une terrible « révélation » au sens radical « d’apocalypsis » ? Ou l’évidence serait cette nudité, voire la crudité d’un « masochisme » humain foncier (toujours selon Adorno)6. Ce masochisme consisterait, au fond, pour l’humanité, à accomplir, avec délectation, son projet ainsi résumé par ce titre de Beckett : Cap au pire (1982).

Si la chanson, comme évidence postmoderne, est donc une évidence ludique, festive, car 7 marchande, on comprend au moins l’intérêt, notamment, de sa relative brièveté. Ce serait alors celle, nécessairement percutante, d’une publicité. Ce format de 3 ou 4 minutes fut-il décidé par l’industrie du disque dans les années 1920, ou même auparavant ? Ou par la Muzak8 inventée par l’officier George O. Squire en 1922 ? L’un semble fonctionner avec l’autre. Si une « rumba » de muzak dure environ 4 minutes, c’est en quelque sorte pour en faire une « chanson ». Car une chanson, au fond, est potentiellement un succès idéal : son profit semble inversement proportionnel, en quelque sorte, à sa durée : une aubaine en termes de rentabilité.

Cage déclare, en 1949, souhaiter composer une œuvre appelée Silent Prayer, de 4 minutes environ, mais d’un silence sans interruption, et, précisément, pour la vendre à Muzak Company. Ceci est devenu 4’33 (1952), sans doute la plus célèbre « œuvre musicale » du second XXe siècle. L’intéressant est que ce silence est donc, en réalité, non pas une œuvre « pour piano » spécifiquement9, mais au départ, en un sens, une chanson, dont elle a donc le format horaire en effet. Retenons aussi que ce silence est une « remise à zéro de la musique », un recalage, et que le rôle postmoderne de la chanson consiste peut-être précisément à cela. On y reviendra.

La chanson, en tant que brièveté, devient alors l’équivalent d’une annonce, d’une affiche, d’une réclame (notamment pour une œuvre artistique corrélée…), d’un

6Le philosophe relie goût addictif pour la chanson et « culture de masse

masochiste ». Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Paris, Allia, 2001, p. 33.

7Toute fête intéresse l’industrie puisque c’est un rite, presque chaque fois,

qui autorise les dépenses exceptionnelles du consommateur.

8Musique industrielle inventée pour « l’agrément » sonore de divers lieux

urbains, notamment des ascenseurs des nouveaux gratte-ciel américains.

9Il existe d’ailleurs, comme on sait, des versions pour orchestre, dont une

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« trailer », d’un échantillon, offert pour qu’autre chose d’associé soit finalement vendu. La musique se charge alors exactement de l’aspect subliminal de cette publicité sous-jacente.

Si Deleuze remarque le caractère « fasciste » de la musique10, c’est précisément qu’il en note le pouvoir d’influence avancé. Certes ce pouvoir orphique semble d’autant plus efficace (surtout dans le cas de la chanson) que le public ne se méfie pas face à une « telle évidence », le contraire littéral de l’inconnu, l’inverse d’un quelconque

unheimlich (inquiétante étrangeté). La chanson semble

ainsi engendrer le contraire de la peur de l’inconnu. Car On

connaît la chanson. Et on pourrait se demander même si le

propre d’une chanson ne serait pas d’être connue de toute éternité, connue avant même que de l’être. Son pouvoir extraordinairement intégrateur, que l’on re-mentionnera en conclusion, semble en découler. Elle est une preuve irréfutable.

Si le propre de la postmodernité est notamment d’évoluer dans un monde globalisé, pâtissant d’une immense concurrence culturelle et marketing (pour peu qu’on puisse encore différencier ces deux notions)11, les artistes doivent eux aussi fonctionner, non plus seulement avec des styles, ou des manières, mais avec des logos12. Intégrer des chansons, voire des chansonnettes à leurs œuvres (en tant qu’habiles logos sonores) semble alors non seulement rusé, mais quasi nécessaire. Et ceci concerne autant les arts « savants » que populaires – pour peu que la distinction, là aussi, puisse encore se faire nettement.

L’artiste français Saâdane Afif (Prix Marcel Duchamp 2009) prend, pour certaines de ses œuvres les plus célèbres, le modèle de la chanson populaire en tant que pratique « évidente », conviviale, entre amis. Ainsi, pour son exposition à la mezzanine du Centre Pompidou à l’automne 2010, il demande à ses amis ou rencontres, plasticiens (comme Tacita Dean), écrivains (comme Jean-Charles Masséra) ou musiciens (ainsi Rainier Lericolais) d’écrire des chansons, paroles et/ou musique, lesquelles seront finalement interprétées par le groupe. Ceci engendre donc une performance musicale (c’est-à-dire chansonesque) annoncée par une affiche. Chanson et affiche sont ainsi, de fait, corrélées. Et l’art, sans cesse

10Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980,

p. 430.

11John Seabrook nous en aurait bien gardés, et cela dès 2000. Voir son

Nobrow [indistinction], the culture of marketing, the marketing of culture, Knopf, New York, 2000, cité par Hal Foster, Design & crime, Paris, Les prairies ordinaires, 2008 (traduction de Verso, 2002), p. 20.

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davantage en quête de « preuves », au moins depuis la

Querelle de l’art contemporain 13 , s’immisce judicieusement dans ce rapprochement fructueux, voire salvateur.

Le théâtre d’avant-garde des années 2000 ne boude pas non plus le recours à la « chansonnette ». Il y a là une variante esthétique du texte traditionnellement dit. Certes, déjà le dramaturge moderniste Heiner Müller déclarait que « ce dont on ne peut parler, il faut le chanter14 » (cf. le proverbe français… ou Beaumarchais). Pour le théâtre « d’avant-garde postmoderne » de Novarina, la chanson semble cependant moins un tel comble expressif qu’un ancrage sympathique, récurrent, courant, stylistique. C’est cette nécessité de faire des logos (plus reconnaissables encore que des styles). La chanson devient alors l’extrême opposé de tout modernisme, mais paradoxalement mélangé à des éléments modernistes. Elle sert d’évidence au sein d’une généralité plus inquiétante. Ou elle est la part payée à « l’horizon d’attente du public », dont tout artiste ou dramaturge est davantage conscient, déjà depuis

Pour une esthétique de la réception de Jauss (donc depuis

les années 1970).

Pour le dramaturge Jan Lauwers aussi (et sa Needcompany), ainsi notamment dans La chambre

d’Isabella (2004-2010), la chanson s’articule désormais de

façon fluide, courante, avec d’autres formes d’expression (narration, danse…) dont elle semble toujours l’ancrage affectif, la limite supérieure d’accessibilité, la preuve

d’humanité.

La musique contemporaine aura recours à la chanson comme à sa propre bande annonce. Dusapin intègre, « astucieusement » ou non, la « chanson » Red Rock à son premier opéra Roméo et Juliette (1985-88). Le langage semble alors ponctuellement très simplifié et, bien sûr, écourté, pour ainsi finalement réduire cet opéra comme à sa propre enfance. Éditée aussi en tant qu’œuvre à part par Salabert, cette chanson constitue une carte de visite

13En 1997, cette querelle éclate dans la presse, mais pas seulement.

Aussi, comme le note Sylvia Girel, « La crise de l’art contemporain d’Yves Michaud, La responsabilité de l’artiste de Jean Clair, La haine de l’art de Philippe Dagen, la réédition complétée de L’art contemporain de Catherine Millet, Illusion, désillusion esthétique de Jean Baudrillard paraissent à quelques moins d’intervalles ». Voir La scène artistique marseillaise des années 90, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 30.

14Heiner Müller est cité par Ludwig Flaszen dans « Deux précurseurs :

Brecht et Grotowski », in De la parole aux chants, Arles, Actes Sud, 1995, p. 41. Lui aussi homme de théâtre, Lev Dodine développera la même opinion que Müller : « Lorsqu’on touche à une limite des sentiments, lorsqu’on arrive à un paroxysme dramatique, on découvre que n’importe qu’elle parole va être fausse… que peut-on faire alors, sinon chanter ? » Voir « La jeunesse et les chants », in De la parole aux chants, Arles, Actes Sud, 1995, p. 103.

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exemplaire pour l’opéra entier, pour Salabert, voire pour Dusapin de façon générale. Une chanson semble donc d’abord « quelque chose de plus simple » aux oreilles de Dusapin15. Certes cela peut être polyphonique, comme ici, à la manière d’une chanson de la Renaissance, d’un « madrigal16 » ancien. Clairement énoncée sur une échelle pentatonique, chaque ligne, comme finalement l’ensemble, semble une réduction drastique du style, ailleurs violemment xénakien : atonal, souvent microtonal. L’échelle pentatonique est même réduite à quatre de ses degrés (do ré fa sol : manque le la). Ce pentatonisme précis n’est ni une chinoiserie, ni une allusion à Bartók ou à la musique traditionnelle hongroise la plus ancienne. Il évoque une enfance de l’art, associée aux Amérindiens et au « nouveau monde » (d’où le titre américain « Red rock »), comme dans la Neuvième Symphonie (1893) de Dvorak17. Le ténor joue alors lui-même des claves, de façon, là aussi, rudimentaire : en amateur. Il s’agit donc d’une mise en abyme : la chanson, dans l’opéra, c’est le moment où les personnages « font de la musique » : le moment où le ténor saisit un instrument à percussion. Et comment le théâtre musical symbolise-t-il la musique ? Par la chanson, bien entendu. La chanson, de façon générale, à tendance à symboliser la musique.

C’est la même situation dans Don Giovanni (1787) de Mozart. Le dionysiaque héros prend sa mandoline pour chanter une sérénade à la camériste d'Elvira : « Deh vieni alla finestra ». C’est là le cœur secret de l’opéra. Car on voit et on entend enfin la fameuse magie de séduction opérer. C’est ainsi que « la musique trouve son objet dans la génialité érotico-sensuelle18 ». Et c’est ainsi, encore selon Kierkegaard, que Don Giovanni devient l’allégorie de toute musique, sorte d’Orfeo libertin (au goût de Kierkegaard sans doute), dont le centre est simplement : une chanson.

Dusapin réitère le procédé dans le duo Two walking, inspiré par les jeux vocaux Inuit. Ce duo est lui aussi édité à part, comme un échantillon consulaire, simple, originaire, ethnique, du troisième opéra, To be sung (1993). Encore pourra-t-on objecter que ce jeu vocal ne serait pas une chanson sous le seul prétexte qu’il serait une simplification soudaine du langage de l’opéra. Les

15Le compositeur aurait pu, au contraire, a priori, faire de cette chanson

le moment le plus complexe de son opéra. Il n’en est rien.

16Un « madrigalisme » serait attaché à l’œuvre de Dusapin dès le départ,

selon Michel Rigoni. Voir « Fantaisie, Fugue et Variations sur Musique fugitive pour trio à cordes », Les cahiers du C.I.R.E.M., n° 12-13, juin/septembre 1989, p. 21-52, in fine.

17Premier mouvement, in fine, solo de flûte dans le grave : la b, la b, fa,

mi b… Dvorak, Symphonies n° 8 et n° 9, New York, Dover, 1984, p. 203, mesure 10 (« chiffre 12 »).

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deux voix a cappella découvrent ensemble leur « mode restreint19 » flou : sol# (la ou la#) si do ré20, chacune apportant sa pierre à l’édifice, la découverte d’une note, par l’une des deux protagonistes, faisant le profit de sa congénère qui l’imite aussitôt à l’unisson21. La polyphonie semble raconter son propre édifice. Voilà encore une mise en abyme. On se dit alors : la chanson est-elle toujours une mise en abyme, peu ou prou ? La chanson, certes en tant que slogan, raconte en permanence, notamment, qu’elle est une chanson, voire qu’elle serait la musique en général. Elle prétend. Elle est une rhétorique exemplaire.

On commence directement par une telle mise en abyme dans l’opéra Penthesilea (2014) du même Dusapin. Prothoe, dès la mesure 5 du Prologue, chante une berceuse : « Sei ruhig, sei ruhig, meine Königin » (« calme-toi, calme-calme-toi, ma reine »). Toute berceuse n’est-elle pas, d’ailleurs, une chanson singulièrement essentielle, en tant que première chanson vraiment reçue par le nourrisson ? Dusapin semble le comprendre quand il tisse tout une œuvre acousmatique de berceuses enregistrées (au cours d’un projet en ligne invitant tout à chacun à chanter une berceuse ou comptine de son enfance) et entrelacées dans le récent Lullaby experience, créé en juin 2019. L’acousmatique n’est pourtant pas le domaine du Français : mais pour des chansons, on fera exception. Notons que l’association acousmatique/chanson n’est pas évidente au départ. C’est encore une nouvelle évidence postmoderne.

L’univers de la chanson simplifie, exemplifie, représente, défend encore davantage – toujours notre postmodernité… – le dernier opéra en date de Dusapin,

Macbeth underworld (2019). Ne domine plus ici la chanson

ethnique (imaginaire) mais traditionnelle écossaise. Quand un véritable violoneux vient y affirmer un ostensible mode de ré, en commençant par écraser son double bourdon (de cordes à vide) ré-la, on comprend là encore qu’il y a mise en abyme. Cette musique dans la musique, car chanson dans la musique, est évidente par l’irruption de la modalité dorienne – au sein d’un univers total-chromatique. La première mesure voit s’éclaircir une brume atonale, résonance rêveuse (grâce à la tenue des

19Cf. Jacques Amblard, Dusapin. Le second style ou l’intonation, Paris,

Musica Falsa, 2017.

20Voilà la notion de mode intonationniste flou, employée dans la musique

de Dusapin. Ici (la-la#) apparaît comme « degré flou », et les autres degrés comme exacts.

21Dans les jeux vocaux des femmes Inuit : face à face, presque bouche à

bouche, chaque chanteuse utilise la bouche de l’autre comme résonateur de sa propre voix. Le jeu consiste alors en de rapides imitations réciproques, à l’unisson, du degré découvert par l’autre.

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cordes), où s’amoncelle la presque totalité des douze sons (do bécarre excepté). Puis Porter chante une chanson. Il semble émerger de cette brume quasi dodécaphonique comme d’une stupeur d’alcool. De fait il est « désinhibé », comme écrit sur la partition. Il use donc aussi du mode de

ré. Ici la chanson est simplement entendue en tant que

telle par la modalité superposée au reste de l’opéra qui est atonal. La fiction est innocente. Pour elle la musique se réduit à la chanson. Et c’est encore l’enfance de l’art. Porter monte une gamme, de la tonique à la dominante, tout simplement, ré mi fa sol la, « the door is now open ». Dusapin n’écrirait-il, lui aussi, que des chansons, et une musique modale, s’il était aussi « désinhibé » que Porter ? Las, c’est aussi l’équation shakespearienne : sérieux + comique. Cela devient atonalité + modalité (chanson) = postmodernité22. Porter, bouffon shakespearien23, porte cet opéra d’avant-garde en y chantant une chanson. Il crée un élément mnémonique. Un fil d’Ariane. Une réclame.

Au fond, dans La boum (1980), Claude Pinoteau ne fait pas autrement en demandant au musicien (Vladimir Cosma) d’écrire des chansons emblématiques pour la bande originale. Il s’agit de « slows » eux-mêmes hautement représentatifs de l’univers onirique de l’adolescence, univers décrit justement dans l’intrigue.

Dreams are my reality devient ainsi le résumé sonore du

film, très judicieusement concentré comme un slogan se doit de l’être. Ne serait-ce que ce titre semble un aphorisme de l’adolescence, voire une phrase de publicité en faveur de la jeunesse. Cette chanson se fait ainsi, d’ailleurs avec quelque avance, un manifeste percutant, voire incisif, de ce nouveau « jeunisme », longtemps souterrain, repéré par Régis Debray seulement en 200424. Encore une fois, la « chanson héraut » n’est pas l’apanage du cinéma (ni de l’art) populaire. Avant La

boum, il n’est qu’à se rappeler – très facilement puisqu’il

s’agit d’une chanson25 – Anna Karina clamant (presque chantant) « Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire » dans Pierrot le fou de Godard (1965) ou Jeanne Moreau chantant Le tourbillon de la vie dans Jules et Jim de

22Dans un autre texte, on tentait d’associer la postmodernité à un certain

centrisme esthétique. Ceci pouvait se dire aussi comme synthèse historique entre la thèse moderniste atonale et l’antithèse postmoderniste. Voir « La musique des années 2000 et l’obsession de la fusion », in L’art des années 2000. Quelles émergences ?, 2012, p. 42.

23Ce Falstaff n’apparaît pourtant pas dans le Macbeth (1606) de

Shakespeare.

24Voir le pamphlet Plan vermeil (Paris, Gallimard, 2004), qui fait la

proposition ironique suivante : la circonscription des personnes âgées dans un territoire séparé, nommé « Bioland ».

25 Aristote constatait déjà l’aspect mnémonique des chants. Voir

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Truffaut (1962). Il est possible que l’écoute – voire la reprise – de ces tubes, depuis, eût lieu plus souvent que le visionnage des films. On pourrait alors parler de chansons substitutives, « essences », ou « ambassadrices de charme ». « Cha-bada-bada », consul indispensable d’Un

homme et une femme de Lelouch (1966), constitue un

exemple plus probant encore.

Ces trois échantillons sont d’ailleurs issus de la Nouvelle Vague. Ils montrent comment un art d’avant-garde peut s’incarner à travers quelque sentiment d’intimité (par la chanson), ceci pour compenser sans doute les tentatives les plus formelles de ces esthétiques parfois difficultueuses. La chanson symbolise aussi, dans ce cas, jeunesse, vitalité, spontanéité, voire sensualité. Les babyboomers existent donc d’autant plus qu’ils chantent. C’est là encore leur « évidence ». C’est leur preuve.

À l’opposé de toute assimilation entre industrie culturelle, marchandisation et chanson, vient cette idée finale. Le retour postmoderne à la chanson pourrait être le symptôme d’un retour de la musique à son origine selon Deleuze : à la ritournelle. Selon le philosophe, la musique, de façon générale, serait une « déterritorialisation de la ritournelle26 ». « Les ritournelles de l’animal et de l’enfant semblent territoriales : aussi ne sont-elles pas [encore] de la "musique27" », prétend le Français.

Mais si la musique en revenait aujourd’hui, peu à peu, à celle des animaux et des enfants ? L’engouement pour toutes les régressions (non péjoratif pour autant), depuis quelques décennies28, semble l’indiquer29. Robert Ebguy explique ces régressions systémiques par un stress généralisé30. Il faudrait désormais en premier lieu se rassurer. Or, voici typiquement un « cas » de ritournelle selon Deleuze : « Un enfant se rassure dans le noir31 […] ». L’étiologie probable de cette mode actuelle pour la chanson

26Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980,

p. 383-384.

27Ibid., p. 372.

28« La régression est à la mode », écrit le sociologue Robert Ebguy dès

2002. Ce dernier décrit alors, par exemple, parmi bien d’autres phénomènes, le téléphone portable comme un « doudou magique » dont l’individu, pourtant en principe adulte, ne se sépare presque jamais : il s’agirait d’un objet transitionnel à l’usage de sujets dont l’ère transitionnelle se poursuivrait désormais jusqu’à l’âge de cinquante ans environ. La France en culotte courte. Pièges et délices de la société de consolation, Paris, Lattès, 2002, p. 65.

29Voir Jacques Amblard et Emmanuelle Aymès, Micromusique et

ludismes régressifs depuis 2000, Aix-en-Provence, PUP, 2017.

30« Stress de la mondialisation, de l’absence de pilote dans l’avion, de la

surinformation, de l’environnement condamné, de l’hypercomplexité, de l’apprentissage technologique, de la violence, du chômage, de l’exclusion ». Robert Ebguy, op. cit. (note pénultième).

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ne doit pas se situer loin, non plus, d’un rempart à l’angoisse envahissante.

Le pocket film – réalisé avec un téléphone portable –

Fear Thy Not (2010), de Sophie Sherman, illustre cette

idée précise, encore comme une mise en abyme. C’est précisément une « enfant32 » qui se rassure dans le noir. Une jeune fille – la réalisatrice elle-même qui se filme – y chante cette comptine éponyme, de plus en plus fort, en traversant un inquiétant tunnel pour piéton. Elle craint visiblement une mauvaise rencontre. Sa chanson lui « donne du courage ». Chanson, comptine et ritournelle, donc chanson et origine deleuzienne de la musique semblent ainsi liées. Et cette corrélation engendre justement une œuvre émergente postmoderne : un « pocket film » dont le format minimaliste et le budget (quasi nul) semblent prendre justement la chanson comme modèle : économie et rentabilité potentielle extrêmes. Et encore une fois ceci n’infirme plus – désormais – le caractère d’avant-garde. Postmodernité oblige.

Pourquoi serait-il impossible que la musique « en revienne » finalement à son squelette, quitte à délaisser peut-être ses formes les plus abouties ? Selon Adorno, il est possible que la « grande musique », dès les années 1950, ait déjà vécu33. Elle pourrait donc avoir opéré, depuis, un repassage à vide, un reformatage par l’un de ses principaux centres supposés (la chanson peut-être). Si l’on doute, certes avec raison, que la chanson soit une origine sérieuse de toute musique, ou qu’elle puisse avoir réellement un rapport (selon nous évident) avec la ritournelle deleuzienne, pensons plutôt, alors, à l’origine commune de langage et musique selon Rousseau34. La chanson, surtout dans sa protoforme deleuzienne, « animale » ou « enfantine », semble alors au moins une origine rousseauiste « relai », notamment par sa conformation duale de langage-musique – conformation originaire rousseauiste. Le caractère rudimentaire – et souhaité tel – de cette dualité est aussi comme un indice d’origine. Une origine n’est-elle pas imaginée simple ?

32Une « enfant » postmoderne pourrait bien être majeure selon Robert

Ebguy, op. cit.

33C’est le fameux début de la Théorie esthétique (1970, traduite quatre

ans plus tard par Marc Jimenez), Paris, Klincksieck, 1974, p. 9 : « L’infinité manifeste de ce qui est devenu possible et s’offre à la réflexion ne compense pas la perte de ce qu’on pouvait faire de manière non réfléchie et sans problèmes. Cet élargissement des possibilités se révèle, dans de nombreuses dimensions, comme un rétrécissement ».

34« […] ainsi les vers, les chants, la parole ont une origine commune.

[…] Les premiers discours furent les premières chansons. » Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, début du chapitre XII (supplément des Cahiers pour l’Analyse, n° 8, p. 529).

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C’est sans doute-là le mythe tenace du Jardin d’Eden. Or, une chanson est bien cet embryon de rapport texte-musique.

La chanson semble ainsi un retour per se (à l’innocence de la musique en quelque sorte, donc à l’innocence plus généralement). La chanson est un éternel retour. Son avènement postmoderne serait ainsi indexé au retour, lui-même notion privilégiée de tout postmodernisme, voire de toute postmodernité.

En tant que retour, aussi, à une origine supposée, la chanson se doit, assume, se flatte d’être donc un genre minimal car embryonnaire. Elle serait minimaliste par essence. Peut-être alors sa vogue actuelle fut-elle également préparée par de grands minimalistes tels que Satie, Cage, Glass et leurs épigones. Les Gymnopédies (1888) ne valent-elles pas surtout en tant que très essentielles chansons sans paroles 35 , évidentes, notamment à jouer par presque chaque pianiste même encore très apprenti ? Quand Cocteau, grand amateur de Satie, déclare que « l’esprit nouveau enseigne à se diriger vers la simplicité émotive36 », on pourrait ajouter « donc essentiellement vers la chanson » sans craindre de trop trahir l’émotif poète français.

Adorno pourra encore nous permettre de conclure. Selon Peter Bürger, « Adorno n’a pas vu que les avant-gardes ont tout bonnement conçu l’échec comme faisant partie de leur projet37 ». Or, leur projet – cet échec – était peut-être celui de laisser la place – « à nouveau38 » – à la chanson, voire à l’industrie culturelle. Avoir combattu contre cette dernière n’eût ainsi pas été la lutte la plus judicieuse de l’Allemand. L’engouement actuel pour la cantologie, comme le sujet de ce numéro d’Euterpe en témoigne notamment, trahirait peut-être plus qu’une mode. La cantologie pourrait devenir la musicologie de demain39. Et cette idée, même éventuellement fausse, ressemble encore, en quelque sorte, malgré tout, à quelque « évidence » postmoderne.

Terminons étrangement. Lors de la rédaction de ce texte, le mot « aussi » s’est proposé de très nombreuses fois. Or il est probable que ce soit le sujet de cet article qui ait engendré cette difficulté. La chanson, c’est peut-être « aussi ». C’est un concept intégrateur, on l’a mentionné. On chante beaucoup ensemble. (Ou on devrait.) C’est peut-être d’ailleurs l’un de ses rôles primordiaux : tisser du lien.

35Leur structure même évoque quelques « couplets-refrains ». 36Le coq et l’Arlequin, Paris, Stock, 1979, p. 30.

37Cité par Marc Jimenez, op. cit., p. 91.

38Comme à la première époque des troubadours (XIIe siècle), par

exemple.

(12)

Son émergence postmoderne est donc peut-être en rapport avec celle de « l’art relationnel », théorisé par Nicolas Bourriaud40 durant les années 1990. Il s’agissait, dans les deux cas, de tenter de remédier – probablement en vain – à la misère occidentale postmoderne que Bernard Stiegler appelle la fin de la « transindividuation41 ».

Jacques Amblard LESA (EA-3274) Aix Marseille Université

40Puis adoubé par Jacques Rancière. Malaise dans l’esthétique, Paris,

Galilée, 2004, p. 79.

41 « Or, radio et phonographe vont en effet court-circuiter la

transindividuation, éliminer la pratique, c’est-à-dire la participation, conduire à l’impasse de la consommation et détruire le fait esthétique total hors duquel il n’y a plus l’expérience de cet élargissement du sensible qu’est la rencontre d’une œuvre dans le milieu noétique de l’oreille ou de l’œil, mais un conditionnement esthétique induisant les comportements grégaires – y compris chez ceux qu’Arendt appelait les "philistins cultivés", sujets de la verdunisation à petits budgets qui formera les bataillons de ces classes moyennes, dont la partie la plus "riche" est aujourd’hui affublée d’un pauvre sobriquet, et je parle ici des "bobos" (dont je fais partie). » Bernard Stiegler, « Repenser l’esthétique, pour une nouvelle époque du sensible », in Esthétique et société, sous la direction de Colette Tron, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 116-117.

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