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Hiérarchie du corps de l’espace et de la société au Ladakh

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Academic year: 2021

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Submitted on 30 Aug 2015

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Hiérarchie du corps de l’espace et de la société au

Ladakh

Patrick Kaplanian

To cite this version:

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Patrick Kaplanian

HIERARCHIE DU CORPS DE L’ESPACE ET DE LA SOCIETE AU LADAKH1

Un peu plus de 200.0002 personnes peuplent les districts du Ladakh. Occupant 58.000 km2, cette région située au nord-est du Cachemire, le long de la frontière sino-indienne, est encore appelée « Tibet Indien3 », expression qui a l’avantage de montrer sa double appartenance culturelle et religieuse au Tibet, politique à l’Union Indienne. De race et de langue tibétaine, les Ladakhi pratiquent, en effet, pour la moitié d’entre eux, le bouddhisme dans sa forme lamaïque. Les bouddhistes sont concentrés dans les vallées du Zanskar et de l’Indus. C’est surtout cette dernière qui a été le terrain de cette enquête.

Situé derrière la grande chaîne de l’Himalaya, le pays, à l’abri de l’influence de la mousson, présente un aspect aride et désertique. La très haute altitude (en moyenne 3500 m pour la vallée de l’Indus) et l’éloignement des influences océaniques expliquent les fortes amplitudes de température aussi bien diurnes que saisonnières. Les villages sont de véritables oasis où les champs ne sont alimentés que par la fonte des neiges. Ils présentent pour la plupart un urbanisme très éparpillé, comme nous le verrons ci-dessous.

Mais, avant de parler des agglomérations, c’est sur les maisons que nous allons concentrer notre attention. Elles ont un, deux ou trois niveaux selon la richesse de la famille qui les occupe. Deux est le chiffre le plus commun : un rez-de-chaussée et un étage. Le premier niveau est destiné aux bêtes, tandis que les hommes logent au-dessus. S’il y a deux étages au-dessus du rez-de-chaussée, ils servent le premier pour l’hiver, le second pour l’été4

.

La pièce la plus importante est la cuisine qui est aussi la pièce de réunion la plus commune, celle où sont pris les repas, où se réunissent les plus bavards pour discuter en buvant du čhaṅ (orge fermentée) ou du thé salé au beurre. La pièce s’ordonne autour du foyer (thap), en métal ou en terre, adossé contre l’un des murs, lequel est muni d’étagères remplies d’instruments de cuisine. Les autres murs sont le plus souvent nus. Adjacent à la cuisine, et généralement accessible que par elle, se trouve le dzot (orth. mdzot), réserve de nourriture, garde-manger ; beaucoup de maisons ont à l’intérieur du dzot un lhubaṅ (orth. klu-baṅ5

) consacré aux divinités lhu (orth. klu) du sous-sol pourvoyeuses de richesse et d’abondance.

Chaque étage a des latrines : une petite pièce sans porte6 avec un trou dans le sol. Les besoins sont faits sur le sol recouvert de terre (ou directement dans le trou). Les excréments sont ensuite précipités avec un peu de terre dans le trou où ils vont s’accumuler au rez-de-chaussée et enrichir ainsi la réserve d’engrais naturels7

. Des pelles sont disposées à cet effet.

La plupart des autres pièces sont destinées à tous usages. Il existe dans certaines maisons des

shin-khaṅ, pièce pour la réserve de bois (shin), des čhaṅ-khaṅ, pièce pour la réserve de čhaṅ

(bière d’orge fermenté) dans des grandes jarres de terre, des pièces-silo (paṅ-a ; orth. baṅ-ba8

).

1 Cette enquête a été faite uniquement à partir d’observations directes et d’interviews de Ladakhi durant 10 mois sur

le terrain, répartis entre les étés 1975, 1976, 1977. Ces conclusions rejoignent en partie celles d’un article de R. A. Stein, « l’Habitat, le Monde et le Corps Humain, en Extrême Orient et en Haute Asie », Journal Asiatique, Tome CCXLVI/1, pages 37 à 74, auquel j’aurai l’occasion de me référer. Il est complété par un autre article du même auteur, « Architecture et Pensée Religieuse en Extrême-Orient », Arts Asiatiques, Tome IV, no 3.

2 100 000 à l’époque où cet article a été écrit. Je signalerai d’autres changements depuis 1975. 3 Cf. Le titre de l’ouvrage de A.H. Francke Antiquities of Indian Tibet (réédition New-Delhi, 1972). 4 A.H. Francke dans Globus, t. 73, page 4, mentionne une maison avec la cuisine au rez-de-chaussée. 5 Littéralement « silo, réserve pour les lhu ». En tibétain classique on préfère klu-kha « maison de klu ».

6 L’absence de porte implique l’absence de tabou dans le fait de voir quelqu’un déféquer. Il y a parfois deux trous

dans les latrines.

7 Les excréments du chien sont les seuls dont il n’est fait aucune utilisation. 8

Goldstein’s New Tibetan-English Dictionary « bang-ba storage cubicle for grain in a storehouse ». C’est le même

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Mais, il n’y a pas l’équivalent de nos chambres à coucher, ni même l’idée d’une chambre propre pour des membres donnés de la famille (parents, grands-parents ou enfants).

Une mention particulière doit être faite à propos du čhotkhaṅ (orth. mčhod-khaṅ), « chapelle » privée de la maison. Toutes les maisons en ont un, dont le mur du fond est tapissé de niches de bois peint destinées à recevoir les statuettes de divinités. La très riche décoration de ces niches ainsi que les rouleaux de peintures religieuses (thaṅka, orth. thaṅ-ka) accrochés aux murs de droite et de gauche contrastent avec la simplicité des autres pièces. Le čhotkhaṅ est orné de livres religieux, d’images en stuc, en bois ou en bronze. Les moines s’y réunissent pour faire des prières en faveur des habitants de la maison qui l’abrite.

La partie supérieure de la maison est une terrasse plate. Elle est entourée d’un petit parapet et peut être considérée comme un étage sans toit. Les activités y sont nombreuses. En hiver, c’est le lieu de réunion favori en milieu de journée pour y capter les pâles rayons du soleil. En été, de nombreux petits travaux ont lieu sur le toit : sécher le fromage, griller l’orge, réparer les outils, carder la laine, etc. La terrasse sert de réserve pour le bois de chauffage, le fourrage, et la bouse de dzo9 utilisée comme combustible.

Sauf instruction contraire de l’onpo (orth. dbon-po, astrologue), l’entrée principale du bâtiment est dirigée vers l’est. Les Ladakhi considèrent l’est, accessoirement le nord, comme directions fastes, l’ouest et accessoirement le sud comme néfastes. Ils dorment, par exemple, la tête tournée vers l’est. Cependant, lorsqu’il y a un monastère à proximité, un čhotkhaṅ à l’étage où ils dorment, ou simplement une image religieuse dans la pièce où ils s’installent pour la nuit, c’est vers eux qu’ils se tournent pendant le sommeil. Paraphrasant Bourdieu, on pourrait dire que le

čhotkhaṅ est l’est de l’étage où il se situe10

.

Le religieux fait donc barrière aux effets maléfiques des directions néfastes. Par ailleurs, lorsqu’on est dans une pièce fermée à un étage où il n’y a pas de čhotkhaṅ, la violation de la règle de dormir vers l’est est moins grave qu’en pleine nature ou sur la terrasse. Un mur fait donc aussi écran aux effets maléfiques des directions néfastes. Mais, il ne définit pas une coupure radicale comme les objets religieux (monastère, čhotkhaṅ, image) et surtout, il ne redéfinit pas une direction privilégiée. Nous dirons donc que l’espace culturel se définit déjà par un degré d’éloignement par rapport à l’espace naturel, cosmo-géographique, quoiqu’il se situe au diapason de ce dernier, puisque la maison, prise dans son ensemble de l’extérieur, s’oriente bien sur ce même axe est-ouest. Quant à l’espace religieux, il définit une coupure totale avec ce même espace cosmo-géographique puisque le čhotkhaṅ peut être orienté dans n’importe quelle direction, et pour ceux qui se trouvent au même niveau que lui, il sert de nouveau point de repère. De même, les monastères ne sont pas nécessairement orientés à l’est. En fait, la plupart d’entre eux sont tournés vers le sud.

Quoi qu’il en soit, en laissant de côté les constructions religieuses, on a bien les homologies, façade : arrière de la maison :: est : ouest :: tête : pieds (lire : la façade est à l’arrière de la maison ce que l’est est à l’ouest et que la tête est aux pieds) définissant un début d’isomorphisme entre l’espace cosmo-géographique, l’habitat et le corps.

On pourrait aisément continuer la démonstration de cet isomorphisme. Par exemple, l’opposition face/dos s’articule aussi avec l’opposition est/ouest. Le soir et le matin, les Ladakhi doivent faire des prosternations, tournés dans la direction vers laquelle ils vont dormir (ils ont dormi). Cette opposition face/dos s’exprime par une série de règles de politesse très strictes : interdiction de montrer son dos à quelqu’un, à une image religieuse, au foyer de la cuisine : obligation pour la femme de porter le lokpa (orth. slog-pa) sur le dos (peau de chèvre remplacée par un brocart ou un châle pour les plus riches).

9 Dzo (orth. mdzo), hybride du yak et de la vache.

10 P. Bourdieu. Esquisse d’une théorie de la pratique. Genève 1966. Article joint intitulé « la maison ou le monde

renversé ». Pour que la comparaison avec les conclusions de Bourdieu soit intéressante, il faudrait démontrer, comme il le fait dans le cas de la maison kabyle, que les quatre points cardinaux se redistribuent à l’intérieur à partir du « nouvel est ».

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Figure 1. - Coupe très simplifiée d’une maison ladakhi.

1Etables, bergeries 2 ‒ Latrines 3 ‒ Cuisine, a ‒ foyer 4 ‒ Dzot (mdzod), a ‒ lhubaṅ (klu-baṅ) 5 ‒ Čhotkhaṅ, a ‒ emplacement de la statue de la divinité principale 6 ‒ Parapet de la terrasse 7 ‒

Tarčok (orth. dar-lčog) l8 ‒ Lhato 9 ‒ Tsandos (orth. btsan-mdos, pierre peinte en rouge pour

éloigner les tsan) 10 ‒ Saṅspor (orth. bsaṅs-phor, vase pour les fumigations matinales de

shukpa, orth. shug-pa) 11 ‒ Muret du jardin 12 ‒ Saṅskhuṅ11 pour les fumigations de shukpa en cas de visite d’un rinpoche (rin-po-če).

L’opposition haut/bas va nous permettre d’ajouter une troisième dimension. C’est le corps humain qui l’introduit. Couché, l’homme a donc la tête tournée vers l’est, mais cette opposition entre la tête et les pieds se maintient lorsqu’il est debout et devient homologue non plus de celle entre l’est et l’ouest, mais entre le haut et le bas. Elle se manifeste là aussi par des règles de politesse tout aussi strictes que celles dues à l’opposition face/dos : interdiction de tendre le pied vers une image religieuse, une personne, le foyer d’une cuisine, la nourriture, etc. Un proverbe

11

SC Das A Tibetan-English dictionnary [1902] 1985, p. 1316 bsas « incense, frankincense » ; en ladakhi sas

désigne la fumigation et non pas ce qui est brûlé ; p. 147 khu « hole, pit, hollow cavity » . Au Ladakh semble

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ladakhi dit que « même si le roi tend le pied vers un mon12, ce dernier ne saurait le tolérer ». La seule position assise possible est avec les jambes croisées. Lorsqu’on se déplace dans une pièce où des gens dorment, on doit les contourner. Il serait encore plus grave de passer au-dessus de leurs têtes qu’au-dessus de leurs pieds. On doit aussi éviter, en se levant, de passer au-dessus des récipients contenant de la nourriture placés devant soi.

L’explication donnée par les Ladakhi eux-mêmes est très simple : les pieds sont sales ; on marche partout dans la saleté, en particulier aux toilettes, et des raisons climatiques veulent qu’on ne retire pas ses chaussures en entrant dans une maison, voire une cuisine. Il va de soi que cette explication n’est pas satisfaisante : retirer ses chaussures et se laver les pieds n’y change rien. Mais, elle montre l’importance de cette opposition qui recouvre celle entre le sale et le propre (le plus souvent, on ne se lave que le visage) voire entre l’impur et le pur. Elle est tellement forte qu’elle l’emporte sur celle entre l’est et de l’ouest. Si un groupe de personnes, par exemple, doit dormir dans une tente de dimensions telles que tous ne peuvent pas s’allonger sur une rangée côte à côte tournés vers l’est, mais sur deux rangées seulement (Figure 2-a), on dormira tête à tête (Figure 2-b), ou, à la rigueur, pied à pied (Figure 2-c) ce qui implique que tous ne seront pas tournés vers l’est comme ils le sont dans la figure 2-a. Les positions de la figure 2-a sont exclues car les personnages de la rangée du haut pointent leurs pieds vers la tête de ceux de la rangée du bas.

L’opposition entre la tête et les pieds se maintient, que le corps soit en position verticale ou horizontale, permettant ainsi une médiation entre l’axe horizontal (façade : arrière de la maison :: face : dos :: est : ouest) et l’axe vertical. Il existe un autre élément permettant cette médiation ; c’est le sago-namgo. Les onpo ordonnent parfois la pose d’une tête de chèvre (namgo) ou de chien (sago) pour fermer les portes (go, orth. sgo) du ciel (nam, orth. snam) ou de la terre (sa) aux démons venus de ces deux directions. Le plus souvent, le namgo est situé près de la porte principale, donc tourné vers l’est et le sago de l’autre côté de la maison, donc tourné vers l’ouest13

. La liste des homologies devient donc façade : arrière :: face : dos : est : ouest : tête : pieds :: ciel : terre.

Le cadre général des homologies spatiales étant ainsi défini, nous allons nous concentrer sur l’axe vertical dont nous avons vu qu’il est le plus important, puisqu’en cas de conflit l’opposition tête/pied l’emporte sur celle entre l’est et l’ouest. C’est sur lui que se projettent les hiérarchies : hiérarchie sociale, hiérarchie entre le pur et l’impur, entre sacré et profane ; comment cela se matérialise-t-il ?

12

Strate inférieure de musiciens et de menuisiers.

13 Certains informateurs parlent aussi d’une tête de chameau pour le sago, d’une tête de lièvre ou de lapin pour le

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Dans le cadre de la maison, tout d’abord, le rez-de-chaussée est toujours l’habitat des bêtes. On y stocke aussi les instruments agricoles, liés à la terre, et surtout les engrais naturels, d’origine animale et humaine. Cette utilisation du rez-de-chaussée comme étable s’explique très bien pour des raisons pratiques, mais l’opposition entre le haut et le bas apparaît tout de suite lorsqu’on constate que le čhotkhaṅ est toujours à l’étage supérieur, au premier, s’il n’y en a qu’un, au second s’il y en a deux. Dans certaines maisons à un seul étage le čhotkhaṅ est quand même posé sur la terrasse.

Čhotkhaṅ et rez-de-chaussée sont deux extrêmes : d’un côté le religieux, le pur, le ciel, résidence

des dieux, de l’autre le sale, l’impur, la terre. La hiérarchie sociale se reflète dans ces deux pôles. Lorsque le roi du Ladakh est invité dans une maison, il ne rentre pas par la porte ; une échelle disposée contre le mur lui permet d’accéder tout de suite à la terrasse. Les informateurs expliquent qu’il ne doit pas passer par le rez-de-chaussée sale, plein de boue et d’excréments d’animaux. En fait, le roi se met directement au niveau qui correspond à son rang social, soit la partie la plus élevée de la maison. Bien qu’il ne soit pas dans les habitudes de la famille royale de se rendre chez les particuliers, une telle coutume aurait été pratiquée par le beau-père de la « reine » actuelle14.

Il est intéressant de noter que le lhato (orth. lha-tho) du phazlha (orth. pha-lha)15, protecteur du

phaspun, se situe le plus souvent sur le toit du čhotkhaṅ. Les interlocuteurs les plus instruits

affirment la supériorité du lamaïsme orthodoxe sur la religion populaire16. Et les moines de renchérir que, s’ils veulent bien tolérer le lhato, ils s’opposent à ce qu’il soit placé dans le

čhotkhaṅ. Leur attitude amène, paradoxalement, leurs fidèles à placer la religion populaire

au-dessus du lamaïsme17.

14 Je rappelle que j’écris en 1975. 15

Le mot phaspun (orth. pha-spun) désigne un groupement de familles ou de maisons dont la fonction n’apparaît qu’à trois occasions : la naissance, le mariage et la mort. Cette fonction est à la fois pratique (les membres du

phaspun, par exemple, se cotisent pour ramasser le bois pour une incinération), rituelle (autres exemples, les

membres du phaspun escortent la fiancée jusqu’à la maison de son mari, ils tournent autour de l’aire de crémation portant une écharpe spéciale, etc.) et religieuse (un certain nombre de tabous : seuls les membres du phaspun peuvent toucher le cadavre d’un des leurs, seuls les membres du phaspun peuvent accepter de la nourriture d’une famille membre au sein de laquelle il y a eu naissance, pendant les 7, 15 ou 30 jours qui suivent la naissance suivant les cas, etc.). Dans la vallée de l’Indus on peut changer de phaspun.

Dans la vallée du fleuve Zanskar, les phaspun sont exogames et on ne peut en changer. Cependant, paradoxalement, dans le cas du mariage dit en gendre (makpa, orth. mag-pa, un garçon épouse une fille d’une famille où il n’y a que des filles et accepte de vivre sous le toit de ses beaux-parents, alors que le mariage est normalement patrilocal), on prend le gendre en question dans le même phaspun que la fille, ou, à défaut, dans le phaspun d’un autre village qui a le même phazlha.

Le phazlha ou phalha (orth. pha-lha) est la divinité protectrice du phaspun. Il habite un lhato (lha = divinité, to, orth. tho, tas). Un lhato est une structure à peu près cubique surmontée de branches de peuplier ou de shukpa

(shug-pa, cèdre encens, Juniperus wallichiana, en anglais pencil-cedar) fagotées avec des écharpes de cérémonie appelées kathags orth. bka-thags) posées verticalement sur le cube. Dans le cas du lhato du phazlha, les branches sont

changées au nouvel an par les membres masculin du phaspun et ce sont des branches de shukpa. Il y a aussi des

lhato pour les dieux protecteurs du village (yul-lha, yul : village) du monastère (gon-lha, de gonpo, orth. mgon-po,

protecteur) et du palais royal (tselha, orth. rtse). Leur position est le plus souvent, mais pas toujours, en hauteur.

16 En dehors des très nombreuses divinités du panthéon lamaïste, sur lesquelles la plupart des laïcs et même de

nombreux moines, ne savent pas grand-chose, les Ladakhi croient en une myriade de divinités locales liées aux différents éléments du paysage, (rochers, rivières, etc.). J’ai déjà mentionné les lhu, divinités souterraines et/ou aquatiques liées à la richesse, et les lha, mot désignant aussi bien les divinités du panthéon lamaïste que les bénéfiques divinités locales. A cette liste sommaire, il faut ajouter les tsan (orth. btsan), êtres ambigus pouvant être aussi bien bénéfiques que maléfiques, liés au monde sauvage, mais hantant les lieux habités, caractérisés par deux choses : leur couleur rouge et leur absence de dos (de dos : on voit leur cœur et leurs poumons). Cette absence de dos est vraisemblablement à rapprocher des interdits concernant le dos, et de l’obligation faite aux femmes de porter le lokpa, peau de chèvre ou de mouton, attachée aux épaules et tombant sur les reins.

17 Il y aurait néanmoins des cas où le lhato est dans le čhotkha. Je n’en ai pas constaté. Il arrive que le phazlha soit

à la même hauteur que le čhotkha dans une pièce spéciale. Le cas le plus connu est celui de la maison du kalhon (voir note 19) de Leh à Chanspa, où la divinité protectrice, un gyapo (orth. rgyal-po, le mot signifie simplement roi), divinité liée aux cinq directions, est représentée par un masque enfermé dans une salle spéciale ouverte une fois l’an, au nouvel an.

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Après la maison, les habitudes alimentaires vont nous donner un deuxième fil conducteur. Tout d’abord, on ne doit jamais poser sa tasse sur le sol. Dans les cuisines, devant les coussins sur lesquels on s’assied en tailleur, on dispose des tables basses allongées sur lesquelles on pose bols et tasses. Dans la nature, on prendra n’importe quel objet plutôt qu’une pierre. Une brique, par exemple, sera préférable « parce que c’est un objet fabriqué ». Le support de la tasse ne sert pas seulement à la mettre en position hiérarchique spatiale par rapport au sol, mais bien à séparer la cuisine cuite, la culture, du sol lui-même, la nature, par le biais d’un objet qui, lui-même, relève de la culture.

Il y a aussi des attitudes de respect vis-à-vis de la nourriture. Lorsqu’on reçoit du thé ou de la soupe, on doit maintenir la tasse ou le bol en-dessous du récipient que tient la femme qui sert, ou tout simplement, laisser le verre vide sur la table sans le saisir18. Si on prend l’initiative de se lever pour aller se faire servir directement au foyer, on doit aussi maintenir la tasse au pied du foyer et ce, sans la poser sur le sol.

Ce qui est vrai pour la nourriture, l’est aussi pour le savoir (qui est toujours plus ou moins lié au religieux). On ne pose jamais un livre par terre. On ne s’assied jamais dessus. Et, mieux vaut le poser sur une table que sur les genoux.

Ces attitudes vis-à-vis du savoir et de la nourriture sont les mêmes pour tous. Mais, la hiérarchie sociale et religieuse se manifeste ailleurs dans le cas de la nourriture : dans la disposition des individus autour d’une pièce et dans la hauteur des tables qui sont disposées devant eux.

Le point de départ est le foyer adossé contre l’un des quatre murs de la cuisine. D’un côté (indifféremment à gauche ou à droite) se tient la femme qui cuisine, de l’autre, s’assoit habituellement l’homme le plus âgé, le plus souvent son beau-père (puisque la société est patrilocale). C’est lui qui retire les braises du feu au fur et à mesure, et les met dans un réceptacle aménagé à cet effet. Sa place est la plus importante dans la hiérarchie, comme nous allons le voir, et c’est aussi la « bonne place » celle où on peut se chauffer les mains.

Si une fête est organisée, les invités vont se disposer par ordre hiérarchique, le premier dans cet ordre se plaçant à la « place du grand-père » (Figure 3). L’ordre est le suivant19 :

1 ‒ rinpoče ; 2 lamas (moines) ; 3 – kalhon, lhonpo 4 – « gens ordinaires » (paysans) les plus âgés devant les plus jeunes 4 – gara, mon et beda.

Mais cette structure d’ordre ne suffit pas. Pour la renforcer, on placera des tables de hauteur décroissante. Par exemple, on placera devant le rinpoče une très haute table assimilée à un trône20, devant les lamas, le kalhon (orth. bka’-blon), le lhonpo (orth. blon-po) une table haute posée sur une table ordinaire, devant le goba une table haute, devant les gens de strate moyenne

18 C’est en pratique évident, mais la règle est explicitement exprimée. 19

Un rinpoče (orth. rin-po-če) est un grand lama réincarné. Lama (orth. blama) signifie simplement moine. Le

kalhon le titre nobiliaire héréditaire et qui existe toujours, même si cela ne correspond plus à rien. De même pour le lhonpo autre titre nobiliaire héréditaire toujours en usage. Le goba (orth. mgo-pa) est le chef du village, il est élu.

Les gara (orth. mgar-ba) forment une strate de forgerons, les mon forment une strate de musiciens et de menuisiers, les beda sont de bardes plus ou moins mendiants.

On notera que cette disposition met le religieux en avant. Elle ne correspond pas en fait à la division de la société ladakhi en trois grandes strates où sont mêlés le laïc et le religieux : 1 – roi, kalhon, lhonpo 2 – « gens ordinaires » (paysans) et simples lamas. 3 – gara, mon et beda.

D’après une information rapportée par deux étudiants de l’Université de Cambridge, P. Farrington et N. Grist, au village de Matho, les gara sont placés avant les mon dans la hiérarchie parce que dans une flèche, la pointe en fer faite par les premiers est avant le corps en bois fait par les seconds.

20 En ce qui concerne le rinpoče (grand lama réincarné) je répète ici ce que m’ont dit plus d’un d’informateur dans

les années 1970. Cependant cinq ans plus tard j’ai eu l’occasion d’assister à un très grand mariage où était présent le

rinpoče de Rizong. Il n’était pas sur le plus haut coussin devant la plus haute table mais enfermé dans une pièce à

part. C’est là qu’il m’a été confirmé que, effectivement, un rinpoče n’est pas en tête de ligne mais enfermé dans une pièce séparée.

Pas contre dans les monastères un trône est réservé au rinpoče et souvent un second trône, encore plus haut, est réservé au plus important rinpoče de l’école en question (le Dalai-lama par exemple) dont la photo est posée sur le siège.

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une table ordinaire, devant les mon et les gara une planche et devant les beda rien du tout ou, éventuellement, une planche (Figure 4)21.

Un čhoktse (orth. ltsog-rtse ; photo Céline Moulys)

Le cas des beda est particulièrement intéressant. Caractérisés théoriquement comme « n’ayant pas de maison », ces aèdes ambulants sont à la limite de l’humain, de la culture. A peine tolérés à l’intérieur de la cuisine, ils en sont même parfois exclus et mangent à l’extérieur. Ayant à peine une planche pour poser leur tasse, ils peuvent même, parfois, ne rien avoir et la poser sur le sol.

21 cf. R.A. Stein art. cit. p 73 n. 61 « Au Tibet, la hiérarchie des hauteurs s’exprime volontiers aussi par le nombre de

coussins entassés qui servent de siège. Dans une hagiographie de Padmasambhava, celui-ci occupe un siège formé de neuf coussins, l’abbé, un siège formé de 5 coussins et les traducteurs des tapis. Cette hiérarchie des hauteurs se double de celle horizontale, en droite et gauche. »

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Ils ont une position ambiguë. Ils font encore partie du monde social lorsqu’ils sont à l’extrémité de la cuisine et disposent d’une planche, ils n’en font plus partie lorsqu’ils sont rejetés à l’extérieur et posent leur bol sur le sol.

Maison, cuisine ; il existe un dernier domaine où la hiérarchie se reflète dans l’espace : l’urbanisme. Au niveau du village, elle se manifeste par la position dominante du palais royal et du monastère. Le plus souvent, le monastère est construit encore plus haut que le palais. Bien que d’autres critères soient donnés par les informateurs pour justifier cette position, comme, par exemple, les nécessités de la défense de l’ancien temps, la supériorité du roi par rapport à ses sujets, du sacré par rapport au profane est aussi un thème fréquent dans leurs bouches22.

Il est vrai que dans l’état actuel de l’urbanisme, on s’arrête à cette constatation. Il serait pourtant parfaitement cohérent avec les données ramassées dans les lignes qui précèdent, d’imaginer un espace urbain hiérarchisé en cercles concentriques, projection de la pyramide sociale. Effectivement, aux dires des Ladakhi eux-mêmes, lorsque tout le village était rassemblé en haut

22 Il n’est pas exclu que la hauteur des habitations ait aussi été un critère, cf. R. A. Stein, art. cit. p. 73 n. 61 : « La

hiérarchie des étages s’est maintenue au Tibet et est attestée en Chine (…). Le ’’temple rouge’’ (mčhod-kha dmar-po), construit sur le palais du Potala à Lhasa est dit avoir 9 étages, et le Dalaï-Lama est assis sur 9 coussins. Des

bâtiments réels de neuf étages sont attestés au Tibet, à Tashi Lunpo et à Leh (le château) ». Leh était la dernière capitale royale du Ladakh.

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de la colline et protégé par des murailles23, c’était bien le cas. Près du palais royal, on trouvait les maisons du kalhon, du lhonpo et des nobles, tandis que les basses strates en étaient les plus éloignées.

L’archéologie vérifiera ces dires qui n’en reflètent pas moins les structures mentales. Mais l’évolution vers l’éclatement des groupes d’habitations est actuellement toujours en cours24

. Malheureusement, les groupements qui restent encore compacts aujourd’hui sont des petits hameaux qui ne comportent pas de palais royal. Les villages importants ont tous leur habitat déjà complètement dispersé. Cette évolution se poursuit dans ces hameaux de seconde importance, où on remarque quelques maisons isolées de l’agglomération et de construction récente. Les habitants expliquent que certaines familles ont fait rebâtir leur maison « pour être plus près de leurs champs ». Mais, pourquoi ne le faire que maintenant ? Cette deuxième question reste le plus souvent sans réponse.

Si l’espace habité est bien le reflet d’une société très hiérarchisée cette société évolue après être restée longtemps immobile. Si les rois, les kalhon, lhonpo et autres notables ont gardé jusqu’à maintenant leurs prérogatives malgré l’abolition de la monarchie, il y a plus de cent ans par les Dogra, l’urbanisme traditionnel par contre ne subsiste plus qu’à l’état de traces. Le dernier des palais royaux, celui qui est habité actuellement par la reine, à Stok, construit au XIXème siècle, est situé au fond de la vallée et en aval du village.

Ainsi donc, la société Ladakhi est strictement hiérarchisée. L’opposition entre le sacré et le profane, entre le religieux et le laïc, entre le pur et l’impur, entre les dieux et les hommes, entre les différentes strates de la société, entre la culture (la nourriture cuite) et la nature (la terre, les animaux) s’exprime par des positions dans l’espace gradué de bas en haut. Elle se projette sur la maison, le corps humain, le village, l’espace cosmique et même l’espace géographique25. Les titres de noblesse gardent toujours leurs prérogatives dans le protocole.

Mais, la déstructuration du tissu urbain marque une évolution. S’il reflétait la hiérarchie sociale et ne la reflète plus, c’est que cette dernière perd de sa pertinence. Il y a des chances pour que les attitudes sociales qui la reflètent suivent aussi le même chemin. On constate aujourd’hui des attitudes de révolte. Nombre de jeunes gens ayant appris l’anglais et l’ourdou à l’école et ayant trouvé par la suite des postes de fonctionnaires à Leh, la principale agglomération urbaine, refusent par exemple de s’asseoir à la place qui leur est impartie lorsqu’ils sont de retour chez eux.

Il est néanmoins remarquable qu’après plus de 130 ans de colonisation dogra, anglaise puis cachemiri, les attitudes restent les mêmes que si la monarchie et tout l’appareil compliqué de la noblesse restaient encore en place. Les Ladakhi n’ont-ils pas élu leur reine députée au parlement de New Delhi en été 1977 ? On entend encore aujourd’hui couramment dire que dans tel village les fêtes de tir à l’arc seront très belles, « car c’est un village dont tous les habitants sont serviteurs du palais ». En fait, il n’en est rien, la reine n’a plus que quelques domestiques26.

Patrick Kaplanian

23

Que les maisons se concentraient en haut d’une colline autour du palais royal, cela se vérifie encore en visitant les ruines de Timusgam et de Zangla (cette dernière, dans la vallée du fleuve Zanskar).

24 Depuis la rédaction de la première version de cet article le mouvement c’est accéléré. L’habitat est de plus en plus

dispersé. Cette dispersion est renforcée par la multiplication des maisons secondaires suite à la division du patrimoine entre frères, ce qui est un phénomène récent.

25 G. Karl Marx, « 3 documents relating to the history of Ladakh », Journal of the Asiatic Society of Bengal, 1891,

vol. LX, p. 117, n. 27: « To Ladakh people ’’going in the direction of Lha-sa’’ is ’’going up’’, ’’coming away from there’’ is equal to ’’going down’’ ».

26

Translittérations dans l’ordre de l’alphabet tibétain : ka, kha, ga, ṅa, ča, čha, ja, ða, ta, tha, da, na, pa, pha, ba, ma, tsa, tsha, dza, wa, zha, za, ‘, ya, ra, la sha, sa, ha, a. L’auteur remercie Rebecca Norman pour son aide sur les orthographes.

Figure

Figure 1. - Coupe très simplifiée d’une maison ladakhi.

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