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Les images de la folie féminine dans Nadja d'André Breton /

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Academic year: 2021

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(1)

par

Viviane Lépine

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

mai 2007

(2)

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(3)

Ce mémoire propose un survol des trois principales approches critiques des images de la folie féminine dans l' œuvre d'André Breton, plus spécifiquement dans son récit Nadja. D'inspiration freudienne, féministe et mythocritique, respectivement, ces trois approches ont tendance à porter des jugements négatifs sur la folie de Nadja. Après avoir passé en revue les arguments avancés par les tenants de chacune d'elles, cette étude cherche à

poser les jalons d'analyses plus positives qui revalorisent la folie féminine et, par là, les

liens entre le déséquilibre mental et l'identité au féminin. Cette condition féminine, que Breton a voulue et souhaitée car elle était, selon lui, indispensable à la création et au dévoilement du sens caché de l'existence, à savoir le merveilleux, est ainsi pourvue de qualités déconcertantes mais combien grandes et nobles dans cette œuvre unique qui porte le nom russe de l'espérance.

This thesis proposes a general overview of the three principal critical approaches to images of female madness in the work of André Breton, more specifically in his narrative

Nadja. Grounded, respectively, in a Freudian, a feminist and a mythocritical perspective, these approaches tend to present a negative vision of Nadja's madness. After examining the arguments made by proponents of each approach, this study seeks to lay the foundations for positive analyses which will allow for the rehabilitation of female madness and the foregrounding of the link between insanity and female identity. Breton at once desired and fostered this feminine condition, which he deemed to be essential to creation and the discovery of the secret meaning of life: the marvelous. While it may convey disconcerting qualities, female madness is portrayed as noble and exceptional in this unique book whose title is the Russian word for hope.

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À André Breton et à tous les surréalistes, pour avoir voulu changer le monde et, qui par conséquent, ont changé le mien.

À mes professeurs de français et de littérature qui ont marqué mon cheminement scolaire: N. Morin, M. Larue, M. Verthuy, C. Petcoff, C. Mavrikakis, J. Everett et G. Di Stefano.

À

c.

Grech, M.-L. Paquette, S. Lemaitre-Provost et J.-F. Baril pour leur précieuse collaboration.

À ma directrice G. Lane-Mercier, pour sa gentillesse, sa compréhension et son apport positif constant.

À mes parents et ami(e)s, pour leur soutien et leurs encouragements multiples.

À mon époux, pour son amour inconditionnel et pour sa volonté contagieuse.

À mon petit rayon de soleil, pour sa joie de vivre et le désir de réussite qu'il m'inspire.

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Résumé ... ii

Remerciements... iii

Table des matières... ... ... . .. .. . . ... ... ... ... . ... ... ... iv

Introduction... ... ... .... ... ... ... ... ... ... ... ... .... 1

Chapitre 1... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 8

1.1 Analyse du comportement du personnage... 9

1.2 Nadja: femme hystérique, psychotique ou schizophrène?... 14

Chapitre II ... '" .. ... . .... ... ... .... ... ... .... ... .. .... 32

2.1 Désincarnation de la femme et essor de l'autorité masculine ... , ... .... ... 34

2.1.1 L'artiste méconnue. . . .. . . .. . . .. . .. . . .. . 34

2.1.2 La femme soumise à la parole masculine... ... ... ... .. .... ... 37

2.1.3 La femme soumise à l'image surréaliste... 42

2.1.4 La femme cette autre folle... 44

2.2 La femme, cette victime... 45

2.2.1 De l'abandon... ... 45

2.2.2 De la prostitution, de la pauvreté et de la drogue... ... ... ... ... ... 46

2.2.3 De la violence physique... 47

2.2.4 De la violence psychologique... 47

2.3 En guise de transition: Iconologie de la femme et rôle double de la femme folle.. 49

2.3.1 La femme-enfant... 49

2.3.2 La femme immaculée... 50

2.3.3 La compagne folle... ... 51

2.4 Nadja ou la folle phosphorescence de l'être.... ... .... ... ... ... ... 52

2.4.1 La femme idéale et libérée... ... ... 53

2.4.2 La femme marginale... 55

2.4.3 La femme médiatrice... 56

2.4.4 L'oracle... 56

2.4.5 L'amoureuse folle... .... ... . .. ... ... ... ... .. . .. ... . 58

(6)

2.4.7 La muse androgyne: écho de l'autre... ... ... . ... 60

2.4.8 L'artiste reconnue: un point considérable... ... ... 60

Chapitre III. ... ... ... ... ... ... .... ... ... ... ... ... ... 66

3.1 Identité féminine et la figure du double... ... ... ... ... ... ... ... ... 67

3.2 Analyse des dessins... ... ... ... .... ... 79

3.2.1 L'analyse symbolique... 79 3.2.2 L'analyse mythologique... 83 Conclusion ... , . . . ... . . ... . . .. . . .. . . .. . . .. . . ... .. . . .. . . . ... 95 Bibliographie... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 103 1. Oeuvre à l'étude... ... ... ... ... ... ... 103 2. Corpus critique... ... ... ... .... ... .... ... ... .... ... 103 2.1 Volumes... 103

2.2 Articles et parties de volumes... ... ... ... ... .... ... ... ... 105

2.3 Mémoires et thèses... 108

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C'est en 1922 qu'est fondé officiellement en France un mouvement littéraire des plus importants et qui a véritablement bouleversé l'horizon littéraire et social de l'époque: le surréalisme. De ce groupe, né dans l'entre-deux-guerres, qui «aspire à réconcilier le rêve et la réalité et à promouvoir une libération totale de l'être humain»,l André Breton en est véritablement la tête de proue. Ce rassembleur, cet animateur, cet investigateur, ce poète, cet écrivain, cet homme contestataire et engagé, a grandement participé à l'essor surréaliste par ses nombreuses publications. Ses actions et actes d'écriture divers tentent pour le moins à faire basculer toutes les frontières du réel vers le pays de l'imaginaire, de l'inconscient, de la surréalité.

Le surréalisme reposant foncièrement sur les notions de base de la psychanalyse, qui ont été récupérées et retravaillées pour participer à la dynamique révolutionnaire, artistique et littéraire du mouvement, il est d'autant plus difficile d'aborder la question des troubles mentaux. Sa vie durant, André Breton a connu de près ou de loin les effets de l'insanité.

1 SCHOELLER, Guy (dir). Le Nouveau Dictionnaire des auteurs, tome 1, Paris, Laffont-Bompiani, 1994,

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Que ce soit durant ses études en médecine ou durant son internat à l'Hôpital psychiatrique de St-Dizier ou durant la Première Guerre Mondiale - il était aide-infirmier -, jusqu'à ses rencontres diverses avec Jacques Vaché, ce dandy illuminé, et avec Nadja, cette «folle au demeurant prostituée»,2 son intérêt pour les cas psychiatriques n'a cessé de croître. Nulle surprise de s'apercevoir que la thématique de la folie est exploitée de façon positive dans l'œuvre portant le prénom du commencement de l'espérance en russe, Nadja, lorsque nous savons que les surréalistes s'en sont faits les défenseurs chevronnés.

Nadja, parue en 1928 et saluée par la critique, retouchée et rééditée en 1964, est une sorte

de compte-rendu de la rencontre de Breton, en 1926, avec cette jeune femme à l'esprit proprement surréaliste, de leurs amourettes et de leurs déambulations dans la ville de Paris. Ce qui est d'autant plus intéressant dans ce récit mêlant autobiographique et romanesque, ce récit de l'entre-deux, genre impossible à classer de façon définitive, c'est l'importance accordée aux deux grands «F», la Femme et la Folie. Ces deux mythes deviennent tangibles pour un bref moment de lecture.

Sujet de prédilection chez Breton, chimère troublante d'émotivité et de familiarité, <<la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse, celle qui subsiste après avoir été tenue»3 par le Pape du surréalisme. Le deuxième sexe demeure l'idéal humain, une icône resplendissant de sensualité, de passion et de mystère non seulement dans

Nadja mais dans ses autres ouvrages. Breton en fait le centre de l'énergie créatrice, de

2 PASTOUREAU, Henri. Ma vie surréaliste: André Breton, lesfemmes et l'amour, Paris, Maurice Nadeau,

1992,p.327.

3 DEBENEDETTI, Jean-Marc et BAUDIFFIER, Serge. Le Surréalisme et ses alentours, Paris, Éditions

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bouleversements émotionnels et de découvertes multiples. Cet être de l'altérité, du double, représente la parfaite fusion entre le rêve et la réalité, l'amour et la passion. Nadja, femme, muse et miroir de Breton, est présentée comme le véritable tremplin vers le merveilleux, autant que cette recherche insensée de l'amour fou.

Nul doute que le personnage de Nadja, par son comportement marginal et sa nature démesurée (états hallucinatoires divers, intérêt pour l'art pictural, jeux de nature psychotique, etc.), souffre de maladie mentale. Toutefois, Breton mise sur l'aspect positif de sa conduite, découlant de son état de santé particulier, qui s'emplit de sagesse, de merveilles et de liberté. Ainsi, Nadja est considérée comme une voyante, une porteuse de vérité inconsciente, une annonciatrice. Elle enseigne le sens de la vie à Breton et participe à la quête identitaire de l'auteur. Elle ouvre la voie à l'amour utopique et à

l'idéal féminin. Bien qu'elle ne soit pas l'élue et qu'elle ne soit pas à la mesure de la représentation conçue par Breton, il n'en demeure pas moins que sa rencontre agit comme un signal déclencheur, indique la possibilité amouteuse, la présence à venir de cette femme rêvée, qui se retrouve en la personne de Jacqueline Lamba, à la fin du récit. Mais Breton qui a entrevu en Nadja «une personne plus capable que lui de pratiquer "l'automatisme psychique pur" qui définit le surréalisme»,4 a entretenu ainsi le processus d'idéalisation du mythe féminin surréaliste, qui lui était cher, a encouragé ses absurdités et a provoqué d'une certaine façon l'internement de Nadja.

4 CONLEY, Katharine. «La Nature double des yeux (regardés/regardants) de la femme dans le

surréalisme», dans La Femme s'entête: la part du féminin dans le surréalisme, COLVILLE, Georgianna et

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Ceci amène le lecteur à s'interroger sur les images de la folie féminine projetées dans

Nadja. Les propos tenus par la critique quant à l'image de la femme détraquée chez Breton sont majoritairement péjoratifs. La femme est prisonnière et victime de structures psychiques internes qui lui échappent, car ce sont des structures emblématiques et identitaires imposées par l'homme, et par le surréalisme même, qui la forcent à opter pour une conduite anormale. Nadja soumise à des délires, à des hallucinations et au dédoublement de sa personnalité, prenant la forme d'associations diverses à des entités mythiques féminines et monstrueuses, est inévitablement attirée vers le gouffre de l'insanité. La femme folle demeure captive de cet amour fou et de ses représentations

idéalistes dont elle ne peut s'affranchir.

Les chercheurs des années soixante et soixante-dix, adoptant une approche psychanalytique, se sont penchés plus particulièrement sur le comportement du personnage féminin surréaliste et ont tenté d'en dresser le caractère psychologique et pathologique qui correspondrait à celui d'une hystérique, d'une psychotique ou d'une schizophrène. La folie de Nadja est alors catégorisée différemment selon le jugement scientifique. Est-il vraiment juste de la définir ainsi et d'attribuer à la féminité et à sa marginalité des étiquettes aussi sombres et excessives?

À partir des années quatre-vingt-dix et jusqu'à aujourd'hui, la direction prise par la recherche va singulièrement bifurquer vers une approche féministe. Certains spécialistes voient en Nadja le mythe d'Alice, celui de la femme-enfant, de l'être de l'entre-deux et du passage. D'ailleurs, les représentations graphiques dans le récit la lient à des personnages mythiques sombres et monstrueux. Nadja adopte une imagerie et une

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identité construites sur le modèle de la temporalité et sous la dominance masculine et de la dépravation. Sa folie, accablée du mal et de la destruction, n'est en réalité qu'une réaction violente contre l'idéalisation masculine, une lutte pour la réappropriation de l'identité personnelle féminine perdue et pour rétablir la suprématie féminine. La folie de Nadja est-elle véritablement libératrice ou plutôt castratrice? Y a-t-il une lueur d'espoir pour Nadja dans cet univers éclaté et masochiste?

Toutefois, certains éléments de l'œuvre et l'attitude même de Breton pointent vers le renversement du jugement négatif et de la position classique vis-à-vis la représentation de l'aliénation féminine. Nadja n'est plus cette folle à lier, mais plutôt une muse inspirante et inspirée, symbole de la vérité absolue et de l'amour, celle par qui la révélation d'un monde merveilleux, transcendant la réalité, est possible. La folie de Nadja est saine. La réhabilitation de la femme folle dans cette société française de l'entre-deux-guerres est-elle possible? Sa suprématie intest-ellectuest-elle et artistique, fournie par son état mental, peut-elle être reconnue et acceptée? Voilà autant de questions auxqupeut-elles notre étude cherche à répondre.

La méthodologie adoptée dans ce mémoire consistera en un survol des trois principales approches de Nadja en exposant l'ensemble des jugements portés sur les images de la folie féminine chez Breton.

L'approche freudienne, que nous aborderons dans la première partie, a répertorié dans la conduite de Nadja certaines caractéristiques pathologiques et a dressé le profil d'une femme souffrant de maladie mentale. Certains lui attribuent les symptômes de l'hystérie,

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d'autres celui de la psychose ou de la schizophrénie. Le jugement scientifique lourd et hermétique est toujours teinté de pessimisme quant aux agissements féminins et désinvoltes de l'héroïne. Les divers diagnostics livrés n'oublieraient-ils pas la vision singulièrement positive de Breton sur la folie de Nadja?

La critique féministe, à laquelle est consacrée la seconde partie, a soulevé la problématique de l'identité féminine dans la folie, plus précisément celle du sacrifice identitaire qui est mis au profit du dessin surréaliste et qui désincarne l'individu féminin. La folie de Nadja serait utilisée uniquement comme processus de reconnaissance de l'identité masculine et de son autorité. Qu'en est-il alors de tout l'émerveillement, des magnifiques découvertes et révélations et de la beauté convulsive qui ne peuvent exister sans la présence de Nadja? L'identité et l'autorité féminines ne sont-elles pas reconnues par Breton dans le processus de création et de révélation?

Notre étude se terminera par un survol de la mythocritique qui s'est penchée sur la question des divers mythes et représentations monstrueuses associés à Nadja. La vésanie serait présentée dans l'œuvre sous le signe de la démultiplication du personnage. Nadja (par son attirance pour le fantastique, le hasard objectif, le surréel, par son rôle clef d'intermédiaire de l'entre-deux) serait le double de Breton. Nadja, texte double,

dynamise la hantise qui est une caractéristique déterminante de la folie. Cette imagination débordante, cette capacité inégalée de libération de l'inconscient, cette prédisposition au monde supematurel, tous ces atouts féminins ne pourraient-ils pas être perçus comme des signes lumineux, comme le reflet même de l'altérité?

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Cette synthèse de la critique permettra d'élaborer une réflexion précise sur les images de

la folie féminine dans l'œuvre. Est-ce que la folie de Nadja peut véritablement être envisagée davantage comme un état propre à la révélation qu'un état de démence? Est-ce que cet état pathologique peut se départir du sacrifice de l'identité féminine? Est-ce que de la noirceur de cet esprit tourmenté, dédoublé, mystifié, le génie de l'inconscient peut effectivement surgir et transformer le monde?

Mon mémoire englobera donc les trois tendances principales décelées dans la critique, soit une dimension psychanalytique, féministe et mythocritique du personnage féminin aliéné dans l'œuvre de Breton, Nadja. Véritable juxtaposition de la recherche passée et celle plus récente, réunification entre le déséquilibre et l'identité au féminin, cette étude portera sur la revalorisation de la folie féminine. Cette condition féminine, voulue et souhaitée par Breton, indispensable et exclusive à la création et au dévoilement du sens caché de l'existence, est ainsi pourvue de qualités déconcertantes mais combien grandes et nobles.

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«[ ... ] la psychanalyse, méthode que j'estime et dont je pense qu'elle ne vise à rien moins qu'à expulser l'homme de lui-même, et dont j'attends d'autres exploits que des exploits d'huissier. »5

L'excentricité et la démence de Nadja, qui seraient manifestes dans sa conduite, ont été amplement analysées par la critique psychanalytique. Les divers spécialistes, J. H. Matthew, Tatiana Spinari-Pollalis, Martine Lerude, Éliane Tonnet-Lacroix, Harold Wylie, tentent également de démontrer que cet état mental singulier est exacerbé par la féminité du personnage. Leurs études proposent différents pronostics de désordres sévères dont serait affligée Nadja, telles que l'hystérie, la psychose et la schizophrénie. À la lumière de leurs analyses, l'image de la folle véhiculée dans le récit bretonien demeure des plus négatives. Toutefois, les critiques ne s'entendent pas sur l'optique médicale et psychiatrique à adopter vis-à-vis du comportement et de l'attitude de ce personnage féminin et démentiel. Leurs conclusions divergent. L'objectif du présent chapitre est de vérifier l'hypothèse selon laquelle, à la différence de cette autorité dite scientifique et littéraire, la folie dont souffre Nadja revêt un caractère positif et participe activement au déploiement de l'univers magique surréaliste. Cet état pathologique serait tout au plus

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bonifié et surélevé par Breton, qui voit en Nadja un «génie libre»6, non pas une folle à

lier.

1.1 Analyse du comportement du personnage

La rencontre inespérée et fortuite entre Nadja et André Breton, en ce mois d'octobre 1926, n'est pas anodine. Breton est à la fois bouleversé et fortement intrigué par ce personnage authentique et haut en couleur qui provoque chez lui interrogations et réactions vives. Cette femme, au comportement marginal et déluré, à première vue, semble toutefois soumise à des forces psychiques qui échappent aux lois de la «normalité». Ses agissements et pensées sont des plus étranges. Nadja s'abandonne entière au flot de ses impétueux désirs et de son inconscient, laissant ainsi la folie s'emparer implicitement de son être. Dans ce qui suit, nous nous proposons de démystifier, par le biais d'une lecture attentive de l' œuvre, la conduite de cette héroïne déséquilibrée.

Tout d'abord, Nadja fait office de voyante et divulgue bon nombre de prédictions. Elle semble ainsi avoir un certain contrôle sur des événements futurs. Elle prédit l'apparition d'une lumière rouge à la fenêtre d'un hôtee et assure Breton de la rédaction de l'œuvre portant son nom.8 De plus, elle a des visions.9 Elle voit, sans même les avoir rencontrés

6 BRETON, André. Nadja, p. 111.

7 «'Vois-tu, là-bas, cette fenêtre? Elle est noire, comme toutes les autres. Regarde bien. Dans une minute

elle va s'éclairer. Elle sera rouge.'» La minute passe. La fenêtre s'éclaire. TI y a, en effet, des rideaux

rouges.» BRETON, André. Nadja, pp. 81-82.

8 «Puis, soudain, se plaçant devant moi, m'arrêtant presque, avec cette manière extraordinaire de m'appeler,

comme on appellerait quelqu'un, de salle en salle, dans un château vide: «'André? André? ... Tu écriras un

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auparavant, les membres peuplant l'intimité de Breton. Nadja possède un sixième sens que semble accentuer son état mental particulier. Sa folie lui offre une vue nouvelle, un pouvoir mystique sur les choses et sur les faits.

À travers les siècles, bien des êtres illuminés ont joué au jeu audacieux des divinations. Combien ont cru en ce pouvoir chimérique, combien ont été récriminés et jugés aliénés pour cela? Et si les prédictions de Nadja n'étaient que le fruit d'un heureux hasard ou de la chance pure, quoiqu'en pense Breton? Ce dernier croit fermement au principe de la destinée et à la puissance de la prédilection et de la révélation. On sait qu'il a toujours été attiré par les sciences occultes et qu'il a toujours eu un grand intérêt pour les médiums. Pour lui, «[ ... ] Nadja est un champ d'investigations privilégiées [au niveau des prémonitions et des pressentiments]. L'héroïne est en terme de parapsychologie, un «sujet PSI»: un être aux frontières de la raison, qui séduit et fascine le poète par tous ses «dons» de voyance.» 10

Les pouvoirs médiumniques de Nadja s'intensifient: ses divagations ne s'arrêtent pourtant pas là. Elle affirme l'occurrence de la réincarnation en dévoilant les détails de ses vies antérieures. Il Elle aurait incarné plusieurs femmes à différentes époques, de la

9 «'Je vois chez vous. Votre femme. Brune, naturellement. Petite. Jolie. Tiens, il y a près d'elle un chien.

Peut-être aussi, mais ailleurs, un chat (exact). Pour l'instant, je ne vois rien d'autre.'» BRETON, André.

Nadja, p. 74.

JO POUGET, Christine. «La Séduction de l'irrationnel», dans SAPORTA, Marc. André Breton ou le surréalisme même, Lausanne, Éditions Age d'homme, 1988, p. 166.

11 «Il lui semble qu'elle n'a jamais eu de secret pour moi, bien avant de me connaître. Une courte scène

dialoguée, qui se trouve à la fin de Poisson soluble, et qui paraît être tout ce qu'elle a lu du Manifeste, scène à laquelle, d'ailleurs, je n'ai jamais su attribuer de sens précis et dont les personnages me sont aussi étrangers, leur agitation aussi ininterprétable que possible, comme s'ils avaient apportés et remportés par un flot de sable, lui donne l'impression d'y avoir participé vraiment et même d'y avoir joué le rôle, pour le moins obscur, d'Hélène.» BRETON, André. Nadja, pp. 78-79.

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mystérieuse Hélène à l'extravagante Mme de Chevreuse,12 en passant par une compagne de Marie-Antoinette.13 Emportée dans cette mascarade de personnages des plus farfelus, Nadja s'imagine «autre». Son identité féminine se démultiplie sous le masque vaporeux de la folie.

Nadja poursuit sa descente dans l'insanité en comblant sa solitude par le jeu et en occupant son esprit par des fictions:

Ferme les yeux et dis quelque chose. N'importe, un chiffre, un prénom. Comme ceci (elle ferme les yeux): Deux, deux quoi? Deux femmes. Comment sont ces femmes? En noir. Où se trouvent-elles? Dans un parc... Et puis, que font-elles? Allons, c'est si facile, pourquoi ne veux-tu pas jouer? Eh bien, moi, c'est ainsi que je me parle quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d'histoires. Et pas seulement de vaines histoires: c'est même entièrement de cette façon que je ViS.14

Parce que sa vie est triste et pathétique,15 elle use de créations pour la rendre plus intrigante et plus fantastique. Nadja s'amuse, telle une enfant ou une attardée, avec l'imaginaire.

Dans cet élan d'absurdité, Nadja se façonne également une identité au gré de ses fantaisies et de ses humeurs. Elle se choisit un nomI6 et se baptiseY Sa personnalité

12 «Nadja s'est vue en Mme de Chevreuse; avec quelle grâce elle dérobait son visage derrière la lourde

Elume de son chapeau!» BRETON, André. Nadja, p. 109.

3 «Mais dis-moi, pourquoi dois-tu aller en prison? Qu'auras-tu fait? Moi aussi j'ai été en prison. Qui

étais-je? Il y a des siècles. Et toi, alors, qui étais-tu? [ ... J Elle se demande qui elle a pu être dans l'entourage de Marie-Antoinette.» BRETON, André. Nadja, p. 85.

14 BRETON, André. Nadja, p. 74.

15 «Mais Nadja était pauvre, ce qui au temps où nous vivons suffit à passer condamnation sur elle, dès

qu'elle s'avise de ne pas être tout à fait en règle avec le code imbécile du bon sens et des bonnes mœurs. Elle était seule aussi [ ... }.» BRETON, André. Nadja, pp. 142-143.

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prend ainsi plusieurs facettes et son identité se dévoile désormais sous le signe du passage et du provisoire. Le lecteur assiste ainsi à un phénomène pathologique intéressant: la scission des personnalités. Dans les multiples dessins qu'elle réalise pour Breton, Nadja se représente aussi sous les traits de plusieurs personnages féminins de la mythologie, dont Mélusine et la sirène.

De plus, Nadja, à certains moments, semble complètement détachée de la réalité: son esprit vagabonde en des territoires inconnus. Elle expérimente des voyages astraux et accède à des dimensions temporelles. lB Elle oublie les choses les plus évidentes et ne

remarque pas les événements déconcertants qui peuplent son quotidien. Elle tait la difformité physique de l'un de ses amants:

Machinalement alors, à son tour, elle a regardé l'une de ses mains qui tenaient les siennes et n'a pu réprimer un cri en s'apercevant que les deux derniers doigts en étaient inséparablement joints. «Mais tu t'es blessé!» TI fallut absolument que le jeune homme, lui montrât son autre main, qui présentait la même malformation. Là-dessus, très émue, elle m'interroge longuement: <<Est-ce possible? Avoir vécu si longtemps avec un être, avoir eu toutes les occasions possibles de l'observer, s'être attachée à découvrir ses moindres particularités physiques ou autres, pour enfin si mal le connaître, pour ne pas même s'être aperçue de

cela!»l9

L'amour rend aveugle, mais dans le cas présent le lecteur est en droit de s'enquérir sur le regard fou de Nadja sur le monde. Nadja voit des mirages, fruits de son imagination

16 «Elle me dit son nom, celui qu'elle s'est choisi: 'Nadja, parce qu'en russe c'est le commencement du mot

espérance, et parce que ce n'en est que le commencement'. »BRETON, André. Nadja, p. 66.

17 «'Qui êtes-vous?' Et elle, sans hésiter: 'Je suis l'âme errante.'» BRETON, André. Nadja, p. 71.

18 «Elle se sert d'une nouvelle image pour me faire comprendre comment elle vit: c'est comme le matin

quand elle se baigne et que son corps s'éloigne tandis qu'elle fixe la surface de l'eau. 'Je suis la pensée sur le bain dans la pièce sans glaces.'» BRETON, André. Nadja, p. 100.

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débordante. La présence de la main, agissant comme un leitmotiv dans le récit, et celle de l'étoile ardente le démontrent bien: «Cette main, cette main sur la Seine, pourquoi cette main qui flambe sur l'eau?»2o

C'était vraiment une étoile, une étoile vers laquelle vous alliez. Vous ne pouviez manquer d'arriver à cette étoile. À vous entendre parler, je sentais que rien ne vous en empêcherait: rien, pas même moi ... Vous ne pourrez jamais voir cette étoile comme je la voyais. Vous ne comprenez pas: elle est comme le cœur d'une fleur sans cœur?1

Ces chimères, elle seule peut les voir et en comprendre les significations. Nadja est prisonnière des représentations incohérentes de son esprit malade.

Nadja est une créature étrange et énigmatique. Ses propos sont difficiles à saisir: ils se perdent dans le labyrinthe de ses fabulations, suscitant ainsi un tourbillon d'angoisses, de peurs subites et incontrôlables: «Mais Nadja s'alarme à la vue d'une bande de mosaïque qui se prolonge du comptoir sur le sol et nous devons partir presque aussitôt.»22 Ceci va jusqu'à provoquer des hallucinations auditives et des malaises physiques: «TI y avait aussi une voix qui disait: Tu mourras, tu mourras. Je ne voulais pas mourir mais j'éprouvais un tel vertige ... Je serais certainement tombée si l'on ne m'avait pas retenue.»23 La preuve de sa condition mentale, instable et inquiétante, demeure le refus catégorique de toute forme d'anormalité: «Tu me crois très malade, n'est-ce pas? Je ne suis pas malade.»24 La sagesse populaire ne nous a-t-elle pas enseigné qu'il n'y a pas plus fou qu'un fou qui se dit <<l1onnal»?

20 BRETON, André. Nadja, p. 87. 21 BRETON, André. Nadja, pp. 70-71.

22 BRETON, André. Nadja, p. 89.

23 BRETON, André. Nadja, p. 82. 24 BRETON, André. Nadja, p. 87.

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À la lumière du comportement absurde de Nadja, les critiques qui préconisent une approche psychanalytique s'accordent à dire qu'elle souffre d'aliénation mentale sévère. TI est d'autant plus facile pour le lecteur d'en faire autant puisque Guy Scholler le résume bien: «Sa situation sociale est si terriblement précise qu'un psychiatre n'hésiterait pas à

l'identifier comme une folle menant hors de l'asile une vie de bohème délirante.»25 Malgré tout, la conduite exubérante et désaxée de Nadja a donné lieu à des verdicts divergents. Certains critiques optent pour l'hystérie, d'autres pour la psychose féminine, d'autres encore pour la schizophrénie. La partie suivante étudiera les différentes approches de la folie de Nadja.

1.2 Nadja: femme hystérique, psychotique ou schizophrène?

L'hystérie est un état psychiatrique qui a longtemps été associé à la condition féminine, car étymologiquement le terme dérive du mot grec qui signifie utérus.26 Cette maladie mentale, largement théorisée entre autres par Freud, se manifeste de façon évidente dans le comportement de Nadja. Selon J.H.· Matthew, le lecteur averti peut en repérer les symptômes nombreux et variés en observant les agissements de l'énigmatique héroïne,27

25SCHOLLER, Guy (dir). Dictionnaire des œuvres, Paris, Éditions Laffont-Bompiani, tome IV, 1990, p. 699.

26 «Hystérie: état psychique caractérisé par une suggestibilité extrême. Par une variation excessive de l'humeur et par des symptômes dits de "conversion", tels que crises nerveuses, contractures, paralysies, aphasies, troubles de la vue, de la station, etc.» DE BECKER, Raymond. La Vie tragique de Sigmund Freud, Paris, Éditions Culture Art Loisir, 1967, p. 294.

27 <<Even so, it is perfectly plain to readers with less knowledge of psychiatrie nosography than Breton that,

from their first meeting on, Nadja is in urgent need of treatment.» Ici, nous traduisons: «Cependant, il est évident, pour les lecteurs n'ayant pas autant de nosologie psychiatrique que Breton, que depuis leur toute première rencontre, Nadja a un besoin urgent de traitement.» MATTHEWS, J.H. Surrealism, Insanity and Poetry, Syracuse, Ist ed. (house), 1982, p. 24.

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dont l'incapacité à distinguer le réel et l'irréel,28 les réactions vives dues à un état d'agitation importane9 et les états spontanés d'euphorie accompagnés du désir omnipotent de sensations fortes.3o Nadja vit donc des épisodes bien définis où son esprit se détache littéralement de l'existence dite «réelle» pour se réfugier dans une dimension psychique autre et sauvage, celle de son inconscient. Son imagination fertile et ses dons occultes ne sont que des instruments au service de ses pulsions créatrices démentielles. De plus, Nadja est d'une grande sensibilité: son caractère peut changer sous le coup de l'énervement, laissant souvent ses appréhensions contrôler sa raison. Elle demeure imprévisible, obscure et turbulente. L'épisode du suicide provoqué en voiture,3i souhaité par Nadja et refusé par Breton, démontre bien la vésanie dangereuse qui la tenaille, l'incohérence de sa raison et son désordre hystérique.

28 «[ ... ] [T]he splitting of consciousness which is so striking in the well-known classical cases under the

form of 'double conscience' is present to a rudimentary degree in every hysteria, and that a tendency to such a dissociation, and with it the emergence of abnormal states of consciousness (which we shall bring together under the term 'hypnoid') is the basic phenomenon of this neurosis.» Ici, nous traduisons: «La scission de la conscience, qui est bien évidente dans les cas classiques sous la forme de la double "conscience", est présente, à un degré rudimentaire, dans chaque hystérie et s'accompagne d'une tendance à la dissociation et de l'apparition d'états anormaux de la conscience (que nous pouvons regrouper sous le terme "hypnoïde") qui sont à la base du phénomène de la névrose.» SIGMUND, Freud. The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, vol. II, London, Hogarth Press, 1955, p. 12.

29 «[ ... ] [S]uch as manic and .. angry states of excitement, rapidly changing hysterical phenomena, hallucinations, and so on.}} Ici. nous traduisons: «[ ... ] tels que des états d'excitation, colériques et maniaques, des phénomènes hystériques, prompts et subits, des hallucinations et bien plus encore.}} FREUD, Sigmund. The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, p. 236.

30 «Their [patients] liveliness and restlessness, their craving for sensations and mental activity, their

intolerance of monotony and boredom, may be formulated thus: they are among those people whose nervous system while it is at rest liberates excess of excitation which requires to be made use ob} Ici, nous traduisons: «Leur vivacité et leur agitation [celle des patients], leur désir intense de sensations fortes et d'activité mentale, leur intolérance face à la monotonie et à l'ennui, peuvent être expliqués de cette façon: ils sont parmi ceux dont le système nerveux, une fois au repos, libère un surplus d'excitation, qui doit être absolument utilisé.» FREUD, Sigmund. The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, p. 240.

31 «[ ... ] [S]on pied maintenant le mien pressé sur l'accélérateur, ses mains cherchant à se poser sur mes

yeux, dans l'oubli que procure un baiser sans fin, voulait que nous n'existassions plus, sans doute à jamais, que l'un pour l'autre, qu'ainsi à toute allure nous nous portassions à la rencontre des beaux arbres.» BRETON, André. Nadja, p. 152.

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Selon certains critiques inspirés par les théories freudiennes, Nadja est la patiente hystérique par excellence, en raison de sa nature libérée et libertine, de sa condition sociale et de son métier dégradant et pervers de prostituée. La sexualité joue un rôle de premier ordre dans l'élaboration de la maladie selon Freud. Le développement de cette dernière est provoqué par un traumatisme survenu dans le passé (souvent lors de l'enfance ou de la puberté) dont le souvenir a été profondément enfoui dans l'inconscient de la patiente. Son rappel fait rejaillir la souffrance et donne lieu, par la suite, de façon implicite, à un comportement anormal (déviance sexuelle). Ceci expliquerait la raison pour laquelle le moteur pulsionnel et l'influence prédominante de la conduite de Nadja reposent sur la séduction, dont l'effet est instantané sur les hommes.32 Nadja est une femme folle et fatale, qui emploie ses attributs physiques pour obtenir reconnaissance. Son regard surtout, grâce à la beauté et à l'intensité de ses <<yeux de fougère»,33 se transforme en une arme redoutable d'attraction charnelle.34 Si les yeux sont le reflet de l'âme, ceux de Nadja reflètent dépravation et hystérie.

Puisqu'il faut <<pour comprendre Freud [et la majorité de ses concepts], chausser des testicules en guise de lunettes»35 et opter pour une vision réductive, masculine et sexuée de l'hystérie, cette féminité associée au comportement et aux attributs physiques de Nadja

32 «Elle se connait ce pouvoir sur certains hommes, entre autres ceux de race noire, qui où qu'elle soit, sont

contraints de venir lui parler.» 1 «Un homme seul, avant de sortir de la gare, lui envoie un baiser. Un second agit de même, un troisième.» BRETON, André. Nadja, p. 109.

33 BRETON, André. Nadja, p. 112.

34 «Curieusement fardée, comme quelqu'un qui, ayant commencé par les yeux, n'a pas eu le temps de finir, mais le bord des yeux si noir pour une blonde [ ... J. Je n'avais jamais vu de tels yeux. Sans hésitation, fadresse la parole à l'inconnue [ ... ].» BRETON, André. Nadja, p. 64.

5 BÉHAR, Henri et CARASSOU, Michel. Le Surréalisme, Paris, Librairie Générale Française, 1984,

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lui fournit une certaine identité jointe au qualificatif négatif de «féminin».36 Le jeu de la débauche et de l'envoûtement a un revers du fait que la chasseuse se prend au piège de sa victime et se mue elle-même en proie.37 Signe incontesté de sa faiblesse mentale, de sa précarité intellectuelle et de son mal, le libre arbitre de Nadja a disparu. Celle-ci se soumet désormais, corps et âme, à Breton, à ses désirs surréalistes. Elle consent ainsi à laisser son statut de femme libre pour revêtir celui de l'objet de convoitise. Tel que le rapporte Soshana Felman, l'effacement progressif de l'identité propre de Nadja la mène à cet état définitif d'hystérique auquel elle ne peut échapper:

Tout le contraire d'une protestation, la folie est l'impasse de celles que leur conditionnement culturel a privées des moyens mêmes de se révolter, de protester ou de revendiquer: loin d'être une forme de révolte, la «maladie mentale» est la manifestation d'une impuissance culturelle et d'une castration politique, l'expression sociale et psychologique d'une demande d'aide, d'un appel au secours qui font encore partie du conditionnement de la femme, du stéréotype idéologique de son rôle et de la conduite «féminine». 38

La psychose,39 tout comme l'hystérie, repose sur des théories freudiennes de la sexualité. La différence subsiste dans le fait que la maladie affecte de façon claire et précise la représentation personnelle et sociale de la patiente. Selon Martine Lerude: «La femme est par essence, du fait de son rapport direct à la jouissance Autre, au bord du trou, là où

36 «Et, ce que nous considérons comme «folie» [ ... ] est soit la représentation du rôle dévalué de la femme,

soit le rejet total ou partiel du stéréotype du rôle sexuel.» FELMAN, Soshana. «Les Femmes et la folie: histoire littéraire et idéologique », dans, Lafolie et la chose littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 139.

37 «Elle me parle maintenant de mon pouvoir sur elle, de la faculté que j'ai de lui faire penser et faire ce que

je veux, peut-être plus que je ne crois vouloir.» BRETON, André. Nadja, p. 78.

38 FELMAN, Soshana. La Folie et la chose littéraire, p. 139.

39 «Repris par Sigmund Freud comme concept dès 1894, le terme est d'abord employé pour désigner la

reconstruction inconsciente par un sujet d'une réalité délirante ou hallucinatoire. Il est ensuite inscrit à l'intérieur d'une structure tripartite dans laquelle il se différencié d'une par de la névrose, d'autre part de la perversion.» ROUDINESCO, Elisabeth et PLON, Michel. Dictionnaire de la psychanalyse, Évreux, Éditions Fayard, 1997, p. 847.

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manque le signifiant qui ferait du grand Autre une totalité. Elle est par essence en état de folie potentieUe.»4o Cela implique de nouveau la perturbation et l'égarement de l'esprit de la femme qui sont foncièrement reliés à la préséance et à l'autorité masculines.

Quand la vectorisation phallique manque, ou lorsqu'elle n'est plus opérante, quand il n'y a plus de sens pour ordonner le réel, pour gagner sur le réel, ce qu'une femme va réaliser est aussi de l'ordre de l'excès. Elle se sent poussée, contrainte à aller jusqu'au bout. [ ... ] Pour aller jusqu'à bout, une femme peut être aussi poussée à

s'identifier à l'objet cause du désir de son partenaire ou de ses partenaires. L'objet n'est plus en état de recel, mais à ciel ouvert, et donné à voir à tous. Pour elle, il n'y a alors pas de semblant d'objet, elle est happée vers le vide, vers le rien, ce qui cliniquement se traduit far des dépressions graves. Elle se retrouve pur objet [ ... ].4

Selon l'étude de Martine Lerude, Nadja correspond au profil de la psychotique, car en se réfugiant dans les bras de Breton, en adoptant une attitude démesurée, en s'identifiant à ses envies, en cédant à sa curiosité masculine, elle se dénature et aggrave ainsi son état. L'élément masculin gouverne la pensée et l'action féminines; sans l'homme, la femme n'a plus sa raison ... d'être. Donc, sans Breton, Nadja n'existe plus. Ille sait.42 Il est devenu le centre de son univers;43 elle a accepté de disparaître, de devenir l'ombre de ce «soleil» ardent.44 Elle a ainsi cherché frénétiquement la symbiose des deux amants (sans

40 LERUDE, Martine. «D'une psychose féminine», dans 1958-1993 L'Abord des psychoses après Lacan,

Bordeaux, Point Hors Ligne, 1994, p. 109.

41 LERUDE, Martine. «D'une psychose féminine», p. 117.

42 «[ ... ] [C]ertains jours elle paraissait vivre de ma seule présence [ ... ].» BRETON, André. Nadja, pp.

115-116.

43 «Elle, je sais que dans toute la force du terme il lui est arrivé de me prendre pour un dieu, de croire que j'étais le soleil.» BRETON, André. Nadja, p. 112.

44 «Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu'une trace. [ ... ] Avec la fin de mon souffle, qui est le

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pouvoir toutefois l'obtenir)45 pour (finalement) trouver sens à sa vie et essayer de prendre part au monde, celui des hommes, celui de Breton. «On peut remarquer aussi qu'il y a, pour une femme psychotique, la nécessité du regard du partenaire, de sa présence comme garantie identificatoire, faute de quoi c'est le dérapage.» 46 Elle a consenti à se soumettre à la vision masculine et à s'exposer de la sorte pour y correspondre. Son but étant de parvenir aux limites extrêmes de son altérité et de sa féminité.

Le constat d'échec est plus qu'évident. Nadja psychotique n'a pas su se faire reconnaître comme la moitié de Breton, comme son «Autre». Elle s'est laissée consumer par sa quête, par «cette logique qui consiste à aller jusqu'au bout, à répondre à l'appel sans fin de l'Autre, de l'Autre qui jamais ne déterminera ni ne ménagera une place.» 47 Car, Nadja n'a place ni dans le cœur de Breton ni dans son existence: elle n'est que l'objet érotisé de l'inintelligible et de l'inaccessible excentricité, celle que l'on étudie et que l'on enferme.48 Elle n'est que l'image mitigée d'une femme, de sa folie et de sa féminité.

Ce qui distingue la schizophrénie de ces deux autres désordres mentaux est la notion de «rupture de contact avec la réalité et la dissociation des fonctions psychiques».49 Dans cet état pathologique précis, il y a une cassure importante du système de représentations. En effet, selon Harold Wylie, la schizophrénie de Nadja se caractérise principalement par

45 «Devant nous fuse un jet d'eau dont elle paraît suivre la courbe. 'Ce sont tes pensées et les miennes.

Vois d'où elles partent toutes, jusqu'où elles s'élèvent et comme c'est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent [ ... ].'» BRETON, André. Nadja, p. 87.

46 LERUDE, Martine. «D'une psychose féminine», p. 118. 47 LERUDE, Martine. «D'une psychose féminine», p. 120.

48 «[ ... ] Nadja was observed, objectified, and eroticized by Breton in her symbolic and abstracted

representations.» Ici, nous traduisons: «Nadja était observée, objectivée et érotisée par Breton dans ses représentations symboliques et abstraites.» SPINARI- POLLALIS, Tatiana. Andre Breton: Psychiatry in

the Service of Surrealism, Thèse de doctorat, 2001, University of Boston, p. 122.

49 TONNET-LACROIX, Éliane. «Un Point de vue de psychiatres: surréalisme et "schizoïde"», Mélusine Cahiers du Centre de Recherches sur le surréalisme, Le surréaliste et son psy, no 13, 1992, p. 164.

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un état de trouble profond, un déficit éminent du rapport avec le réel. La patiente est exhortée par son imagination féconde à expérimenter hallucinations diverses et rêveries éveillées. 50

Avec cette maladie, débute le règne de l'image qui s'instaure dans l'esprit de Nadja. Plusieurs exemples fournis précédemment montrent qu'elle est effectivement assaillie par des visions. La répétition de l'une de ces images, celle de la main, le confirme.51 Plus loin dans le récit, ce symbole revient52 la tourmenter. 53 Les yeux ont également une valeur considérable. À ces diverses apparitions peuvent correspondre la notion masculine de domination (représentée par la main) et celle de la séduction et faiblesse féminines (par les yeux). Selon Wylie, ce qui distingue la représentation schizophrénique est le morcellement du corps, plus précisément celui de la patiente. 54 La problématique de l'identité est ainsi associée à une partie du corps: la main pour Breton, les yeux pour Nadja.55 Avec ces repères visuels, l'hallucinée trouve un sens à son existence et à son entourage. Sans eux, Nadja cesse d'être et l'être cesse d'exister.

50 «Schizophrenia is now defined as a state of cognitive confusion or a 10ss of contact with material reality,

a retreat in the face of trauma to an inner reality of daydream, imagination, hallucination, filled with the images -icebergs floating on a stormy sea - broken 100se from the littoral of the subconscious.» Ici, nous traduisons: «La schizophrénie est maintenant définie comme étant un état cognitif de confusion ou une perte de contact avec la réalité ambiante, comme une fuite intérieure, face à un traumatisme, vers une autre dimension où dominent le rêve éveillé, l'imagination et les hallucinations, remplie d'images - tels des icebergs flottants sur une mer agitée - qui sont détachées du littoral du subconscient.» WYUE, Harold. «Breton, Schizophrenia and Nadja », The French Review, tome XLill, vol. l, hiver 1970, p. 100.

51 «Cette main, cette main sur la Seine, pourquoi cette main qui flambe sur l'eau?» BRETON, André.

Nadja, p. 87.

52 «Découpage également, mais en deux parties, de manière à pouvoir varier l'inclinaison de la tête,

l'ensemble constitué par un visage de femme et une main.» BRETON, André. Nadja, p. 12l.

53 «Elle est à nouveau distraite et me dit suivre sur le ciel un éclair que trace lentement une main. "Toujours

cette main."» BRETON, André. Nadja, p. 99.

54 «The schizophrenic loses body-image; his body, his members no longer belongs to him.» Ici, nous traduisons: «Le schizophrène perd toute conscience de soi: son corps et ses membres ne lui appartiennent

~lus.» WYLIE, Harold. «Breton, Schizophrenia and Nadja», p. 101.

5 «[ ... ] Nadja's face is disappearing on the Livre de Poche cover drawing. The haunting eyes, the hair and

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Mis à part les symptômes fondamentaux56 répertoriés dans la conduite écervelée de Nadja, la schizophrénie entrruÎle une hausse accrue de la créativité chez la malade. Nadja exprime ses délires par divers talents artistiques. Elle, qui <<n'avait jamais dessiné»57 auparavant, se met à créer bon nombre de dessins: elle fait des collages et elle prononce des phrases sous le mode de

r

automatisme, procédé naturel pour elle et prisé par Breton. Bref, «Nadja [schizophrène] proclame [ainsi] une éthique et une esthétique surréalistes».58 Femme, artiste et malade, cette âme torturée produit et reproduit au rythme de ses élucubrations le monde absurde dans lequel elle évolue. Difficile à saisir et à cerner complètement, résultat de cette condition pathologique extraordinaire, Nadja est une boite à surprises et à images difformes.

Dans le récit, poésie et illustration sont abondamment parsemées et participent activement à la divagation des diverses révélations de l'illuminée. Nadja, en impératrice schizophrénique du surréel, joue avec l'image.59 Le dessin lui permet de s'exprimer et

Nadja disparaît de la couverture du livre de poche. Seuls, les yeux inoubliables, les cheveux et le coeur, symbole de l'amour, restent (la main est Breton [ ... ]» WYLIE, Harold. <<Breton, Schizophrenia and Nadja», p. 101.

56 «Terme forgé en 1911 par Eugen Bleuler à partir du grec schizeÎn (fendre, cliver) et phrênos (pensée)

pour désigner une forme de folie appelée «démence précoce» par Emil Kraeplin, et dont les symptômes fondamentaux sont l'incohérence de la pensée, de l'affectivité et de l'action (que l'on appelle SpaItung ou clivage), un repli sur soi (ou autisme) et une activité délirante.» ROUDINESCO, Elisabeth et PLON, Michel. Dictionnaire de la psychanalyse, p. 942.

57 BRETON, André. Nadja, p. 134.

58 MOURIER-CASILE, Pascaline. Pascaline Mourier-Casile commente Nadja d'André Breton,

Saint-Amand, Éditions Gallimard, 1994, «Collection Folio», p. 105.

59 «Mais les derniers dessins, alors inachevés, que m'a montrés Nadja lors de notre dernière rencontre, et

qui ont dû disparaître dans la tourmente qui l'a emportée, témoignaient d'une toute autre science. » BRETON, André. Nadja, p. 134

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de donner forme à son activité délirante.60 Elle s'amuse également avec les mots dont toute logique est anéantie:

Je ne veux me souvenir, au courant des jours, que de quelques phrases, prononcées devant moi ou écrites d'un trait sous mes yeux par elle, phrases qui sont celles où je trouve le mieux le ton de sa voix et dont la résonance en moi demeure grande: [ ... ] La griffe du lion étreint le sein de la vigne.61

L'art, on le sait, est souvent utilisé comme un moyen d'expression, un outil thérapeutique efficace pour les aliénées.62 Harold Wylie croit que l'art permet à Nadja d'extérioriser ses démons, de donner forme à ses divagations et de matérialiser en quelque sorte cette surréalité, ce monde déviant où baigne son entendement. L'activité artistique de Nadja demeure délirante et elle effraie par son incompréhension de la réalité. Ce n'est p,as par souci d'esthétisme ou de succès qu'elle s'exécute artistiquement de cette façon: il s'agirait plutôt d'un réflexe inconscient de communication, d'un geste pur et gratuit d'énonciation.

En résumé, les divers diagnostics de la critique psychanalytique établissent une image essentiellement négative de la folie féminine dans Nadja. La démence de la protagoniste

est associée à une maladie mentale, à un état particulièrement dérangeant et à un comportement socialement condamnable dominé par les perturbations, les hallucinations

60 «Nadja a inventé pour moi une fleur merveilleuse: «la Fleur des amants». [ ... J C'est essentiellement sous ce signe que doit être placé le temps que nous passâmes ensemble et il demeure le symbole graphique qui a donné à Nadja la clef de tous les autres.» BRETON, André. Nadja, p. 118.

61 BRETON, André. Nadja, p. 116.

62 «The free expression of subconscious materials and presence of schizophrenie tendencies are seen in the

dream-Iogic of these drawin~s, the eerie hallucinatory atmosphere, the abundance of archetypal symbols twisted into strange patterns.» Ici, nous traduisons: «La libre expression des matériaux du subconscient et la présence de tendances schizophréniques sont décelées dans la logique onirique de ces dessins, dans l'atmosphère déconcertante hallucinatoire, et dans l'abondance de symboles archétypaux transformés en étranges configurations.» WYLIE, Harold. <<Breton, Schizophrenia and Nadja», p. 102.

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et les sautes d'humeur. La folie de Nadja dérange, car elle est synonyme d'exclusion. Hystérie, psychose ou schizophrénie ne sont que des étiquettes attribuables et attribuées aux attitudes intenses, aux réparties enflammées et au naturel déraisonnant d'une pauvre femme, confiée à elle-même et sans repères identitaires précis.

À la différence de ses collègues analystes, Soshana Felman prend à cœur la réhabilitation de la femme folle dans l'univers littéraire. Elle expose et condamne la (notion de) contradiction étroitement liée à la proscription dans l'étude de la folie féminine. Cette aptitude générale qui tend à jumeler masculin et féminin, réel et surréel, raisonnable et irraisonnable dans l'idée de faire ressortir les faiblesses de l'un et les forces de l'autre s'applique bien au récit de Nadja: «[ ... ] [R]ien n'est moins "naturel" que cette frontière qui prétend séparer le "réel" de l' "irréel" - et qui ne délimite que le dedans et le dehors d'une clôture idéologique: un dedans qui inclut les hommes, la "raison", la "réalité", la "nature"; un dehors qui exclut la femme, la folie, le "surnaturel ", l''' irréalité".»63 Breton n'échappe pas à ces condamnations puisqu'il utilise ce système philosophique afin de trouver ultimement qui il hante. Elle conteste aussi cette logique rationnelle et masculine qui vise à écraser et à écarter la femme folle tout en lui accolant l'étiquette de «l'autre», ce qui la destitue et la rend invisible. Ainsi, Felman déplore que la femme folle (Nadja) devienne objet, prisme ou miroir, reflétant le visage de l'homme sain (Breton) dans le tourment de la folie. Toutefois, elle dénote une faille importante dans le système de perception patriarcale et restrictive de la folie: la différence, celle qui perturbe. Selon elle, si l'homme essaie d'abolir tout écart possible entre la femme et lui, c'est certes pour pulvériser dans le but de s'affirmer et dominer. L'homme, selon 63 FELMAN, Soshana. La Folie et la chose littéraire, p. 146.

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Felman, entrevoit ainsi une menace dans la femme folle. L'originalité, l'extravagance et la divagation mettraient en péril le système de pensée masculin. La démence féminine et ses traits particuliers nuiraient donc à l'ordre intérieur et au bon fonctionnement admis par l'univers cartésien. La névrosée est plus puissante qu'elle ne le paraît puisqu'elle représente la dissemblance dérangeante. Elle incarne alors la possibilité de révolte ou de révolution et le risque imminent du renversement de la logique et du naturel préalablement établis. Ainsi, le mystère et les prédispositions intellectuelles, intuitives et émotionnelles gagneraient ultimement pour donner naissance à une idéologie supérieure et de surcroît féminine.

Évidemment, il faut convenir que Felman adopte une approche féministe du problème. Elle s'appuie d'ailleurs sur les travaux de Phyllis Chesler qui ont démontré l'oppression et l'autorité masculines malsaines dans le domaine social et psychiatrique.64 Chesler souligne de cette façon la part de culpabilité qui revient à l'homme dans le traitement et la perception méprisante de la folie féminine. Elle offre tout de même une perspective positive lorsqu'elle annonce que la femme folle doit faire entendre sa voix, celle de la vérité viscérale et celle de la féminité, dans ce monologue littéraire, en brisant les structures dressées par le masculin. La femme doit renaître à elle-même et rejeter les stéréotypes infligés par sa démence. TI y a ainsi un espoir pour l'aliénée; l'espoir d'une paix intérieure, d'un bonheur, où se mêlent réinsertion et acceptation, identification et reconnaissance, à la fois individuelles et collectives.

64« Il est évident que si une femme veut être saine,. elle doit "s'adapter" aux normes de comportement de

son sexe et les accepter, même si ces types de comportements sont en général considérés comme ayant un attrait social moindre [ ... ] Dans notre civilisation, l'éthique de la santé mentale est masculine.» FELMAN, Soshanna. La Folie et la chose littéraire, p. 138.

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L'image de la folie féminine en est une qui est marquée du sceau de la dualité et de l'instabilité entre les forces sexuelles, les qualités caractérielles et les valeurs humaines intrinsèques. TI est question ici de trouver l'équilibre nécessaire entre le raisonnable et l'irraisonnable. TI s'agit non pas de dresser de façon définitive la ligne entre folie et non-folie (bien que les éléments scientifiques aident à positionner le jugement psychiatrique et psychanalytique), mais bien de laisser entrer la subjectivité et la sensibilité féminines dans l'esprit du lecteur. Après tout, bien qu'il se prétende véridique, le récit est avant tout littéraire. TI erit relaté par un homme, poète et écrivain, qui raconte sa brève rencontre avec une femme qui était folle. TI ne s'agit pas d'un compte rendu psychiatrique en bonne et due forme.

Nous croyons que Nadja est considérée «autre» parce qu'elle représente la femme et l'artiste, pas seulement la folle. Elle affirme ses instincts et s'affirme à sa façon. Elle est tout le portrait de la femme libérée des contraintes sociales bien que le poids des convenances pèse sur son inconscience. Ses excentricités sont placées sous le signe de l'originalité et de la démesure. Elle ressent et elle vit. Elle s'exprime, elle aime et s'abandonne sans retenue. Cette femme de caractère, sensible aux sciences occultes, joue à tout instant avec le sens de la vie, de la fortune et de l'amour. Sa folie envoûte par la fantaisie naturelle qui se dégage de ses délires, de ses aventures et de ses déambulations. TI est si facile d'oublier la démence destructrice, de laisser dominer la beauté de la magie blanche de la fée parisienne, de faire saillir les mille et un délices offerts par cette imagination impétueuse, d'entrevoir le génie dans la folie. Pourquoi vouloir priver le lecteur d'un tel bonheur sous prétexte d'un comportement féminin inquiétant? Pourquoi

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vouloir condamner tant de merveilles parce qu'elles provoquent parfois confusion et incompréhension? La clef d'un tel mystère (la folie) réside dans le respect immédiat et le charme incontrôlable commandés par l'ouverture d'esprit. L'énigme de Nadja repose, quant à nous, sur la sensibilité et l'éblouissement appliqués à une interprétation débonnaire et intimiste du phénomène démentiel féminin.

À la lumière des différentes analyses faites du récit, le profil mental qui correspond le mieux à Nadja, selon nous, serait celui de la schizophrénie. L'activité artistique impressionnante65 et omniprésente dans l'oeuvré6 tend à démontrer que la folie féminine, loin d'être aussi sombre et destructrice que le croient les spécialistes, est plutôt un état mental constructif et créatif, où le merveilleux peut se déployer et l'inconscient surgir sans contraintes. Pour reprendre les propos de Harold WyIie, la schizophrénie de Nadja est placée sous le signe ascendant, soit celui du sacrifice noble et ultime de soi, le dernier geste d'un génie poursuivant sa quête de chimères.67 L'art et la folie vont de pair dans l'expression de la surréalité et des fantasmes.68 De cette énergie pure et créatrice, des épanchements de Nadja, explosent la sensibilité et la candeur, matières brutes de

65 «Many schizophrenies mamfest an obsessive compulsion to draw or paint.» Ici, nous traduisons:

«Beaucoup de schizophréniques ont une pulsion obsessive de dessiner ou de peindre.» WYUE, Harold. «Breton, Schizophrenia and Nadja », p. 100.

66 La partie de l'art pictural occupant plusieurs pages dans le récit.

67 «[ ... J [MJadness may be a noble sacrifice of self, the last gesture of genius in its super-human quest for its chlmera.» Ici nous, traduisons: «[ ... 1 [L]a folie peut être perçue comme un noble sacrifice de soi, le dernier geste du génie dans sa quête surhumaine de chimères.» WYLIE. Harold. «Breton. Schizophrenia and Nadja », p. 105.

68 «Je ne craindrai pas d'avancer l'idée, paradoxale seulement à première vue, que l'art de ceux qu'on

range aujourd'hui dans la catégorie des malades mentaux constitue un réservoir de santé morale, Il échappe en effet à tout ce qui tend à fausser le témoignage qui nous occupe et qui est de l'ordre des influences extérieures, des calculs, du succès ou des déceptions rencontrées sur le plan social, etc. Les mécanismes de création artistique sont ici libérés de toute entrave.» BRETON, André. «L'art des fous, la clé des champs », p. 274.

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l'enchantement, d'un univers autre que celui de cette période sombre de

l'entre-deux-guerres.

Toutefois, si Nadja suscite tant d'exaltation chez Breton, c'est qu'elle est d'abord femme et hystérique. Cette maladie attribuée au «sexe faible» n'est plus répressive et ne relève plus d'un trouble considérable de la pensée mais est plutôt envisagée comme une façon distincte de communiquer et d'extérioriser sa sensibilité.69 En bons défenseurs des aliénées, Breton et les surréalistes relancent les théories de Freud (et par le fait même celles d'autres psychanalystes) en soumettant une nouvelle définition et une vision inédite du phénomène hystérique70 dans le but de redorer l'image, faussement entachée, de la femme déséquilibrée, désormais vue comme une réserve magique et sans fin d'images, de beauté, de surprises, de désinvolture et d'affranchissement. En rendant compte de ses aventures cabalistiques avec Nadja, Breton rectifie le jugement négatif préalablement accordé à une telle condition et lui redonne ainsi sa part d'humanité: grâce à <<tant d'exemples de héros dont le cas relève plus ou moins de la pathologie mentale [ ...

J,

le névrosé est devenu un personnage tragique auréolé de grandeur et de noblesse malgré ses déchéances, ses crimes ou ses absurdités.>/l

69 «[ ... J pour eux [les surréalistes}, l'hystérie est un levier d'émancipation parmi quelques autres.» CHÉNIEUX-GENDRON, Jacqueline. Le Surréalisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 246.

70 «L'hystérie est un état mental plus ou moins irréductible se caractérisant par la subversion des rapports qui s'établissent entre le sujet et le monde moral duquel il croit pratiquement relever, en dehors de tout système délirant. Cet état mental est fondé sur le besoin d'une séduction réciproque, qui explique les miracles hâtivement acceptés de la suggestion (ou contre-suggestion) médicale. L'hystérie n'est pas un phénomène pathologique et peut à tous les égards, être considérée comme un moyen suprême d'expression.» BRABANT, Olivier. Le Surréalisme: texte étudié: "Nadja" d'André Breton, Paris, Éditions Gallimard, 1994, «Les Écrivains du Bac», no 18, p. 194.

71 TONNET-LACROIX, Éliane. «Un Point de vue de psychiatres: surréalisme et "schizoïde" », Mélusine Cahiers du Centre de Recherches sur le surréalisme, p. 167.

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Qu'elle soit hystérique, psychotique ou schizophrène, là n'est pas la question. Nadja n'a jamais été considérée par Breton de prime abord et totalement comme une malade,72 mais bien comme une femme marginale, une artiste, une muse, la preuve vivante que le merveilleux peut exister, se camoufler dans le réel.73 Sa folie est donc un état souhaitable qui la prédispose ultimement et naturellement à s'exprimer, à créer et à recréer l'univers ambiant au gré de ses désirs et de ses délires. 74

Du reste, les absurdités de Nadja, issues de son imagination débordante et désordonnée, ne sont pas considérées comme inquiétantes ou anormales aux yeux fascinés de Breton. La femme n'est pas perçue comme une bête étrange de par sa nature, ses attributs et ses actions inintelligibles. Elle ne représente plus le mal et l'intrigue ténébreuse, mais bien le merveilleux insaisissable: «La femme, elle, conçue comme un être impénétrable, et changeant sans cesse, devient également source d'inspiration de ceux qui par principe s'opposaient au règne de la raison.»75 Elle est idéalisée et sa folie est célébrée:

L'éternel féminin devient ainsi, pour les surréalistes, symbole de l'inconnu, de l'incompréhensible, du mystère

72 «Nadja is at flfst a heroic figure, an ideal, not a sick person at aIl [ ... J.» Ici, nous traduisons: «Nadja est,

au début, une figure héroïque, un idéal et non pas une malade.» BROPHY, Kevin. «Psychoanalysis and Surrealism», Creativity: Psychoanalysis, Surrealism and Creative Writing, Melbourne, Melbourne University Press, 1998, p. 125.

73 «And J.H. Matthews has noted: Meeting Nadja constitutes for Breton proof that the marve10us is innate in the real [ ... ].» Ici, nous traduisons: «J.H. Matthew a noté que la rencontre de Nadja était, pour Breton, une preuve que le merveilleux est intrinsèque au réel.» WYLIE, Harold. <<Breton, Schizophrenia and Nadja

», p. 100.

74 «Prior to André Breton's chance meeting with Nadja, he and his surrealist friends had concentrated on the

positive aspects of mental instability, seeing (or at least presenting) it exclusively as a source of poetic inspiration of enviable richness.» Ici, nous traduisons: «Bien avant la rencontre fortuite d'André Breton avec Nadja, lui et ses amis surréalistes s'étaient attardés aux aspects positifs de l'instabilité mentale et ils l'avaient perçue (ou du moins présentée exclusivement) comme étant une source intarissable d'inspiration wétique.» MATTHEWS, J.H. Surrealism, Insanity and Poetry, p. 40.

5 ABLAMOWICZ, Aleksander. <<Nadja- femme rêvée ou femme de rêve», dans MODRZEJEWSKA,

Krystyna. La Femme dans la littérature française - symbole et réalité, Opole, Éditions Uniwersytet Opolski, 1999, p. 156.

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