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La construction littéraire d’une figure féminine exceptionnelle : étude autour du personnage de Jeanne d’Arc au XVe et début du XVIe siècles

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La construction littéraire d’une figure féminine

exceptionnelle : étude autour du personnage de Jeanne

d’Arc au XV

e

et début du XVI

e

siècles

Mémoire

Chloé Bonnamy

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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iii

Résumé

Le portrait de Jeanne d’Arc tel que nous le connaissons de nos jours résulte d’un processus de création littéraire, qui trouve sa genèse à l’époque du XVe et début du XVIe

siècle. Étroitement liée au contexte historique et social qui l’a vue naitre Jeanne d’Arc a été une réelle icône féminine, et n’a laissé indifférent aucun de ses contemporains au crépuscule de la Guerre de Cent ans. En effet, elle a joué un rôle majeur dans la guerre civile pour le trône de France entre les Armagnacs qui défendent le futur Charles VII et les Bourguignons qui se sont alliés aux Anglais pour soutenir leur souverain. La personne historique a été profondément métamorphosée dans sa transposition dans les œuvres littéraires par l’entrelacement d’une pluralité de discours : polémiques, moraux et normatifs d’une part, topiques et esthétiques d’autre part. Ces différentes influences vont façonner au gré des controverses sur l’image féminine et des discours politiques polémiques, un personnage littéraire de femme-chevalier puis une figure héroïque chrétienne. Le personnage de la Pucelle connait un tel succès qu’il est au fur et à mesure transcendé au rang mythe politico-héroïque, puis réinvesti dans les siècles qui suivirent comme symbole par le nationalisme français. À travers l’étude comparée d’un corpus de textes contemporains et immédiatement postérieurs à Jeanne d’Arc, qui comprend des poèmes lyriques, des textes narratifs, une pièce théâtrale et des chroniques, nous chercherons à relever les différents mécanismes de construction littéraire qui façonnent la figure féminine exceptionnelle que représente la Pucelle d’Orléans.

Mots-clés : Construction littéraire - Personnage fictif - Images-types - Discours - Portraits -

Femme-chevalier - Mystique - Preuse - Idéologie - Partisanerie - Armagnacs - Bourguignons - Jeanne d’Arc - Mythe - Symbole politique.

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Abstract

The representation of Joan of Arc that we are familiar with nowadays results from a literary process, which finds its genesis from the XVth and beginning of XVIth centuries.

Closely bound to the historical and social context of the Maid, Joan of Arc was already a real feminine icon, to which none of her contemporaries was indifferent, at the end of the Hundred Years War. Indeed, she played a crucial part during the civil war for the throne of France, desired by Charles supported by the Armagnac, and the sovereign of England to whom the Bourguignon allied with. Moreover, the historical person had been deeply transformed during her transposition on literary works, because of the interlacing of several discourses: polemical, normative and moral on one hand, topical and aesthetic on the other hand. Those several influences will shape following the controversies over feminine image and polemical political discourses, first a fictional literary character as a female-warrior then as a Christian heroic figure. The success of the character of the Maid is such that it is transcended as a political-heroic myth, then reinvested in the next centuries by the French nationalism as a political symbol. Through comparative study of several works of the century of Joan of Arc gathering lyrical poems, narrative works, play and chronicles, we will look for the different mechanisms of literary construction that shapes the Maid of Orleans as an outstanding feminine figure.

Keywords: Literary construction - Character - Commonplaces - Discourses - Portrayals -

Female-warrior - Mystic - Preuse - Ideology - Polemic - Armagnac - Bourguignon - Joan of Arc - Myth - Political symbol.

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Table des Matières

Résumé ... iii

Abstract ... v

Table des Matières ... vii

Remerciements ... ix

Introduction ... 1

I) Entre éloge et blâme : une héroïne controversée à la croisée des discours ... 13

1. Contexte historique : littérature et polémiques politiques ... 14

1.1. Une situation de tensions politiques entre Armagnacs et Bourguignons ... 14

1.2. Des genres littéraires propres aux discours polémiques ... 18

2. Contexte moral et littéraire : littérature satirique contre les femmes et Querelle de la Rose ... 26

2.1. Une tradition satirique de littérature contre les femmes ... 26

2.2. La Querelle de la Rose et la littérature de défense des femmes ... 27

3. Jeanne d’Arc entre le blâme et l’éloge ... 34

3.1. Femme néfaste et sorcière ... 34

3.1.1. Le port des habits d’homme à l’encontre des codes sociaux du Moyen Âge ... 35

3.1.2. Une sorcière et manipulatrice dévorée par l’ambition... 36

3.2. Construire la défense de Jeanne d’Arc : prolégomènes ... 50

3.2.1. Jeanne d’Arc et les femmes fortes de l’Histoire ... 51

3.2.2. Le témoignage qui confirme l’authenticité de ses exploits ... 59

3.2.3. Défense de Jeanne d’Arc par la garantie de l’autorité divine ... 64

II) De la personne au personnage de femme-chevalier, mécanismes topiques de la construction littéraire ... 71

1. Établissement d’un schéma narratif-type : la femme-chevalier ... 73

1.1. Des femmes qui portent les armes et mènent des batailles ... 73

1.1.1. L’équipement militaire et le port des armes ... 73

1.1.2. Les exploits guerriers et l’art de savoir diriger les batailles ... 79

1.2. La prise des armes : un choix désespéré qui émane d’un contexte de crise et de défaillance des hommes du pays ... 85

2. Un ensemble de valeurs propres au modèle de la femme-forte ... 95

2.1. Des femmes qui sont dotées de valeurs guerrières masculines ... 95

2.1.1. « Fortitudo-sapientia » et l’aspect problématique de la force ... 97

2.1.2. Le courage et l’esprit d’un homme ... 101

2.2. Le motif de la « fortitudo-pulchiritudo feminae » et de la chasteté ... 106

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III) Du personnage à la figure héroïque : femme mystique et prophétesse dans les vies

de saints et les mystères ... 117

1. L’aura de Jeanne d’Arc comme femme mystique ... 120

1.1. L’importance de la virginité et de la pureté ... 120

1.1.1. Une femme mystique dévouée au service de Dieu ... 120

1.1.2. Le motif de la pureté et ses symboles ... 125

1.2. La Pucelle et l’attestation d’un "état de sainteté" par les miracles ... 128

1.2.1. Enfance miraculeuse et protection divine ... 129

1.2.2. Jeanne d’Arc comme protectrice du roi et du peuple français envoyée par Dieu ... 133

1.2.3. Illustration d’un miracle, l’épisode de la chute de la pierre lors de la bataille d’Orléans ... 138

1.2.4. Le miracle légendaire de l’Épée de Fierbois ... 142

1.3. La présence d’attributs : l’épée de Fierbois et l’étendard fleurdelisé ... 147

1.3.1. L’Épée de Fierbois ... 148

1.3.2. L’ekphrasis de l’étendard aux fleurs de lys ... 150

2. Une Pucelle qui est intégrée à la lignée des prophètes et élus de Dieu ... 154

2.1. Jeanne d’Arc et la tradition des textes prophétiques de Merlin et patriotisme français 155 2.2. Un parcours identique à celui d’une prophétesse de l’Ancien Testament ... 163

2.2.1. Une Pucelle rapprochée des grands personnages de la Bible ... 163

2.2.2. Le choix de l’humble : une jeune bergère élue par Dieu ... 165

2.2.3. La révélation de la mission divine ... 171

Conclusion ... 181

Bibliographie ... 185

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Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement Anne Salamon, professeure de littérature médiévale à l’Université Laval de Québec et ma directrice de recherche de ces deux dernières années pour sa disponibilité, ses conseils avisés, ses relectures et corrections minutieuses, qui m’ont été d’une très grande aide tout au long de la composition du mémoire.

Je remercie également l’historienne Colette Beaune, spécialiste de Jeanne d’Arc, pour sa présentation au lycée Pothier (Orléans, France) à l’attention des élèves des classes préparatoires littéraires en 2011, qui a attisé mon intérêt pour le personnage de la Pucelle d’Orléans.

Je remercie Danièle James-Raoul de la faculté des lettres de l’Université Bordeaux 3 - Michel de Montaigne (Pessac, France), qui m’a aidée à travailler mon style, et dont les discussions m’ont permis de définir une première fois mon projet de recherche.

Je remercie les autres professeurs du département de littérature de l’Université Laval dont j’ai pu suivre les cours tout au long de l’année d’échange universitaire puis les deux ans d’étude comme étudiante de l’université, dont les remarques m’ont aidé à progresser au niveau de la Maîtrise.

Je remercie Christian Gagné pour son aide et ses indications claires sur le plan informatique dans la phase finale de la rédaction du mémoire, qui a eu la bienveillance de me répondre avec célérité et efficacité aux questions que j’ai pu lui poser.

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Introduction

Tout écrit qui évoque un ou plusieurs personnages historiques, peut être plus ou moins fidèle à la personne et à la vie du référent dont il relate la destinée et les actes exceptionnels. Ainsi, la transposition textuelle de leur existence comporte plus ou moins d’altérations selon les écrivains, les œuvres et l’époque de rédaction. En ne considérant que les sources datant de l’époque même de la personne historique évoquée, les écarts présents entre les passages de fiction et les témoignages écrits peuvent poser des problèmes aux chercheurs, surtout aux sociologues et historiens intéressés par la réalité des évènements. La visée de cette étude n’est pas de distinguer d’une part les faits transformés par les idées de l’auteur qui relate ces évènements et d’autre part la vie réelle d’une personne d’exception, mais plutôt de s’intéresser aux mécanismes de construction qui en font un personnage littéraire au sein des différents récits.

Du fait que le support écrit ne peut se montrer objectif, la narration et le portrait dessiné ne peuvent correspondre à la réalité historique, et ce sont précisément les altérations, aussi diverses que nécessaires, ainsi que leurs différents impacts qui mériteraient d’être étudiés dans une approche plus formelle et textuelle des œuvres concernées. Afin d’examiner ces phénomènes, le personnage de Jeanne d’Arc, au sujet de laquelle les écrits ne s’entendent ni sur la date de naissance ni sur l’âge, a semblé un cas d’étude exemplaire. En effet, ces altérations sont particulièrement visibles dans la représentation des femmes d’exception qui ont marqué les esprits de leur temps : les décalages avec la réalité historique découlent souvent du fait que leur existence, au sein du domaine privé, laisse moins de traces que leurs collègues masculins. Jeanne d’Arc n’y fait pas exception, en sa qualité d’icône féminine et symbole politique de l’époque qui lui est contemporaine, au dernier tiers de la Guerre de Cent Ans.

Fille de Jacques d’Arc et d’Isabelle Romée, laboureurs au village de Domrémy, Jeanne est née en Janvier 1412. Jeune femme décrite comme pieuse et respectable par son entourage, elle aurait commencé vers ses onze-treize ans à entendre les voix de saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite l’exhortant à partir soutenir le futur Charles VIIet, sous

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la protection de Dieu aller délivrer le royaume de France des forces anglaises et leurs alliés, les Bourguignons. Toutefois, ce n’est qu’en Février 1429 que la jeune femme part vers Chinon afin d’obtenir une entrevue avec le dauphin, suite à laquelle elle sera observée par la comission de Poitiers afin de savoir si elle était vraiment l’envoyée de Dieu qu’elle revendiquait être et non pas une affabulatrice. Leur jugement positif obtenu en Mars, après avoir été équipée à Tours et un bref passage à Blois la Pucelle rejoint en Avril 1429 le champ de bataille aux côtés des hommes qui soutiennent le dauphin Charles, le camp Armagnac. Avec la reprise et la levée du Siège d’Orléans entre le 5 et le 8 Mai, Jeanne redonne de l’espoir aux partisans de Charles et leur octroit des victoires importantes, qui culminent jusqu’à la conquête de Reims et au sacre de Charles VII dans la même ville le 17 Juillet 1429.

Toutefois le sort semble se renverser alors que Jeanne et ses hommes échouent à reprendre Paris le 8 Septembre, puis la capture de la Pucelle par les Anglais le 23 Mai 1430, lors de l’assaut de Compiègnes. Conduite à Rouen le 23 Décembre, elle subira un procès d’inquisition entre Janvier et Mai 1431, plusieurs interrogatoires publics, jusqu’à ce qu’elle soit menée à abjurer ses voix et la mission que Dieu lui aurait confiée le 24 Mai en échange de la promesse verbale qu’elle soit détenue dans une prison eucclésiastique, une condition qui ne sera pas respectée par ses juges. Le 28 Mai Jeanne d’Arc reprend ses habits d’homme, signant ainsi son forfait. Elle est par la suite condamnée comme relapse le lendemain-même, et perd la vie sur le bûcher à Rouen, le 30 Mai 1431. Son corps fut brûlé à trois reprises afin qu’il n’en reste rien, et les cendres furent dispersées dans la Seine afin d’éviter que la moindre relique ne soit faite de la Pucelle. Bien qu’il n’y ait que très peu de preuves scientifiques de son existence - sinon quelques cheveux pris dans le sceau de la lettre aux Anglais - son existence et son parcours ont été mentionnés dans de nombreux textes d’époque, littéraires, historiques et officiels.

Toutefois, si Jeanne d’Arc est une personne historique des plus documentées de son temps par ses procès d’accusation puis de réhabilitation et les divers témoignages oraux ou écrits, dans l’espace littéraire l’image qui a perduré d’elle se trouve auréolée, et brouillée, par une multitude de discours, dès son époque. La figure présentée peut être celle d’une jeune

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3 femme de « 17 ou 18 ans »1, version retenue par certaines chroniques, ou celle d’une « fillete

de XVI ans »2 mais aussi celle d’une « paillarde », une « garce », une « sorciere », ou une

« vachere »3. En effet, autant sa vie publique est caractérisée par sa brièveté, située entre

février 1429 et mai 14314, autant la personne historique a marqué de manière durable les

esprits et la scène politique de son temps, et au delà les siècles qui suivront entre son procès de réhabilitation, puis sa béatification et canonisation au XXe siècle5, jusqu’à nos jours.

Très tôt la littérature s’est mise à l’évoquer au sein de ses textes, qu’il s’agisse de poésie didactique, de pièces de théâtre ou de textes narratifs. Selon les genres utilisés, les représentations qui sont proposées de Jeanne d’Arc varient et offrent une image oscillant entre l’éloge ou le blâme de cette personne historique, l’une des plus controversées de son époque, au carrefour des différents courants de pensée de son temps, jusqu’à conduire à une transformation de son image en littérature6. Ainsi, il conviendra d’étudier comment, à travers

des mécanismes topiques et une pluralité de discours épidictiques, se construit un personnage littéraire passé dans la légende, jusqu’à devenir mythique.

1 Guillaume Cousinot, Chronique de la Pucelle ou Chronique de Cousinot ; suivie de La chronique normande de P. Cochon, relatives aux règnes de Charles VI et de Charles VII, restituées à leurs auteurs et publiées pour la première fois intégralement à partir de l’an 1403, d’après les manuscrits, éd. Auguste Vallet de Viriville,

Paris, éd. A. Delahays, coll. « Bibliothèque gauloise », 1859, p. 271.

2 Christine de Pizan, Ditié de Jehanne d’Arc, éd. scientifique établie par Angus J. Kennedy et Kenneth Varty,

Oxford, Society for the study of mediaeval languages and literature, coll. « Medium aevum monographs. New series », 1977, p. 34, v. 237.

3 Le Mystère du siège d’Orléans, éd. bilingue et introd. Gérard Gros, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres

Gothiques », 2002, p. 771.

4 Colette Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2004, 540 p. et Bertrand Schnerb, Armagnacs et Bourguignons. La Maudite guerre. 1407-1435, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2009, p. 335-346.

5 Georges Goyau, Les Étapes d’une gloire religieuse : sainte Jeanne d’Arc, Paris, éd. Henri Laurens, 1920,

p. 126-151.

6 Deborah Fraioli, « The Literary Image of Joan of Arc: Prior Influences », dans Speculum, 56, 4, 1981, p.

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État de la question

Bien que plusieurs historiens aient traité la question de Jeanne d’Arc et de son contexte historique, les deux études de Colette Beaune, historienne spécialiste de Jeanne d’Arc, nous ont semblé particulièrement éclairantes à son propos, Jeanne d’Arc7, et Jeanne

D’Arc, vérités et légendes8, en les associant aux analyses d’un historien qui évoque le

contexte historique de manière plus étendue, tel que Bertrand Schernb dans Armagnacs et

Bourguignons. La maudite guerre. 1407-14359 il est possible d’obtenir ainsi une vision

d’ensemble très complète sur la vie civile mais surtout politique de la Pucelle d’Orléans. Toutefois, la situation est différente en littérature, où il y a peu d’ouvrages et d’articles qui leur fassent pendant de manière suffisamment précise dans la période que nous souhaiterions aborder.

En effet, si la figure de Jeanne d’Arc a été l’objet de nombreuses analyses historiques, qui offrent de précieux renseignements sur la personne réelle, elle n’a été que relativement peu abordée d’un point de vue plus littéraire. En outre, presque toutes les études qui lui sont consacrées se focalisent davantage sur la question de la véracité ou non des affirmations présentes dans les sources. En effet, les renseignements à son égard qui ont perduré sont pour la quasi-totalité présents au sein d’écrits au statut complexe et à l’autorité variable, comme, par exemple, les documents relatifs à son procès10, dont les implications politiques étaient

immenses, les chroniques des deux camps ou encore des témoignages oraux, ce qui entremêle étroitement réalité historique et imaginaire fictif. Les travaux se portent donc davantage sur le paratexte et le contexte socio-historique que sur le traitement du personnage lui-même, dans des textes autres que les archives. Si ces approches mettent Jeanne d’Arc véritablement au cœur des problématiques historiques, elles ne s’intéressent pas en détail aux textes littéraires dont la teneur historique est plus faible et semblent négliger l’influence des différents thèmes et archétypes hérités des genres et de la tradition littéraires.

7 Colette Beaune, Jeanne d’Arc, op. cit., 540 p.

8 Ead., Jeanne d’Arc, vérités et légendes, Paris, Perrin, 2008, 240 p.

9 Bertrand Schnerb, Armagnacs et Bourguignons. La maudite guerre. 1407-1435, op. cit., p. 335-346.

10 Enguerrand de Monstrelet, Chroniques d’Enguerrand de Monstrelet : [t. IX] : nouvelle édition entièrement refondue sur les manuscrits, avec notes et éclaircissements, Paris, éd. Jean Alexandre Buchon,Verdière, 1827, 409 p.

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5 Jeanne d’Arc n’a en effet pas été très étudiée en littérature, et en particulier sur la période qui lui est contemporaine à savoir le XVe et début du XVIe siècles. En effet, une

grande majorité des travaux qui mentionnent Jeanne d’Arc ne l’abordent que de manière plutôt générale si ce n’est succincte, par exemple dans un court chapitre au sein d’un ouvrage plus général11. Si d’autres textes critiques littéraires évoquent bien la Pucelle de manière plus

spécifique, ils ne se rapportent que peu aux œuvres dans lesquelles elle apparait, en terme de nombre de textes et d’extraits qui sont employés à l’appui de l’argumentation ou de l’explication. Par exemple, l’article de vulgarisation publié par Laurent Henninger compris dans le dossier de presse « Femmes soldats, neuf destins exceptionnels » de la revue Historia évoque bien la figuration du personnage de la jeune femme de Domrémy comme dixième Preuse, mais ne prend pas en compte tous les textes autout de la Pucelle, notamment les fictions narratives ou poétiques.

Par ailleurs, peu des différentes études qui ont été faites sur Jeanne d’Arc reposent sur des œuvres lui étant presque contemporaines. En effet, s’il existe bien six thèses françaises12, en préparation ou soutenues entre 1987 et 2010, qui la mentionnent dans leurs

intitulés, elles se focalisent toutes sur des auteurs particuliers tels que Charles Péguy, ou des œuvres spécifiques du XIXe et du XXe siècles, et non sur la fin du Moyen Âge. Or, l’époque

et le contexte dans lesquels paraissent les textes sont des critères d’importance puisque les représentations fictives du personnage ont fluctué selon les courants de pensée moraux, sociaux et politiques, les débats polémiques et les diverses esthétiques littéraires des différentes époques.

Néanmoins si les recherches d’études en français n’ont pas été très concluantes, deux textes critiques anglophones ont semblé très éclairants sur le rapport entre Jeanne d’Arc et

12 Dalia Alabsi, « Naissance d’un mythe : Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Charles Péguy », thèse de doctorat en

littérature françaises et comparée, Lyon, Lyon 2, 2006 ; Marie Françoise Lemmonier-Delpy, « Joseph Delteil et l’épopée, de Jeanne d’Arc au Vert Galant (1925-1931) », thèse de doctorat en littérature française, Paris, Paris 4, 1994 ; Marie-Ange Lobjoit Chaumont, « Bertolt Brect, Paul Claudel et la vie de Jeanne d’Arc entourée de parodie », thèse de doctorat en littérature et civilisation comparées, Dijon, Université de Bourgogne, 1995 ; Teresa Martin Sanz, « Jeanne d’Arc et Péguy : l’histoire face au mythe », thèse de doctorat en littérature française, Aix en Provence, Aix Marseille 1, 1987 ; Maria Mursa « Représentations de Jeanne d’Arc au théâtre et cinéma au cours du XXème siècle », thèse de doctorat en littérature comparée, Paris, Paris 8, 2010 ; Mira Sun,

« Le sujet de l’énonciation dans l’œuvre littéraire de Jules Michelet : analyse sémiotique, La Sorcière I et II, Jeanne d’Arc, La Femme », doctorat de thèse en littérature française, Paris, Paris 8, 1996.

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les problématiques littéraires de son temps : l’article de Deborah Fraioli13 et celui d’Anne

Llewellyn Barstow14. En effet, Anne Llewellyn propose une analyse très minutieuse centrée

sur le personnage de la Pucelle dans la littérature des XVe et XVIe siècles sous l’éclairage de

la thématique de la femme-mystique, tout en se référant à différentes productions écrites, qu’elles soient des fictions littéraires ou des textes polémiques de l’époque contemporaine à la jeune femme de Domrémy. De son côté, l’article de Deborah Fraioli a semblé le plus complet : tout d’abord, l’article offre une explication à la fois claire et synthétique sur la thématique abordée des influences littéraires qui affectent la Pucelle. Par ailleurs, son étude se focalise sur le personnage particulier de Jeanne et l’auteure évoque les deux grandes influences littéraires majeures qui sont à la base du portrait de la Pucelle, à savoir la femme-guerrière et la prophétesse. Enfin, elle s’appuie sur des extraits de textes de l’époque de Jeanne d’Arc, et en particulier sur celui de Christine de Pizan. Cependant, si ces deux articles sont riches en informations et en explications, ils n’abordent pas toujours en close reading les textes et extraits mentionnés.

Du reste d’autres œuvres du XVe et début du XVIe siècles m’ont paru pertinentes à

incorporer dans notre corpus, afin d’élargir le champ d’analyse de notre étude. Par ailleurs, il m’a semblé intéressant de faire interagir les textes entre eux pour souligner les parallèles et différentes des œuvres dans leur emploi des grandes images-types auxquelles la Pucelle a pu être associée. Même si les méthodes d’analyse utilisées dans les travaux cités proposent des approches éclairantes, focaliser l’étude sur de ce siècle moins étudié qu’est le XVe siècle,

qui offre l’intérêt d’être contemporain du référent historique, ce qui permettra d’examiner les fondements des images ultérieures, en revenant directement aux textes. En effet, parmi les œuvres contemporaines et immédiatement postérieures à la vie de Jeanne, la situation est déjà complexe : selon que les écrits se trouvent composés de son vivant, pendant ou après les procès de condamnation puis de réhabilitation, les problématiques et figurations de Jeanne peuvent se trouver très différentes. Or, il est important de traiter les œuvres et extraits de la

13 Deborah Fraioli, « The literary image of Joan of Arc: prior influences », dans Speculum, 56, 4, 1981, p.

811-830.

14 Anne Llewelyn Barstow, « Joan of Arc and Female Mysticism », dans Journal of Feminist Studies in Religion,

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7 façon la plus exhaustive possible adin pouvoir brosser un portrait exact du travail de construction du personnage littéraire de Jeanne d’Arc.

Ainsi, notre étude voudrait s’attacher à remonter, de manière plus centrée sur l’analyse des textes, à la genèse même de la construction fictive et littéraire du personnage, légendaire et symbolique. Dans ces circonstances, il est apparu que c’est en étudiant cette période du XVe siècle, encore peu traitée littérairement dans le cas du personnage de Jeanne

d’Arc, et en recentrant l’analyse sur le texte des œuvres qu’il serait possible de comprendre comment s’est construite cette figure de femme qualifiée d’exceptionnelle.

Intérêt du sujet

Du reste, en sa qualité de personne historique très controversée, ayant suscité et suscitant encore bien des débats intellectuels, Jeanne d’Arc a fait l’objet de nombre d’études historiques depuis le XIXe siècle. En elle s’incarne en effet une série de paradoxes : malgré

la présence d’une solide documentation contemporaine, elle continue d’intriguer et de fasciner les sociologues et les historiens. Image de femme héroïque, elle jouit encore d’une conséquente popularité comme symbole féministe. Toutefois, elle demeure aujourd’hui controversée comme symbole politique : icône du ralliement nationaliste au XIXe siècle, son

image s’est ternie, tant elle est maintenant perçue en France comme l’égérie des mouvements d’extrême droite qui l’ont récupérée. Jeanne d’Arc a profondément marqué les esprits de son époque, et même après sa mort sur le bucher, l’intérêt lui étant porté n’a pas décru et la littérature s’est aussi très vite emparée de cette femme d’exception. Tout en partant de la personne historique et des faits réels, ces transpositions de Jeanne d’Arc et de ses exploits sont nécessairement en décalage puisque la littérature ne raconte pas l’Histoire comme les historiens, mais l’évoque en se focalisant davantage sur les thématiques qu’elle met en avant, et les discours politiques, moraux et religieux, sociaux et littéraires de l’époque.

Ces différents discours vont esquisser, à partir de la personne historique de renom, un personnage fictif, transformé puis consacré jusqu’au mythe au point d’échapper à son référent. En effet, d’autres thèmes, figures et héritages littéraires viennent influencer les

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représentations de la personne réelle au sein de la fiction. Ce sont les divers archétypes et genres littéraires, complémentaires ou contradictoires, qui vont façonner des modèles imaginaires de Jeanne d’Arc et assurer la pérennité du personnage de fiction, presque élevé jusqu’au rang de mythe historico-politique15. En tant que tel, il est intéressant de se pencher

sur l’analyse de « ses variations, mais aussi de son invention16 », en étendant cette dernière

sur un plan non plus strictement historique et anthropologique mais sur un plan littéraire. Ainsi, il conviendra d’étudier comment, à travers des mécanismes topiques et une pluralité de discours d’éloge et de blâme, se construit un personnage littéraire façonné par plusieurs auteurs qui puisent dans les modèles littéraires de leur époque comme l’évoque Deborah Fraioli en ces termes17 :

« When one studies in the literature written about Joan of Arc in her lifetime, one is struck by the realization that the literary image of Joan of Arc is only partly specific to the girl of /Domremy. Unable or unwilling to relate a multitude of facts about Joan’s life as many chroniclers did, these writers turned to previously existing literary models to shape their image of the Maid ».

Cette construction littéraire s’oppose à, et s’appuie en même temps sur la rareté des preuves scientifiques de l’existence de la jeune femme et sur une abondante documentation pour ses procès de condamnation puis de réhabilitation. Le corpus la concernant est composé de récits divers qui présentent des évènements authentiques ou estimés comme tels, très embellis comme ceux du Mystère du siège d’Orléans, des textes qui entremêlent au sein des histoires des faits réels, des représentations culturelles et littéraires, des interrogations morales et des débats politiques. On peut donc dire que ces entrelacements dans les œuvres et ces différents mécanismes contribuent à façonner des images collectives, un fond culturel qui demeure profondément inscrit dans l’imaginaire populaire français, contemporain des faits ou postérieur, au point qu’elle a été élevée au rang de mythe, comme l’affirme l’historienne Colette Beaune18 :

15 Philippe Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », dans Littératures, n°55, 1984, p. 112-126. 16 Dictionnaire du Littéraire, dir. Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Paris, PUF, 2002, 672 p. 17 Deborah Fraioli, « The Literary Image of Joan of Arc », art. cit., p. 827.

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9 Jeanne fut un mythe de son vivant. Dès son apparition au printemps 1429, son histoire se joue sur deux plans parallèles, celui des réalités […] et celui du mythe. […] La part de fable que contient le mythe informe donc non seulement sur les faits eux-mêmes, mais sur les valeurs de la société qui l’a inventé.

Ainsi, il est possible de considérer, d’un point de vue littéraire, le personnage de Jeanne d’Arc comme légendaire. Pour ces différentes raisons, il est intéressant d’étudier, en retournant aux passages sélectionnés des textes mêmes, la description de la personne historique jusqu’à l’élaboration d’un personnage fictif, et à la construction d’un mythe littéraire.

En raison de l’ampleur des sources littéraires et des problématiques diverses posées par ces différents discours contemporains, le corpus, qui traverse plusieurs genres (poésie didactique, textes narratifs et théâtre) se restreindra au XVe siècle et au début du XVIe siècle

qui représentent la genèse de la légende. Dans l’optique d’une étude comparée, il reposera sur des extraits des textes narratifs et poétiques suivants : le Ditié de Jehanne d’Arc19 de

Christine de Pizan, le Mystère du siège d’Orléans20, des poèmes anonymes du XVe siècle et

du début du XVIe siècle21, Les Vies des femmes célèbres22 d’Antoine Dufour, Le Champion

des Dames23 de Martin Le Franc et de La Nef des dames vertueuses24 de Symphorien

Champier. À ces oeuvres s’ajouteront une lettre d’Alain Chartier25 sur Jeanne d’Arc en

français moderne (faute d’avoir trouvé le texte en moyen français), ainsi que trois chroniques : deux bourguignonnes avec Enguerrand de Monstrelet26 et l’auteur du Journal

d’un Bourgeois de Paris27, et la dernière du camp armagnac avec Guillaume Cousinot28.

19 Christine de Pizan, Ditié de Jehanne d’Arc, op. cit., p. 28-40. 20 Le Mystère du siège d’Orléans, op. cit., p. 454-1017.

21 Anthologie : Jeanne d’Arc, la voix des poètes, de Christine de Pizan à Leonard Cohen, dir. Yves Avril et

Romain Vaisseurmann, Orléans, Paradigme, coll. « Histoire », 316 p.

22 Antoine Dufour, Les Vies des femmes célèbres, édité par Gustave Jeanneau, Genève, Droz, 1970, p. 162-165. 23 Martin Le Franc, Le Champion des Dames, édition scientifique établie par Robert Deschaux, Paris, Honoré

Champion, coll. « Classiques Français du Moyen Âge », 5 vol., t. 4, p. 88-105.

24 Symphorien Champier, La Nef des dames vertueuses, édition scientifique établie par Judy K. Kem, Paris,

Honoré Champion, coll. « Textes de la Renaissance », 2007, p. 115.

25 Gabriel Joret-desclozières, Alain Chartier : un écrivain national au XVe siècle, deuxième édition,

Bibliothèque nationale de France (Paris), ms. FR BNF 34153995, p. 87-90.

26 Enguerrand de Monstrelet, Chroniques d’Enguerrand de Monstrelet, op. cit., 409 p.

27 Journal d’un Bourgeois de Paris, 1405-1449 / publié d’après les manuscrits de Rome et de Paris, édition

scientifique établie par Alexandre Tuetey, Paris, H. Champion, 1881, 415 p.

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Ainsi, les différents textes et leurs extraits ont été choisis selon leur potentiel analytique, leur pertinence et leur accessibilité à la consultation.

Approches théoriques et méthodologiques

Notre étude partira du constat que toute tradition est composée par les savoirs, les techniques et les valeurs propres à la communauté dont elle fait partie. De fait, elle se trouve, par nature, fortement influencée par l’éthique défendue par la société concernée. Les œuvres où apparait Jeanne d’Arc échappent d’autant moins à ce principe qu’elles possèdent une forte dimension épidictique en s’intégrant dans un débat littéraire et moral de l’époque sur le discours sur les femmes dans la littérature. Ainsi, il est possible de relever l’influence d’une double tradition liée à ce débat éthique et littéraire comme le développe Glenda McLeod29 :

la première repose sur la satire contre l’image féminine, en particulier dans les catalogues des femmes, et la seconde sur la défense des femmes, illustrée principalement par la rédaction de vies des femmes illustres. Parallèlement aux débats autour de sa vie militaire brève et controversée, le personnage de Jeanne d’Arc se retrouve pris entre les deux pôles que sont l’éloge et le blâme. Selon les textes étudiés et la position politique de leurs auteurs respectifs à son égard, elle peut être montrée sous des visages très contrastés, femme d’exception et Preuse, ou au contraire femme maléfique et femme-sorcière.

Du reste la forte dimension topique de la littérature médiévale rend particulièrement propice le mécanisme de généralisation permettant de passer de la singularité d’une existence humaine à la typicité d’une figure. En effet, la littérature médiévale repose sur des variations de topos ou d’images-types relativement fixes qui sont ensuite réagencées à l’infini. En outre, à l’intérieur de chaque genre, le matériau topique peut être différent ou s’agencer d’une manière particulière à chaque oeuvre, et genre littéraire. La première influence importante sur la construction du personnage de Jeanne d’Arc serait la figure de la femme-chevalier et guerrière incarnée par les Amazones. Cette image-type façonne plusieurs portraits de Jeanne

29 Glenda McLeod, Virtue and Venom. Catalog of Women from Antiquity to the Renaissance, Ann Arbor, The

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11 d’Arc, dont le personnage est remodelé à partir de codes littéraires propres à ce type de personnages depuis le matériau historique auquel les écrits se réfèrent.

L’examen de ce premier modèle esthétique, à travers une approche plus centrée sur les textes, permettra de rattacher ces portraits fictifs de Jeanne d’Arc à des topoï et traditions littéraires médiévales. Toutefois, l’image-type de la femme-forte et guerrière n’est pas la seule de laquelle le portrait fictif de Jeanne d’Arc emprunte des caractéristiques. La Pucelle peut aussi être rapprochée de la figure double de la mystique et prophétesse des récits hagiographiques, qu’elle sublime jusqu’à incarner le parangon de l’héroïne christique. En effet, la dimension religieuse occupe une place importante à l’époque médiévale, et plus encore au cours du XVe et XVIe siècle avec un fort courant de prophétisme qui émerge en

réponse aux inquiétudes liées à la Guerre de Cent ans, Jeanne d’Arc a souvent été élevée par ses partisans au rang de protectrice envoyée par Dieu pour sauver le peuple de France et agissant comme intermédiaire de la volonté divine. Le portrait idéal qui a été ainsi brossé par les auteurs du clan armagnac efface les défauts attribués à la figure de femme armée, et sera très souvent repris par la littérature contemporaine et la mémoire populaire des siècles qui suivront. À l’inverse, la littérature bourguignonne accentue les traits de la femme déviante et maléfique, sur lesquels les juges du procès d’accusation attaqueront la Pucelle en 1431, afin d’anéantir sa réputation et toute légitimité de Charlesau trône de France.

Les mécanismes topiques de la femme-chevalier et de la figure héroïque christique vont ainsi tisser au gré des discours épidictiques du XVe et début du XVIe siècle, un

personnage littéraire passé dans la légende, et consacré jusqu’au rang de mythe. Ces prises de position politiques et littéraires influencent le modèle imaginaire qui a perduré dans l’inconscient collectif français et a, en partie, participé à la réhabilitation de la personne historique de Jeanne d’Arc. Au fil du temps, le mythe littéraire qui sera engendré de ces portraits fictifs de la Pucelle sera le germe de l’élaboration d’une figure de légende, devenue par la suite un symbole politique et national, régulièrement remis au service du nationalisme français.

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13

I) Entre éloge et blâme : une héroïne controversée à

la croisée des discours

La littérature ne peut pas être objective par définition, les images qui sont présentées de Jeanne ne sauraient être dépeintes de manière foncièrement neutre. En effet, les opinions de l’auteur transparaissent toujours plus ou moins dans son œuvre, d’autant plus à une époque où le lien entre littérature et société est particulièrement fort. Pour cette raison, nous porterons dans un premier temps notre attention sur la relation entre les œuvres et les polémiques politiques entre les Armagnacs, les Anglais et les Bourguignons. En outre, toute tradition, reste sous l’influence de valeurs propres à la communauté dont elle fait partie, et se trouve influencée par l’éthique défendue par la société concernée. La peinture du personnage de Jeanne d’Arc est d’autant plus colorée par la dimension épidictique qu’il est pris dans un débat littéraire et éthique virulent à l’époque de sa genèse : la place de l’image féminine dans la littérature et dans la société médiévale. Nous chercherons donc d’abord à distinguer l’influence de deux traditions morales et littéraires opposées dans la « Querelle du Roman de la Rose » : la première est celle de la satire et des sermons contre les femmes, avec par exemple la pratique des catalogues de femmes, et la seconde est celle de la défense et de la valorisation des femmes, en grande partie grâce aux vies des femmes illustres. Dans un troisième temps nous porterons notre attention sur les deux autres grands pôles de jugements subjectifs qui ont influencé le portrait de la Pucelle dans l’espace littéraire, à savoir l’éloge et défense de Jeanne, et le blâme et l’accusation portée sur la jeune femme. En effet, selon les textes étudiés et la position politique de leurs auteurs à son égard, elle peut être montrée sous des visages très contrastés, comme femme d’exception et femme forte, ou au contraire comme femme maléfique et femme-sorcière.

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1. Contexte historique : littérature et polémiques politiques

1.1. Une situation de tensions politiques entre Armagnacs et Bourguignons

Le contexte historique de notre période à l’étude, en particulier le XVe siècle,

représente une forte influence sur la manière dont les auteurs ont pu représenter la jeune femme, en raison du contexte politique de guerre civile particulièrement violent dans lequel la Pucelle fait son apparition, comme le rappelle Bertrand Schnerb30 :

« La guerre civile qui éclata en 1410 fut l’une des plus formidables crises du pouvoir que la monarchie française eut à subir avant 1789. Ce conflit est connu comme celui qui opposa les « Armagnacs » aux « Bourguignons ». Ces deux noms […] ont été, au début du XVe siècle,

synonymes de mort et de pillage. »

L’historien évoque le fait que pour les contemporains de Jeanne d’Arc, la guerre civile qui s’est étalonnée entre 1410 et 1435 a été considérée comme un retour à l’anarchie, provoqué par un affaiblissement passager d’un pouvoir monarchique qui n’avait cessé de se renforcer depuis deux siècles et dont la défaillance aurait laissé la porte ouverte aux ambitions individuelles de particuliers. En effet, l’historien rappelle que la guerre civile de cette époque a longtemps été considérée comme une conséquence du règne calamiteux de Charles VI, entre la folie du roi, la confrontation des ambitions qui engendrent le conflit, l’affaiblissement de la France par la guerre civile, la reprise de l’aspiration conquérante des Anglais. Cette période sombre, longue de près de trente ans, aurait été close par l’intervention « miraculeuse » de Jeanne d’Arc. Toutefois, Bertrand Schnerb évoque une vision plus moderne, à posteriori, de la guerre civile. Il décrit en effet celle ci comme un phénomène plus complexe qu’une querelle de princes, qui dégénère en conflit politique entre les partisans du développement et du renforcement de l’État et les défenseurs d’une idéologie politique féodale plus conservatrice et traditionnelle. Il affirme que c’est cette opposition qui

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15 influencera l’intégralité des trente-cinq premières années du XVe siècle et qui expliquerait,

mieux que l’invasion anglaise, le « phénomène » Jeanne d’Arc31.

En effet, les historiens Bertrand Schnerb32 et Colette Beaune33 expliquent dans leurs

ouvrages respectifs la progression détaillée du conflit qui va mener à la guerre civile en France depuis le conflit qui lui préexiste, à savoir la Guerre de Cent Ans. Ce conflit trouve ses racines entre 1316 et 1328, alors que les trois fils de Philippe IV le Bel sont morts sans laisser d’héritier mâle. Alors que les barons français choisissent le plus proche parent du dernier Capétien, Philippe de Valois comme roi de France, le roi d’Angleterre Edouard III revendique aussi la couronne en sa qualité de petit fils de Philippe IV par sa mère la Reine Isabelle, d’autant plus qu’à l’époque la coutume n’excluait pas la succession par les femmes ou les fils des femmes34. Prêtant tout d’abord allégeance à son cousin en échange des fiefs

de Guyenne, Edouard III va vouloir ensuite obtenir le trône de France entre 1346 et 1356, et va contraindre le roi de France à accepter le traité de Brétigny. Le roi anglais obtient ainsi les terres du duché d’Aquitaine entre Bayonne et Poitiers, le Ponthieu, et la ville de Calais conquise en 1347. Toutefois, les tensions reprennent bientôt entre Anglais et Français, les premiers souhaitant mettre la main sur la couronne de France et les seconds reprendre la Guyenne, si bien qu’entre 1372 et 1380 Charles V,allié avec Du Guesclin, reprend la majeure partie des possessions continentales du roi anglais.

Après une trêve d’une vingtaine d’années le conflit reprend de plus belle alors que Charles VI, alors roi de France, perd la raison dès 1392, ce qui va raviver les rivalités au sein du Conseil royal entre le duc Louis d’Orléans, frère du roi, et le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, son oncle. Cette tension va faire émerger les prémisses de la guerre civile, qui amène

31 Ibid., p. 12-13. 32 Ibid., p. 133-338.

33 Colette Beaune, Jeanne d’Arc, vérités et légendes, op. cit., p. 21-27. 34 Ibid., p. 21.

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en 1407 à l’assassinat de Louis d’Orléans par les partisans bourguignons soutenant leur nouveau duc, Jean Sans Peur, qui plus est partisan d’une alliance avec l’Angleterre. Dès lors la rivalité pour la couronne de France s’accroît entre Jean Sans Peur, et son principal opposant du camp Armagnac, Charles, le cinquième et dernier fils de Charles VI35.

Les tensions s’enveniment tout d’abord entre 1415 et 1419, alors qu’Henri V, récemment couronné comme roi d’Angleterre, intensifie l’invasion de la France en conquérant la Normandie, sans que les nobles français ne sachent faire front commun contre son assaut. En effet, en 1419 alors que Jean Sans Peur et Charles se rencontrent sur le Pont de Montereau, les hostilités entre les deux camps reprennent et conduisent à la mort du premier qui aurait été « percé de coups par l’entourage de Charles36 » selon les dires des

Bourguignons. Le fils de Jean Sans Peur, Philippe le Bon, autant pour se venger de la mort de son père qu’en recherche d’une paix générale et finale du conflit contre l’Angleterre doublé de guerre civile, mit sur pied un plan avec l’appui des Anglais qui déboucha, en 1420, sur le Traité de Troyes. L’année 1420 représente le début d’une deuxième étape du conflit, puisque le traité qui a été ratifié déshérite Charles pour le crime de Jean Sans Peur qui lui est imputé, et stipule qu’à la mort de Charles VI son père, le trône reviendrait à Henri V suite à son mariage avec Catherine de France jusqu’alors dernière fille non mariée de Charles VI et d’Isabeau37. Suite à la parution de la lettre du Traité de Troyes, Charles s’enfuit avec ses

partisans de Paris, un évènement que mentionne Christine de Pizan dans le Ditié de Jehanne

d’Arc38 :

I Je, Christine, qui ay plouré XI ans en abbaye close,

Où j,ay tousjours puis demouré

Que Charles (c’est estrange chose !), 4

Le filz du roy, se dire l’ose S’en fouÿ de Paris de tire, Par la traïson là enclose, 35 Ibid., p. 22.

36 Colette Beaune, Jeanne d’Arc, vérités et légendes, op. cit., p. 23. 37 Ibid., p. 23-24.

(27)

17

Ore prime me prens à rire. 8

Par la suite, Henri V, « roi d’Angleterre et de France », meurt en Août 142239 ; le pouvoir est

donc laissé à son fils de neuf mois, Henri VI. En raison de son jeune âge, la régence est attribuée à l’un des oncles de son père en Angleterre et au duc de Belford en France. Le royaume de France se retrouve alors séparé en trois parties : la France lancastrienne, le royaume de Bourges et les terres de Bourgogne40. De même, la situation dans les campagnes

de France est alors ternie par la misère, la lassitude d’une guerre qui s’éternise, le vol, le crime, les lourds impôts de guerre et la violence, après près de dix ans de guerre civile41.

Après une phase de relative accalmie, la mauvaise situation politique et militaire des Français empire en automne 142842 avec le siège d’Orléans par le camp anglais. Le siège se prolonge

en 1429, et le découragement gagne le camp des partisans du futur Charles VII après plusieurs défaites successives en l’espace de dix ans. Dans un tel contexte, une fois la sincérité de Jeanne prouvée aux Armagnacs, la Pucelle a été considérée par les défenseurs de Charles comme un « messager divin », pour montrer que la cause de Charles était juste et que le sort des armes lui serait favorable43. Ainsi la jeune femme est très tôt perçue par le

camp armagnac comme une vierge guerrière qui serait envoyée par mission divine aider Charles à reprendre le trône de France en libérant Orléans et en l’emmenant être sacré roi à Reims. Il en va de même pour la population d’Orléans, d’après l’historien Bertrand Schnerb44 :

« À Orléans, la population assiégée qui vient de passer un hiver éprouvant sous les armes voit renaître l’espoir : Dieu n’a pas abandonné la bonne ville d’Orléans ; il a envoyé

39 Colette Beaune, Jeanne d’Arc, vérités et légendes, op. cit., p. 24. 40 Id.

41 Bertrand Schnerb, Armagnacs et Bourguignons. La maudite guerre. 1407-1435, op. cit., p. 312. 42 Colette Beaune, ibid., p. 27.

43 Bertrand Schnerb, ibid., p.338-343. 44 Ibid., p. 341.

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une pucelle pour faire lever le siège et chasser les Anglais du royaume. Les bruits qui courent galvanisent les défenseurs de la cité. »

Peu après, portés par la présence charismatique de Jeanne d’Arc, les troupes françaises du camp armagnac libèrent en 1429 la ville d’Orléans, une victoire qui entraîne alors une série de succès français dans la campagne de reconquête qui s’initie alors. S’ensuit une brutale démoralisation du camp anglais devant le « miracle » que semble incarner Jeanne d’Arc dans ce renversement brutal et rapide du rapport de force entre les deux camps adverses, qui conduit au sacre à Reims de Charles VII. Cet événement entraîne en effet le ralliement de plusieurs villes à la cause du dauphin, et fait même parfois vaciller certaines villes du camp de Bourgogne.

1.2. Des genres littéraires propres aux discours polémiques

Le Ditié de Jehanne d’Arc de Christine de Pizan est sans doute l’ouvrage le plus représentatif des préoccupations historiques et politiques de son époque. La poétesse utilise la forme du dit, qui d’ordinaire est réservée à l’expression du « je poétique » comme l’expose Jacqueline Cerquiglini : « Le dit est un discours qui met en scène un « je », le dit est un discours dans lequel le « je » est toujours représenté. Par là, le texte dit devient le mime d’une parole45 ». Toutefois, la poétesse emploie le dit narratif pour une tout autre raison que les

thématiques personnelles et intimes auxquels il est attaché d’ordinaire. En effet, elle va se servir du Ditié de Jehanne d’Arc afin d’exprimer sa parole polémique dans le débat politique entre les Armagnacs, les Bourguignons et les Anglais46. Il s’agit d’un phénomène nouveau

qui se développe à l’époque à la suite d’Eustache Deschamps, le premier à utiliser une forme lyrique aux prises avec l’actualité, qu’utilise aussi Alain Chartier avec son Quadrilogue

invectif daté de 1422.

45 Id.

46 Dominique Boutet et Armand Strubel, Littérature, politique et société dans la France du Moyen Âge, Presses

Universitaires de France, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Littératures Modernes », 1979, p. 229-233.

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19 Le Ditié de Jehanne d’Arc de Christine de Pizan illustre bien la transformation des ressources typiques de la lyrique à des fins polémiques à travers la reverdie, qui est présente dans les quatre premières strophes de l’oeuvre47 :

I Je, Christine, qui ay plouré XI ans en abbaye enclose

Où j’ay tousjours puis demouré,

Que Charles (c’est estrange chose !), 4 Le filz du roy, se dire l’ose,

S’en fouÿ de Paris de tire, Par la traïson là enclose,

Or à prime me prens à rire. 8

La première strophe du Ditié de Jehanne d’Arc ouvre ainsi l’œuvre poétique sur la plainte de la poétesse face au contexte difficile dans lequel se trouve la France avant l’intervention de Jeanne d’Arc. Les quatre premiers vers introduisent un personnage narrateur et double du poète, « Christine », qui s’exprime à la première personne conformément aux codes du genre du dit littéraire. Attristée par la situation, Christine dit s’être alors coupée du monde dans les trois premiers vers de la strophe : « qui ay plouré / XI ans en abbaye close / Où j’ay tousjours puis demouré ». Cette longueur d’attente est renforcée par la précision du nombre d’années de repli hors du monde associé à l’adverbe « tousjours ». Par ailleurs cette situation initiale rappelle le début traditionnel de nombreux dits où le poète est frappé par la mélancolie, ainsi que de nombreuses œuvres de la poétesse qui commencent par la mention de sa tristesse.

Toutefois, le dernier vers de la première strophe annonce le renversement à venir de la situation, avec un effet de rupture syntaxique introduit par l’adverbe de temps « Ore » en tête de vers et l’expression « a prime », que va renforcer la présence du groupe verbal en fin de

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vers « me prens à rire ». L’accent sur la transition abrupte de l’humeur triste à celle rieuse de la poétesse est amené par la position respective des verbes « ay plouré » et « me prends à rire » dans la première strophe du Ditié, à savoir en position finale respectivement du premier vers et du dernier vers du huitain. Ainsi, la transition introduite au vers 8 va être développée dans les deux strophes suivantes et va mettre en place la reverdie :

II A rire bonement de joie Me prens pour le temps yvernage Qui se depart, où je souloie,

Me tenir tristement en cage. 12 Mais or changeray mon langage

De pleur en chant, quant recouvré Ay bon temps…

Bien ma part avoir enduré. 16

Christine de Pizan met l’accent sur l’humeur radieuse qui semble alors la saisir entre la fin de la première strophe, « Ore a prime me prends à rire » et les vers 9 et 10, « A rire bonnement de joie / Me prens » avec un effet de reprise par l’expression « rire », dont l’intensité est renforcé par l’adverbe « bonnement ». L’intégralité de la deuxième strophe va mimer par des mots la transition depuis la tristesse jusqu’à la joie de la poétesse : si elle évoque bien le « temps yvernage » et le fait de s’être tenue « tristement en cage » (v. 10-11) la poétesse annonce leur retrait avec l’expression « se départ », alors que dans le premier huitain ils avaient été caractérisés par la longueur, autant de l’isolement de la poétesse que de sa tristesse. En outre, alors que Christine emploie des verbes conjugués au passé composé (« qui ay plouré » vers 1 et « ay […] demouré » vers 3) dans la première strophe ou à l’imparfait dans la deuxième avec « je souloie » (v. 12) pour caractériser son affliction, la poétesse utilise le temps du présent quand elle se réfère à son humeur rieuse avec les expressions « me prens à rire » (v. 8) et « A rire […] me prends » (v. 9). De même que les quatre derniers vers de la deuxième strophe mettent l’accent sur la réalité de la transition vers une narratrice rieuse. Le basculement entre les deux humeurs successives de la poétesse est illustré tout d’abord avec l’expression « Mais or changeray mon langage / De pleur en chant » (v. 12-13) qui marque le passage de la lamentation au chant enjoué. Puis le motif de la reverdie est confirmé par la

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21 présence du vocabulaire de la réjouissance par les termes de « rire » (v. 9), « joie » au (v. 10) et l’image du « bon temps » au (v. 15). De surcroît Christine utilise l’expression « recouvré / Ay bon temps » qui, en s’opposant au « temps yvernage » (v. 10) affirme dès lors la présence de la reverdie, à la fois poétique et politique, qui se développera pleinement tout au long des deux strophes qui suivront, à travers la métaphore du printemps.

III L’an mil CCCCXXIX Reprint à luire li soleil.

Il ramene le bon temps neuf

Qu’on [n’] avoit veü de droit oil 20 Puis long temps, dont plusers en dueil

Orent vesq ; j’en suis de ceulx. Mais plus de rien je ne me dueil

Quand ores voy ce que [je] veulx. 24

IV Si est bien le vers retourné De grant dueil en joie nouvelle

Depuis le temps qu’ay séjourné,

Là où je suis, et la tresbelle, 28 Saison, que printemps on appelle,

La Dieu mercy, qu’ay désirée, Où toute rien se renouvelle,

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La dimension partisane du texte est perceptible dans les troisième et quatrième strophes de l’œuvre par l’emprunt topique à la reverdie pour symboliser le regain d’espoir que représente la Pucelle pour les partisans du camp des Armagnacs, comme l’hirondelle qui amène le printemps après un long hiver. En outre, il est possible de remarquer tout au long des deux huitains une forte présence du champ lexical du printemps, avec l’expression « luire li soleil » (v. 18), le « bon temps neuf » (v. 19), « tresbelle / Saison » (v. 28-29), « printemps » (v. 29), et « vert temps » (v. 32), qui rapproche donc les quatre premières strophes du Ditié de

Jehanne d’Arc de la strophe printanière qui ouvre traditionnellement les reverdies des

troubadours et des trouvères48. Toutefois, plutôt que de célébrer la naissance de l’amour, il

s’agit ici de célébrer un renouveau printanier à l’échelle politique pour les partisans du futur Charles VII49. En effet le double poétique de Christine souligne la différence entre les temps

difficiles du découragement armagnac depuis 1420 et l’espoir renouvelé avec un jeu sonore de double rime interne entre les expressions « bon temps » (v. 19) et « long temps » (v. 21).

D’autre part, nous pouvons également mentionner la pièce de théâtre du Mystère du

siège d’Orléans qui est aussi dotée d’un fort message partisan comme le rappelle Georges

Goyau dans son ouvrage Les Étapes d’une gloire religieuse : sainte Jeanne d’Arc50. Les

nécessités religieuses et historiques sont présentes dans l’œuvre anonyme, puisque le texte fait partie des mystères dits « profanes ». Bien que l’aspect hagiographique reste présent dans la couleur du Mystère du siège d’Orléans, œuvre presque contemporaine au procès post-mortem de Jeanne d’Arc, la dimension historique et politique du texte n’est pas à négliger et représente une influence armagnac dans les faits racontés. En effet, au moment où la pièce anonyme introduit Jeanne d’Arc dans le récit, le texte dépeint avec grande attention les étapes majeures de sa campagne militaire avant d’en venir à l’épisode même du siège d’Orléans. Ainsi, le Mystère représente le contexte dans lequel se trouvait la France avant l’assaut de la ville dans la première partie de l’intrigue, par la bouche des autres protagonistes, très souvent des partisans du camp français, c’est à dire les Armagnacs.

48 Michel Zink, Introduction à la littérature française du Moyen Âge, Paris, Le Livre de Poche,

coll. « références », 1993, p. 59-60.

49 Bertrand Schnerb, Armagnacs et Bourguignons. La maudite guerre. 1407-1435, op. cit., p. 135. 50 Georges Goyau, Les Étapes d’une gloire religieuse : sainte Jeanne d’Arc, op. cit., 156 p.

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23 Par la suite, le livre suit les moments les plus célèbres de la Pucelle d’Orléans : l’annonce de l’ange Michel à Jeanne de sa mission à venir51, puis la rencontre de la jeune

femme de Domrémy avec le seigneur de Braudicourt52. Le Mystère du siège d’Orléans relate

également l’entrevue avec le roi, et subdivise avec soin les différentes concertations de Charles VII avec ses conseillers, la mise à l’épreuve de Jeanne pour reconnaître le roi déguisé, et l’équipement de la jeune femme53. De même, il mentionne le passage par la ville de Blois,

et retranscrit les différents assauts qui composent le siège d’Orléans jusqu’au terme du récit, et les altercations verbales entre le camp armagnac et le camp bourguignon. En outre, le souci historique du récit est perceptible par la présence de nombreux noms de réelles personnes de l’époque, à l’exemple du Bâtard d’Orléans, de Jean de Metz ou de Talbot, qui interviennent dans le récit la pièce dramaturgique. Sans être une réelle chronique historique, puisqu’il s’agit d’une pièce à la portée théâtrale explicite, elle s’en rapproche par « la relation entre l’écriture de l’histoire et celle de la fiction romanesque54 ».

Outre ces vastes œuvres, nous avons également conservé des textes isolés55 qui se

sont fait l’écho de l’actualité extraordinaire qu’a pu représenter Jeanne d’Arc. Nombre d’entre eux sont anonymes, et la teneur de leurs propos laisse supposer qu’ils sont des partisans de Charles. L’un d’entre eux, daté de 1429, retiendra notre attention à titre d’exemple56 :

51 Le Mystère du siège d’Orléans, op. cit., p. 459-462. 52 Ibid., p. 466-571.

53 Ibid., p. 571-715. 54 Ibid., p. 140.

55 Anthologie : Jeanne d’Arc, la voix des poètes, de Christine de Pizan à Leonard Cohen, op. cit, p. 7-12. 56 Ibid., p.7, l. 1-5.

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Une virge vestue de vestement domme et qui a les membres appartenens a pucelles par la monition de dieu sappareille de relever le roy portant les fleurs de lis qui est couchié, et de chassier ses ennemis maudiz lequel roy leur poisera et livrera justice à tous et les nourrira de belle paix. Et doresnavant nul anglois enemy portant le liépart ne sera qui permettra soy dire roy de France.

Dressant un portrait de la Pucelle en tant que jeune vierge, revêtue d’habits d’homme et portant les armes pour secourir le royaume, le texte semble rentrer dans la catégorie des textes polémiques du camp des Armagnacs tels que les décrit Deborah Fraioli57. Il reprend en effet

les grands éléments topiques des prophéties entourant Jeanne d’Arc : la virginité, le port des armes, les vêtements d’hommes et le rôle d’intermédiaire entre Dieu et le peuple français qui est promise à libérer la France des Anglais et mener Charles au trône.

Les vingt-deux et vingt-troisième lignes de l’extrait de Christine de Pizan ci-dessus mettent bien en évidence l’appartenance à la pensée armagnac de l’auteur inconnu du texte, l’expression « anglois enemy » faisant écho et précisant les « ennemis maudiz » (l. 2-3). En outre, il est possible de remarquer la présence des deux symboles héraldiques que sont la fleur de lys (« les fleurs de lis ») pour la royauté française, et le léopard (« liépart ») pour la monarchie anglaise. Leur opposition dans la prophétie permet ainsi de représenter le conflit entre le camp français-armagnac d’un côté et de l’autre le camp anglais-bourguignon. Le texte s’ancre ainsi dans le modèle des prophéties et chansons populaires, afin de servir l’embryon de conscience nationale qui, comme l’explique Sophie Menache58, émerge au

crépuscule de la Guerre de Cent Ans. L’emploi de telles images servirait ainsi, dans une visée polémique du texte et de la peinture de Jeanne d’Arc, à « exprimer des idées abstraites, telle que la conscience nationale qui s’éveille à cette époque59 » du Moyen Âge tardif.

57 Deborah Fraioli, « The Literary Image of Joan of Arc : Prior Influences », art. cit., p. 828-829.

58 Sophia Menache, « Vers une conscience nationale. Mythe et symbolisme au début de la Guerre de Cent Ans

», dans Le Moyen Âge, 89, 1983, p. 85-97.

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25 La nature polémique des textes du XVe et du début du XVIe siècles n’est pas

uniquement concentrée sur les tensions politiques de l’époque liées à la Guerre de Cent Ans et aux tensions entre les Armagnacs, les Bourguignons et les Anglais. Au delà de la seule thématique de la guerre civile les œuvres polémiques qui mentionnent Jeanne d’Arc sont plus ou moins, selon les cas, influencées par d’autres discours moraux autour de la place de l’image féminine dans la société et dans la littérature, qui nourrit alors nombre de réflexions et de houleux débats auxquels Christine de Pizan participe en tant que femme de lettres. En effet, c’est au tournant au cours du XVe siècle que commence la célèbre Querelle de la Rose

qui va voir se confronter deux groupes opposés lors d’un vif débat d’idées : la tradition satirique et misogyne de la société patriarcale d’une part, et le mouvement de défense de l’image féminine d’autres part. Le personnage de Jeanne d’Arc se retrouve alors influencé par ces deux visions opposées sur la femme, et autant les arguments de ses détracteurs que ceux de ses défenseurs empruntent des éléments de l’une ou l’autre des positions dans leurs œuvres, comme nous allons pouvoir le constater.

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2. Contexte moral et littéraire : littérature satirique contre les

femmes et Querelle de la Rose

2.1. Une tradition satirique de littérature contre les femmes

En son état de femme qui occupe des fonctions inhabituelles à celles de son sexe, Jeanne d’Arc a été souvent attaquée par tradition satirique misogyne, souvent reprise par ses détracteurs anglais ou bourguignons. En effet, comme le rappelle Danièle James-Raoul60, la

femme est mauvaise par nature selon la pensée masculine dominante des XIIe-XVe siècles,

parce qu’elle elle descend de la première pécheresse de la Bible, Ève. D’un point de vue théologique, les déviances innées de la femme sont dues à sa mélancolie, sa simplicitas ou fragilité d’esprit, son absence de discernement ou credulitas et sa fragilité physique naturelle. Bien que le XVe siècle soit une période nuancée sur l’image négative de la femme que les

siècles qui l’ont précédé, en particulier entre le XIe et le XIIIe siècles, il n’en reste pas moins

encore influencé par le culte du statut marital et l’établissement d’une figure de femme idéale en tant qu’être inférieur à l’homme. Ayant appris au cours de leur instruction à craindre les femmes, incarnations de la tentation et du péché, les clercs commencèrent ainsi à composer des catalogues de femmes vertueuses et maléfiques et évoquent les défauts typiques de la femme : la désobéissance, la mauvaise influence, la tromperie, l’apostasie religieuse, la trahison, la luxure, la malignité et la stupidité61. Parmi les autres vices féminins qui sont

évoqués par les catalogues misogynes62, on retrouve souvent l’envie, la gourmandise,

l’inconstance, la malhonnêteté, le bavardage, le mensonge, la manipulation et l’orgueil. Plusieurs écrivains satiriques de catalogues évoquent aussi d’autres travers propres au sexe féminin, tels que la lubricité, la vanité et la fierté excessive63. Il est important de relever que

60 Danièle James-Raoul, « La femme maléfique dans la littérature romanesque de la fin du Moyen Âge », dans

Nathalie Nabert [dir.], Le mal et le diable. Leurs figures à la fin du Moyen Âge, Paris, Beauchesne, 1996, p. 11-33.

61 Glenda McLeod, Virtue and Venom, op. cit. p. 50. 62 Ibid., p. 49-143.

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