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Traduire Pouchkine en France et au Japon au XXe siècle

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Academic year: 2021

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(1)

Traduire Pouchkine en France et au Japon au XXC

siècle

par

Natalia Teplova

Thèse de doctorat soumise à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Doctorat ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université Mc Gill

Montréal, Québec

Août 2005

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1+1

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Conformément à la loi canadienne sur la protection de la vie privée, quelques formulaires secondaires ont été enlevés de cette thèse. Bien que ces formulaires aient inclus dans la pagination, il n'y aura aucun contenu manquant.

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Remerciements

Je tiens à remercier Annick Chapdelaine qui m'a fait découvrir le monde de la traductologie. Sans sa disponibilité, ses conseils, son appui et sa confiance, ce travail n'aurait pas pu prendre la forme présente.

À Lina Forget, je dis merèi du fond du cœur. Sa lecture attentive de ma thèse, ses commentaires pertinents, ses encouragements ont beaucoup contribué à l'aboutissement de ce projet.

J'aimerais remercier également le Fonds pbur la Formation de Chercheurs et l'Aide à la Recherche qui m'a offert une bourse de doctorat et de l'aide financière pour mon stage de recherche.

Les bourses de voyage Alma Mater Travel Grant de l'Université McGillm'ont permis de participer aux colloques nationaux et internationaux. Je tiens donc à remercier la Faculté des études supérieures pour son soutien financier.

Je dois beaucoup à Nobuhiko Asaoka pour son encadrement lors de mon stage au Japon. Grâce à son appui, j'ai pu réunir les matériaux nécessaires à la réalisation de cette étude. Mes remerciements vont également à la famille Terakawa, Hisako Kobayashi, Megumi Sukegawa, Akiko Tanda, Motoyoshi Ogoda, tou(te)s les ancien(ne)s collègues et ami(e)s de l'école KDG qui m'ont soutenue et aidée lors de mon séjour au Japon.

À Galina Goumennaïa, je dis sincèrement merci. Ses conseils, sa générosité ont beaucoup contribué au succès de mes recherches menées en Russie.

Je désire exprimer ma gratitude aux professeur(e)s de l'Université McGill qui ont toujours été disponibles pour consultation: Jane Everett et Chantal Bouchard du Département de langue et littérature françaises, Paul Austin du Département d'études russes et slaves, Sumi Hasegawa, Thomas Lamarre et Thomas Looser du Département d'études est-asiatiques, ainsi que Yuzo Ota du Département d'histoire.

Je remercie Geneviève Lortie-Sormany pour sa participation à la relecture de mon manuscrit. J'apprécie énormément son aide et ses bons mots d'encouragement.

Julie Ouellette a réussi à trouver à Paris une des traductions «introuvables». Je lui transmets mes sincères remerciements.

À mes amie e)s en Russie, au Canada, au Japon et ailleurs dans le monde, je dis merci. Ils se reconnaîtront.

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Résumé

Divisée en six chapitres, notre thèse porte sur l'analyse du traduire de Evguéniï Onéguine, roman en vers d'Alexandre Pouchkine, en France et au Japon au XXe siècle. Dans le chapitre 1, nous présentons notre approche méthodologique où l'accent est mis sur les huit éléments d'analyse des traductions: le par-qui, le qui, le quoi, le pour-qui, le quand, le pourquoi, le où et le'" comment. Dans le chapitre 2, après une brève esquisse biographique du poète russe, nous analysons son œuvre phare,

Evguéniï Onéguine,

caractérisée par l'unité structuro-phono-sémantique. La première mention de Pouchkine étant faite en France au XIXe siècle, nous étudions, dans le chapitre 3, le discours translatif de cette époque qui crée le mythe de l'intraduisibilité du poète, ce qui influencera le travail des traducteurs du roman pouchkinien au XXe siècle. C'est dans le chapitre 4 que nous examinons les onze traductions françaises produites entre 1902 et 1996. Au Japon, la découverte de la littérature étrangère, et donc de Pouchkine, étant amenée par les changements politiques survenus durant la période Meiji (1868-1912), il est important d'analyser, dans le chapitre 5, le discours idéologique du XIXe siècle qui perçoit la traduction comme moyen et condition de la modernisation du pays. Enfin, dans le chapitre 6, nous étudions les huit traductions japonaises de l'œuvre pouchkinienne produites entre 1921 et 1996. Notre thèse vise à démontrer comment le changement spatio-temporel influence la vision du traduire en général et les traductions de Pouchkine en particulier.

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Abstract

Divided into six chapters, our thesis examines the translation of Evgenyi Onegin, a novel in verse by Aleksandr Pushkin, in France and Japan in the 20th century. In Chapter l, we introduce our methodological approach, including the eight elements of our translation analysis: the by-who, the who, the what, the for-who, the when, the why, the where, and the how. In Chapter 2, after a briefbiography of the Russian poet, we examine his central work Evgenyi Onegin, and its unique structuro-phono-semantic synthesis. The first French mention of Pushkin was in the 19th century, and the 'transfer-related discourse' of that period is the focus of Chapter 3, particularly its creation of the myth of the poet's untranslatability, which would influence translators of the Pushkinian novel into the 20th century. In Chapter 4, we examine the Il French translations produced between 1902 and 1996. Because the Japanese discovery of foreign literature - and Pushkin - was the product of political changes during the Meiji period (1868-1912), it is paramount that we examine the pivotaI role of 19th century ideological discourse in which translation is viewed as a means and a condition for the country's modemization. Finally, in Chapter 6, we tum our attention to the 8 Japanese translations of the Pushkinian work produced between 1921 and 1996. Our aim is to demonstrate how the spatio-temporal change influenced the view of translation in general, and translations ofPushkin in particular.

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Remerciements Résumé

Abstract

Table des matières

Introduction

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre 1 - Considérations méthodologiques Introduction

1.1. De la traduction

1.2. De l'analyse des traductions comme acte historiographique 1.3. Huit éléments d'analyse des traductions

1.3.1. Le sujet traduisant (le par-qui) 1.3.2. Le sujet de la traduction (le qui) 1.3.3. L'objet de la traduction (le quoi)

1.3.4. Le destinataire de la traduction (le pour-qui) 1.3.5. Le moment de la traduction (le quand)

1.3.6. Les raisons et les buts de la traduction (le pourquoi) 1.3.7. Le lieu de la traduction (le où)

1.3.8. La manière de la traduction (le comment) Conclusion

Chapitre 2 - Pouchkine et son œuvre Introduction

2.1. Esquisse biographique 2.2. Evguéniï Onéguine

2.2.1. Evguéniï Onéguine : la genèse 2.2.2. Evguéniï Onéguine : l'opèra 2.2.3. Evguéniï Onéguine : une lecture 2.2.4. Evguéniï Onéguine : une analyse Conclusion ii iii IV V 1 6 6 6 11 15

16

18 19

20

22 24 24 26 26

28

28

28

47

47

53 55 65 84

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Chapitre 3 - L'« arrivée» de Pouchkine en France Introduction

3.1. Pouchkine dans la Revue encyclopédique (1821-1832) 3.2. Pouchkine en France (1837-1899) Conclusion 86 86 90 108 138

Chapitre

.:1 -

Traduire Evguénii Onéguine de Pouchkine en France au XXe siècle 140

Introduction 140

4.1. Début du siècle (1900-1917) 141

4.1.1. Eugène Oniéguine de Gaston Pérot (1902) 144

4.1.2. Eugène Oniéguine de A. de Villamarie (1904) 151

4.2. De la révolution d'Octobre à la fin de la Seconde Guerre mondiale

(1918-1945) 160

4.3. De la fin de la Seconde Guerre mondiale au début de la perestroïka

(1946-1985) 170

4.3.1. Eugène Oniéguine de « Serge Baguette» (1946) 173

4.3.2. Eugène Oniéguine de Michel Bayat (1956) 179

4.3.3. Eugène Onéguine de N. de Witt (1968) 186

4.3.4. Eugène Oniéguine de Marc Semenoff et Jacques Bour (1979) 191

4.3.5. Eugène Oniéguine de Maurice Colin (1980) 192

4.3.6. Eugène Onéguine d'« André Markowicz» (1981) 197

4.4. Du début de la perestroïka jusqu'au bicentenaire de la naissance de Pouchkine

(1985-1999) 202

4.4.1. Eugène Oniéguine de Nata Minor (1990) 204

4.4.2. Eugène Oniéguine de Roger Legras (1994) 208

4.4.3. Eugène Onéguine de Jean-Louis Backès (1996) 211

Conclusion 219

Chapitre 5 - Le moment de l'« arrivée» de Pouchkine au Japon 222

Introduction 222

5.1. « Tradition» et « Histoire» 224

5.2. « Soi» et

«

Autre» 236

5.3. Langue japonaise et modernisation du pays 246

5.4. « Âge des traductions» 257

(8)

Chapitre

6 -

Traduire

Evguéniï Onéguine

de Pouchkine au Japon au

XXe

siècle

274

Introduction

274

6.1. Début du siècle (1900-1917) 275

6.2. De la révolution d'Octobre à la fin de là Seconde Guerre mondiale

(1918-1945) 283

6.2.1. Eugenii Onëgin de Okagami Morimichi Ganvier 1921) 284

6.2.2. Ebugëniï Onëgin de Yonekawa Masao (mai 1921) 289

6.2.3. Evgeenii Oneegin de Nakayama Shôsaburô (1936) 297

6.3. De la fin de la Seconde Guerre mondiale au début de la perestroïka

(1946-1985) 303

6.3.1. Onëgin de Ikeda Kentarô (mai 1962) 307

6.3.2. Evgënii Onëgin de Kaneko Yukihiko (décembre 1962) 309

6.3.3. Evugënii Onëgin de Kimura Shôichi (novembre 1969) 313

6.3.4. Evugënii Onëgin de Kimura Hiroshi (septembre 1970) 317

6.4. Du début de la perestroïka au bicentenaire de la naissance de Pouchkine

(1986-1999) 322

6.4.1. Evugënii Onëgin de Ozawa Masao Guin 1996) 323

Conclusion 327

Conclusion 330

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Introduction

Le sujet que nous nous proposons d'étudier comporte de multiples facettes, qui sont toutes exprimées dans son titre. «Traduire Pouchkine en France et au Japon au XXe siècle» présuppose, entre autres, un questionnement sur les thèmes suivants: «traduire », « Pouchkine », «France », «Japon », «XXe siècle », «traduire Pouchkine », « traduire en France », « traduire au Japon }}, « traduire au XXe siècle }}, «Pouchkine en France }}, «Pouchkine au Japon }}, «Pouchkine au XXe siècle ». Notons, en outre, que les principales variables dans la formule proposée sont «le temps », «l'espace >} et

«Pouchkine ».

Alexandre Serguéïevitch Pouchkine (1799-1837) est LE poète et LE grand écrivain national de la Russie. De son vivant déjà, il a été reconnu comme tel par les lettrés et par le grand public et son génie continue d'être vénéré de nos jours. Chaque génération de lecteurs russes trouve dans son œuvre quelque chose qui l'interpelle; malgré le temps qui passe, Pouchkine ne semble pas vieillir. Bien au contraire, les chercheurs trouvent sans cesse de nouveaux éléments d'analyse, de nouveaux angles d'interprétation. Pouchkine est sans aucun doute l'auteur russe le plus étudié, et ce non seulement en Russie, mais également à l'étranger.

Pourtant, dans notre travail, nous ne le considérerons pas comme une constante, malS bien comme une variable. La raison en est, tout simplement, que ce nom, « Pouchkine », ne signifie pas la même chose en Russie et à l'étranger. En un mot: au-delà des frontières russes, Pouchkine est éclipsé par «les grands penseurs }}, tels que Fyodor Dostoévskiï (1821-1881) et Lev Tolstoï (1828-1910) et, aujourd'hui encore se

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présente la nécessité d'expliquer aux lecteurs étrangers qui est Pouchkine et pourquoi il est considéré en Russie comme l'auteur le plus important de la littérature russe.

Cependant, « l'étranger» n'est pas un espace homogène: chaque langue-culture entretient des rapports particuliers avec la langue-culture russe. Nous avons choisi, pour notre étude, de parler de la France et du Japon. Ce choix n'est pas arbitraire. Il se base sur une dichotomie conceptuelle ou plutôt sur un questionnement par rapport à la pertinence et au fondement de cette dichotomie, à savoir la division binaire du monde en deux espaces distincts: «l'espace l'occidental» et « l'espace autre », c'est-à-dire le reste du monde. Sans même y réfléchir, nous n'avons d'autre ~hoix que de «classer» la France dans « l'espace occidental », car ce pays est, depuis des siècles, un des piliers de l'espace européen, cœur de

«

l'Occident », qui trouve ses racines dans la tradition gréco-romaine, dans le christianisme. La définition et la classification du «Japon» sont plus problématiques, bien que les orientalistes du XIXe et du début du XXe siècles, fidèles au projet de colonisation, n'aient eu aucun scrupule à l'inclure dans « l'Orient », pêle-mêle avec la Chine et le reste de l'Asie du Sud. Toutefois, pour l'instant, avant même d'entreprendre une définition du «Japon », constatons tout simplement le fait que la langue-culture japonaise diffère de la langue-culture française. La question que nous nous posons est donc la suivante: à l'étranger, le changement spatio-temporel a-t-il une incidence sur le statut de Pouchkine? Et puisque le statut de Pouchkine à l'étranger dépend largement de la traduction, une autre question s'impose: quelle est la relation entre la variable spatio-temporelle et le «succès» ou 1'« échec» d'un projet de traduction donné?

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Mais avant d'aborder le sujet des traductions, il sera important de préciser ce que nous entendons par le terme même de «traduction ». Nous consacrerons donc le premier chapitre de notre travail à la présentation de nos considérations méthodologiques, lesquelles serviront en quelque sorte de matrice à l'analyse des traductions.

Pour limiter le vaste champ d'analyse extra-, inter-, para- et intra-textuelle, nous avons choisi ce qui est considéré comme le texte central de l'œuvre de Pouchkine, son roman Evguéniï Onéguine, et d'en étudier les traductions françaises et japonaises, effectuées au XXe siècle. Ce roman a été défini par Vissarion Bélinskiï, un des premiers critiques du poète, comme « l'encyclopédie de la vie russe ». Bien que cette expression soit devenue presque un cliché dans le domaine des études pouchkiniennes, la définition convient bien à cette œuvre, dont la portée dépasse largement les pages du roman. Nous nous pencherons sur cette question dans le deuxième chapitre de notre étude.

Puisque le nom de Pouchkine arrive en France au XIXe siècle - plus précisément en 1821 - il est important d'observer comment se déroule la translation du nom et des textes pouchkiniens en ce siècle, car ce qui se passe au XXe siècle est largement tributaire de l'expérience des siècles précédents. C'est dans le troisième chapitre que nous allons essayer de retracer« l'arrivée» de Pouchkine en France.

Au XXe siècle, onze traductions d'Evguéniï Onéguine paraîtront en France: G. Pérot publie la sienne en 1902; A. de Villamarie le suit en 1904; puis, en 1946, paraît la version de S. Baguette; M. Bayat propose la sienne en 1956; douze ans plus tard, en 1968, arrive la traduction de N. de Witt; M. Semenoff et J. Bour publient leur version en 1979; l'année suivante, en 1980, M. Colin propose la sienne; à peine un an plus tard, en 1981, sous la direction d'Efim Etkind, André Markowicz revoit et corrige la traduction de

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Pérot; puis, en 1990, c'est N. Minor qui publie sa version; en 1994, paraît celle de R. Legras; et en 1996 arrive la traduction de J.-L. Backès. Ainsi, presque chaque décennie présente une ou même plusieurs traductions du roman pouchkinien. C'est dans le quatrième chapitre de notre étude que nous allons les analyser.

La première traduction japonaise d'Evguéniï Onéguine date de 1921, mais la translation de son nom et de son œuvre commence dans la deuxième moitié du XIXe siècle ou, plus précisément, au début de la période Meiji (1868-1912). Cette époque est très importante non seulement pour le destin des textes pouchkiniens au Japon, mais aussi et avant tout pour le développement et la définition de la langue-culture japonaise. C'est pour cette raison que nous allons nous pencher sur l'examen des forces motrices de la langue-culture japonaise de la période Meiji dans le cinquième chapitre de notre travail.

Enfin, dans le sixième chapitre de notre étude, nous analyserons les huit traductions japonaises d'Evguéniï Onéguine, à savoir celles de M. Okagami et de M. Yonekawa, les deux publiées en 1921; la version de Sh. Nakayama, parue en 1936; la traductions de K. Ikeda et de Yu. Kaneko, les deux publiées en 1962; la traduction de Sh. Kimura de 1969; la traduction de H. Kimura, parue en 1970, et enfin celle de M. Ozawa, publiée en 1996. Bien que moins nombreuses que les traductions françaises, les traductions japonaises couvrent presque toutes les décennies du XXe siècle, et permettent donc non seulement une analyse diachronique intra-linguistique, mais également une analyse synchronique inter-linguistique.

Ne prétendant aucunement à l'exhaustivité, notre étude vise principalement à esquisser le destin de Pouchkine en France et au Japon et, à travers cette analyse, à présenter les tendances dans la traduction qui se dégagent au fil des ans dans les deux

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pays. Nous espérons que ce travail pourra se révéler utile, entre autres, aux futurs traducteurs d'Evguéniï Onéguine de Pouchkine, car, comme nous allons le voir, le besoin d'une retraduction se fait fortement sentir.

(14)

Chapitre 1

Considérations méthodologiques

Introduction

Avant de parler des onze traductions françaises et des huit traductions japonaises du roman Evguéniï Onéguine d'Alexandre Pouchkine, il nous apparaît important de préciser ce que nous entendons par analyse des traductions, de même que ce que nous entendons par traduction tout court. À cet effet, nous décrirons donc, entre autres, les huit composantes d'analyse des traductions qUl forment un ensemble dynamique de paramètres définissant la notion même de traduction, vue en tant que moyen de translation d' œuvres littéraires.

1.1. De la traduction

La« traduction» est un concept binaire puisqu'il représente à la fois l'action (le traduire) et le résultat de cette action. L'acte de traduction peut nous apparaître d'abord comme un acte personnel; après tout, le traducteurl n'est-il pas un travailleur solitaire? Cependant, le traducteur ne travaille pas en vase clos; plusieurs facteurs entrent en jeu qui nous empêchent de parler de ce travail en l'extirpant de la réalité dans laquelle il se déroule. Même si l'on considère l'isolement dans le sens propre du terme: ainsi, Tatyana Gnéditch, qui, en 1945, traduit de mémoire Don Juan de Byron dans la cellule d'une

1 Nous utilisons le masculin de manière neutre, par souci de facilitation de lecture, mais nous désignons les

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prison stalinienne, traduit ce livre dans le contexte des répressions qui marquent de façon indélébile l'histoire de la Russie de la période soviétique. Comme le dit Efim Etkind,

«

en lisant les strophes étincelantes du Don Juan russe, on ne peut pas oublier la sombre réalité qui a donné naissance à cette brillante traduction» 2• Dans le cas de Tatyana

Gnéditch, on pourrait parler d'une traduction réalisée malgré la situation historique dans laquelle se trouve la traductrice et non pas grâce à elle. Aurait-elle traduit de la même manière si elle s'était trouvée dans une atmosphère différente, loin de la guerre, loin du danger de mort? Nous ne visons pas dans le présent travail une étude de psychologie en traduction, nous préférons également éviter les spéculations, - nous laisserons donc à d'autres le soin de répondre à cette question. Mais nous aimerions par cet exemple tout simplement insister sur l'importance, pour la traduction-action, du contexte de l'époque historique. La traduction peut tantôt être déterminée par ces facteurs, elle peut tantôt s'y opposer; mais nous croyons qu'il existe toujours une relation dialectique entre le traduire et le contexte extérieur.

Dans le présent travail, lorsque nous parlons de traduction, nous parlons d'un moyen de translation (ou de transfert) d'œuvres littéraires. Nous pouvons représenter ce processus par le schéma suivant:

Translation

Translation non-textuelle Translation textuelle

Translation textuelle non-traductive

Translation textuelle traductive 2 E. Etkind, 1997, p. 49. (Ici et par la suite dans ce travail, sauf indication contraire, toutes les traductions sont les nôtres.)

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Nous entendons par translation non-textuelle le transfert de l'œuvre en l'absence du texte. L'opéra où le libretto diffère du texte de l' œuvre, le ballet, le cinéma, la peinture sont, entre autres, des exemples de ce type de translation. Evguéniï Onéguine connaît de nombreux cas de translation non-textuelle. D'abord, il y a l'opéra. C'est en mai 1877 que Pyotr Ilitch Tchaïkovskiï (1840-1893) décide de composer cet opéra. Il s'adresse à son ami K.S. Chilovskiï (1849-1893) pour écrire le libretto; une fois le texte prêt, Tchaïkovskiï se met aussitôt à la composition et l'achève en novembre 1878. La première représentation a lieu en mars 1879 dans l'intimité de la scène du Conservatoire à Moscou, et la première officielle se tient en janvier 1881 au Bolshoï. Les critiques sont favorables, le succès est presque immédiat. Cette musique fera la gloire de Tchaïkovskiï non seulement en Russie, mais dans le monde entier. Déjà dans les années 90 du XIXe siècle, le frère du compositeur, Modeste Ilitch, produit une adaptation musicale pour le ballet classique, mais c'est au XXe siècle que la version moderne de 1965 du chorégraphe John Cranko (1927-1973) fait le tour du monde. Le premier spectacle dramatique de Evguéniï Onéguine date de 1846, lorsqu'il est présenté sur la scène du Bolshoï à Moscou. Depuis cette représentation, des dizaines de productions classiques et modernes continuent d'attirer les spectateurs dans les théâtres. Les adaptations cinématographiques commencent assez tôt également. C'est en 1911, à l'époque du cinéma muet, que Khanjonkov (1877-1945) produit son film en Russie. Et c'est en 1999 que paraît en Angleterre une des dernières grandes productions cinématographiques en date, celle de la réalisatrice britannique Martha Fiennes. De même, depuis le début du huitième art en Russie, un très grand nombre de documentaires ont été consacré à Evguéniï Onéguine, visant tant le grand public que les étudiants de l'école secondaire, où l'étude de ce texte

(17)

est obligatoire. Des peintres célèbres nous ont également laissé des tableaux représentant les diverses scènes du roman. Nous pouvons penser aux premières illustrations de A.Y. Notbek (1802-1866), aux toiles de I.N. Kramskoï3 (1837-1887) ou de I.E. Répine4

(1844-1930).

Il est évident que toute forme de translation est bénéfique à la diffusion des œuvres littéraires. Cependant, toute médaille a son revers. La translation non-textuelle peut certainement potisser les spectateurs à ouvrir le livre, mais elle peut également présenter une version très différente de l'œuvre en question. Le public qui écoute et regarde l'opéra de Tchaïkovskiï peut sans doute se faire une idée de Evguéniï Onéguine de Pouchkine, mais si ce public, surtout le public étranger, juge le roman d'après l'opéra,

il

commettra malheureusement un faux pas considérable, et nous y reviendrons dans le chapitre suivant de notre travail. Le danger est d'autant plus grand lorsqu'il s'agit des œuvres pour lesquelles il n'existe pas de traduction satisfaisante dans la langue-culture d'accueil. Depuis un siècle, Evguéniï Onéguine-l'opéra fait partie du programme des plus grands théâtres du monde - mentionnons La Scala, l'Opéra national de Yienne ou l'Opéra métropolitain de New York - qui accueillent des millions de mélomanes chaque année. Evguéniï Onéguine-Ie roman, peut-il prétendre avoir autant de lecteurs étrangers?

À propos du texte, justement, nous distinguons la translation textuelle non-traductive et la translation textuelle non-traductive. La première présente le transfert du texte tel quel dans un pays étranger. Les exemples n'en sont pas rares. Il peut y avoir, bien sûr, des raisons autres que la diffusion du texte de l'œuvre. Par exemple, au Xye siècle, on

3 Pour son {( Lenskiï mourant », Kramskoï obtient une médaille d'argent lors de l'exposition à l'Académie

impériale des beaux-arts à Saint-Pétersbourg en 1861.

4 D'abord conçu en aquarelle en 1899, Répine reprend le sujet du {( Duel d'Onéguine et de Lenskir» en

(18)

publie des livres étrangers en Allemagne non pas pour les faire connaître à la population allemande, ou en tout cas pas uniquement à la population allemande, mais tout simplement parce que c'est à Mayence que se trouve la première imprimerie européenne. Mais outre des raisons techniques, il peut également y avoir, entre autres, des raisons politiques à cette façon de faire. Les nombreux livres de dissidents soviétiques publiés en russe dans les pays étrangers (Boulgakov chez YMCA Presse à Paris ou Nabokov chez Ardis"'à Ann Arbor aux États-Unis) peuvent servir d'exemple. Mais peu importe la raison, la translation textuelle non-traductive ne peut avoir de succès que lorsqu'il y a des lecteurs dans le pays d'accueil qui sont en mesure de lire le texte dans sa verSIOn originales.

Finalement, il y a la translation textuelle traductive ou, tout simplement, la traduction. C'est précisément sur ce type de translation que, dans un premier temps, nous porterons notre attention lorsque nous aborderons le sujet de la translation des œuvres pouchkiniennes au XXe siècle. Cependant, il ne faut pas oublier que la traduction possède un lien dialectique non seulement avec le contexte extérieur, comme nous l'avons déjà mentionné, mais aussi avec d'autres types de translation. Par exemple, la production de livres bilingues, où le texte est présenté avec sa version traduite en regard, constitue un cas de fusion de deux types de translation, traductive et non-traductive. En analysant les traductions, il est également souhaitable, nous semble-t-il, d'être attentif à la translation

5 « Version originale» ou « texte de départ» - ces notions sont contestées depuis quelques dizaines

d'années dans les domaines d'études littéraires et de traductologie. Paul Valéry, entre autres, se penche dans ses nombreux essais sur la question d' « origine », de « source» et de « durée» de l'œuvre. Voir sur ce sujet J. Derrida (1972), p. 327-363. Pour notre part, nous ne parlons pas ici du mythe de l'origine; nous utilisons plutôt ces expressions de manière neutre et entendons par « version originale» ou par « texte de départ» tout simplement le texte non-traduit de l'auteur.

(19)

non-textuelle, qui peut, comme nous l'avons précisé, influer sur l'opinion des lecteurs contemporains ou futurs d'une œuvre.

Par ailleurs, par traduction surtout celle qui ne nous est pas contemporaine -nous entendons plutôt la traduction-produit, résultat de la traduction-action. Car ce qui reste, c'est le texte. L'action est exprimée par et dans le texte, bien que parfois le paratexte puisse aussi éclairer quelques facettes du travail du traducteur. Une autre remarque s'impose également lorsqu'il est question de l'analyse des traductions: le texte d'une traduction est, en fait, un acte du passé. Or, tout regard vers le passé constitue un acte historiographique, car, dans notre cas, il s'agit ni plus ni moins que de décrire, d'écrire l'histoire, c'est-à-dire le « développement dans le temps »6 de la traduction d'une œuvre.

1.2. De l'analyse des traductions comme acte historiographique

Comme l'explique Friedrich Nietzsche (1844-1900) :

L'histoire appartient au vivant pour trois raisons: parce qu'il est actif et ambitieux - parce qu'il a le goût de conserver et de vénérer - parce qu'il souffre et a besoin de délivrance. À cette triple relation correspond la triple forme d'histoire, dans la mesure où il est permis de les distinguer: histoire monumentale, histoire traditionaliste, histoire critique?

Ainsi, 1'« histoire monumentale» signifie « croire que les grands moments de la lutte entre les individus forment une chaîne qui prolonge à travers les millénaires la ligne de faîte de l'humanité. [ ... ] C'est la croyance à la cohésion et à la continuité de la grandeur à travers tous les temps, c'est une protestation contre la fuite des générations et contre la

6 Le Nouveau Petit Robert, 1993.

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précarité de tout ce qui existe» 8. Chaque langue-culture lors de la création de ses canons littéraires, par exemple, recourt à cette vision de l'histoire qui glorifie le passé. Cependant, elle ne fait qu'« atténuer la diversité des motifs et des circonstances afin de poser comme monumentaux, c'est-à-dire exemplaires et dignes d'être imités, les effets au détriment des causes» 9. D'ailleurs, souvent, on «oublie» les causes, on réprime la mémoire du procédé de glorification pour que la nouvelle construction paraisse «naturelle », pour qu'elle semble avoir toujours existé. Ce regard est donc réducteur et ne permet pas d'avoir une vue d'ensemble des éléments divers qui composent le passé.

L'« histoire traditionaliste» est une vision du passé «en antiquaire », une véritable « religion du passé », où l'homme, la collectivité ou la nation ont toujours « un horizon des plus restreints; ils ne voient point l'ensemble, et le peu qu'ils voient, ils le voient beaucoup trop proche et trop fragmentaire. Ils ne peuvent rien évaluer, ils donnent à tout la même importance, ils en donnent trop au moindre détail »\0. Donc, l'homme qui traite le passé en antiquaire se dissout dans le passé et ne peut pas entretenir la vie, la percevoir en tant que «vie en devenir »; au contraire, il la « momifie ». Cependant, il arrive que l'histoire traditionaliste s'avère utile lorsqu'il s'agit d'une situation où il est nécessaire de redécouvrir le passé oublié, le passé détruit, le passé nié, où avant même de classer les éléments, avant de distinguer les composantes importantes de celles qui ne le sont pas, il faut tout simplement recueillir autant d'éléments que possible qui constituent le passé recherché. La destruction méthodique du passé religieux de la Russie au cours

8 Ibid., p. 225 et 228.

9 Ibid., p. 231. 10 Ibid., p. 243.

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des soixante-dix ans du régime soviétique, par exemple, a eu pour résultat le besoin, né à partir des années 80, de rassembler le maximum de données possible, peu importe leur importance ou leur exactitude, sur les églises brûlées, les textes détruits, etc. À partir de ce matériel incommensurable, après un procédé de distillation par enquête, analyse et archivage, on a commencé à déceler le passé supprimé. Ce travail est toujours en cours, mais il est maintenant possible grâce à la vision critique de l'histoire.

Pour Nietzsche,

chacune des trois variétés de l'histoire n'est dans son bon droit que sur un certain terrain et sous un certain climat [ ... ]. Quand l'homme qui veut créer de grandes choses a besoin du passé, il use de l'histoire monumentale. Au contraire, celui qui veut perpétuer ce qui est habituel et depuis longtemps vénéré s'occupe du passé en antiquaire plutôt qu'en historien. Seul celui que la nécessité présente prend à la gorge et qui veut à tout prix en rejeter le poids, sent le besoin d'une histoire critique, c'est-à-dire qui juge et qui condamnell.

Cependant, ce mode critique, qui porte jugement et qui peut aller jusqu'à la condamnation, n'est pas axé sur la destruction. Bien au contraire, il agit « dans l'intérêt de la vie »12. C'est une critique constructive, une critique productive. Comme le dit Antoine Berman: «Il appartient au critique, et d'éclairer le pourquoi de l'échec traductif [ ... ], et de préparer l'espace de jeu d'une retraduction sans faire "donneur de

En effet, le but premier de la critique des traductions est l'analyse, c'est-à-dire l'étude des éléments constituant un tout14• Cette analyse des textes et des paratextes est effectuée en tenant compte des facteurs historiques qui entourent ces traductions, afin de

Il Ibid., p. 237.

12 Ibid., p. 247.

\3 A. Bennan, 1995, p. 17.

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démontrer la réussite ou l'échec de

«

l'épreuve de l'étranger» 15 pour une œuvre donnée. Puisqu'il s'agit, dans notre cas, non pas d'une seule traduction, mais bien d'une série de traductions s'étalant sur une période d'un siècle, l'analyse permettra de mettre en évidence non seulement les approches personnelles des traducteurs, mais également les grandes tendances en traduction en France et au Japon au XXe siècle. En reprenant l'idée de Berman nous pouvons dire que

«

notre étude peut apparaître com"me une archéologiel6 de la traduction [ ... ]. Archéologie qui appartient à cette réflexion de la traduction sur elle-même - à la fois historique, théorique et culturelle - insé.parable désormais de la pratique traduisantel7. »

Pour Berman, « la constitution d'une histoire de la traduction est la première tâche d'une théorie moderne de la traductionls. » Il faut préciser toutefois que Berman parle ici, et partout ailleurs dans ses textes, de l 'histoire de la traduction occidentale, des théories occidentales. Pour notre part, nous proposons d'aller au-delà de cet espace. Au Japon, la théorie (toute théorie) n'a jamais été populaire, la traductologie comme discipline sui generis n'existe donc pas. L'histoire de la traduction au Japon n'est pas encore écrite non plus. La critique existe, elle jouit depuis la période Meiji (1868-1912) d'un statut privilégié dans le domaine des lettres. Mais l'accent est surtout mis sur la praxis. À partir de 1'« ouverture» du pays en 1858, c'est la production qui importe, et ce, peu importe le domaine. Ce n'est que récemment, nous pensons en premier lieu à Karatani, que les

15 Expression introduite par A. Berman. Voir, entre autres, A. Berman, 1984.

16 Cf. Le Nouveau Petit Robert, 1993 : « Archéologie - science des choses anciennes ». 17 A. Berman, 1984, p. 280.

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critiques littéraires japonais ont véritablement entrepris une rétrospective constructive de ce qui a été produit au cours des 150 dernières années.

Donc, si pour le volet « français» de notre étude nous pouvons nous référer aux travaux et aux expériences de ceux qui nous précèdent, pour le volet «japonais », nous n'avons pas beaucoup d'exemples à suivre. Certes, nous n'envisageons pas ici le projet ambitieux d'écriture de l'histoire de la traduction au Japon, mais puisque l'analyse des traductions, comme nous l'avons déjà mentionné, est un acte historiographique, nous osons espérer que ce travail constituera notre modeste contribution à l'étude de l'histoire de la traduction au Japon.

1.3. Huit éléments d'analyse des traductions19

Les mêmes principes méthodologiques seront utilisés pour les deux volets de notre travail. Nous tenons à préciser également que les huit éléments présentés ci-dessous ne sont pas donnés par ordre d'importance. Puisqu'il est question ici de notre méthodologie, il nous importe de souligner que tous les éléments de la liste sont également importants. Or, avant d'en arriver à une vue d'ensemble, l'analyse des traductions doit d'abord se faire au cas par cas; il ne faudra donc pas s'étonner que pour un cas donné, un des éléments puisse être mis au premier plan. Il est vrai que la liste, l'énumération verticale, n'est probablement pas la meilleure façon de présenter ces huit éléments, mais faute de solution plus appropriée, c'est ce procédé que nous utiliserons, tout en gardant à l'esprit ses déficiences qualitatives.

19 Nous avons déjà présenté brièvement ces huit éléments d'analyse dans notre article sur la translation du

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1.3.1. Le sujet traduisant (le par-quPo)

Le traducteur ne se situe pas nécessairement en amont d'un projet de traduction donné (l'initiative peut venir de l'auteur lui-même ou de l'éditeur, entre autres); cependant il se situe certainement au confluent de la traduction et de l'original. C'est pourquoi il est important, lors de l'analyse des traductions, de se poser les questions que nous allons énumérer maintenant.

Quel est le statut que l'époque qui voit paraître la traduction, accorde au traducteur? Par exemple, en 1995, en décrivant le statut du traducteur dans l'espace anglo-saxon, Lawrence Venuti parle en terme d'« invisibilité du traducteur », de son « existence ombragée »; ses droits d'auteur ne sont jamais véritablement reconnus, car « la priorité est donnée à l'auteur étranger qui contrôle la traduction »21. Pouchkine, en 1831, donne une définition plus allégorique: « Les traducteurs - chevaux de poste de la culture »22. Cette maxime n'est pas dépourvue d'ironie, si caractéristique du style de Pouchkine; pourtant, elle renferme une idée importante. Oui, le traducteur véhicule le savoir, mais il y a autre chose également dans cette formule. D'abord, nous remarquons la nature éphémère de l'utilité du traducteur. Il est« à jeter », une fois rendu à destination. Ou plutôt, il est «à changer» au relais avant de poursuivre le voyage. L'idée de cycle en traduction est renforcée par l'emploi de l'image du renouveau de la nature. En russe, le lexème « npocBememœ )} (<< prosveshénié » / « culture », « esprit éclairé ») renvoie plutôt

20 Nous utilisons cette formule telle qu'elle a été introduite par Henri Meschonnic. Voir H. Meschonnic,

1973, p. 320.

21 L. Venuti, 1995, p. 8-9.

22 A. Pouchkine, 1984, p. 254. En russe dans l'original: « nepeBo)J,qHKH - rrOqTOBhIe JIOllIa)J,H

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à l'image de lumière, de la succession infinie des jours et des nuits. En français, l'étymologie latine du mot « culture» fait allusion à l'image agricole du travail sur la terre et la succession des saisons de moisson. Ainsi, le traducteur est utile pendant un bref moment, mais une fois passé du point A au point B, il est oublié, remplacé par un autre. L'idée de la difficulté du travail est représentée par l'allusion à l'expression « travailler comme un cheval », qui a une coloration péjorative en russe. Quant à la propagation du savoir par le traducteur, elle n'est pas radiaire, mais bien linéaire: il y a des étapes (des relais) à franchir, et un seul traducteur ne suffit pas à la tâche.

Une autre question liée au statut du traducteur s'impose. Le traducteur appartient-il à la langue-culture d'accueappartient-il ou à la langue-culture de l 'œuvre originale?

L'interrogation est surtout pertinente lorsque le traducteur n'appartient pas à la langue-culture d'arrivée, car dans ce cas, la figure du traducteur constitue un autre élément étranger, s'ajoutant à ceux de l'auteur et de l'œuvre.

Enfin, il est important d'observer la situation particulière du traducteur. Quelle est la réputation du traducteur dans la langue-culture d'accueil? Est-il déjà une personne connue? Si oui, est-ce honorablement ou fâcheusement? Est-il connu en tant que traducteur ou grâce à une occupation différente? Tous ces éléments ne sont pas négligeables lorsque nous pensons à la réception des traductions. Cela dit, les cas de traductions anonymes, c'est-à-dire des traductions où n'apparaît pas le nom du traducteur, ne sont pas rares. Il est donc fort probable qu'il soit impossible de répondre à toutes les questions mentionnées ci-dessus, ainsi qu'aux questions subséquentes à cause, justement, de 1'« invisibilité» du traducteur. Toutefois, chaque information disponible sur le traducteur pourra éclairer davantage la translation de l' œuvre.

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1.3.2. Le sujet de la traduction (le qUI)

D'abord, de manière tout à fait terre à terre, il est nécessaire de s'attarder sur le nom de l'auteur traduit. Quelle est la représentation graphique du nom de l'auteur en question? Cela ne pose aucun problème si le même système d'écriture est utilisé par la langue-culture de départ et la langue-langue-culture d'arrivée. Cependant, l'interrogation devient pertinente lorsque ce n'est pas le cas. En France, par exemple, la représentation graphique des noms propres d'origine russe connaît beaucoup de variantes. Le même nom peut donc être écrit de plusieurs manières différentes. Au Japon, un système d'écriture distinct est dédié spécialement à la représentation des mots d'origine étrangère. Pourtant, on n'évite pas les variantes non plus, car la translittération se base sur la phonétique: si la prononciation est retenue de manière fautive, c'est ainsi que l'emprunt sera transcrit en japonais. Cela peut avoir des conséquences néfastes quand il s'agit, par exemple, de la translation d'un auteur peu connu. En effet, n'est-ce pas le nom qu'on retient le plus souvent en premier lieu lorsqu'il est question de la littérature étrangère?

Est-ce que l'auteur est déjà connu dans la langue-culture d'accueil? Voilà une autre question qu'il faut se poser. S'agit-il d'un auteur qui a déjà des lecteurs dans la langue-culture d'arrivée? Ou bien, y est-il un parfait inconnu? Car il y a une différence très nette entre un auteur jeune et un auteur de renom dont les œuvres sont attendues par les lecteurs. D'ailleurs, dans la seconde instance, avec le développement de ce qu'on appelle la mondialisation des marchés, on voit souvent des cas où le succès du livre est pratiquement garanti dans plusieurs pays simultanément avant même la parution de l'œuvre. Dans le domaine de la littérature pour enfants, par exemple, il suffit de penser au

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succès foudroyant du sixième tome de Harry Potter qui paraît en même temps dans 15 pays en juillet 2005. Ce livre de J.K. Rowlings a été littéralement attendu par des foules de lecteurs de tous âges dans les librairies à travers le monde. Grâce à la notoriété de l'écrivaine, ce dernier livre bat tous les records de vente. Aux États-Unis seulement, 6,9 millions d'exemplaires se sont vendus en 24 heures. Les revenus de la vente du tome pendant le premier week-end dépassent la somme remportée durant la même période par la vente des billets de cinéma. Pour la première fois en Grande-Bretagne, une version en braille paraît en même temps que la version standard d'un livre. Les traductions officielles se font encore attendre, mais les versions pirates circulent déjà sur Internet. Les questions. liées à la qualité de ces traductions sont loin d'être les préoccupations des lecteurs étrangers qui n'ont qu'un désir: être parmi les premiers à lire le livre de l'auteure connue pour pouvoir découvrir la suite des aventures du personnage aussi connu que sa créatrice.

1.3.3. L'objet de la traduction (le quOi)

Il s'agit, bien sûr, de l'œuvre à traduire. Mais il y a ici une précision à apporter. Souvent, dans une langue-culture étrangère l'œuvre elle-même, c'est-à-dire le texte, peut ne pas être lue et connue par le grand public, mais son titre y être bien présent. En Russie soviétique, par exemple, on ne lisait pas ouvertement les ouvrages de nature religieuse, tels que la Bible ou le Coran, mais leur nom était connu de tous. Souvent, c'est la connaissance du titre qui prépare l'introduction et la réception de l'œuvre elle-même. La

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première question à se poser à ce sujet est donc la suivante: le titre de l 'œuvre à traduire, est-il connu dans la langue-culture d'accueil?

Justement, parlant du titre, une autre interrogation s'impose. Est-ce que le titre de l'œuvre est traduit ou laissé tel quel dans la langue-culture d'accueil? Est-ce qu'on laisse parler la « couleur locale» dans le titre ou est-ce qu'on l'efface? Ou, au contraire, exotise-t-on un titre qui n'a pas de coloration marquée dans la langue-culture de départ? Dans .le cas où figureraient des noms propres dam; le titre, quelle est leur représentation graphique?

Également, il est nécessaire de voir si l' œuvre à traduire a déjà été traduite dans la langue-culture d'arrivée. En d'autres termes, il faut s'interroger sur l'aspect suivant: s'agit-il d'une première introduction de l 'œuvre ou d'une re-traduction de celle-ci? Est-ee déjà une œuvre connue, d'une manière ou d'une autre, par les lecteurs étrangers?

1.3.4. Le destinataire de la traduction (le pour-qui)

De manière très concrète nous parlons ici de ceux qui sont visés dans et par le projet de traduction. Qui sont les lecteurs? S'agit-il des spécialistes d'un domaine restreint ou du grand public? On pourrait sans grande hésitation avancer l'idée que pour les éditeurs, du moins, le succès d'une œuvre, qu'elle soit traduite ou pas, se résume en nombre d'exemplaires vendus. Dans ce cas, on pourrait suggérer que le « grand public », étant un groupe plus vaste, est potentiellement plus intéressant quant aux ventes anticipées. Cependant, il ne faut pas omettre l'importance de la notion d'intérêt. Le grand public doit être intéressé, parfois même poussé, à aller acheter un livre. Les spécialistes d'un

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domaine particulier sont intéressés a priori par un livre qui relève de leur domaine. Donc, il peut être utile de se poser la question suivante. S'agit-il de lecteurs avisés, qui possèdent déjà quelque connaissance sur l'auteur et son œuvre et qui sont déjà intéressés par ['œuvre en question?

De plus, qu'on veuille l'admettre ou pas, avec le développement des nouvelles technologies, entre autres, la réalité est telle que le livre a de plus en plus de concurrents. D'ailleurs, les maisons d'éditioIT' ainsi que les institutions liées à l'éducation et à la culture s'inquiètent sérieusement de la baisse de popularité de la lecture. Le 15 juin 2005, par exemple, le rapport de NOP World23, une des compagnies réputées qui étudie le marché de consommation, annonce que la lecture occupe la dernière position sur la liste de l'utilisation des médias. C'est la télévision qui vient en premier, suivie de la radio et de l'ordinateur. Quant à la lecture, c'est en Inde que les gens lisent le plus en consacrant en moyenne 10,7 heures par semaine à cette activité. La Russie occupe la 7e position avec 7,1 heures consacrées à la lecture par la population. La France et la Suède la suivent de près avec 6,9 heures de lecture par semaine pour la population générale. Le Japon, par contre, vient en 23e position avec seulement 4,1 heures consacrées à la lecture. La moyenne pour la population de la planète est de 6,5 heures de lecture par semaine. Bien entendu, ces résultats ne sont que le reflet d'une situation donnée, à un moment bien précis; ce qui nous amène, tout naturellement, à parler du moment de la traduction.

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1.3.5. Le moment de la traduction (le quand)

Lorsqu'il est question de la traduction-action on doit, bien sûr, prendre en considération l'époque où travaille le traducteur. Or, dans le cadre de notre étude, il est plus important de parler du moment de la traduction-produit, du moment de la parution de la traduction. Parlons d'abord des dates. Pour certains, elles possèdent une valeur symbolique personnelle. Vladimir Nabokov, par exemple, accordait une grande importance au fait qu'il soit né en 1899, l'année du centenaire de naissance de Pouchkine. Il y voyait presque un signe de sa destinée, qu'il a suivie sans hésitations ni regrets en consacrant une grande partie de sa vie à la traduction de Evguéniï Onéguine de Pouchkine et à la rédaction du commentaire sur ce roman. D'ailleurs, Nabokov considérera son

. l' d . 24

commentaIre comme œuvre e sa VIe .

En général, cependant, les dates servent en premier lieu de division du temps. Il peut paraître tout à fait naturel que tous les pays sur la planète suivent officiellement aujourd'hui le même calendrier, le calendrier grégorien. Il ne faut pas oublier toutefois que plusieurs cultures gardent également leur propre système de division du temps. Afin de ne pas commettre d'anachronismes lors de l'analyse des traductions, c'est un aspect important à considérer. Par exemple, si la Russie, après la Révolution de 1917, laisse tomber l'utilisation du calendrier julien au profit du calendrier grégorien, jugé plus universel, plus moderne, l'Église orthodoxe ne suit pas cette réforme. Ainsi, Noël, par exemple, est célébré en Russie environ deux semaines plus tard que la fête de Noël dans les pays catholiques. Au Japon, également, bien que le calendrier grégorien soit adopté en 1873, le pays maintient toujours l'u~ilisation très répandue du calendrier traditionnel où

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les années suivent les époques des règnes impériaux. Ainsi, l'année 2005 correspond à la 17e année de l'époque Heisei (:ïjZJïX:+--I::;1f.), tandis que l'année 1873, où le calendrier grégorien est importé, correspond à la 6e année de l'époque Meiji (l3JIiil:1\1f.).

La même date peut avoir, bien sûr, des significations tout à fait différentes pour des cultures différentes. Que l'on dise « le 25 octobre 1917» (d'après le vieux calendrier) ou «le 6 novembre 1917» (d'après le calendrier grégorien), cette date marque l'événement qui a changé pour toujours l'histoire de la Russie. De même, si l'année « 1873 )} ne veut pas nécessairement dire grand-chose pour la Russie, « la 6e année de l'époque Meiji» est une année capitale dans l'histoire du Japon qui a vu se produire un des plus grands débats intellectuels de tous les temps, de toutes les époques.

Donc, quand on parle du moment de la parution de la traduction, on ne parle pas seulement de la date, mais on parle aussi du contexte de l'époque. Quant à l'accueil des traductions, il faut s'attarder sur la notion d'horizon d'attente, introduite en 1974, par Hans Robert Jauss, qu'il définit comme un

système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux: l'expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d'œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalitè quotidienne25•

Autrement dit, il Y a des facteurs qui «préparent »en quelque sorte l'arrivée d'une œuvre ou des facteurs qui entravent ce processus. Henri Meschonnic, quant à lui, parle en terme

dupossible de l'époque qui est« la somme de ses idées reçues »26. D'ailleurs, c'est une des raisons, selon Meschonnic, pour lesquelles une traduction peut vieillir. Chaque

25 H.R. Jauss, 1996, p. 54.

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époque possède son idéologie propre. Quand l'idéologie change, les traductions produites par cette vieille idéologie, peuvent tomber dans l'oubli. Comme l'explique Meschonnic,

Le possible d'une époque n'est pas une notion subjective (péjorative) seulement. C'est une notion subjective-objective, individuelle-collective. La somme des idées reçues désigne l'ensemble de ce qui peut être reçu (lu, écrit) et de ce qui ne peut pas être reçu27•

1.3.6. Les raisons et les buts de la traduction (le pourquoI)

En russe,

il

y a au moins trois lexèmes pour traduire le mot français

«

pourquoi ». Il y a les mots

«

ONero » (<< ottchégo ») et

«

rrOqeMY » (<< potchémou ») qui renvoient au passé et questionnent les causes, les raisons de l'action. Il y a également le mot «3aqeM » (<< zatchém ») qui se rapporte plutôt au futur, aux buts de l'action. Le lexème français englobe cette dichotomie28• Donc, en se posant la question « Pourquoi? », on interroge à

la fois les causes et les buts du projet de la traduction. Cependant, cette question étant plutôt délicate, il faut absolument savoir éviter les spéculations sans fondement et chercher des indices fiables, s'ils existent, pour trouver une réponse.

1.3.7. Le lieu de la traduction (le où)

Étant donné que dans ce travail nous portons surtout attention à la traduction-produit, c'est le lieu de parution de la traduction qui nous intéresse et non le lieu de travail du traducteur. Est-ce que la traduction paraît dans le pays visé par le projet de la traduction? Voilà la question qui s'impose. D'ailleurs, il est nécessaire d'apporter une précision

27 Ibid.

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importante quant à la définition de la notion de lieu de la traduction. En fait, il s'agit ici de l'unité espace-temps, ou de l'unité spatio-temporelle, car le même lieu géographique n'est pas immuable, il possède bien des caractéristiques, des rôles différents selon les périodes historiques. Meschonnic, quant à lui, parle en termes d'« unité culture-Iangue-temps» 29. D'ailleurs, c'est souvent le temps qui définit l'espace. Ainsi, entre 1712-1728 et 1732-1918, lorsque Saint-Pétersbourg est la capitale de la Russie, la ville de Moscou perd son statut de métropole, capitale de la Russie unifiée à partir du XVe siècle, elle n'est plus la grande ville qu'elle sera à nouveau à partir de 1918. De même, le Japon d'avant l'année 1854 (l'année de 1'« ouverture du pays ») n'est pas du tout le même pays qu'après la signature du Traité de Kanagawa, qui rend officielle l'ouverture du pays à l'étranger. Par ailleurs, le Japon d'avant l'année 1905, année où il gagne la guerre russo-japonaise, n'est pas le même pays qu'après cette victoire. En effet, avant 1905, le Japon cherchait à se tailler une place sur la scène internationale; or, après la défaite de l'Empire de la Russie, le Japon reprend confiance et devient l'égal et le rival des grandes puissances mondiales. Donc, les questions qu'il faut se poser sont les suivantes: Quelle est la nature et le rôle du lieu de la traduction sur la scène nationale et internationale? Quelle est la relation entre le lieu de la traduction et le lieu de l 'œuvre au moment de la parution de la traduction?

Lorsqu'il est question de lieux ou de langues-cultures étrangères qui sont éloignés ou peu connus, on doit de se méfier des anatopismes, c'est-à-dire la confusion des lieux, l'attribution à un endroit, à un lieu de ce qui appartient, en fait, à un autre espace. Le discours orientaliste, entre autres, a longtemps cultivé ce type de procédé qui n'était, en fait, rien d'autre qu'un moyen d'annexion et de colonisation.

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1.3.8. La manière de la traduction (le comment)

Comme le dit André Markowicz, « Souvent, on me demande: "Pourquoi traduisez-vous Shakespeare?" Je trouve la question raciste. "Pourquoi", c'est l'affaire de Dieu. "Comment", je veux bien répondre» 30. Malheureusement, ce ne sont pas tous les traducteurs qui sont prêts aujourd'hui à parler de leur manière de traduire; et puis, comme nous l'avons déjà mentionné, il y eut de longues périodes où les traducteurs étaient tout simplement muets,

«

invisibles ». Cependant, même si le paratexte est absent ou ne donne pas beaucoup d'information sur le traducteur, le texte de la traduction lui-même laisse des traces de son activité. C'est donc à travers un travail herméneutique qu'on devrait chercher des réponses aux huit questions qui constituent les éléments essentiels de l'analyse des traductions.

Conclusion

Nous ne pouvons prétendre dans notre étude ni à l'exhaustivité,· ni à l'objectivité absolues. Pensons à Nietzsche qui, au sujet de l'objectivité, citait Socrate qui « pensait que c'est une maladie proche de la folie que d'imaginer qu'on a une vertu qu'on n'a pas »31. Sur le mythe de l'objectivité historique, citons également un des fameux aphorismes remplis d'ironie de G.K. Chesterton: « Il n'y a pas d'histoire; il n'y a que des historiens »32.

30 F. Deschamps, 1999, p. 3.

31 F. Nietzsche, 1964, p. 283.

32 G.K. Chesterton, 1958, p. 129. En anglais dans l'original: « There is no history; there are only

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Berman, quant à lui, affirme qu'« on ne peut pas, on ne doit pas être neutre »33. Il est vrai qu'en citant Etkind, Venuti, Berman, Jauss, Meschonnic, Karatani, nous affichons déjà en quelque sorte notre position. Cependant, nous croyons que ce n'est pas en recherchant l'exhaustivité, qui est illusoire, ni l'objectivité, qui n'existe pas, mais bien en suivant la méthode proposée, en donnant la parole à l'Autre qu'il sera possible de mener notre travail à bien et de donner, nous osons l'espérer, une compréhension multidimensionnelle de l'œuvre de Pouchkine et de ses traductions en France et au Japon au XXe siècle.

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Introduction

Chapitre 2 Pouchkine et son œuvre

Il s'agira, en premier lieu, de tracer les grandes lignes de la biographie de Pouchkine afin de mieux cerner l'horizon créatif, l' extratexte au moment de la création. Nous nous appuierons, entre autres, sur les études biographiques effectuées par Ariadna Tyrkova-Williams (entre 1928 et 1948), Henri Troyat (en 1953) et Henri Gourdin (en 1999). En deuxième lieu, il s'agira de présenter une analyse du texte du roman Evguéniï Onéguine, notamment du premier chapitre de cette œuvre. Pour cette étude, nous nous inspirerons principalement des travaux monumentaux de Vladimir Nabokov (1964) et de Yuriï Lotman (1983).

2.1. Esquisse biographique

Alexandre Serguéïevitch Pouchkine est né à Moscou le 6 juin 1799 (le 26 mai, selon le calendrier julien). C'est là que le futur poète passe son enfance, avec sa mère Nadéjda Ossipovna (1775-1836), son père Serguéï Lvovitch (1767-1848), son frère cadet Lev (1805-1852) ainsi que sa sœur aînée Olga (1797-1868). Malheureusement, on possède relativement peu d'information sur cette période de sa vie, la maison familiale ayant été détruite par le feu en 1812, au moment où l'armée napoléonienne marche dans la ville

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dévastée. Cependant, quelques éléments biographiques concernant les parents semblent révélateurs quant à l'éducation de Pouchkine et son penchant pour la littérature.

Sa mère, Nadéjda Ossipovna Pouchkina, née Hannibal, est nulle autre que la petite-fille d'Abraham (Ibrahim) Petrovitch Hannibal (1696-1781), fameux «aparr» l , favori de Pierre le Grand. Élevée par sa mère suivant les us et coutumes de l'époque, Nadéjda Ossipovna parle aussi bien le français que le russe, lit beaucoup et sait charmer la haute société de Saint-Pétersbourg, ce qui lui vaut le titre de « la belle créole ». Sa beauté n'échappe pas au regard d'un jeune officier issu d'une ancienne famille aristocratique russe, les Pouchkine. Serguéï Lvovitch, tout comme son frère aîné Vassiliï Lvovitch, est aussi éduqué à la française. Très tôt, les deux frères lisent les auteurs français du XVIIIe siècle, sous l'influence desquels ils prennent eux-mêmes la plume. Tandis que Vassiliï Lvovitch devient un poète et un traducteur respecté, Serguéï Lvovitch reste plutôt un versificateur amateur, bien qu'il laisse quelques poèmes en français et en russe. Serguéï Lvovitch épouse Nadéjda Ossipovna en 1796, et le couple déménage à Moscou.

Dans la vieille capitale, la famille Pouchkine vit une vie très mondaine, recevant régulièrement des hommes de lettres réputés comme l'écrivain et historien Nikolaï Karamzine (1766-1826), ainsi que de jeunes écrivains et poètes progressistes, comme Konstantine Batyuchkov (1787-1855) ou Vassiliï Joukovskiï (1783-1852). Les enfants profitent de ces visites pour se nourrir des discussions des grands esprits de leur temps. Parfois aussi, Serguéï Lvovitch amène ses fils avec lui lorsqu'il se rend, à son tour, dans les grandes maisons aristocratiques. Cependant, c'est aux gouvernantes et aux 1« Apan» (<< arap ») est le mot russe pour «nègre ». La légende veut qu'Abraham Hannibal, d'origine africaine, fut enlevé de son pays natal et envoyé « en cadeau» au sultan turc avant de venir à la cour de Pierre le Grand.

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précepteurs étrangers qu'est confiée la tâche d'éduquer les enfants Pouchkine à la manière européenne. Mais chez les Pouchkine, comme dans toutes les familles de la noblesse russe, les serfs domestiques2 jouent un rôle crucial dans l'éducation des enfants et auprès d'Alexandre Pouchkine, Arina Rodionovna, sa nounou, et Nikita Kozlov, son valet de chambre, joueront aussi ce rôle d'éducateurs. Si les nombreux instituteurs étrangers, qui se succèdent d'ailleurs à une vitesse vertigineuse, donnent des leçons de danse et de maintien et font des exposés plutôt désordonnés de quelques notions scientifiques de base - « situation insupportable» selon Pouchkine lui-même -, les serfs domestiques, de leur côté, offrent avec dévouement et chaleur une éducation différente, celle du monde épique russe. C'est sa nounou (HflHfl, « niania », en russe) qui introduit Pouchkine à la culture populaire russe, riche en chansons, bylines 3, contes, fables, proverbes et superstitions. Alexandre écoute, observe, absorbe tout. Plus tard, Pouchkine dira d' Arina Rodionovna qu'elle a été sa première muse, sa première inspiration poétique. Pour sa part, Nikita Kozlov lui fait découvrir le monde extérieur pendant leurs promenades en ville, dans des coins cachés de l'ancienne capitale, loin des salons et des précepteurs, dans les rues, où seule la langue russe est parlée, où des jeux et des bouffonneries populaires sont joués par les moujiks.

Ainsi, Alexandre Pouchkine, n'étant pas un élève très studieux, étudie le monde à sa façon. Il étudie dans les salons, en écoutant le bavardage mondain et les discours des lettrés; il étudie dans la bibliothèque paternelle, où il passe des heures à dévorer pêle-mêle tous les livres français, à apprendre par cœur des poèmes; il étudie dans les champs

2 Certains sont si fidèles à leurs maîtres et maîtresses, qu'ayant pris soin des membres de plusieurs

générations d'une même famille, ils refuseront de les quitter, même après l'abolition du servage.

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de Zakharovo, domaine des Pouchkine aux environs de Moscou, en regardant les paysans danser et chanter. De manière inconsciente, fusionnent déjà en lui la civilisation européenne et la culture slave.

Vers l'âge de huit ans, Pouchkine parle un français impeccable. Il rédige déjà quelques vers en français. À onze ans, comme le note son frère Lev, il sait par cœur toute la littérature française. Il aime par-dessus tout Voltaire, «le poète des poètes ». Il sait également qu'il veut devenir poète lui-même. À douze ans, il est envbyé à Saint-Pétersbourg, au Lycée de Tsarskoïé-Sélo, fondé par Alexandre Ier en 1811, afin de former l'élite de la haute société. Il y passera six années très heureuses. Ses professeurs font partie des esprits distingués de ce temps, ses camarades de classe deviennent des amis pour la vie. Tous les cours se donnent en russe, méthode innovatrice pour l'époque; les idées qui circulent sont progressistes, celles de certains professeurs, dont Kounitsine\ sont même libérales. Grâce à cette formation, les élèves de Tsarskoïé-Sélo apprennent à aimer leur langue, leur pays, la liberté, à mépriser l'injustice et la servilité. La guerre de 1812 renforce les sentiments patriotiques; Pouchkine préfère même maintenant écrire ses vers en russe plutôt qu'en français, bien qu'il soit surnommé «le Français» par ses camarades, à cause de ses connaissances profondes de la langue et de la littérature françaises.

Le talent poétique de Pouchkine est très vite reconnu, certains de ses professeurs et la plupart de ses amis l'encouragent. Un cercle de jeunes poètes se forme au lycée. Il est d'abord approuvé, puis dissous par la direction, qui considère qu'à cause de leurs activités littéraires, les élèves négligent les autres disciplines. Pourtant, le feu n'est pas

4 Pour sa condamnation du servage, sa proclamation de la liberté de l'individu, idées jugées

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