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Le camp de concentration dans le roman français de 1945 à 1962.

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(1)

LE CAMP DE CONCENTRATION DANS LE ROMAN FRANCA!S DE 1945 A 1962

by

Judith Nemes LAZAR

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the

requirements for the degree of Master of Arts.

Department of French Language

&

Literature,

McGill University,

(2)

TABLE DES MATIERES

AUSCHWITZ•••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

i

INTRODUCTION•••••••••••••••••••••••••••••••••••••• l

CHAPITRE I :

La réalité de l'univers

concen-trationnaire•••••••••••••••••••••••• 10

CHAPITRE II :

Les condamnés

à

vivre•••••••••••••• 29

CHAPITRE III :

Le thème de l'univers

concen-trationnaire dans l'histoire

CHAPITRE IV

CHAPITRE V :

romancée•••••••••••••••••••••••••• 44

Jean Cayrol et le romanesque

·lazaréen••••••••••••••••••••••••••• 62

Littérature concentrationnaire et

littérature contemporaine••••••••••• 86

-CONCLUSION•••••••••••••••••••••••••••·•••••••••••• 96

BIBLIOGRAPHIE••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 103

(3)

- i ...

AUSCHWITZ (extrait) Auschwitz Auschwitz

ô

syllabes sanglantes Ici l'on vit ici l'on meurt

à

petit feu

On appelle cela l'exécution lente

Une part de nos. coeurs y périt peu

à

peu Limites de la faim limites de la force Ni le Christ n'a connu ce terrible chemin Ni cet interminable et déchirant divorce De l'âme humaine avec l'univers inhumain Ce sont ici des Olympiques de souffrance

l'épouvante bat la mort

à

tous les coups Et nous avons ici notre équipe de France· Et nous avons ici cent femmes de chez nous Voici les cent fleurons de fer

à

l'auréole Qui couronne de sang ce malheureux pays Les cent enseignements de la cruelle école OÙ nous aurons appris l'amour d'avoir.ha! Puisque je ne pourrais ici tous les redire

Ces cent noms doux aux fils aux frères aux maris C'est vous que je salue e.n cette heure la pire Marie-Claude en disant Je vous salue Marie Et celle qui partit dans la nuit la première Comme à la Liberté monte le premier cri

Marie-Louise Fleury rendue

à

la lumière Au delà du tombeau Je vous salue Marie

Je vous salue Maries de France aux cent visages Et celles parmi vous qui portent à jamais

La gloire inexpiable aux assassins d'otages Seulement1de survivre

à

ceux qu'elles aimaient

(4)

INTROOOCTION

La seule mention d'un camp de concentration évoque instinctivement Auschwitz, Dachau, Bergen~Belsen1

'

BUchenw~ld

1

RavensbrUck •••_ces noms restent gravés dans l'esprit contemporain. Par définition, toutefois~ n'importe quel enclos qui emprisonne ou enferme des

réfugiés, des prisonniers, ou même des étrangers hostiles, est un camp de concentration. Mais

A

cause des év~nements historiques ce sont ces camps d'extermination qui nous reviennent

à

l'esprit.

Lthistoire des camps nazis commence véritable• ment dès que Hitler s'est emparé du pouvoir. D'abord i l s'est servi des camps de concentration pour réhabiliter ou pour anéantir les "ennemis" intestins du Reich. Les intellectuels et les anti-fascistes se sont révoltés contre l'existence de ces camps, mais

à

cause de leur

(5)

" 2

-pas ouvert les yeux à l'Europe entière.

L'agrandissement territorial du Reich a

grandement augmenté le nombre de déportés politiques

et raciaux. La quantité et les dimensions des camps

se sont rapidement multipliés. Parfois il semblait

que

L'Allemagne nationale-socialiste dans

son ensemble (à quoi il faut ajouter les

territoires sur lesquéls le Ille Reich

avait mis sa griffe) n'était plus qu'un

immense camp de concentration. 1

La plupart de ces camps de déportation se

trouvaient en Allemagne, en Autriche et dans les

territoires de l'Est.

Pendant

la

guerre un Français sur cinq a

. 2

été privé de sa liberté•

La

majorité ont été

prison-niers de guerre.

Un nombre considérable cependant ont

été déportés dans des camps de concentration d'oÙ peu

sont revenus.

En France, la déportation des membres du

Parti Communiste a commencé déjà en 1940.

Les étrangers

1. Bi1liet, Jacques, Camps de Concentration, ParisJ

Office Français d'Edition, 1946, p. 7•

2. Aron, Robert, Histoire de Vichy 1940"1944, Paris,

Arthème Fayard, 1954

1

p.

393.

(6)

- 3

-- -- y

compris les anti-fascistes espagnols -- ont

été emmenés en Allemagne tôt après l'Occupation.

Naturellement, la déportation des Isra3lites n'a pas

tardé

à

suivre. En 1940, on a entrepris des

légis-lations raciales. A partir de 1942

1

des convois de

déportés

à

titre racial se sont mis

à

rouler vers

l'Est. L'Occupation de la France entière a augmenté

le nombre de déportés. A partir de 1942 les

arresta-tions politiques se sont rapidement multipliées. Les

inculpations

à

ce titre impliquaient :

1) Résistants

de toute couleur politique (gaullistes, communistes,

membres de réseaux terroristes, etc •.• ); 2) Prisonniers

arrêtés pour appartenance

à

des partis ou groupements

dissous (Communistes, Franc-Maçons, etc ••• ); 3)

Audi-teurs de la radio anglaise, détenAudi-teurs d'armes, etc ••• ;

4) Otages et prisonniers pris dans des rafles. 1

Les camps de concentration ••• ont

provoqué la mort ••• de centaines de

milliers de Français. 2

Par exemple

Sur les cent quinze mille déportés

politiques partis, quarante mille

à

peine

revinrent en France. 3

1. Wormser, Olga, et Henri, Michel,

La

Tragédie de la

Déportation 1940-1945, Paris, Hachette, 1955

1

p. 14•

2. ~., P• 7. 3. ~-·

p.

507

(7)

Cent dix mille Juifs français ont été déportés

à

Auschwitz seulement, et "deux mille huit cent

à

peine ont pu porter témoignage." 1

Le nombre de déportés français est resté bien inf~rieur

à

un demi-million, tandis que plus de deux millions ont été prisonniers de guerre. Néanmoins

l'expérience de la déportation a plus profondément

marqué l'esprit et la sensibilité françaises. Le grand nombre de publications qui témoignent ou portent l'in" fluence de l'univers concentrationnaire en restent la preuve.

Nous retrouvons les premières racines de ce vif intérêt du public dans 1 1 expérience de 1' Occupation.

Dés 1942, toute une vague révolutionnaire a déferlé sur

la France. Désormais presque toute la population vivait dans la terreur. En parlant de cette époque, Jean-Paul Sartre a remarqué que

Nous avons vécu en un temps où la

torture était un fait quotidien. Chateaubriant~ Oradour, la rue des Saussaies, Tulle, Dachau~ Auschwitz •. • 2

1. Wormser, Olga et Henri, Michel, La Tragédie de la Déportation 1940-1945, Paris, Hachette, 1955J P• SOl 2. Sartre, Jean-Paul, Situations II, Paris, Gallimard~

(8)

L'univers hallucinant de l'enfer nazi n'était qu'une des extrémités de la guerre et de l'Occupation• qui

impliquaient tous les Français.

L'intelligence française a joué un rôle important dans la Résistance. Elle aussi a profond~ ment influencé l'opinion publique. Parmi les déportés i l y avait un nombre considérable d'intellectuels•

Leur réputation a rehaussé la valeur de leurs témoigna• ges. Il leur a été naturel1

à

leur retour, de porter un témoignage sur cette expérience unique. Les Nazis ont fait périr un grand nombre d'intellectuels Français. Louis Perrot résume l'attitude de l'intelligence

française quand i l constate que :

A ses forces armées défaillantes, la France substituait ses armes spirituelles• Et ce fut une lutte dans laquelle on

combattait avec

''1'

énergie de l'espoir" où la pensée subtile et une intelligence jamais en défaut ••• s'opposèrent

à

la torture et

à

la déportation, au peloton d'exécution, et finirent par en avoir raison. 1

La Résistance intellectuelle a non seulement aggravé l'hostilité générale envers l'ennemi, mais en

1. Parrot, Louis, L'Intelligence en guerre, Paris, La Jeune Parque, 19451

PP•

7•8•

(9)

répandant la répugnance pour les atrocités nazies elle a aussi éveillé l'intérêt du public pour les sujets concentrationnaires.

Les horreurs de ltunivers concentrationnaire étaient nouvelles et hors de l'ordinaire. L'imagination des écrivains, comme celle des lecteurs, a été frappée de cette expérience sans précédent. Les témoignages dépeignant ce monde démoniaque, ainsi que les romans qui l'évoquaient, ont ainsi trouvé un public.

Immédiatement apr~s la libération, des publi• cations traitant des thèmes concentrationnaires ont inondé

la France.

A l'époque du proc~s Eichmann et de la guerre d'Algérie, !'•Europe n'a pas fini de

hanter ces hauts-lieux sinistres que surmonte encore la fumée symbolique des crématoires. 1 Aujourd'hui encore le sujet des camps de concentration tourmente l'esprit occidental.

L'évolution de la littérature concentrationnaire se déclenche avec les documents et les témoignages qui font un rapport historique ou véridique sur les camps•

1. Dictionnaire de la littérature contemporaine 1900•19621 (Sous la direction de Pierre de Boisdeffre), Paris, Editions Universitaires, 1962, p. 167•

(10)

Les études documentaires ont paru surtout entre 1945 et 19551 et les témoignages entre 1945 et 1950.

Plusieurs compte-rendus considérables continuent

' ~ d . l '

toutefois a para1tre epu1s ce temps- a.

Nous retrouvons aussi ce thème dans de nombreux romans. Les romans autobiographiques des rescapés appartiennent souvent autant

à

la littérature des témoignages qu'à la littérature romanesque. La seule distinction possible consiste

à

voir si le livre se limite à la déportation de son auteur ou si cette

expérience n'est qu'un épisode parmi d'autres. Plusieurs parmi ces romans autobiographiques étudient p'lutôt les effets et non seulement l'expérience même de la dépor-tati on.

Des reportages documentaires aux études

autobiographiques, le thème concentrationnaire devient de plus en plus littéraire. Il est même entré dans le vrai domaine de la fiction,et depuis plus de dix ans exalte l'imagination des romanciers. Il est devenu ainsi la toile de fond ou un élément de l'intrigue de nombreux romans.

(11)

~ 8

-On constate donc une nette évolution dans la littérature concentrationnaire : documents histo-riques, oeuvres de témoignage, romans autobiographiques, romans romancés. Cette expérience apocalyptique appar-tient désormais tant au romancier, voire au poète, qu'à l'historien, au philosophe1 ou au sociologue.

L'épreuve de la déportation· n'était guère universelle. Elle est devenue quand même un des ~­ motive littéraires des vingt dernières années. Nous nous sommes engagés à étudier la portée littéraire de

l'enfer concentrationnaire. Nous délimitons cependant cette thèse au roman français de 1945

à

1962.

Le roman n'est pas le seul domaine littéraire qui porte les empreintes de cette expérience. Naturel"

lement, la poésie et le théâtre en ont aussi été influ-encés. Nous avons dans cette vaste production littéraire, choisi de limiter notre étude au roman, car le théme

concentrationnaire s'y manifeste le plus clairement et de la façon la plus marquée.

(12)

général, des prisons, des camps de prisonniers, et du combat ne font partie de notre étude que dans la mesure où ils se rapportent

à

la question de l'univers des camp de concentration•

(13)

CHAPITRE 1

LA REALITE DE L'UNIVERS CONCENTRATIONNAIRE

Depuis 19451 un grand nombre de témoignages,

d'études, et de documents, brossant le tableau réel de ltunivers concentrationnaire, ont été publiés en France.

Pierre Brodin constate dans son étude, Présences contemporaines, que :

Les diverses épreuves subies par les Français entre 1940 et 1950 ont enrichi

leurs lettres d'un grand nombre de té-moignages, dont beaucoup portent la--marque d'une authenticité absolue et de

11reconstitutions", dont quelques-unes

sont excellentes. 1

L'épreuve de la déportation a rourni aux lettres rrançaises une littérature de témoignages

périphérique de la littérature romanesque sans vraiment en raire partie, car ces témoignagés ne comportent pas d'intrigue. Néanmoins, ils touchent de près

à

la

littérature car c'est par eux que l'univers

concentra-1. Brodin, Pierre, Présences Contemporaines, Paris, Debresse1 1957, P• 218.

(14)

... 11

-tionnaire est entré dans l'univers romanesque.

Parmi le grand nombre de témoignages publiés, nous en avons choisi quelques-uns représentatifs, et bien connus, afin de pouvoir présenter une esquisse de la réalité de l~univers concentrationnaire, et de la vie de l'homme dans ce monde fermé qui n'est compa-rable

à

aucun autre.

Malgré les différences de dimension, l'aspect physique ne change guère d'un camp

à

un autre. La

description suivante de Bergen-Belsen pourrait convenir

'

a tout autre camp :

Mais, tout

à

coup~

à

un tournant de la route, dans une plaine nue, apparaissent les barbelés, des miradors, un enchevê" trement de baraques verdâtres, fichées sur du sable gris où errent des squelettes trébuchants vêtus de hardes rayées. 1

Au-dessus de nombreux camps la fumée des .fours crématoires noircissait le ci.el. Il y en avait d'autres où l'extermination n'était pas le seul but des bourreaux. C'est surtout .dans les camps les plus petits qu'apparaît la véritable horreur, car l'expérience

1. Wormser, Olga, et Henri, Michel, La Tragédie de la Déportation, 1940-1945, 3e édition, Paris, Hachette,

(15)

- 12

-concentrationnaire n'y est pas moins horrible.

Gandersheim appartient

à

cette catégorie; Robert Antelme y a été déporté. Dans son témoignage, L'Espèce humaine, il rapporte ce qu'il y a vécu :

Il n'y avait

à

Gandersheim ni chambre

à

gaz, ni crématoire ••• L'horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéan-tissement lent. 1

Micheline Maurel intitule son témoignage : Un Camp très ordinaire (1957). Cependant, meme dans

...

un camp très ordinaire, l'horreur règne tout aussi forte; et cela sans crématoire1

_Au camp de concentration, la mort n'est pas le comble de l'horreur, mais la délivrance. Le comble n'est pas le fait que les ho.ll'.mes meurent dans les camps, mais ce qu'ils doivent faire pour y survivre.

Celui qui a peut-être le mieux compris le phénomène concentrationnaire, est David Rousset. Il est le sociologue de cet univers des camps, dont il analyse les structures.

1. Antelme, Robert, Lt·Espèce humaine, Paris, Gallimard, Se édition, 19571 p. 11.

(16)

- 13

-Il s'agit d'une société nouvelle~

irréductible

à

toute autre, dont Rousset dégage les structures essentielles. 1

En premier lieu, Rousset constate qu'un camp de concentration est un monde clos, un microcosme sans issue. C'est ce qu'il écrit dans Les Jours de notre ~ (1947)

BUchenwald est un cercle d'enfer que jamais on ne peut briser. Les hommes sont très loin, sur une autre planète. Ici l'odeur des cadavres entête. C'est le monde concentrationnaire entièrement fermé

sur lui-même dans la hantise de sa solitude.2 Les prisonniers en effet ne ressemblent ni

à

ce qu'ils étaient avant la déportation, ni aux autres hommes en dehors de cet univers hallucinant. La vie au camp a ses propres lois, sa propre structure. Dans L'Univers concentrationnaire (1946)1 Rousset constate

que :

Cette vie intense des camps a des lois et des raisons d'être. Ce peuple de con-centrationnaires cannait des mobiles qui lui sont propres et qui n'ont peu de commun avec l'existence d'un homme de Paris ou de Toulouse ••• 3

1. Picon, Ga~tan, Panorama de la ~ouvelle littérature française, Paris, Gallimard, 19491 p. 123.

2. Rousset, David, Les jours de notre mort, Paris, Le Pavois, 1947, p. 102. ·

3. Rousset, David, L'Univers concentrationnaire, Paris,

Le

Pavois, 19461 P• 43.

(17)

- 14 ...

Avec les uniformes rayés, les loques, et les têtes rasées, les distinctions sociales et écono-miques disparaissent. Elles sont remplacées par un nouvel ordre social commandé par l'utilité. Le camp a aussi une aristocratie et un prolétariat. Les détenus de droit commun, les détenus allemands, et même les

artisans utiles aux bourreaux, deviennent les nouveaux maîtres. Ils ont même droit de vie ou de mort sur

les autres détenus.

Le camp a une organisation bureaucratique. Au sommet de la pyramide, les "S.S.",

à

la base, le pauvre haftling; entre eux, la hiérarchie des Kapos~ Schreibers et Stubendienst, entre autres. Il existe aussi dans tout camp une organisation politique secrète,

l

laquelle de nombreux détenus rescapés doivent la vie. Cet univers concentrationnaire est donc si ordonné qu'il ressemble

à

une machine infernale.

Ce monde structuré fait naitre

à

la fois l'homme et la bête. Jean Lafitte a bien raison de l'appeler :

Monde artificiel, dont les conditions

(18)

... 15 ...

plus contradictoires. Monde oÜ la même mère engendre

à

la fois le poète ou le soldat, l'être humain ou le tigre féroce.l Louis Martin-Chauffier a intitulé, très

justement d'ailleurs, le compte-rendu de sa déportation: L'Homme et la Bête ( 1947), car ce sont ces deux extrêmes de la condition humaine que nous rencontrons dans ce témoignage. Il appelle même le camp "une entreprise de déshumanisation"2, et c'est ce qu'elle était en réalité. Il résume l'avilissement et la dégradation humaine quand i l écrit :

Quand le dernier souffle s'échappait du corps trop faible pour le retenir, ce qui fait qu'un homme est un homme avait depuis

longtemps déserté ce petit tas d'os saillants, réduit

à

des gestes automatiques et aux

instincts les plus élémentaires de la conservation : la peur, la lâcheté, la

3 fourberie, le vol, ou la plus basse humilité ••• Bien que fort souvent placé sous le signe de la bête, l'univers concentrationnaire nous donne aussi une image de l'homme dans toute sa grandeur. "Un homme sur vingt est parvenu

à

conserver intacte son humanité"

1. Laffitte, Jean, Ceux qui vivent, Paris, Hier et Aujourd'hui, 1947, P• 419.

2. Martin-Chauffier, Loui, L'Homme et la Bête, Paris, Gallimard, 1947, p. 90•

(19)

... 16 ...

nous dit Martin...Chauffier, mais, "elle s'est accrue en retrouvant ••• ses origines et ses fins." 1

Le camp est un endroit où

à

la fois la soli-tude et la solidarité règnent•

Coupé de son pays, de sa famille, et de sa vie passée, le détenu est condamné

à

la solitude. Les

.

...

Allemands essaya1ent meme de provoquer une certaine

animosité entre divers groupes de détenus. L'inquiétude due

à

la faim, la soif, la fatigue et la maladie engen-drent l'égo!sme. Le monde du camp est donc ce monde où

l'homme vit seul et meurt seul. Comme nous le décrit Robert Antelme quand i l parle de la mort d'un camarade :

~a ne fait pas de bruit, rien ne s'arrête, i l meurt, c'est l'appel, i l meurt, c'est la soupe, i l meurt, on reçoit des coups, i l meurt seu1.2

Tout solitaire qu'il est, l'homme perd son identité au camp. Il devient un numéro, un triangle coloré, un squelette qu'on ne peut guère distinguer des autres. Cependant, i l s'aperçoit qu'il n'est pas seul dans ce troupeau de têtes rasées. Au camp, la

1. Martin-Chauffier, Louis, L'Homme et la Bête, ?aris, Gallimard, 1947, p. 126•

2. Antelme, Robert, L'Espèce humaine, Paris, Gallimard, Se édition, 1957J p. 1006 '

(20)

.. 17 ...

solitude existe en compagnie de la solidarité.

L'Esp~ce humaine est remplie d'exemples de cette solidarité et d'un espoir que les bourreaux ntont pas pu éteindre. Robert Antelme résume ce lien paradoxal

entre la solitude et la solidarité au camp, quand i l écrit que

Ceux qui se battent ou s'insultent ainsi ne sont pas des ennemis. Ils s'appellent entre eux justement camarades, parce qu'ils n'ont pas décidé de cette lutte, elle est

leur état. 1

Au camp, le langage joue un rôle important. Il unit les compatriotes et aide les détenus

à

surmonter la solitude. Il est aussi un moyen de retenir un peu de son identité et de son indépendance. Mais, en même temps, le langage devient une barrière entre les dif-férentes nationalités, et i l engendre des malentendus inutiles. Il est significatif de noter que ce n'est qu'après la libération que1 pour un moment dans la nuit,

Robert Antelme et 'un détenu russe se parlent en allemand. 2

Le détenu lutte constamment contre l'univers

1. Antelme, Robert, L'Espèce humaine, Paris, Gallimard1 Se édition, 19571 p. 72.

(21)

.. 18

-qui l'entoure, cantre les circonstances, contre la

.

...

mort et contre lu1-meme.

Le monde du camp est le monde hostile et désocialisé dans son extrême. Le concentrationnaire doit lutter jour apr~s jour, physiquement et moralement, pour survivre. La mort est une menace immédiate et constante. L'instinct l'oblige

à

lutter et

à

s'accro-cher

à

la vie, et s ' i l relâche son effort, c'est la fin. En même temps, la mort lui offre un refuge. La faim, le froid, la soif, la fatigue, et la maladie

sont ses plus grands ennemis. Pour de nombreux détenus la préoccupation de ces considérations matérielles

remplace tout : le souvenir de leurs aimés, de l'acti-vité intellectuelle, de la politique et de la religion.

Leur corps est leur ennemi. Afin de le maîtriser, ils doivent lutter.

Le choix moral devient aussi un hasard. Il faut combattre contre soi-même, pour retenir ses valeurs morales, pour ne pas trop se mépriser. Le camp est le

' ' ' 1 '

lieu ou le fils vole du pain a son pere , ou les détenus politiques doivent choisir entre leurs camarades ceux

1. Wiesel, Elie, La Nuit, Paris, Ed. de Minuit, 19581 pp. 157-158.

(22)

.. 19 ...

qu'ils vont sauver 1, o~ on doit se vendre pour un morceau de pain. L'homme doit donc lutter non seule-ment contre le monde hostile qui 1' entoure et contre les besoins de son corps, mais aussi contre la perte de sa dignité dans ce morrle où "la violence, la ruse~

la délation, l'hypocrisie sant devenues des composantes organiques de notre existence."2

Dans ce monde hallucinant des camps, la foi religieuse se trouve souvent perturbée et transformée. Pour quelques déportés

••• la même injustice terrestre pousse

à

admettre l'existence d'un monde invisible qui rend les injustices actuelles insigni-fiantes, de courte durée, illusoires. 3 Malgré l'interdiction des Allemands, des manifestations secrétes de culte avaient lieu dans les camps. De nombreux Chrétiens et Israijlites ont pu garder

leur foi : elle les a réconfortés dans leu·r détresse. La justice divine ne leur semblait pas incompatible avec l'injustice humaine. L'histoire religieuse leur

1. Rousset, David, Les jours de notre mortJ Paris, Le Pavois, 19471 p. 128.

2. Ibid., P• 418.

3. Borwicz, Michel, Ecrits des Condamnés

à

mort sous l'Occupation allemande, Paris, P.U.F., 1954• p. 176•

(23)

... 2() ...

fournissait de nombreuses preuves : Dieu n'a-t-il

pas détruit des civilisations entières dans l'Antiquité? Le Christ ne s'est-il pas sacrifié pour nous sauver? Les Lamed-waf de la légende talmudique n'ont-ils pas la

responsabilité d'assumer la souffrance humaine? L'homme n'est-il pas condamné dès sa naissance par le péché

originel ?

Ce sont ceux-là qui, peu de temps après la libération de BUc~enwald, célébraient la messe, messe qui était, selon Marcel Conversy, une'magnifique et réconfortante manifestation de foi, d'actions de grâces et pieux homnages

à

nos compagnons morts en Allemagne"!•

Cepen.dant, pour de nombreux autres déportés, "It injustice suprême .t inco.q>a t i ble avec l'idée de la

Providence, détruit la foi." 2 Par exemple, ltaspect le plus frappant du livre d'Elie Wiesel, La Nuit (1958) est, comme le constate François Mauriac dans sa Préface : "la mort de Dieu dans cette âme d'enfant qui découvre d'un seul coup le mal absolu." 3

1. Conversy, Marcel, 15 mois

à

BUchenwald, Genève, Ed. du Milieu du Monde, 1945, p. 197•

2. Borwicz, Michel, Ecri~des Condamnés

à

mort sous l'Occupation allemande, Paris, P.U.F., 1954, P• 176.

(24)

... 21 ...

Dans ce livre, Wiesel rapporte sa déportation. A quinze ans i l arrive avec sa famille

à

Auschwitz• d•où i l sort seul. Avant sa déportation i l était non seule• ment profondément croyant, mais i l voulait se consacrer au service de Dieu ••• Mais Dieu est disparu dans la fumée des crématoires. Dans un beau passage émouvant~ i l décrit cette transformation de son âme et la mort de Dieu :

Jamais je n'oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et

sept fois verrouillée.

Jamais je n'oublierai cette fumée.

Jamais je n'oublierai les petits visages des enfants dont j'avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.

Jamais je n'oublierai ces flammes qui consu-mèrent pour toujours ma Foi.

Jamais je n'oublierai ce silence nocturne qui m'a privé pour l'éternité du désir de vivre.

Jamais je n'oublierai ces instants qui assas-sinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves. qui prirent le visage du désert. 1

Les témoignages des survivants des camps de concentration font plus q'ue dépeindre 1' uni vers

concen-trationnaire et l'homme dans ce monde étrange. Ils essaient de nous enseigner la leçon des camps : i l y a

(25)

... 22

-quelque chose de plus terrible que la mort; le phé-nomène concentrationnaire, comme une tumeur maligne,

)

peut croître sur un corps sain; si, aux camps nous retrouvons aussi l'affirmation de la grandeur de l'homme, les déportés, malheureusement, ne sant pas vraiment libérés de leur camp par la "libération".

Dans tous les rapports que nous avons cités, la pire terreur n1 est pas la mort, mais c• est la

dé.gra-dation de l'homme qui est transformé en bête. La mort est même une délivrance de la faim, de la soif, et de

la souffrance. L'aspect le plus terrifiant de ce

tableau concentrationnaire est la souffrance, l'avilis .... sement et l'abaissement total que l'homme a dÛ y subir.

Mieux que n'importe quel autre témoin des camps, David.Rousset a compris, et a essayé de nous faire comprendre que le mal n'est pas limitable. Dès qu'il apparaît, i l contamine tous les échelons d'une

société ou d1un parti, ainsi que le démontre le Grand

Reich. 1 Comme le constate Maurice Nadeau, en parlant de David Rousset :

1. Rousset, David, Les Jours de notre mort, Paris, Le Pavois, 1947, P• 637•

(26)

... 23 ...

••• i l parvient

à

cette conclusion que loin d'êt~e une pure création du fascisme allemand, le phénomène concentrationnaire procède de notre monde, est né de lui.l

La leçon la plus importante que nous enseignent les camps est toutefois celle-ci : nous pouvons retrouver la grandeur de l'homme dans son pire abaissement. C'est ce qu'exprime Laurence Belleme dans son article : "Victimes et Bourreaux", où elle ~crit :

Il y eu quelque chose de plus héro!que encore que de regarder la mort en face et même que d'accepter la douleur, c'était de conserver sa dignité d'homme, de dépasser l'absolu de la solitude et du déracinement pour apprendre

à

d'autres

à

conserver cette dignité, quoti-dienne.ment, obscurément • • • 2 ·

Pierre de Boisdeffre constate en effet que : A travers ces hauts lieux sinistres

qu'obscurcit la fumée des crématoires • BUchenwald, Dachau, Oranienburg, Bergen-Belsen, RavensbrUck ... 1' espr·i t souffle chez ceux dont rien n'a pu entamer la volonté de résistance et la foi. Dans ce monde absurde ••• la logique implacable, quelques êtres, fraternellement unis face

à

la torture et

à

la mort, affirment la dignité de l'homme. 3

Bernard d'Astorg nous dit en parlant de ces témoignages que :

1. Nadeau, Maurice, Littérature présente, Paris, Corrêa1

19521

P•

227.

2. Belleme, Laurence, "Victimes et Bourreaux", Europe, no. 107, novembre 19541 p. 137.

3. Boisdeffre, Pierre de, Une Histoire vivante de la

(27)

... 24 ...

Il n•est pas de leçon d'espoir plus magnifiquement donnée que par ceux des survivants qui ont surmonté l'épreuve, - Rousset, Martin-Chauffier, Cayrol, Lafitte, Antelme, parmi d'autres ••• 1 Il y a encore de l'espoir quand on voit que les

bourreaux n'ont pas réussi

à

détruire complètement la confiance, la dignité et la fra terni té; et que "dans toutes les cités de cet étrange univers des hommes ont résisté"2

à

la dégradation totale et ont pu conserver

leur dignité humaine. Si, dans cet univers dantesque, on réussit

à

croire en Dieu, ou, ce qui est plus diffi~ cile, aux hommes, comme le dit le·Dr. François Wetterwald,

les morts ne seront pas inutiles. 3

Ces témoignages nous apprennent aussi que les concentrationnaires "sont séparés des autres hommes par cette expérience impossible

à

transmettre"4 et que, pour la plupart de ceux qui y ont survécu, l'épreuve concen-trationnaire ne se termine pas avec leur libération.

Ce sont ces deux aspects de la déportation que constate Micheline Maurel :

1. Astorg, Bernard d' , A::œects de la littérature européenne depuis 19451 Pari~, Le Seuil, 19521 p. 42a

2. Rousset, David, L'Univers concentrationnaire, Paris, Le Pavois, 1946, p. 183.

3. Wetterwald, Dr. François, Les Morts inutiles, Paris, Ed. de Minuit, 1946, PP• 184·185.

4. Rousset, David, L'Univers concentrationnaire, Paris, Le Pavois, 1946, p. 183.

(28)

... 25

-Les déportés sont morts ou bien ils ont rapporté en eux leur camp, où personne n'a pénétré et où bien peu de gens ont essayé de pénétrer, où ils sont seuls ••• Ceux qui sont revenus essayent en vain de retrouver l'aptitude au bonheur des autres gens : le camp les sépare du monde, comme autrefois. Ils ne peuvent en sortir. Le passé reste vivant, le ~assé horrible ne peut pas être détruit. ,

Ceux qui n'ont pas été déportés ont trouvé souvent difficile de croire la vérité effrayante des camps. Nous avons affaire

à

une réalité qui dépasse

l'imagination humaine. Elle parait parfois inimagina-ble à ceux-là même qui l'ont vécue quand ils ont essayé de la raconter, car i l existait une distance impossible

à

combler entre le langage qu'ils possédaient et l'épreuve qu'ils venaient de subir.2 Il est donc naturel qu'a

"

leur publication ces témoignages soient mis en question• mais notre but ici n'est pas de soutenir cette polémique. Cependant, i l existe une attaque très intéressante contre

les documents et les témoignages sur les camps, et i l nous a semblé pertinent d'en parler. Il s'agit du livre

1. Maurel, Micheline, Un camp très ordinaire, Paris~ Ed. de Minuit, 19571

PP•

187-188.

2. Antelme, Robert, L'Espèce humaine, Paris, Gallimard,

(29)

... 26 ...

de Paul Rassinier : Le Mensonge d'Ulysse. Ecrit par un ancien déporté, ce livre met en question l'exactitude des témoignages de Rousset et de Martin•Chauffier, entre autres. En démontrant l'improbabilité de quelque petit détail, i l met en doute la validité du document tout entier. I l compare les rescapés

à

Ulysse, qui ajoutait

1

à

ses aventures pour plaire

à

son public. Peut-être le but de Rassinier, qui est de démontrer que "il faut tou• jours se méfier de l'Histoire racontée, particuli~rement quand elle l'est

à

chaud"2, est-il bien justifié, mais sa façon de procéder laisse beaucoup

à

désirer. Il se lance dans une violente attaque anti-communiste, et son livre devient ainsi une critique de l'affiliation poli-tique de Rousset, non une cripoli-tique du témoignage lui-même.

Malgré les difficultés imposées par les li mi tes du langage, la nature intransmissible de l'expérience concentrationnaire, et le manque de bonne volonté des autres hommes

à

y croire, un grand nombre de témoignages ont paru depuis la guerre.

1. Rassinier, Paul, Le Mensonge d'Ulysse, Paris, Librairie Française, 4e édition, 19551 p. 190.

(30)

.. 27 ...

Quelques-uns de ces témoins (Rousset, Conversy et Martin-Chauffier) étaient ~crivains ou journalistes avant leur déportation. Le hasard a voulu qu'ils devien• nent victimes et spectateurs

à

la fois. Il leur a donc

été naturel de rapporter les faits

à

leur retour • D'autres,

l

comme Elie Wiesel et Micheline Maurel, sont des écrivains nés de la déportation.

Les mobiles qui ont ·poussé ces hommes

à

recréer l'univers concentrationnaire dans des témoignages véri-diques ne sont pas les mêmes pour tous. Il y en a qui ont voulu garder vivant

dans la mémoire collective les milliers de vies perdues de ceux qui s'opposèrent ou subirent le fascisme •. 1

D'autres ont voulu empêcher l'oubli de leur épreuve. La vengeance a inspiré d'autres

à

témoigner. Le mobi~e le plus commun cependant est d'empêcher le retour des· .. camps de concentration. David Rousset résume ·cette· pensée . . . entre autres quand i l écrit en conclusion de L'Univers concentrationnaire :

1. Taslitsky, Boris, "Trois livres sur les camps d'exter-mination nazis", Europe, no. 394•.3951 février .. mars 19621 p. 260.

(31)

- 28

-Ltexistence des camps est un avertissement. La société allemande ••• a connu une décom-position encore exceptionnelle dans la

con-jonction actuelle du monde ••• Mais ce n'est qu'une question de circonstances. Ce serait une duperie, et criminelle, que de prétendre qu'il est impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue ••• 1

En conclusion, nous pouvons dire que les

témoignages des camps dépeignent non seulement l'aspect physique des camps, mais aussi les différents aspects de la vie des hommes dans ce monde incroyable : leur transformation, leur solitude, leur dégradation, et leur

lutte. Ils nous enseignent une leçon difficile

à

oublier mais qui n'est pas celle du désespoir.

En répandant la connaissance et la crainte de ce.t univers concentrationnaire en France, comme dans

d'autres pays, ces écrivains ont réussi

à

le faire entrer

travers ces témoignages) dans l'univers romanesque.

1. Rousset, David, L'Univers concentrationnaire, Paris, Le Pavois, 1946, PP• 186·187.

(32)

CHAPITRE II

LES CONDAMNES A VIVRE

Le chapitre précédent nous a révélé que ltexpérience concentrationnaire ne se termine pas avec la libération : les rescapés emportent avec eux le souvenir des camps. Ce dernier est si dou~

loureux, si profond, si personne'l qu'.il élève en \

muraille entre l'ancien.déporté et les autres hommes le reste de l'humanité.

Comme les suites d'une opération chirurgicale,

,

'

la deportat1.on a marqué .de façon plus ou moins profonde cetqc qui 1' ont subie. La majorité des déportés a réussi

à

se remettre après une longue convalescence:~ et ne porte plus que les cicatrices

à

peine visibles de ses

expériences concentrationnaires. Il existe toutefois des personnes qui,

à

cause de leur vive sensibilité!

(33)

... 30

-souffrent encore aujourd'hui des effets de leur descente dans cet enfer terrestre.

Dans son étude sur les conséquences psycho-logiques et psycho-pathopsycho-logiques de la guerre et du Nazisme, 1 Minkowski relève les traits psychologiques

suivants, communs

à

tous les anciens déportés : 1. Le déporté revenu se sent souvent

éloigné des siens par une barrière qui s'élève entre eux. 2

2. Les habitudes prises, les réactions imposées par la terreur nazie ne se dissipent que petit

à

petit. 3

3. "Ltanesthésie affective" est souvent le résultat de l'expérience concentra-tionnaire. 4

4. Le déporté a rencontré quotidiennement la mort et la dégradation, son échelle des valeurs s'en trouve perturbée. 5

s.

Le cadre de la vie même du déporté a été brisé. 6

L'expérience a montré la difficulté, et parfois 'l'impossibilité, de réintégrer les survivants des camps dans un contexte social normal. Les études

1. Minkowski, E., "Les Conséquences psychologiques et psycho-pathologiques de la guerre et du Nazisme", Archives Suisses de Neurologie et de Psychiatrie, vol. LXI, Zurich, Orel! Fussili, 1948, pp. 280 ... 302. 2. Ibid., P• 282•

3.

ibid.,

p.

284. 4.

Ibid.,

P• 291.

s.

Ibid., p. 296 ... 297• 6. Ibid., P• 299.

(34)

31

-cliniques ont confirmé cette vérité. Mais en la

dépouillant de son ~ affective. Seule la littérature permet de montrer le problème de la réadaptation dans

sa complexité et son ampleur.

Il existe un certain nombre de romans qui dévoilent les difficultés et les thèmes de la vie post-concentrationnaire. On y retrouve 1 es mêmes effets de

la déportation qutont pu cataloguer les médecins et les psychiatres : l'isolement du déporté, son déracinement, et son "anesthésie affective". Avec le changement de vie, la mort, la re li gion, la peur et la société pour

les rescapés ont changé de sens.

Au cours des dix dernières années ont paru certains romans dont le thème principal, ou l'un des thèmes principaux, est la difficulté, ou même l'impos-sibilité, dè la réintégration des survivants du monde concentrationnaire. On pourrait baptiser ces ouvrages de romans "post-concentrationnaires", car le camp en est le fond, ou son souvenir en est un facteur capital.

Les plus représentatifs de ces romans ttpost-concentrationnaires", sont,

à

notre avis les trois livres d'Elie Wiesel : L'Aube (1960), Le Jour (1961),

(35)

... 32 ...

et La ville de la Chance (1962); celui d'Anna Langrus, Les Bagages de sable (1962) (couronné du prix Goncou~t);

La Vie normale (1958)'$ de Micheline Maurel; Tanguy (1957), de Michel Del Castillo.

Saur dans les deux premiers livres d'Elie Wiesel, le personnage principal porte un nom dirrérent de celui de l'auteur. Mais tous ces romans sont écrits à la première personne (excepté La Ville de la Chance), et sont plus ou moins autobiographiques. Elie Wiesel. et Micheline Maurel ont été déportés; et comme nous

l'avons vu dans le chapitre précédent, ils ont déjà re-créé l'univers concentrationnaire dans des "témoignages". Anna Langrus a passé par la pris~n politique de Plock,

et elle aussi a vécu pendant 1 a guerre dans 1 'atmosphère des camps de concentration. Michel Del Castillo, comme son héros, Tanguy, a été traîné d'Espagne en France, et de France en Allemagne. Ces écrivains qui ont tous

survécu

à

l'épreuve ont l'expérience personnelle néces-saire pour aborder le problème des "condamnés

à

vivre"• Ils ont entrepris 1 a quête que nous suggère Jean Cayrol dans son essai : "Témoignage et littérature", où i l écrit :

(36)

- 33

-Laissons les camps avec leurs secrets incompréhensibles, leur délire, leurs .morts sans espérance. Il y avait un autre ~ujet moins spectaculaire, c'était de rechercher ce qu'avaient pu devenir

les témoins de cette orgie de sang, leur· comportement dans un monde ordinaire, quotidien, comment on pouvait les sauver,

' ê A

les ramener a n' tre qu'eux-memes et non les survivants d'une agonie sans fin. 1 L'expérience concentrationnaire peut être rapportée, retracée, et même racontée, mais elle ne peut pas être transmise. Elle sépare du reste de

l'humanité le déporté qui a survécu. Elle le transforme pour toujours. Elie, le héros du ~~ parle ain.si de

ces "morts vivants" que sont les rescapés des camps :

\

Ils mangent, ils rient, ils aiment. Ils recherchent l'argent, la gloire, l'amour. Comme les autres. C'est faux : ils jouent, parfois même sans le savoir. Qui. a vu ce qu'ils ont vu ne peut pas être comme les autres; ne,peut pas rire, aimer, prier, marchander, souffrir, s'amùser, ni oublier.2 Elie est, par excellence, l'exemple du héros post-concentrationnaire. Journaliste

à

New-York, cet

ancien déporté a été victime d'un "accident" d'automobile,

1. Cayrol, Jean, "Témoignage et littérature", Esprit, vol. XXI, avril 19531

P•

577•

(37)

- 34 ...

qu'il aurait pu éviter. Il résiste au retour

à

la vie, mais i l n'a pas ~~.force de mourir. Tantôt

à

Kathleen, son amie, tantôt

à

·Paul Russel, son médecin, et tantôt à lui-même, i l essaie d'expliquer pourquoi i l ne veut pas vivre. Kathleen ne peut davantage le comprendre maintenant, qu'elle ne le pouvait avant

cet accident. Ce qui les sépare, ce sont les souvenirs d'Elie, qui forment un mur qu'elle ne peut abattre. Elle s'en rend compte, d'ailleurs fort bien, quand elle

lui·dit :

La vérité est que je ne suis rien pour toi. Je ne compte pas. Ce qui compte, c'est le passé. Pas le nôtre : le tien. J'essaie de te donner de .la joie une

image se lève dans ta mémoire et c'est fini. Tu n'es plus là. L'image est plus forte que moi. Tu crois que je ne le sais pas? Tu crois que ton silence est capable de couvrir l'enfer que tu promènesen toi? 1 De cet isolement i l n'y a qu'un pas au déra-cinement du héros "lazaréen".

Ils ne veulent pas retourner

à

la vie pré-concentrationnaire à laquelle ils ont été brutale.ment arrachés. Ils errent dans le monde sans jamais trouver

(38)

... 35 - .

de véritable abri. Ils vivent suspendus entre un passé hallucinant et un avenir incertain. Leurs

souvenirs se mêlent au présent, et même au présent ces héros ne s'appartiennent pas; ils ne font qu'exister.

Maria, l'héro!ne polonaise du livre Les bagages de sable, a été séparée de sa famille et de son pays, pendant la dernière guerre. Après la guerre elle vit

à

Paris, mais elle. est incapable de 1' adopter et d'y trouver de nouvelles racines. Elle rencontre par hasard dans un square Michel Carron, homme d'un certain âge, qu'elle suit dans le Midi, bien qu'elle soit incapable de 1' aimer. Seul, la rattache au Midi un groupe

d'adolescents, avec qui elle se lie d'amitié. Elle retrouve dans leurs jeux insouciants la joie de sa jeu-nesse. Mais ce lien est rompu par le suicide d'Anny, une des jeunes du groupe. A la fin du livre, Maria, qui a quitté Carron, se retrouve sans foyer, sans amis,

sans racines.

Ce déracinement physique de Maria s'accompagne

~

d'un déracinement dans le temps. Non seulement sa mémoire est un mécanisme détraqué, mais les souvenirs envahissent constamment sa vie présente. Quand,

à

Paris,

(39)

- 36 ...

elle rentre dans sa chambre solitaire, elle est

accueillie par les fantômes de ses parents et de son mari, disparus dans des camps de concentration. Elle

leur parle comme s'ils faisaient encore partie de sa . 1

vie actuelle•

Afin de pouvoir se lier

à

Michel Carron~

Maria essaie de créer un passé entre elle et lui• Elle se sent momentanément heureuse et rassurée, quand elle se promène avec lui et qu'ils.retrouvent "les mêmes choses indiffér,entes" $ et assistent

leur anodine

répétition ... 2 "Un miniscule passé" se crée entre eux. Cependant les souvenirs de Maria ne permettent pas de construire un passé réel et permanent. Quand Maria essaie d'expliquer son passé

à

elle, "les mots tombent dans le silence" 3 • Elle se rend compte que :

Chacun est prisonnier de sa petite histoire per·sonnelle, et chacun demande

à

l'autre de s'en sortir, de s'oublier• Mais, de part et d'autre, un implacable gardien veille. Pas de communication. Le silence. Le secret. 4

L'~venir de Maria est vague et obscur. Sans aucun dessein particulier, elle reste dans le Midi

1. Langfus, Anna, Les Bagages de sable, Paris, Gallimard, 1960, P~• 10-11.

2. ~., P• 434

3. Ibid., P• 83• 4·. Ibid., P• 84•

(40)

... 37

-jusqu'à ce que la femme de Michel Carron vienne

la chasser. lllle repart "machinalement", sans avoir aucunement songé

à

son avenir, et s'abandonnant

à

son destin. Elle espère devenir "semblable

à

un galet lisse et froid, oublié sur une plage, ayant enfin trouvé la forme pa rf ai te pour échapper au temps." 1

Elle résume ce même sentiment de déracinement quand elle dit :

Moi je ne vis nulle part et je n1ai pas oe lendemain; je ne puis m'offrir

le luxe de me préoccuper d'un autre être quel qu'il soit. 2

Maria est si déracinée qu'elle est incapable d'établir un lien entre elle-même et les objets et

d'éprouver le sentiment qu'elle possède ceux qu'elle a. Quand elle repart,· c'est avec une valise qui s'est

remplie toute seule d'objets que Maria n'a jamais

senti avoir possédés. 3 . Les bagages de l'hérdine sont des "bagages de sable". Le sable est lourd, mais i l coule entre les doits. Il remplit un vide mais ne se

1. Langfus, Anna, Les bagages de sable, Paris, Gallimard, 1960,

p.

236•

2. Ibid.,

P•

212• 3. ~., p. 240.

(41)

- 38

-laisse pas tenir. Ctest le seul bagage que Maria soit papable de traîner.

Maria ne com~nde ni aux objets ni aux évènements, mais se laisse plutôt porter par eux. Quand elle ouvre une porte c'est la clef qui semble guider sa main, et non sa main la clef. 1 Elle se

laisse conduire par Michel Carron

à

travers les rues de Paris.2 Au fond, elle fait des choses qui n'ont aucune importance, car selon elle "il y a autant de raisons pour ne pas les faire que pour les faire."3

Enfermés dans la solitude imposée par leur passé, errant sans liens dans un monde présent, ces héros et ces héro!.nes nlazaréens" souffrent de ce que les médecins appellent "l'anesthésie affective"•

Ce terme scientifique s'applique parfaitement

à

l'état affectif de Maria. Si elle en arrive enfin

à

sentir qu'elle a besoin de Michel Carron, c'est parce qu'il lui offre la possibilité de mener cette existence vé-gétative "chrysaîidienne" où elle se com:plait. Elle ne peut

1. Langfus, Anna, Les Bagages de sable, Paris, Gallimard~ 1960, p. 10.

2. Ibid., PP• 54-55. 3. Ibid., p. 73.

(42)

- 39

-aimer Michel ni le désirer vraiment. Elle a peur des sentiments profonds. Est-ce la raison pour laquelle elle est partie avec un homme qui,

à

cause de son âge, n'exige rien d'elle et qui ne lui communique aucune

joie? Bien qu'il vivent ensemble pendant de longs mois, elle n'arrive jamais

à

l'appeler tout simplement Michel. Il reste pour elle Michel Carron, ou M. Carron• Leur liaison ne peut s'approfondir.

Elle se refuse aussi tout autre lien affectif. Quand Michel Carron lui offre un jeune chien, elle se force

à

le refuser, car "on s'attache très fort

à

un petit animal qui dépend entièrement de vous", et parce qu'il "pourrait modifier le caractère de cette chambre.nl Elle sait "qu' i 1 faut payer cet attachenent par le devoir qu'il crée" 2 et elle ne le veut pas.

Maria est incapable aussi de ressentir de la joie. Quand Michel Carron lui offre une bague, elle ne

'

peut que pleurer sur le plaisir qu'elle devrait avoir• 3

mais qu'elle ne ressent pas.

le Langfus, Anna, Les Bagages de sable, Paris, Gallimard, 1960, P• 211.

2. ~.,p. 210. 3. Ibid., p •.. 195.

(43)

... 40

-Maria se rend compte du rait qu'elle ne peut "aller au bout" ni de ses émotions, ni de sa vie. Le

seul vrai sentiment dont elle est capable est l'apitoi-ement sur elle-même. Elle l'exprime en disant :

Les paroles de Germain m'extirpent d'autres larmes, cette rois nées dans les profondeurs et qui se fraient un passage difficile

à

travers mon corps bouleversé. Je pleurais sur Anny avec complaisance. Voici que je pleure,

à

présent, sur moi qui ne sais pas aller jusqu'au bout, qui ne sais que fuir et tricher. 1

Comme l'écrit R. Puget :

Maria est comme coupée d'elle-même : incapable de ressentir les sentiments des autres

à

son égard, et d'exprimer

les siens propres. 2

Comme l'être humain, l'échelle des valeurs est transformée par l'expérience concentrationnaire.

Par sa fréquence indue, la mort perd toutes les qualités qu'on lui attribuait; elle est gratuite

et sans dignité. La peur et la crainte qu'elle inspirait sont émoussés par l'accoutumance. Les héros "lazaréens" n'ont pas même le désir de se suicider. Ils ne veulent

1. Langfus, Anna, Les Bagages de sable, Paris, Gallimard, 19601

P•

199.

2. Puget, R., "Anna Langfus Les Bagages de sable", Esprit, vol.XXl, janvier 196~1 P• 166•

(44)

- 41

-pas vivre, mais ils n'ont même -pas la volonté de s'Ôter la vie.

Il est naturel que si la mort perd sa valeur, la peur n'existe plus. Il est facile pour Elie, qui est aussi le héros de LtAube1 de devenir terroristè. Pour lui ula peur ce n'est qu'une couleur, un décor, un paysage"• 1 Il ne la craint pas. Tout lui est égal.

Il doit exécuter un otage anglais. Il a changé de rôle. La victime est devenue bourreau. I 1 se rend compte :

Que le bourreau ou la victime aient peur, l'un de l'autre, cela n'a que très peu d'importance. Ce qui importe, c'est

le fait que chacun d'eux joue dans la

pièce un rÔle qui lui est imposé. Bourreau et victime sont les deux extrëmités de

notre condition. 2

Pour de nombreux rescapés i l a été impossible de garder• la foi religieuse devant les évènements. Ils

se demandent au camp et après leur retour : comment

Dieu a-t-il pu permettre de tels actes? Apres la guerre,

'

Michel, le héros de La Ville de la Chance~ passe des

nuits blanches

à

s'interroger et

à

savoir si Dieu existe.

1. Wiesel, Elie, L'Aube, Paris, Le Seuil, 19601 p. 60. 2. Ibid., P• 90•

(45)

... 42 ...

Pendant la guerre, Michel avait vu

des saints devenir criminels : tout cela uniquement

à

c~use d'un bout de pain ••• Ce bout de pain était donc capable de

changer l'ordre des choses et de renverser la structure de la création •·• Mais

pourquoi? • •• 1

A leur retour, les déportés ont trouvé une société foncièrement indifférente qui commence par s'apitoyer sur eux• puis les rejette et J..eur refuse toute sympathie spéciale. C'est cette image de la société que reflètent ces romans. Les déportés qui ont survécu trouvent que "la vie normale" n'est belle que par rapport

à

l'enfer qu'ils ont quitté. Laurence, l'héro~ne de La Vie normale, essaie en vain de retrouver le bonheur. Jean-Pierre, son amant, détruit l'enfant qu'elle a tant désiré et toute possibilité de mariage entre eux s'évanouit quand la mère de Jean-Pierre fait la connaissance de Laurence. Elle refuse même d'adresser la parole

à

Laurence. 2

Laure~ce

doit comprendre que

pour lui (Jean-Pierre) et sa mère j'étais {Laurence) d'un autre monde, j'étais une rescapée des camps, un

"cas social", comme dirait la Croix-Rouge. 3

1. Wiesel, Elie, La Ville de la Chance, Paris, Le Seuil, 1962, P• 67.

2. Maurel, Micheline, La Vie normale, Paris, Ed. de Minuit, 19581 P• 131•

(46)

- 43

-En résumé, on peut conclure que dans ces romans, les héros et les héro!tnes "lazaréens" ne sont que des condamnés

à

vivre. Ils n'ont pas pu franchir les barrières qui les séparent des autres hommes. Ils se distinguent des autrès par la solitude, et par le

déracinement physique, personnel, émotif, et aussi dans le temps. Ils ont été amputés de leur volonté de vivre, de leur foi, et de leur droit au bonheur.

Pourtant, des milliers de rescapés ont réussi

à

franchir ces barrières et

à

reprendre une vie normale. Les cicatrices de la déportation disparaissent avec le temps. Ils ne ressentent pas les effets de la déportation avec autant d'acuité que les héros mentionnés ci-dessus.

Les effets de la déportation (effets physiques exclus) varient en fonction de la sensibilité de la

créature. L'intellectuel, l'écrivain, le philosophe, ont été plus profondément marqués que les autres. Ces romans

, 1 ... .. ..

representent es cas extre.mes du probleme du retour a la vie. Cependant, ce n'est que par ces romans que nous pouvons vraiment comprendre 1' essence de 1 • expérience concentrationnaire, qu'aucune donnée scientifique ne peut nous faire conna1tree

(47)

CHAPITRE III

LE THEME DE L'UNIVERS CONCENTRATIONNAIRE DANS LtHISTOIRE ROMANCEE

Près de vingt années se sont écoulées

depuis la guerre. Aujourd'hui les témoignages sur le monde concentrationnaire se font de plus en plus rares. Cependant, la littérature occidentale hante toujours

ces lieux sinistres qu'étaient les camps. Les camps fournissent

à

de nombreux romans un tableau de fond~ un élément de l'intrigue, ou un personnage romanesque.

Le conflit mondial a créé un public pqur une littérature de guerre, et les écrivains ont été forcés de ":faire une littérature d'historicité". 1 Par conséquent, aujourd'hui,

1. Sartre, Jean-Paul, Situations II, Paris, Gallimard, 1948,

p.

245.

(48)

- 45 ...

••• un écrivain ne peut plus écrire comme s1i l ignorait cette expérience

(de la guerre) ••• N'test-ce pas elle qui semble avoir inspiré les romans

les plus caractéristiques de la décade, des Chemins de la Liberté au Dernier

'

des Justes, et du Week-end a Zuydcoote a L'Arche ensevelie? 1

A tous les niveaux de la littérature, nous retrouvons avec les thèmes de la guerre celui des camps de concentration. De nombreux romans mêlent un aspect de l'univers concentrationnaire

à

leur intrigue,

à

moins que ce ne soit

à

l'évolution de leurs personnages, ou encore au tableau de fond. A notre avis, les plus

représentatifs de ces livres sont : Le Dernier des Justes (1959) (Prix Goncourt), d'André Schwarz-Bart, La Haute ~ (1951), de Paul Vialar, Les Doublures {1958), de Michel zéraffa, La Mort est mon métier (1952) de Robert Merle, Un Amour allemand (1950) (Prix Interallié), de Georges Auclair, Le Sang du ciel, ( 1961) de Piotr Rawicz, L'Arche ensevelie {1959)1 d'Edouard Axelrad, et Le Sel

et le souffre (1960) (Prix Fémina), d'Anna Langfus. La plupart de ces romanciers n'ont jamais été déportés, ils peuvent, cependant, refaire un camp de

1. Dictionnaire de la littérature contemporaine, (sous la

direction de Pierre de Boisdeffre),Paris, Ed. Universitaires, 1962, p. 68.

(49)

- 46

-concentration

à

leur goût et l'incorporer

à

un récit romanesque. Jean Cayrol avait déjà constaté, en 1953, que "le camp de concentration est devenu une image, une fiction, une fable. C'en est fini des témoignages

d 'h ommes s upe a1 .s... t ' f •t ul Dans ce chapitre, notre tâche est de montrer cette "image", cette "fiction", cette "fable", qu'est devenu le camp de concentration dans l'histoire romancée, et dans la "littérature de circonstance" •

Au premier plan, nous retrouvons l'idée de la culpabilité collective de l'humanité qui a permis que ce genre de camp ait jamais existé. Un des meilleurs romans de la décade, Le Dernier, des Justes, d'André Schwarz-Bart, expose ce thème.

Après avoir tracé l'origine de la légende talmudique des trente-six Justes, l'auteur consacre le reste de son roman

à

raconter l'histoire d'Ernie Levy, le dernier des Justes. La légende racante que trente-six hommes, les Lamed-wa:f, furent choisis pour :faire le sacrifice de leur personne dans 1 t espoir que l'humaine

1. Cayrol, Jean, "Témoignage et littérature" 1 :Sspri t, vol.

XXI,

avril 1953, P• 575•

(50)

... 47 ...

souffrance en serait soulagée. Ernie choisit de se laisser déporter, et accompagne de son plein gré un groupe d'enfants dans la chambre

à

gaz., Cependant, contrairement

à

la légende, son sacrifice n'a pas sauvé de vies humaines, et n'a pas soulagé de souffrances. L'humanité a tué le dernier des Justes.

Ce livre fait peser sur l'humanité le sen-timent de culpabilité avec au moins autant de force qu'un témoignage véridique. C'est ce qu'implique Louis Barjon, en parlant de ce livre, quand i l écrit :

Il n'est pas un lecteur chrétien qui ne se sente profondément remué devant ces pages bouleversantes. Elle l'obli-gent

à

la réflexion, comme

à

l'examen de conscience. 1

L'auteur

••• nous arrache

à

nos quiétudes,

à

nos conformismes; aux feintes •·• pour nous imposer un cas de conscience qui devrait déchirer notre humanité. 2

Ernie Levy ne se demande pas pourquoi le sort veut qu'il meure. Il accepte ia mort, l'accueille même volontairement. C'est justement la gratuité de son

1. Barjon, Louis, Mondes d'écrivains, Destinées d'hommes, Belgique, Casterman1 19601

P•

317•

2. Rousseaux, André, "Une oeuvre de fla.mme et de sang : Le Dernier des Justes"~ Le Figaro Littéraire,

(51)

... 48 ...

héro!sme qui nous rait poser la question suivante : pourquoi Dieu et les hommes ont-ils per.mis des

circon.s-tances pareilles? La mort d'Ernie au camp de concentra-tion est un "digne couronnement du livren 1 • Ctest l'évè-nement inévitable qui re.met la légende des Justes dans

l'histoire contemporaine~ tout en lui donnant un rôle universel. Ce dénouement permet

à

l'auteur de dépasser nles limites ordinaires de la littérature" et d'atteindre "les sommets où i l (le livre) devient phénomène politique, social, humain". 2

L'univers coocentrationnaire a aussi fourni au roman un nouveau genre de héros et d'héro'lne : le déporté ou l'ancien déporté.

Ce n'est pas par hasard que Paul Vialar a

choisi de faire mourir au camp François Larnaud, qui est le personnage principal de son recueil La Mort est un commencement. Non seulement i l est un héros de la Résistance, mais sa conduite au camp continue d'être

héro!que quand i l refuse de se vendre

à

un parti politique au prix même de sa vie. La mQrt de François Larnaud

est une tthaute mort", comme l'indique le titre du dernier

1. Lalou, René, "Le Dernier des Justes, par André Schwarz-Bartn, Les Nouvelles Littéraires, 19 novembre 1959.

·2. Tari, E., "A prq:>os du Dernier des Justes", Esprit, vol. XXVIII, révrier 19601

P•

333•

(52)

- 49 ...

tome. 1

Comme nous 1 'avons exposé dans le chapitre précédent, les anciens déportés, selon leur sensibilité~

ont eu de plus ou moins grandes difficultés

à

se réin-tégrer dans la société. Les rescapés, tels que nous

les retrouvons dans 1 a fiction historique 1 ne manifestent

pas les .mêmes traits psychologiques.,

Nous trcu vons un exemple de l' héro!ne post-concentrationnaire des histoires romancées en la personne de Jacqueline Leibowitz, dans Les Doublures, de Michel Zéraffa. C'est une rescapée d'Auschwitz qui raconte

à

tous ceux qui voulaient les entendre ses expériences concentrationnaires. L'auteur se trahit cependant,

quand i l nous dit qu'elle était restée curieuse et avide

• 2 .

de v1vre• Le personnage de Jacquel1ne, aussi bien

que le compte-rendu de sa vie au camp, manquent de nuances. Nous avons le sentiment que 1 'auteur se sert du tableau du camp pour choquer le lecteur, ou pour satisfaire·son imagination en créant, de toutes pièces, une héro!ne

qui a subi malheur sur malheur 1 parmi lesquels : ·le viol,

1. Vialar, Paul, La Haute mort, t . VIII de La Mort est un commencement, Paris, Domat, 195~

2. Zéraffa, Mic'hel, Les Doublures, Paris, Albin Michel, 1958~ p. 118.

Figure

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