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Kenose et alterite : Therese de Lisieux et Dietrich Bonhoeffer

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(2)
(3)

Kénose et altérité

Thérèse de Lisieux et Dietrich Bonhoeffer

Sylvain Destrempes

Faculty of Religious Studies

McGill University, Montreal

June

2001

A thesis submitted to the

Faculty ofGraduate Studies and Research

in

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Doctor ofPhilosophy

(4)

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(5)

RÉsUMÉ

La ~voie d'enfance spirituelle' de Thérèse de Lisieux (1873-1897) est un déploiement de la théologie de la ~sola gratia', une théologie 'existentielle' ou ~sapientielle' dont l'objet central est l'action salvifique de Dieu. C'est par là qu'elle rejoint la théologie du pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer (1906-1945). Cette étude constitue le premier rapprochement entre leur univers de pensée, en se fondant sur leur convergence structurelle, notamment quant à la justification par la foi analysée par le biais de la notion centrale de kénose et de la question de l'altérité. La première partie (chapitres l à 3) est une approche plus philosophique de la théologie bonhoefférienne à l'aide de la notion d'analogie de l'être telle que promue par Erich Przywara (1889-1972) dans sa tentative de dialogue oecuménique à l'époque de Bonhoeffer. La partie centrale (chapitres 4 et 5) établit les points de comparaison entre le corpus thérésien et la pensée de Bonhoeffer autour de la notion de kénose (chapitre 4) et de la structure communicationnelle de l'expérience de foi (chapitre 5). Cette partie, qui sert de pivot entre l'interlocuteur catholique de Bonhoeffer qu'est le théologien Przywara pour la première phase de la théologie du luthérien, et la spirituelle Thérèse de Lisieux pour les seconde et dernière phases, ouvre sur la troisième partie (chapitres 6 à9) consacrée à la structure kénotique communeàThérèse de Lisieux etàBonhoeffer et illustrant une autre voie, plus féconde, de dialogue sur la justification par la foi. L'axe central de la justification par la foi est le fil conducteur de la présente étude dont l'organisation tripartite épouse l'évolution de la théologie bonhoefférienne traditionnellement répartie· en trois phases. L'organisation même de la présente étude illustre l'évolution de l'approche de l'altérité chez Bonhoefferà partir du schème sujet·objet, en passant par l'altérité·extériorité, jusqu'à l'altérité-intériorité.

Ainsi peuvent être dégagées les convergences doctrinales profondes, au-delà des différences thématiques et culturelles nombreuses, entre la moniale catholique et le pasteur luthérien. La structure kénotique commune pennet d'éclairer notamment la question du rapport entre foi et oeuvres, aspect qui n'a jamais été clairement analysé dans la vaste littérature thérésienne jusqu'à présent. Par la gratuité absolue du salut, tant sous l'aspect de la justification que sous celui de la sanctification, l'enseignement thérésien et la théologie bonhoefférienne offrent une convergence étonnante. Dans les deux cas, la libération du soi passe nécessairement par la confonnation à l'existence kénotique du Christ.

C'est doncàtravers trois angles principaux d'analyse que cette étude parvient à un rapprochement entre Thérèse de Lisieux et Bonhoeffer: l'angle oecuménique de la justification par la foi, l'angle philosophique de l'altérité, l'angle spirituel de l'unification ou de la libération du soi. Par sa triple ligne polyphonique de la christologie (kénose), de l'anthropologie théologique (rapports entre grâce et liberté) et de la spiritualité (maturité du croire), cette étude permet donc un renouveUement du discours théologique en regard de la radicalisation du fondement anthropologique de la spiritualité, de la redécouverte de celle-ci pour éclairer la recherche en théologie systématique, et enfin de l'emploi critique de l'argumentation philosophique en théologie, tout en démontrant la fécondité plus grande du dialogue oecuménique sur les bases de la spiritualité, au-delà du débat traditionnel autour de l'analogie de l'être.

(6)

ABSTRACT

~Sola gratia' is the core of 'spiritual childhood' for Thérèse of Lisieux (1873-(897) as an existential theology centered on the redemptive work of God. This theological aspect is shared both by Thérèse's spirituality and by Dietrich Bonhoeffer's (1906-1945) theology. This study offers for the first time a comparison between their thought, mainly with regard to the Lutheran doctrine of justification by faith, analysed through the notion ofkenosis" and the question ofotherness. The first part (chapters 1 to 3) is more philosophicaL Itdeals with Bonhoeffer's theology in its early stage and analyses bis debate with Erich Przywara (1889-1972) concerning the 'analogy ofbeing' ('analogia entis'). The second part (chapters 4 and 5) expatiates on the proper basis for the comparison between Bonhoeffer and Thérèse offered by the notion of kenosis (chapter4) and by the communicative structure offaith experience (chapter 5). This part is the pivotaI one, from the first phase of Bonhoeffer's theology - bis discussion with Przywara's philosophical and theological endeavour - to the second and third phases of Bonhoeffer's theology then compared to Thérèse's spirituality. The third part (chapters 6 to 9) deals with the kenotic structure common to Bonhoeffer and Thérèse, and basic for a genuine understanding ofjustification by faith.

Justification by faith is thus the unifying aspect of this study, whose three-parts structure retlects the evolution of Bonhoeffer's theology traditionally divided up in three different periods. This study deepens the way Bonhoeffer understands otherness and the shifted emphasis in his thinking from the subjectlobject scheme, through othemess as exteriority, and finally to othemess as interiority.

The Many cultural and thematic differences between the Roman-Catholic nun and the Lutberan pastor are being taken into account, along with the common elements central to their thinking. The emphasis on the kenotic structure sheds light on questions never asked in theresian studies so far, e.g. the relationship between 'faith' and 'works'. Tbrough the gratuitousness ofredemption implied in justification and in sanctification as weil, Thérèse's teaching and Bonhoeffer's theology are on the same lme: the freeing of the selfdoes implythe conformation to Christ's kenotic existence.

This study pertains to the following three major concems: oecumenical (doctrine of justification by faith), phtlosophical (othemess), and spiritual (authentic self-accomplishment). This study offers a polyphonie analysis pertaining to issues christologjcal (kenosis), theologîcal (grace and freedom), and spiritual (maturity in faith). Thus, it shows how theological discourse can he developed in a new way mainly with regard to the anthropological foundation of spiritual experience and the relevance of it for systematie theology; this cannot he achieved without a more critical use of the philosophical argumentation in theology.

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REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance au Professeur Maurice Boutin, directeur de thèse, pour son aide et ses encouragements tout au long de cette recherche. Je remercie également le Professeur William. Klempa de nos échanges sur des questions de théologie protestante.

J'exprime aussi ma gratitude à mes parents, au Professeur Yves Bouchard, à Marius Girard, s.c., Michel Boutiller, s.j., Edith Goudreault et Jean-Gérald Lominy, pour leurs encouragements soutenus. Un merci particulier va au Monastère du Carmel de Montréal pour l'aide àla documentation carmélitaine.

Je remercie les autorités du Boston College pour les séminaires et discussions sur le mysticisme. Enfin, je tiens à remercier les organismes suivants pour les bourses d'excellence octroyées: le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (CRSHC) et la FacultyofReligious Studies de l'Université McGill.

(8)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé! Abstract ii

Remerciements iv

Abréviations vii

Introduction l

PARTIE l 13

Chapitre 1 : Le schème sujet/objet chez Bonhoeffer et Przywara 14 1.1 Interprétation des philosophies transcendantale et ontologique par Bonhoeffer 14 l.I.1 La question de la limite au Je, ou l'altérité-extériorité 1S

l.I.2 Bonhoeffer et Barth 23

l.1.3 Le schème sujet/objet 26

1.2 La critique de przywara par Bonhoeffer 32

1.2.1 Remarques.préliminaires 32

1.2.2 La thèse de Marsh 34

1.2.3 Réponse à la critique de Bonhoeffer 41

Chapitre 2: Transcendance et immanence chez Bonhoeffer et Przywara 50

2.1 Chemins qui mènent quelque part 51

2.2 Erich Przywara: Analogia Entis et Polarity S8

2.2.1 Le contexte historique 58

2.2.2 Analogia Entis: questions 68

2.2.3 Polarity: questions 72

2.3 Conclusion 81

Chapitre 3 : La problématique d'altêrité dans'Akt und Sein' 87

3.1 Le schème sujet/objet 89

3.1.1 Interprétation par Floyd de 'Acte et Être' 89

3.1.2 'Sanctorum Communio' et l'arrière-fond du personnalisme 97

3.2 La révélation en langage ontologique 103

3.2.1 Critique de l'interprétation de Floyd par Marsh 104

3.2.2 Vers 1tontologie: l'être de la révélation comme être-dans-le-Christ 112

3.2.3 Révélation et possibilité 114

3.2.3.1 La potentialité en regard de la révélation 116

3.2.3.2 La question de la continuité 120

3.3 Conclusion: l' altérité-extériorité 124

PARTIE2 ...• 131 Chapitre 4 : Kénose : relations entre 'Theologia crucis' et 'petite voie' thérésienne 132 4.1 L'interprétation kénotique de la 'petite voie' par Przywara 132 4.2 Le paradoxe paulinien (2 Co 12, 9)...•....• 137 4.3 De ltaltérité-extérioritéà l'altérité-intériorité 143

(9)

Chapitre 5 : La structure communicationnelle de l'expérience de foi 167

PARTIE 3 181

Chapitre6 :L'altérité dans lesManuscrits autobiographiquesde Thérèse de Lisieux 182

6.1 Deux objections 185

6.2 Thérèse et la notion de désir 190

6.3 Altérité et kénose: la question des mérites 193

6.4 Liberté intérieure et enfance spirituelle 200

6.5 L'agir de foi dans l' amour 207

Chapitre 7 ; L'amour théologal dans le récit thérésien 220

7.1 La relation ~Je-Tu' 221

7.2 Le secret du bonheur: souffrance et paix 223

7.3 Pureté du désir et détachement 235

7.4 Détachement et abandon 240

7.5 Une image maternelle de Dieu 244

7.6 L'unité des deux commandements de l'amour 248

Chapitre 8 : Altérité-intériorité: la structure de l'existence kénotique 267

8.1 L'existence kénotique dans le manuscrit C 268

8.1.1 Origine 268

8.1.2 But 274

8.1.3 Voie d'actualisation 280

8.2 L'être-enfant dans l' ~Éthique'de Bonhoeffer 290

8.2.1 «Amour de Dieu et déchirement du monde)} 292

8.2.2«Fonction formatrice de l'éthique )} 296

8.2.3 «Réalités dernières et avant-dernières )} 298

8.2.4«Le Christ, la réalité et le bien» 302

8.2.5«L'histoire et le bien» 305

8.3 Le thème de la souffrance chez Thérèse 311

8.3.1 Évolution du rapportàla souffrance dans le parcours thérésien 313

8.3.2 Thérèse masochiste? 326

8.3.3 Souffrance et abandon ...•...• 334 Chapitre 9 : Souffrance et abandon, structures de l'être-pour-Ies-autres 340

9.1 La souffrance 340

9.2 L'abandon ...• 357 9.2.1 Abandon et confom1Ïté christique ...•... 365

9.2.2 Abandon et relativisation 370

9.2.3 Abandon et laisser-être 379

9.2.4 Abandon et miséricorde de Dieu 382

Conclusion ...•... 392

(10)

P *PN *PO PrG

ABRÉVIATIONS1

AaB D.Bonhoeffer, Akt und Sein, 1931 (=Act and Being, tr. B. Noble, 1962) AnE E. Przywara, Analogia Entis, 1962(=Analogia Entis, tr. P. Secretan, 1990) CC D. Bonhoeffer, Schop.fùng und FaU, 1933 (=Création et chute,tr.R.Revet, 1999) *CG Thérèse de Lisieux, Correspondance générale, 1972/1974 (2volumes)

*CSG Soeur Geneviève, Conseils et souvenirs, 1973 *CJ Mère Agnès, Carneljallne, 1897(=OC, 989-1147)

*CS Carmelite Stlldies

DBW Dietrich BonhoefferWerke, 16vol., 1986-1998

*DE Thérèse de Lisieux, Derniers entretiens(=OC, 977-1191) *DM C. De Meester, Dynamique de la confiance, 1995

É D. Bonhoeffer, Ethik, 1949(=Éthique, tt. L.Jeanneret, 1965)

LdF D. Bonhoeffer et M. von Wedemeyer, Bralltbriefe Zelle 92, 1992 (= Lettres de fiançailles - cellule92- 1943-1945, tr. J. etB.Cottin, 1998)

*LT Thérèse de Lisieux, Lettres (- OC,289-624)

*Ms A Thérèse de Lisieux, Manuscrit autobiographique dédié à Mère Agnès, 1895 (= OC, 69-215)

*Ms B Thérèse de Lisieux, Lettre à Soeur Marie du Sacré-Coeur, 1896(=OC,217-232) *Ms C Thérèse de Lisieux, Manuscrit autobiographique dédié à Mère Marie de

Gonzague, 1897(=OC, 233-285)

*NEC Thérèse de Lisieux, Nouvelle Édition du Centenaire des Oeuvres complètes, 8 vol., 1992

*OC Thérèse de Lisieux, Oeuvres complètes (Textes et dernières paroles), 1992 ('totum')

E. Przywara, Religionsphilosophie Kalholischer Theologie, 1927 (= Po/arity. A

German Catholic

s

Interpretation ofReligion, tr.A.C. Bouquet, 1935)

*PA Procès apostolique, 1915-1917(publiéàRome, Teresianum, 1976)

PhC C.R.Marsh, Philosophy ane! Community in the Ear/y The%gy of Dietrich

Bonhoeffer, 1989

Thérèse de Lisieux, Poésies(=OC,627-766)

Procès de l'Ordinaire, 1910-1911 (publiéàRome, Teresianum, 1973)

D. Bonhoeffer, Nachfo/ge, 1937(=Le prix de la grâce, tr. L. Giard etR. Revet, 1985)

ReS D. Bonhoeffer, Widerstand und Ergebung, 1951 (=Résistance et soumission, tr~ L.Jeanneret, 1973)

SeJC GM.Griffin, The Selfand Jesus Christ~ A Critical Consideration ofthe Nature of the Self and ils Place in Christian The%gy and Life, with Particular

Reference to the Thought ofDietrich Bonhoeffer and Car/G.Jung, 1964

1 Les autres abréviations unlisées sont tirées de Siegried M. Schwertner~Index international des

abréviations pour la théologie et domaines apparentés, Berlin & New York,. Walter de Gruyter, 1992, xli+ 488 p., à l'exception des abréviations précédées d'un astérisque (*), employées généralement dans les éditions des oeuvres thérésiennes et dans la littérature thérésienne. La date indiquée pour l'original allemand des ouvrages de Bonhoeffer renvoie iciàeannée de publicatio~et non pas de rédactio~de ceux-ci. La date de publication de la traduction anglaise ou française, selon lecas~est mentionnée après le nom du traducteur principaL- Voir la bibliographie pour la référence complète des ouvrages mentionnés.

(11)

W.W.Floydt The%gy and the Dia/ectics ofOtherness. On Reading Bonhoeffer

and Adornot 1988

TeF G.B.Kelly et F.Burton NelsoDt A Testament to Freedom. The Essentia/ Writings

ofDietrich Bonhoeffer, 1995

ViC D. Bonhoeffert Gemeinsames Leben, 1939 (= De la vie communautaire, tr. f.

Ryser, 1968)

(12)

IL Y a dans Le saLut une facilité plus

difficile

pOlir

nous que tous les e.ffiJrts.

(13)

INTRODUCTION

En 1997, l'importance théologique de l'enseignement- spirituel de Thérèse de Lisieux reçoit la reconnaissance officielle la plus élevée dans l'Église catholique romaine par le titre de ·Docteur de l'Église' que le pape Jean-Paul Il accorde1àcette petite nonnande morte un siècle plus tôt, le 30 septembre 1897, dans un obscur couvent du Carmel à Lisieux, au tenne d'une brève existence commencée vingt-quatre ans auparavant à Alençon (France) le 2 janvier 1873~ Cette humble cannélite qui n'a écrit que par obéissance ou par affection pour ses proches a indiqué, par sa «théologie sapientielle», la «voie maîtresse de toute réflexion théologique et de toute recherche doctrinale », selon les mots du pape quelques jours après le 19 octobre 1997 (Bro 1999, 23)~ Elle aurait été le précurseur de l'enseignement conciliaire de Vatican Il par son appel à une Église davantage centrée sur l'amour évangélique, sur la dignité de la personne humaine, moins élitiste et moins repliée sur elle-même, plus ouverte sur le monde (Thompson 1990, 189)~

Plus particulièrement et de façon prophétique, Thérèse rejoint la teneur essentielle de la doctrine luthérienne et paulinienne de la justification par la foi. Depuis le milieu du 20esiècle, quelques théologiens qui se sont penchés sur sa doctrine spirituelle en ont signalé la portéeoecuménique~ Conrad de Meester par exemple écrit en 1973_: «Cette jeune fille, catholique jusqu'au bout des doigts, vouée en toute obéissance à l'autorité de l'Église, qui, par son style et ses habitudes, baignait dans la vie catholique de son temps, se trouve pour le fond et dans sa conception de la vie plus près que beaucoup n'oseraient

1Voir Lettre apostolique de lean-Paul II,. 19 octobre 1997,. intitulée 'Divini Amaris Scientia·,. dont Bernard Bro atirél'inspiration de son livre Le murmure et Pouragan. Une femme de génie en 1999,. oùilcite en

(14)

le supposer de ce que le protestantisme a souligné comme valable dans l'héritage chrétien de la doctrine de la rédemption».2 Une vingtaine d'années auparavant, Hans

Urs von Balthasar écrivait:

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que la doctrine thérésienne de la petite voie se tient souvent exactement dans la ligne des intentions foncières des Réformateurs et qu'elle contient dans une large mesure la réponse hardie et sûre de l'Église à la spiritualité protestante. Le refus d'une éthique vétéro-testamentaire des oeuvres, le rejet de toute perfection propre, pour faire place à la perfection de Dieu en l'homme, la transcendance dans la structure de l'acte de foi, dont le centre demeure en Dieu. et dont l'intentionnalité surnaturelle réclame de l'homme une orientation toujours plus forte vers Dieu, la plénitude existentielle de l'acte de foi qui, outre l'adhésion intellectuelle au contenu de la foi, constitue un acte de fidélité personnelle totaleà la vérité divine personnelle, finalement le fait de considérer comme sans importance ses propres fautes,. et même la joieà leur sujet, dans le sens d'un fé/i'Ccufpa: tout cela, ce sont des traits de liaison entre Thérèse et les Réformateurs. (Balthasar 1973, 333-334; original allemand, (950)

Panni les autres commentateurs de la doctrine thérésienne, dom Boniface Miller observe, dans le même sens que Balthasar: «Son amour de la Parole de Dieu donnait à sa théologie une étonnante sûreté et lui permettait d'exposer les mystères de foi avec une grande pénétration, retrouvant par-delà les controverses théologiques des éléments essentiels à la foi de tous les chrétiens: l'assurance du salut, la foi confiante qui s'oppose à la justice des oeuvres, le sens de la grâce souveraine de Dieu» (Miller 1959, 80). Comme l'a bien vu Miller, la doctrine thérésienne exemplifie et actualise le souhait formulé par le cardinal Newman: «Au milieu de tant de séparations, le premier pas dans la voie de l'unité sera, pour des hommes religieux, de vivre selon l'Évangile» (cité dans Miller 1959, 80). Au verso d'une photo de ses quatre petits frères et soeurs morts en bas âge, Thérèse avait inscrit une citation libre de Rm 4,4-6: «C'est donc

exergue la fonnule du théologien Yves Congar: Thérèse est«un phare allumé par Dieu au seuil de l'ère atomique)) (Bro 1999, 13).

(15)

gratuitement que ceux qui ne font pas les oeuvres sont justifiés, en vertu de la rédemption dont Jésus-Christ est l'auteur». (cité dans Miller 1959,83)

Toute la 'voie d'enfance spirituelle' de Thérèse de Lisieux. est un déploiement de la théologie de la 'sola gratia', une théologie 'ex.istentielle', comme on l'a souvent qualifiée, dont l'objet central est l'action salvifique de Dieu à l'égard de l'humanité. C'est par là qu'elle rejoint la théologie du pasteur luthérien Dietrich Bonhoeffer, né à Breslau (Allemagne) le 4 février 1906 et exécuté par les nazis à Flossenbürg le 9 avril

1945, en dépit des différences culturelles et religieuses nombreuses qui les séparent. Ces deux figures du christianisme contemporain, par le retentissement universel de leur pensée, pressent l'humanité à retrouver le chemin de la gratuité de l'amour. Aucune tentative de rapprochement entre leur univers de pensée n'a été faite jusqu'ici, bien qu'une brève étude sur le dialogue entre Bonhoeffer et l'une des sources majeures d'inspiration thérésienne, Jean de la Croix, ait paru ilya vingt-cinq ans.3

L'hypothèse d'une convergence entre Bonhoeffer et Thérèse de Lisieux sur la justification par la foi se fonde sur un comparatisme de nature structurelle plutôt que thématique. En effet, il y a une structure commune aux deux pensées qui, en tant que telle, ne se trouve ni dans l'unenidans l'autre, mais qui synthétise maints aspects autour de la notion centrale de kénose, qui renvoie à la question de l'altérité. Cela permet d'éviter une comparaison 'horizontale', c'est-à-dire thématique et finalement sémantisante, qui consisterait dans une projection, sur la pensée de Bonhoeffer, de ce qu'une étude du corpus thérésien aurait pennis de dégager comme structure kénotique

3Marie-Antoinette Racat, «Transcendance de Dieu et relation au monde: Jean de la Croix et Diem-ch Bonhoelfër)J: Carmel (LaPlesse) (1974 - nO 18), 3-8 L Cette étude au projet intéressant demeure toutefois très schématique.

(16)

(chapitres 6 à 9), après repérage de points de comparaison quant à la notion de kénose elle-même (chapitre 4) et à la structure communicationnelle de l'expérience de foi (chapitre 5).

Cette façon de procéder s'est imposée après une première approche plus philosophique de la théologie bonhoefférienne, à l'aide de la notion d'analogie de l'être telle que promue par le jésuite Erich przywara dans sa propre tentative de dialogue oecuménique à l'époque de Bonhoeffer. Les chapitres 1 à 3 situent la question de l'altérité sur le fond de ce dialogue, sans aucune référence à Thérèse de Lisieux dont la théologie 'sapientielle' illustre une autre voie, plus féconde, de dialogueSUTl'axe central

de la justification par la foi, fil conducteur de la présente étude dont l'organisation tripartite (chapitres 1 à 3, chapitres 4 et 5, chapitres 6 à 9) épouse l'évolution de la théologie bonhoefférienne traditionnellement répartie en trois phases. La partie centrale sert de pivot entre l'interlocuteur catholique de Bonhoeffer qu'est le philosophe et théologien przywara pour la première phase de la théologie du luthérien, et la spirituelle Thérèse de Lisieux pour les seconde et dernière phases. L'organisation même de la présente étude illustre l'évolution de l'approche de l'altérité chez Bonhoeffer à partir du schème sujet-objet, en passant par l'altérité-extériorité, jusqu'à l'altérité-intériorité.

Ainsi peuvent être dégagés les convergences doctrinales profondes au-delà des différences thématiques et culturelles4 nombreuses entre la moniale catholique et le pasteur luthérien. Cela pennet un regard neuf sur la spiritualité thérésienne. Soeur Marie-Lucile, archiviste du Cannel de Lisieux, la dernière à avoir connu les soeurs de

~Le choix de privilégier les convergences entre Thérèse et Bonhoeffers~inspirede raffirmation de Rudolf Bultmann: «C~estseulement en considérant ce qui est commun que ron aperçoit nettement les

(17)

Thérèse entrées comme elle dans ce couvent et mortes dans les années cinquante, déplorait récemment le fait que dans la très vaste littérature sur la sainte la plus populaire du catholicisme depuis un siècle, il ne se trouve guère que des commentaires répétitifs. Bro, quant à lui, va même jusqu'à parler de commentaires «tautologiques» (Bro 1999, 24). Quant à Dietrich Bonhoeffer,ilest si connu par-delà les divisions confessionnelles qu'il serait trop long de recenser l'énorme littérature secondaire à son sujet. Bonhoeffer offre une interprétation très autorisée de la doctrine luthérienne de la justification par la foi et ce, à une époque à peu près contemporaine de la carmélite de Lisieux. D'où l'intérêt d'une comparaison entre la spiritualité thérésienne et la théologie de Luther dont maints éléments se sont transmis jusqu'à nous et auxquels Bonhoeffer ajoute des intuitions révolutionnaires pour la compréhension du christianisme contemporain.

Parmi les études principales consacrées à la doctrine thérésienne dans les trente dernières années, il faut souligner en premier lieu la contnoution de Loys de Saint Chamas publiée en 1998 et qui, par son envergure, s'inscrit dans la suite de celle de Conrad de Meester (1969), dont l'exégèse de la ~petitevoie' a apporté une contnoution majeure aux études thérésiennes, et de Pierre Descouvemont (1962), dont l'étude sur les relations à autrui chez Tnérèse préfigure, bien qu'en mode sémantisant, l'importance de la question de l'altérité dans l'oeuvre thérésienne. Parmi les nombreux commentaires -plus de 5000 titres (selon Bro 1999, 24) - mentionnons: (1) dans la ligne du contenu

spirituel du message thérésien, l'excellente synthèse de Victor Sion, Réalisme spirituel de Thérèse de Lisieux (1986) et l'adaptation pour un public plus large que Conrad de Meester a faite de sa thèse de 1969 dans son opuscule Les mains vides en 1973,

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entièrement révisée en 1988; (2) dans le domaine des analyses psychologiques de la personnalité et de la pensée de Thérèse, retenons le .portrait psychanalytique brossé par Jacques Maître dans L'orpheline de la Bérésina (1995) et l'excellente étude du psychiatre Robert Masson, Souffrance des hommes (1997), deux approches sur lesquelles nous reviendrons en détails; (3) dans la ligne de l'interprétation théologique du corpus thérésien,iln'y a encore que peu d'études en dehors de l'ouvrage classique de Balthasar - du reste très discutable sur sa présentation de la 'petite voie (nous y reviendrons) : Thérèse de Lisieux. Histoire d'une mission (allemand, 1950). fi semble que le pressant appel exprimé dans les études historico-théologiques de 1tabbé André

Combes, vrai pionnier des études thérésiennes dans les années quarante, à l'effet de dégager toute la richesse des intuitions de la pensée thérésienne n'ait été guère entendu, sauf dans certains commentaires de Bernard Bro, notamment son livre Thérèse de Lisieux. Sa famille, son Dieu, son message (1996), qui apporte un éclairage thomiste, de même que dans celui de Monica Furlong, Thérèse of Lisieux (1987), qui offre une approche féministe, ainsi que les actes de divers colloques consacrés à Thérèse dans les dernières années et auxquels nous allons référer, et enfin la thèse doctorale déposée en 1996 à l'université de FnDourg par Loys de Saint Chamas et publiée en 1998 sous le titre Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Dieu à l'oeuvre. Dans cette troisième catégorie d'études thérésiennes, l'ouvrage de Conrad de Meester, Dynamique de la confiance (publié d'abord en 1969, puis révisé en 1995), reste indépassable tant par l'ampleur que par la profondeur de son analyse de la genèse de la 'petite voie', au point oùilconstitue le livre de référence obligé pour l'exégèse de la pensée thérésienne.

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Cette littérature offre quatre axes de réflexion en rapport à la question de l'altérité: (L) le rapport du soi à Jésus analysé notamment par Loys de Saint Chamas; (2) le rapport du soi aux autres étudié dans la thèse de Descouvemont; (3) le rapport du soi à ~l'autre' de l'enfance, à travers la genèse de la voie d'enfance spirituelle telle que présentée par de Meester; (4) le contenu anthropologique de l'ouverture du soi à l'autre dans l'attitude centrale promue par la spiritualité thérésienne, à savoir l'abandon, réponse humaineàl'offre de l'amour miséricordieux de Dieu~ Cette dernière dimension de la question de l'altérité est la SYnthèse des plus récents commentaires sur l'oeuvre thérésienne, notamment ceux du dominicain Bro, du carme Sion et du Dr Masson. Cette dimension, qu'on peut qualifier de ~contenuanthropologique', pennet de relativiser les descriptions parfois trop pessimistes de l'univers psycho-culturel de Thérèse telles que proposées par exemple dans les lectures psychanalysantes de Jean-François Six, de Jacques Maître, et de Denis Vasse.

Avant de présenter brièvement la plus récente étude d'envergure sur Thérèse, celle de Loys de Saint Chamas, signalons que nous référons pour Bonhoeffer à ses nombreuses traductions française et anglaise disponibles, tout en renvoyant parfois à l'original allemand selon la plus récente édition critique intégrale de ses oeuvres, Dietrich Bonhoeffer Werke (Christian Kaiser et Gütersloher Verlagshaus), amorcée en 1986 en remplacement des Gesammelte Schriften (édités par E. Bethge, Munich, Che. Kaiser, 1958-74), qui comporte seize volumes au total, et dont la traduction anglaise a été également entreprise, ainsi que Geffiey B. Kelly et F. Burton Nelson l'ont annoncé en appendice de leur anthologie des écrits de Bonhoeffer révisée en L995 sous le titre A Testament to Freedom et qui!t dans l'attente de la publication complète de ces Dietrich

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Bonhoeffer Works, nous a été très utile.s Quant au corpus thérésien, l'édition critique intégrale de ses oeuvres menée par une équipe française de 1971 à 1992 a été publiée dans sa version finale en 1992 sous le titre de Nouvelle Édition du Centenaire (paris, CerflDDB). Nous référons habituellement, sauf indication contraire, au«totum»publié la même année et condensant en 1600 pages les huit volumes de l'édition complète. Les abréviations utilisées pour les écrits de Thérèse (manuscrits

=

A

+

folio, lettres, poésies, etc) sont suivies du numéro de page du totum, conformément à l'usage répandu dans la littérature sur Thérèse. Cette édition a sans nul doute favorisé un renouveau des études thérésiennes dont la multiplication des colloques au cours des dernières années -notamment à Lisieux, Venasque, Toulouse, Montréal et Fnoourg - est l'un des indices. Signalons enfin que l'emploi des termes 'mystique' et 'ascétique' dans la présente étude suit pour l'essentiel les définitions de Bernard McGinn dans The Foundations of Mysticism, vol. 1 : The Presence of God. A History of Western Christian Mysticism.6 Retenons en outre la conception simple mais globale de la maturité7 par le psychologue américain Gordon Allport (1897-1967), selon la synthèse qu'en fait David M. Wulff: dans Psychology ofReligion. Classic and Contemporarv8 :

La personnalité mature (...] exige une philosophie unifiée de la vie, un cadre de référence qui ordonne de quelque manière (es divers éléments de l'expérience humaine et confère un but.[...] C'est uniquement la religion qui tente d'englober le tout de l'existence [..•]

SVoir TeF 527-529 ainsi que C.I.Green et W.W.Floyd, Ir., Bonhoeffer Bibliogrnphy. Primary and

SecondaIT SourcesinEnglislL International Bonhoeffer Society (English section), 1986, 98p; pA. - Pour

Alet und Sein (1931), référence est faite surtout aux traductions anglaises de 1962 par Noble (=AaB), étant donné que les écrits utilisés dans cette étude sur Bonhoeffer sont en anglais; ilen va de même pour Sanctorum Communia (1930)~ dont la traduction anglaise date de 1963 (Londres, Collins; édition américaine: New York, Harper& Row, 1964).

6New York, Crossroad, 1994,494 p. - Voir aussi Mark A. McIntosh, Mvstical Theolagy. The Integrity ofSpirituality and Theology. Malden,. BlackweU,. 1998, 246 p.

7 Sur la notion de ~maturité", voir aussi Zdzislaw Chlewinski, Search for Maturitv. Personality•

Conscience. Religion (American University Studies, 198],. New York, Peter Lang, 1998, 137 p. 8New York, Iohn Wiley&. Sons, Ine., 21997, 760 p.; p. 588.

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L'individuà la recherche de la perspective la plus englobante est possiblement aussi un être tolérant capable d'admettre qu'aucune existence particulière ne peut saisir la totalité de la vérité~ La tolérance est possiblement aussi le produit d'une autre caractéristique du sentiment mature; le lien entre une foi personnelle profondément solitaire et la viesociale~

Si cela est vrai,ilse peut que bien des courants actuels qui prétendent fournir aux jeunes générations des cadres sécurisants de pensée spirituelle et théologique ne se soient guère élevés à un seuil de maturité souhaitable pour l'édification d'une société plus humanisante.

L'intuition centrale de Loys de Saint Chamas relative à un possible renouveau des études thérésiennes concerne ce qu'il appelle les 'sauts logiques' dans le discours thérésien. Cette approche entend tenir compte de la recommandation de Balthasar dans son ouvrage sur Thérèse paru en 1950 (traduit en français en (973), à l'effet que la théologie doit se mettreàl'école des intuitions livrées par l'expérience et le témoignage de ceux que le catholicisme appelle les 'saints'. De Saint Chamas se propose de reprendre la méthode dite «phénoménologique» de Balthasar (1973, (8) pour l'appliquer plus en profondeur à ce que Thérèse dit de Dieu (p. 69). Cette lecture du corpus thérésien consiste dans «la recherche de l'implicite dans le paradoxe, avec le présupposé que la rupture de la logique fonnelle trahit une logique réelle et en définitive témoigne d'une expérience de Dieu» (p. 68)~ Cette«logique réelle» doit être qualifiée de «surnaturelle»à la suite du projet balthasarien, comme l'indique Schonbom dans sa préface (p. (4). Bien que de Saint Chamas ait tendance à employer un peu trop facilement le concept de 'paradoxe' (voir pp. 127, 144, 151 n.2, 169, 178, 180, 243), son attention aux. 'sauts logiques' dans le discours thérésien renouvelle l'approche traditionnelle de son oeuvre, par une analyse jusque là rarement faite du langage thérésien. fi conclut que le langage thérésien n'est pas conceptuel, mais plutôt

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expérientiel; d'où la nécessité d'un« dépassement de ses paradoxes ou sauts logiques », dans la mesure où ceux-ci indiquent la connaissance expérientielle d'une réalité que Thérèse cherche à faire aimer (de Saint-Chamas 1998, 397). La« théologie sapientielle»de Thérèse, selon l'expression de Jean-Paul II, renvoie à une connaissance contemplative infuse, ou ~par connaturalité' selon les qualifications néo-thomistes, qui permet de saisir la «raison divine des êtres et des choses» (p. 398). La connaissance que Thérèse reçoit dans son expérience du croire porte sur«ce gu'est Dieu en rapport avec ce qu'Il fait» (p. 400). Bien plus, par cette connaissance expérientielle, Thérèse comprend que «non seulement Dieu agit pour nous, mais son action nous met à l'oeuvre, son agir tend à nous rendre actifs; il agit en nous afin d'agir par nous» (p. 400). Cet agir que le croyant a en commun avec celui de Dieu concerne le mouvement rédempteur du Christ, lieu d'ancrage possible d'une approche comparative de la pensée de Bonhoeffer.

La sainteté reconnue de Thérèse permet, selon de Saint Chamas, de considérer son étude comme «paradigme» du phénomène « concret» de l'actualisation de l'agir divin dans une vie humaine,9 selon une théologie«existentielle» intéressée d'abord par la mise en lumière de l'action de Dieu en faveur des humains. Cette approche soulève toutefois quelques questions. De Saint Chamas ne se sert-il pas d'une notion de la théologie qui, plutôt que d'être exemplifiée dans le corpus thérésien, découle au contraire de la lecture dite ~phénoménologique'promue par son inspirateur Balthasar? Que dire de cette ~méthodephénoménologique' portant sur le «témoignage» d'une

9 «À sa suite et forts de ces encouragements [i.e. dans la foulée de la 'théologie des saints" prônée par Hans Urs von Balthasar L973. 17-L8 surtout], nous avons voulu tenter de suivre le fil conducteur de la

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sainte sur ragir divin? L'épithète 'phénoménologique' est-il vraiment approprié, alors qu'il s'agit en fait d'une approche narrative ou intra-textuelle que l'auteur identifie à «la source contemplative plus que culturelle (reçue plus qu'apprise) de sa connaissance de Dieu» (de Saint-Chamas 1998, 400)? Le but théologique que se fixe l'auteur est l'approfondissement de la communication à l'humain de l'agir divin, notamment à partir de l'expérience de la contemplation du crucifié qui marque le parcours thérésien Quillet 1887, relatée en Ms A 45vO). Mais il a trop peu réfléchi sur l'inadéquation du langage thérésien à la réalité que celui-ci vise à exprimer, même si son étude souligne pour la première fois l'indice d'une expérience exceptionnelle de l'agir divin que fournit le 'pattern' des ruptures ou 'sauts' de la logique formelle dans le discours thérésien. Fait sans précédent dans la cinquantaine d'années d'études thérésiennes, de Saint Chamas montre de façon exhaustive le décalage entre le riche langage symbolique et l'explication relativement pauvre de l'expérience portée au langage dans le discours thérésien: «(...] la difficulté d'expression, lorsqu'elle est accompagnée par une harmonie de la vie, signe souvent une influence divine particulière: parce qu'elle participe de la sagesse divine, cette influence qui suscite l'antinomie est aussi celle qui la résout de façon vivante» (p. 72). Mais la traduction thématique de cette intuition méthodologique, en prétendant démontrer le passage du sujet humain au sujet divin par l'identification de Thérèse àJésus dans l'étude lexicographique de cinq tennes (Jésus, vocation, oeuvre, épouse, passion), laisse percevoir la tendance objectivante de l'auteur. Si Thérèse semble 'effacer' son Je du discours par des 'sauts logiques' au profit du Je divin représenté par Jésus, ce n'est certainement pas en vertu d'une expérience

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dualisante entre les deux, mais bien au contraire pour signifier l'intimité du 'deus

interior' au point d'une 'fusion' mystique à la fin de son parcours. Sans entrer ici dans

une analyse détaillée, il faut dire que la superposition du divin sur l'humain selon le schème sujet/objet constitue un risque réel dans la lecture, par de Saint Chamas, du corpus thérésien. Cela peut indirectement conduire à une dépréciation de l'humain, ce qui n'est pas en confonnité avec la doctrine thérésienne, mais peut-être davantage avec l'anthropologie catholique traditionnelle justement remise en cause par Thérèse.

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Chapitre 1: Le schème sujet/objet chez Bonhoeffer et Przywara

C'est en portant une attention particulière à la question du schème sujet/objet que nous e~aminerons l'interprétation des philosophies transcendantale et ontologique par Dietrich Bonhoeffer, dans son Hahilitationsschrift présentée à l'Université de Berlin en 1929, alors qu'il a 23 ans, et publiée en 1931 sous le titre Akt und Sein (Acte et Être).' Le cas d'une pensée qui lui est contemporaine, celle du jésuite Erich przywara (1889-1972),2 que Bonhoeffer critique, permet d'illustrer l'interprétation de l'interprétation de Bonhoeffer, objet de ce premier chapitre, s'il est vrai qu'«il ya plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses ».3.

1.1 Interprétation des philosophies transcendantale et ontologique par Bonhoeffer Dans Acte et Être, Bonhoeffer ramène, d'une façon un peu superficielle,4 la plupart des grands courants philosophiques à l'idéalisme. Il n'est donc pas étonnant

1 Dietrich Bonhoeffer, Akt und Sein. Transzendentalphilosophie und Ontologie in der systematischen

Theologie, 2e éd., Munich, Christian Kaiser, 1956; Act and Being. Londres, Collins, 1962, 192 p. Nous utilisons la traduction anglaise faite par Noble en 1962 (abréviation: AaB), bien qu'elle semble déficiente en maints passages si l'on se fonde sur la traduction que Marsh donne à partir de la quatrième édition allemande (1988) publiée à Munich par Chr. Kaiser: Dietrich Bonhoeffer Werke, vol. 2 (219 p.)= DBW 2. Nous avons repéré la plupart des équivalences de pages entre cette édition et la traduction de Noble à partir de l'édition allemande de 1956, que~Iarshne cite que rarement dans son étude (PhC - voir ci-après note7). Pour l'unifier avec Aoyd (TOO), nous indiquerons uniquement les références dans Noble. 2 Voir l'introduction par Hans Urs von Balthasar à la bibliographie préparée par Leo Zimny, Erich Przywara. Sein Schrifttum. 1912-1962, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1963,92 p.; pp. 5-18.

3 Montaigne, cité en exergueà Jacques Derrida, ((La slnlcnlre. le signe el le jeu dans le discours des sciences humaines»,dans J.Derrida~L'écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.409.

4Dans son étude, Maxwell L. Champion, Knowledge ofGod as the Transformation ofHuman Existence

in the Theology ofDietrich Bonhoeffer (thèse de doctorat, Princeton Tbeological Seminary, 1988, 561 p.), expose clairement ce problème, que Bethge lui-même reconnaît: «L'essai de Bonhoeffer, dans ~Aktund Sein't était perspicace et moderne, peur l'époque, malgré la partialité et les simplifications qu'on a pu lui

reprocher avec raison» (Bethge 1969,. (17). Champion écrit que Bonhoeffer «does not deal with

representatives ofpbilosophical 'types'ingreat detaiJ, thereby giving the impression that he has carelessly schematized their thought and falsely simplified complex issues» (Champion 1988, 177). Il Yvoit deux motifS possibles: (1) comme le pense Clifford Green, la préoccupation existentielle d'une solution sotériologiqueà l'omnipotence de l'esprit connaissant, jusqu"en 1932,. aurait produit chez Bonhoeffer une

«distorsion» : interpréter toute philosophie en direction de l'idéalisme absolu, parce que celui-ci symbolisait à ses yeux la forme suprême du pouvoir intellectuel,. problématique en lui-même pour lui. (2) Champion pondère cette opinion en invoquant Bethge selon qui Bonhoeffer se méfiait en général de la dépendance des théologiensà la philosophie (Barth à Kant,. Bultmann à Heidegger, Gagarten à Grisebach

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qu'il n'ait pas pris le temps d'articuler les fondements hennéneutiques de sa propre pensée, tâche dont Bethge rapporte qu'il souhaitait pourtant pouvoir remplir un jour.s Comme l'indique Paul Lehmann, toute la théologie bonhoefférienne, et notamment son éthique, ne peut être comprise qu'en tant qu'interprétation nouvelle de la doctrine de la sanctification et de la justification.6 C'est cette «nouvelle interprétation» qui va influencer l'interprétation notamment de przywara par Bonhoeffer.

Si en un sens la révélation précède tout, y compris selon Marsh (PhC 324)7 la

distinction entre non-objectif et objectif: dans Acte et Être il est évident que Bonhoeffer ne sort pas du schème sujet/objet, précisément en posant une séparation absolue ou extériorité entre Dieu et le soi (sujet humain). Bien que ces deux problèmes soient intimement reliés, ils seront abordés séparément dans la suite de cette analyse.

1.1.1 La question de la limite au Je, ou l'altérité...extériorité

Bonhoeffer tend à assimiler l'autre à l'objet (et à Dieu) dans la mesure où il cherche à donner un sens plus déterminé à la nécessaire ~limite' ou ~barrière'à assigner

- voir Bethge 1969, 115-116), parce qu'il préférait s'attacher au cadre prioritaire de la justification par la foi seule. Non pas que Bonhoeffer ait considéré futiles les réflexions d'ordre épistémologique, mais il

voulut avant tout mettre en garde contre le danger d'une connaissance directe, par la raison, de Dieu, donc contre le refus de la médiation humaine. Dans Acte et Être. selon Champion,ils'est servi de la distinction entre conscience brisée et conscience christique pour mettre de Pavant sa conclusion: le soi connaissant ne peut~atteindreà une connaissance directe de Dieu, et ainsi ne peut de soi-même se placer en relation sociale authentique (Champion 1988, 177-179).

S «Bonhoeffer pensa en finissant son travail du Prix de la Grâce qu'il lui fallait entreprendre une

herméneutique: ~J'aiL'impression qu'il ya là une grande lacune.' [...] Maisil n'en eut plus jamais le temps) (Bethge 1969,407). Bethge ajoute plus loin, à propos de cette confidence de Bonhoeffer dans une lettre du 24 octobre 1936: «Mais malgré son sentiment d'une lacune, Bonhoeffer renonça une fois de plus (...]. Les questions d'éthique se posaient à lui de façon plus urgente etily discernait la tâche de sa

vie; les questions de méthode ressortissaientà une autre forme d'existence,àun autre temps) (Bethge

1969~502). - C'est précisément cette lacune que Eberhard Jünge[ a cherché à combler dans Dieu mystère

du monde (1977): voir mon étude Au carrefour de la question christologique et de la question trinitaire.

Lathéologie de la croix selon Eberhard Jûnge[(1991, 151p.).

6«Bonhoeffer~sethics, likebisentiretheology~can only be properly understood when viewedas a new -though sometimes rather unconscious - interpretation of the doctrine ofsanctification and justification» (pfeifer L981, 14-15).

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aux prétentions du sujet. Le Christ est la seule frontière authentique qui peut fournir au Je les limites que la raison ne saurait lui assigner (Feil 1985, 66-67), la seule frontière à travers laquelle l'authentique transcendance peut être établie.8 Mais en même temps, le Christ est le seul par lequel s'ouvre le Je;9 ilest le centre de l'existence, de l'histoire et de la nature parce qu'en lui seul s'accomplit la libération du monde et de l'humain par rapport à leur repliement sur soi.IO Centre et limite du Je simultanément, le Christ est la seule transcendance authentique qui peut libérer l'humain; cet~au~delà' (<<beyond») ne peut se trouver dans l'humain lui-même. Bonhoeffer veut parvenir à une décentration du Je; pour cela, il pose en priorité absolue l'Autre (Dieu) plutôt que la relation comme telle de l'Autre au Je ou mieux, au soi. Mais on ne voit pas comment l'Autre est en rapport au Je, sinon en s'imposant au Je comme de l'extérieur (extrinsécisme).

Dans la première partie de Acte et Être, Bonhoeffer réfère d'abord à la tentative transcendantale de résoudre le problème de l'unité acte/être. L'approche transcendantale authentique exige selon lui de tenir ensemble, comme concepts irréductibles l'un à l'autre, la chose-en-soi et l'aperception transcendantale (AaB 20), et de relier le

~Dasein'Il à l'existence entre deux pôles de transcendance: celui de la subjectivité {acte

7Nous utiliserons cette abréviation pour l'étude de Charles R. Marsh,Ir., Philosophyand Communityin

the EMly Theology ofDietrich Bonhoeffer, (thèse de doctorat), University ofVirginia, 1989, 521 p.

8«Since Act and Being, Jesus Christ is the boundary, the barrier, through which aJone true transcendence

isestablished » (Feil 1981,242).

9 «In the act of tàith 'cor curvumin se', the state of being enclosed without exit is broken open» (Feil

1985, Il).

10 «Jesus Christ is the center of existence, of history, and of nature, for inhimaJone is the unlocking of

the self-confinement ofthe world and man accomplished» (Feil 1981,242).

Il Suivant sur ce point Françoise Dastur dans Heidegger et la question du temps (paris, PUF, (990), Paul

Ricoeur prend la décision de laisser le terme 'Dasein~ intraduit: « [...] le Dasein, nom donné [par Heidegger] à~cetétant que nous sommes nous-même chaque fois' (Être et temps, p. 7 - trad. Martineau). Est-ce l'homme'? Non, si nous désignons par homme un étant indifférent à son être; ouï, si celui-ci sort de son indifférence et se comprend comme cet être pour lequel ilyva de l'être (Être et temps.. p_ (42)- C'est pourquoi, avec F_ Dastur, je me résous à laisser intraduit le terme Dasein» (paul Ricoeur, La mémoire.. l'histoire..l~oubli,Paris, Seuil, 2000,iv+681 p.; pp. 461-462).

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intentionnel, référentiel vers l'extérieur, du sujet pensant) et celui de l'objectivité (être de la réalité connue, frein ontologique à l'activité de penser du sujet). C'est cette distinction entre acte et être que manque l'idéalisme en résorbant le concept d'être dans le concept d'acte. L'être se réduit alors àl'être compris par le Je; la pensée englobe sa propre altérité en supprimant la différence sujet/objet, qui semble encore nécessaire: «(...] l'idéalisme réduit le transcendantà sa propre vision, et unifie en celle-ci acte et être».12 Bonhoeffer ajoute du même souffle que l'orientation kantienne vers la

transcendance, ne parvenant pas àquelque chose d'authentiquement transcendant,13 ne réussit pas davantage que l'idéalisme à fournir des concepts d'être. L'épistémologie idéaliste-transcendantaliste - c'est-à..dire, au sens où Bonhoeffer le précise lui..mëme, la thèse transcendantale développée en un système de raison - réduit la compréhension de l'existence (soi), du monde et de Dieu à l'unité de l'esprit, passant outre ainsi à la distinction sujet/objet.

Bonhoeffer souligne la contradiction interne du programme kantien: la raison s'érigeant en unique 'tribunal', l'être humain ne se comprend en fin de compte qu'en fonction de lui-même et non pas du transcendantal, c'est-à-dire qu'il se fonde sur les limites que la raison s'assigne à elle-même, que ces limites soient éthiques ou rationnelles. Telle est la contradiction interne où tourne court inévitablement toute épistémologie transcendantale.14 Remarquons l'ambiguïté du tenne 'transcendantal'

12 ({ [ •••} idealism draws the transcendent ioto itself, and unites act and being within itself» (AaB 36). 13 Sans nier raspect d'immanence de Dieu, notamment en rapportàl'action de Dieu dans L'histoire sur laqueUe insistait Albrecht Ritschl, Bonhoeffer comprend la transcendance de Dieu comme son être 'extra

me~(Pfeifer 1981, 19), voire comme au-dessus de nous('deus supra nos). - Bonhoeffer a été influencé par Ritschl notammentàtravers l'enseignement de Reinhold Seeberg, son directeur de thèseàl'Université de Berlin (Bethge 1969, 114-117 et64~65).

14 «Yet inasmuch as reason itself becomes the critic of reason, it is reinstated in its original rights; (..•)

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qu'emploie Bonhoeffer: l'humanité ne se comprend pas«à partir du transcendantal»...

pris dans quel sens? N'avons-nous pas ici comme en AaB 23 glissé du sens kantien de la structure du sujet connaissant (au-delà de toute expérience possible)ISau sens, typique

celui-là de la sémantique, de la 'transcendance' comme ce qui se situe au-delà, ou mieux au-dessus et qui réfère donc à une nature radicalement supérieure à l'humain (Dieu)?16

Pour Marsh (PhC 362), la raison de cette contradiction interne, selon Bonhoeffer, est la similarité du statut accordé tant à Dieu qu'au Je dans la philosophie transcendantale : tous deux sont des concepts 'non-objectifs', c'est-à-dire

inconnaissables ou inaptes à fonner comme tels des objets de la connaissance (agnosticisme). Bonhoeffer ne semble toutefois pas saisir l'exacte signification du tenne 'transcendantal' au sens kantien.11 Puisque le transcendantalisme ne conduit qu'à une compréhension (solipsiste) du Je par lui-même, selon lui, la seule vraie limite que l'on peut fixer en définitive à la raison est le Christ, réalité de la révélation. Cette nécessité d'une limite externe au Je, et partant christologique, a été soulignée par plusieurs commentateurs, dont Champion et Feil.

Au chapitre 2 de la première partie de Acte et Être, Bonhoeffer se demande si la théologie ne pourrait pas tirer meilleur parti de la philosophie ontologique. À prime

bounds which reason bas prescnbed to itsel~be they ethical or rational in kind. Every ttanscendental epistemology or correspooding interpretation of existence must peter out [sic] in this internaI contradiction» (AaB 21).

15Tel que Bonhoeffer le conçoit encore en AaB 20, où il associe plus clairement ~transcendantal'à la

structure de l'esprithumain,à racte de référence de la pensée, plutôt que~en référenceà quoi la pensée survient. Encore qu'il mêle quelque peu les deux sens: «Ta the concept of genuïoe transcendentalism belongs the reference of thought to something transcendental, but not its haviog that somethiog at its disposal». Le 'transcendantal' kantien est ce qui est condition nécessaire de toute connaissance (expérience), et non une donnée même de I~expérieoce (paul Foulquié, Dictionnaire de la langue ~lulosophique.Paris~P.UF., 1962, 776p.; pp. 732 et 734).

6Voir Foulquié 1962, 733.

17À propos~ écrit-il, de l'obscurité du concept kantien de transcendantal~Bonhoeffer demande: «(...]

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abord, il semble que oui, car une ontologie authentique déplace la priorité par rapport à la philosophie transcendantale: la pensée doit être «suspendue dans l'être», et non l'inverse. C'est d'une prioritéàl'extra-subjectivité, doncà l'autre ou à la socialité, qu'il s'agit; priorité nuancée, car l'être reste médiatisé par la pensée. La pensée de Heidegger et de Grisebach très proche d'une ontologie authentique verse finalement, pense Bonhoeffer- de façon étonnante, dans une ontologie systématique où l'être est aperçu intuitivement (AaB 51) dans la transcendance de la conscience, sans être relié intégralement à une subjectivité critique. Une telle ontologie supprime, comme l'idéalisme, la différence entre pensée et réalité; mais contrairement à l'idéalisme, elle le fait au profit de l'être. Pour- Bonhoeffer, le problème réside de part et d'autre dans le manque de médiation, c'est-à-dire dans l'immédiateté, et cela se heurte à son principe hennéneutique de l'unique et nécessaire médiation exercée par le Christ dans la justification par la foi (Pfeifer 1981, (5). À défaut de cette médiation, le Je s'enfenne dans une auto-compréhension,18 écueil où semble échouer finalement toute philosophie, qu'elle soit idéaliste-transcendantaliste (réduisant l'être à l'acte) ou ontologique-systématique (réduisant l'acte à l'être). Bonhoeffer stipule clairement qu'il en va de même pour Kant: la raison demeure enfermée en elle-même dans le

transcendantalisme, aussi bien que dans l'idéalisme, 19 ce qui rend impossible un concept

18 «[...) in both cases [= positions transcendantale et ontologique} the l understands itself from itself

within a closed system» (AaB 70) = «[...1daB mithin in beiden Fatlen das Ich sich in einem geschlossenen System aus sich selbst versteht» (DOW 2, 71).

19« [.•.}inbath Kantian transcendantalism and idealism reasonisentangledinitself. (..•) ·God is' means

·the mind comes10itselt: knowsintheunityofconsciousness·. Inthis way the ground seems to cromble underanyproposition of genuine beliefinGod; that is, thereis no possibility of asserting the being of God outside the l, since there is only reason alone with itsel6> (AaB 32).

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de Dieu indépendant du Je, ajoute-t-il, ni une réelle considération de la finitude humaine.2o

Toute limite, du moment qu'elle est imposée par la pensée humaine, comporte la possibilité d'aller au-delà d'elle, et ainsi de s'annuler comme limite (voir AaB 21). On retrouve pour l'ontologie de Heidegger (AaB 63) la contradiction interne que Bonhoeffer notait dans la tradition transcendantale et qui le menaità conclure qu'elle ne peut fixer de véritable frontièreà la raison parce que celle-ci n'a essentiellement aucune limite dans la mesure où toute limite peut être repoussée par la pensée21; si bien que la

raison doit se placer dans l'obéissance au Christ, conclut-il non sans glisser des structures de l'être humain à une compréhension théologique de la personne du Christ.

Bonhoeffer critique la notion même de limite tant dans le transcendantalisme que dans l'ontologie existentielle. La seule limite acceptable pour lui est celle qui ne vient pas de l'humain mais de Dieu, qui provient de l'extérieur du soi et dès lors laisse l'humain à une véritable reconnaissance de sa finitude.22 En fait, Bonhoeffer tente constamment de réintroduire dans son analyse l'idée que le salut ne peut venir que de Dieu seul ('sola gratia ') dans le Christ. L'humain est impuissant à se transcender vraiment lui-même - au sens heideggerien, cette fois, de se dépasser. Même en franchissant les limites qu'il se fixe à lui-même, il reste à son insu prisonnier de lui-même, tant et aussi longtemps que c'est la raison seule qui le guide.

20 «Hegel wrote a phtlosophy ofangels, but not ofhuman existence» (AaB 27)~ Bonhoeffer n'éprouve

aucunement le besoin de préciser ce qu'il entend ici par finitude.

21 «This inmost obscurityinthe Kantian concept of the transcendental leads to the discovery tbat even here, despite the strenuous attempt to surpass itself or prescnbe its own limitations, reason is left alone with itself and so understands itself not ~with refèrence to' that which transcends it but with back-reference to itself. The miscarriage of this endeavour to ascertain the bounds of reason is due to the fact that essentially reason bas no bounds~forinprinciple the very bound can he thought away until it is no more a genuine boundary» (AaR 31)_

(33)

Dans son« Antrittsvorlesung»,23 Bonhoeffer affirme pourtant que le ·Dasein' est ~capax', non pas ~incapax infiniti'. Cela semble à première vue contradictoire avec ce qui précède, àmoins d'entendre ici la capacité comme pure réceptivité, chez l'humain, de l'action divine. Le passage suivant d' Acte et Être tend à le confirmer, non sans une touche d'objectivisme: «l'homme doit avoir été placé dans la réalité par Dieu s'il doit y avoir une place pour la réalité dans sa pensée».24 Si l'altérité radicale de la Parole de

Dieu n'annule pas la thèse luthérienne du "jinilum capa" injiniti', parce que la grâce engendre la capacité de la grâce,2S on peut malgré cela entendre la question critique adressée par Ricoeur à Lévinas, aux prises lui aussi avec une réduction de l'altérité à l'extériorité (voir Ricoeur 1990, 391): d'où vient la capacité d'accueil ou l'ouverture à l'Autre d'un soi essentiellement conçu comme replié, enfenné en soi, comme semble être le Je de toute philosophie pour Bonhoeffer?26 Suffit-il d'invoquer une capacité presque ~imposée' ("imputée') de l'extérieur au soi par la grâce?

Dans ce projet résolument christocentrique qu'est Acte et Être, le Christ est donc le seul à pouvoir occuper le lieu de limite ou de la frontière transcendante au soi par

22Voir Champion 1988, 175-179et438-440.

2J Sa conférence inaugurale comme jeune professeur à Berlin,. en date du 3 1juillet 1930 et intitulée:

«N[all in ColllemporaryPhilo~'ophyand The%gy)1 dans: D. Bonhoeffer. No Rusty Swords (Londres,

Collins, 1965.pp.46-65). p. 64; cité dans PhC419-420.

24 «[...) man must have been placed in reality by God ifthere is to he a place for reality in his thought_ [f

the knowledge of God and self divinely implanted in man is considered purely as aet. anY being is of course wholly excluded»(AaB89-90)= « [...]der Mensch muB von Gott in die Wirklichkeit gestelit sein. damit in seinem Denken der Wirldichkeit Raum bleiben kaon. Wird die von Gott im Menschen gesetzte Selbst- und Gottes-erkenntnis freilich rein ais Akt gedacht. dann soU damit ein Sein geradezu ausgeschlossen sein» (DBW2~84).

2S « [...] the othemess of God can be e.xperienced only because of a gracious openness which Dasein

~ossessestowards othemess» (phC421-4')").

_6« Per se,. a philosophy cannot spare room for revelation» (AaB70); «Thought is as little able as good works to deliver the "cor curvum in se" from itself» (AaB 72= ({Das Denken vermag ebensowenig das cor curvum in se aus sich zu befreinen wie das gute Werk»~ DBW 2. 74). La pensée équivaut pour Bonhoeffer

a

I~auto-iustificationde l'humain (Pfeifer1981~')?); c"est pourquoi elle ne peut chercher seule un concept de Dieu qui soit adéquat_

(34)

laquelle celui-ci peut trouver son existence authentique. Seul le Christ peut briser la tendanceàl'immédiateté entre le soi et Dieu que Bonhoeffer veut par-dessus tout éviter, immédiateté de laquelle découle aussi l'immédiateté entre soi et les autres que Bonhoeffer répudiera avec autant de force dans ses oeuvres de la période de Finkenwalde.27 La critique sévère qu'il adresse à Heidegger est finalement commandée par le souci de préserver l'unique médiation du Christ, et Acte et Être s'avère un projet promettant une ontologie (presque) exclusivement théologique et très peu philosophique. C'est peut-être le prix à payer pour une ~onticisation' radicale du pouvoir-être

('Sein-konnen') et sa critique non moins radicale au plan de l'ontologie. Bonhoeffer rejette

clairement la notion de possibilité: il y a seulement de par la révélation l'existence pécheresse ou bien l'existence touchée par la grâce, qui ne laisse subsister aucune potentialité28• Il oppose en effet la révélation (= réalité) à la pensée humaine (=

potentialité), autre façon de traduire la dualité entre justification par la foi et auto-justification par la raison (Pfeifer 1981, 31). Marsh remarque que Bonhoeffer confond l'idée de limite épistémologique kantienne avec celle de potentialité existentielle chez Heidegger quand il soutient curieusement, dans son «Antrittsvorlesung», que le concept de possibilité n'a aucune place en théologie, et donc en anthropologie

27Notamment Le prix de la grâce. De la vie communautaire et les enseignements de pratique pastoraleà

ses séminaristes clandestins de 1935 à 1939, colligés sous le titre«Seelsorge» dans le Sr: volume des

Gesammelte Schriften (Munich, Chf". Kaiser, 1982) et traduits parI.C.Rochelle sous letitreSpiritualCare

(Fortress Press, 1985,93 p.).

28«Forman,to exist means to stand under God'sc1aim, to conduct oneselt: to make decisions. Existence

isinpure agere [...] Man's existence is either in sin oringrace. Tbrough (contingent) revelation there is only sinful existence orexistence touched by grace: there is no potentiality» (AaB 99)=«Existieren des Menschen ist unter Gottes Anspruch stehen,handeln~sich entscheiden. Existenz ist pures AktualitiiL [...l Die Existenz des Menschen ist entwederinder SÜDde oderinder Gnade. Es gibt durch die Offenbarung

(35)

théologique.29 En raison de ce rejet, Bonhoeffer a du mal à saisir Bulbnann aussi, caril lui oppose que la foi n'est pas en elle-même une potentialité humaine (AaS (00), ce avec quoi Bultmann est tout-à-fait d'accord.

Ainsi donc, c'est bien un rapport surtout d'extériorité que dessine le concept implicite d'altérité utilisé par Bonhoeffer. Il n'y a pas d'altérité au coeur du soi comme 'ipséité', un peu comme si le soi était réduit à l' 'idem', au même (pour reprendre ici les concepts de Ricoeur, 1990), ce que traduit théologiquement l'expression de Luther 'cor curvum in se'. Le besoin même de fixer une frontière au soi, besoin qui traverse tout Acte et Être, trahit une compréhension essentiellement négative du soi, ou plutôt du moi (Je), dépendant d'un souci constant de briser tout solipsisme. En séparant l'Autre (Dieu) du soi par sa conception extrinséciste de la révélation (voir AaS 125 et 138-141), Bonhoeffer ne tombe-t-il pas dans une dialectique disjonctive, comme dirait Ricoeur? De plus, Dieu, l'autre et le soi (le monde étant plus rarement envisagé) sont implicitement saisis comme des concepts avec objets.3o C'est pourquoi Bonhoeffer s'empêtre dans le schème sujet/objet à propos de la double modalité (acte et être) de la relation entre Dieu et l'humain.31

1.1.2 Bonhoeffer et Barth

Cette double dépendance de Bonhoeffer au schème d'altérité-extériorité et au schème sujet/objet est sans doute due à l'influence de Karl Barth sur sa pensée. La révélation est bien le point d'appui de la théologie de Bonhoeffer, plus précisément la

29D. Bonhoeffer, No Rusty Swords,. p. 64,citédans PhC 419, n.57.

30Voir l'application que fait Maurice Boutin de l'intuition de Gordon Kaufinanàpropos du monde en tant

que concept sansobje~dans le cas des concepts de Dieu, de l'autre et du soi (Boutin. 1992,67-68).

(36)

révélation de Dieu en Jésus Christ en tant que réalité 'trans-subjective~.32 Cette

insistance sur la notion de révélation dénote rinfluence de Barth, dont la 'théologie de crise~ fournit à Bonhoeffer la dimension d~altéritéde Dieu~sans pour autant exclure la dimension de concrétude que la théologie libérale de ses maîtres berlinois (Adolf von Harnack~Karl Holl~ Reinhold Seeberg) apporte au jeune théologien (voir PhC 6). Deux de ses orientations majeures trahissent 1~influence dominante d'une 'théologie kérygmatique' à la Barth (voir PhC 15): d'une part, la construction philosophico-théologique dont la forme et le contenu tournent autour de la réalité de la révélation (voir PhC 3(5), c'est-à-dire une théologie fondée sur le concept de l'être de Dieu (révélé) en Christ, début et fin de la réalité; d'autre part, une compréhension de la révélation détruisant la prétention de la philosophie à la totalité, ou du moins plaçant la théologie dans une entière indépendance vis-à-vis de la philosophie. Si néanmoins la révélation peut être comprise à l~aide de concepts philosophiques, c'est que le fait théologique de base, l'incarnation, permet d'abolir un dualisme rigide entre Dieu et le monde.33 Mais le

32Voir PhC 311. - La révélation en tant qu'immanente et trans-subjective à la fois est en quelque sorteun

compromis entre la double influence de Ritschl (libéral) et de Barth (néo-orthodoxe) qui marque le jeune Bonhoeffer (Pfeifer 198 L, 27).

33Voir PhC 17.-« [...] the lncarnation has made ~thinkingintwo spberes' impossible once and for ail»

(Feil 1981,241). - Cela représente davantage l'état de la pensée de Bonhoefferàsa dernièrepbase~encore que l'on peut constater ici ce que Eberhard Bethge conclut vers la fin de son étude sur la vie et la pensée de sonami,à propos de son entreprise de publication, en 1951-1952, des écrits de captivité de Bonhoeffer dominés par l'importance centrale de la 'theologia cnlcis': «L'image qu'on avait de lui était si profondément ancrée par Le Prix de la Grâce et sa prétendue orthodoxie dans la lutte de l'Église confessante que personne ne s'attendait à ce que la reprise véhémente des questions libérales vienne justement de lui» (Bethge 1969, 811)_ Or~ cette surprise, conduisant mëme Barth à mettre«en garde contre ce Bonhoeffer des derniers temps» (Bethge 1969, 812), poussa d'autres au contraire à découvrir soudainement«la continuité entre les débuts berlinois et 19

époque de Tegel. Les fonnules cboquantes et les allusions théologiques de Résistance et Soumission se révélèrent moins nouvelles qu9

0n ne le croyait, on les trouvait dans Sanctorum Communio [thèse doctorale soutenue en 1927 et publiée en 1930] etdans Aletund Sein et dans divers exposés dispersés_ La christologie était déjà dans Alet und Sein sous-Ia forme de la christologie luthérienne de la condescendance (toute la plénitude dansl~abaîssement total~Phil. 2)[=

fondement kénotique] et fournissait 19

aiguiUon de sa critique contre Barth; cette christologie était maintenue depuis plus de quinzeans~constamment approfondie, pour étayer de manière plus saisissante la puissance présente du Christ dans la faiblesse de la souffrance humaine de Jésus. La formule de 19

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