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Toile urbaine. Peindre à l’échelle du territoire urbain

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01994112

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Submitted on 19 Jun 2019

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Toile urbaine. Peindre à l’échelle du territoire urbain

Marie Escorne

To cite this version:

Marie Escorne. Toile urbaine. Peindre à l’échelle du territoire urbain. Eric Van Essche. Hors-cadre. Peinture, couleur et lumière dans l’espace public contemporain, La lettre volée, 2015, Hors-cadre : peinture, couleur et lumière dans l’espace public contemporain, 978-2-87317-456-9. �hal-01994112�

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Toile urbaine

Peindre à l’échelle du territoire urbain

Marie Escorne

Introduction

Depuis la fin des années soixante, les artistes sont de plus en plus nombreux à migrer hors des ateliers et des galeries pour s’aventurer dans la ville, devenue un véritable terrain de création. L’ouvrage Urban Interventions. Personal projects in public spaces1 atteste de la richesse et de la variété de ces pratiques en pleine

expansion. On y trouve l’expression « Urban Canvas »2 [toile urbaine], employée

pour évoquer des interventions très diverses (sculptures, installations, collages ou graffiti) qui ont en commun d’être « contextuelles », selon l’expression consacrée par Paul Ardenne3, puisqu’elles se faufilent dans la ville et sont si bien tissées dans

les mailles de la trame urbaine qu’il est difficile voire impossible de les en dissocier.

Reprenant donc cette expression de « toile urbaine » à notre compte, nous nous en tiendrons à des exemples d’artistes utilisant la peinture, pour lesquels la cité est comprise comme une « toile » dans un sens plus littéral. Peintres dans la ville, les artistes dont il sera question rompent avec la tradition des « murals », puisqu’ils ne se cantonnent plus au mur (une surface verticale clairement délimitée qui peut encore évoquer le tableau), mais utilisent des outils et des supports inhabituels pour faire apparaître l’espace urbain comme un subjectile hors norme et hors échelle.

1) Horizontalité : l’Action Painting revisitée IEPE

En 2010, Iepe Rubingh, allias IEPE, orchestre une action picturale singulière intitulée Painting reality. Elle consiste à faire déverser cinq cents litres de peinture à l’eau écologique sur la chaussée par des cyclistes positionnés à chaque feu d’un grand carrefour de Berlin. Après le passage des vélos, le « tableau » est complété par les centaines d’engins qui traversent chaque jour ce carrefour. Dans

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l’impossibilité de contourner les flaques de peinture, les véhicules deviennent alors de gigantesques pinceaux brossant l’asphalte de couleurs vives (rouge brique, jaune citron, bleu cyan et violet)4.

Intervenir de cette façon pour « peindre la réalité », comme l’indique le titre de cette action, dénote une volonté de rompre avec la monotonie : non seulement parce que quelque chose d’extraordinaire a lieu dans une journée apparemment ordinaire (de manière tout à fait inattendue, puisqu’il n’y a eu aucune annonce préalable), mais encore parce que le fait de mettre des couleurs vives sur une si grande surface de la ville introduit de la gaité et de la variété dans un espace « monotone » au sens propre, aussi uniforme qu’une toile en attente d’être peinte. IEPE réalise ainsi un geste esthétique qui vise, selon ses termes, à « tirer un gigantesque coup de pinceau sur la société5 ». Soulignons toutefois que l’artiste ne

peint pas directement puisqu’il supervise l’action depuis un appartement en hauteur, adoptant un point de vue privilégié pour admirer la « toile ».

On peut à ce propos se demander où s’arrête ici la « toile » : doit-on considérer seulement le carrefour ou une portion plus large de territoire incluant toutes les traces de peinture ? Jusqu’où les automobilistes ont-ils roulé en marquant le sol de peinture ? Les voitures sont-elles d’ailleurs simplement des outils ? Ne sont-elles pas elles-mêmes des supports ?

En définitive, il semble qu’il n’y ait pas de bordure à cette peinture que la photographie et la vidéo ne peuvent que partiellement cadrer. Etendue, l’œuvre est mouvante, vivante et n’a eu qu’une durée de vie éphémère comme le montre une photo prise le lendemain de la performance sur laquelle on voit la peinture délavée après la pluie.

Braco Dimitrijevic

Ce happening d’IEPE fait écho à une action plus ancienne, certes beaucoup plus discrète et facile à délimiter, de Braco Dimitrijevic. En 1969, ce dernier dépose en effet un berlingot de lait sur la chaussée et attend ensuite qu’une voiture passe et éclate le berlingot qui répand son contenu sur la route. Braco Dimitrijevic arrête alors l’automobiliste et lui demande ce qu’il pense du résultat et si cela peut, à son avis, constituer ou non une œuvre d’art. L’automobiliste signe enfin la « toile »

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qu’il vient de peindre à son insu, d’où le titre de l’œuvre Painting by Kresimir Kilka.

On trouvait donc déjà dans cette action l’idée de mettre en place un dispositif, laissant ensuite faire le hasard et mobilisant le citadin à son insu dans l’élaboration de l’œuvre. Dans le cas de Braco Dimitrijevic, on assiste d’ailleurs clairement à un jeu de mise en abîme : une œuvre dans une œuvre, la signature d’un anonyme qui n’a certainement pas de prétention à devenir artiste, sous la signature de Braco Dimitrijevic qui revendique, lui, sa position d’artiste plasticien.

Par ailleurs, Braco Dimitrijevic pastiche de manière assez claire l’expressionnisme abstrait : en utilisant un simple berlingot de lait qui fera une tache sur l’asphalte, il semble en effet montrer que « n’importe qui » peut littéralement faire avec « n’importe quoi » une toile relevant de l’expressionnisme abstrait. À un second niveau de lecture il paraît évident que cela n’est pas si simple, la proposition de Braco Dimitrijevic accédant précisément au statut d’œuvre d’art parce qu’elle se singularise par la référence à l’expressionnisme abstrait transposé en dehors de ses cadres (ceux de la toile, de l’atelier, du musée).

Francis Alÿs

Artiste belge vivant et travaillant à Mexico City, Francis Alÿs revendique également la référence à l’action painting et plus précisément aux drippings de Jackson Pollock. Ainsi, pour The Leak (l’écoulement), Francis Alÿs effectue par exemple une marche dans la ville de Sao Paulo en laissant s’écouler un pot de peinture. Lorsque toute la peinture s’est déversée, il se sert de la trace laissée au sol pour revenir à son point de départ, un musée dans lequel il expose le pot de peinture vide.

Au contraire des artistes précédemment cités, Francis Alÿs s’implique physiquement dans l’effectuation de l’œuvre et c’est bien sa déambulation qui se lit dans la ligne sinueuse visible sur le sol de la ville métamorphosée en une toile immense. Cette implication du corps de l’artiste peignant sur un support horizontal à l’aide d’une peinture industrielle évoque très clairement Jackson Pollock qui commentait de la sorte son propre travail : « Avec la toile sur le sol, je me sens plus proche d’un tableau, j’en fais davantage partie. De cette façon, je peux marcher tout

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autour, travailler à partir des quatre côtés, et être dans le tableau, comme les Indiens de l’Ouest qui travaillaient sur le sable. Parfois j’utilise un pinceau, mais très souvent, je préfère utiliser un bâton. Parfois, je verse la peinture directement de la boîte. J’aime employer une peinture fluide que je fais dégoutter6. »

Le résultat de ce jeu avec la matière et de cette confrontation avec le support donne naissance, dans le cas de Pollock, à des toiles dont la contemplation est une expérience temporelle : les coulées ne forment certes pas une image, mais sont le résultat d’une action dont on peut recomposer la genèse. De même, ce qui importe pour Francis Alÿs, en véritable « raconteur d’histoire », c’est que la coulée de peinture qu’il laisse derrière lui puisse devenir comme un fil d’Ariane invitant les citadins à fabuler.

Héritier de Pollock, Francis Alÿs conçoit une œuvre qui offre aussi un prolongement au texte d’Allan Kaprow qui, après le choc esthétique ressenti face aux peintures de Pollock, déclare : « Pollock, comme je le vois, nous a laissé au point où nous devons nous préoccuper, et même être éblouis par l’espace et les objets de notre vie quotidienne, que ce soient nos corps, nos vêtements, les pièces où l’on vit, ou, si le besoin s’en fait sentir, par le caractère grandiose de la 42e rue.

Insatisfaits de la suggestion opérée à travers la peinture sur nos autres sens, nous utiliserons les spécificités de la vue, du son, des mouvements, des gens, des odeurs, du toucher7. »

En sortant l’action painting de ses cadres, Francis Alÿs incorpore précisément tous les nouveaux « ingrédients » évoqués par Allan Kaprow, et son travail prend par conséquent une autre ampleur que les drippings de Pollock. Ainsi, comme l’explique Thierry Davila, « Alÿs reprend [le geste de Pollock], le déplace en lui donnant une nouvelle extension : il l’intègre à une vaste circulation qui prend la forme d’une marche, il l’étend, le dilate dans l’espace et dans la durée, donnant à son horizontalité la forme d’un parcours, d’un périple. Il traite le dripping à travers une cinéplastique dont la pratique devient ici très nettement et plus explicitement que dans d’autres œuvres, un outil de négociation avec l’art et son histoire, d’appropriation, de reprise, d’invention. De déplacement8. »

De cette manière, avec Francis Alÿs, la toile devient un territoire, une portion de ville, et ce « support » ne peut plus être embrassé d’un coup d’œil : il doit être

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arpenté, par l’artiste dans un premier temps, puis par le citadin/spectateur qui souhaiterait voir l’œuvre se dérouler au fil de ses pas. Encore faut-il évidemment que cette mince trace soit vue, ce qui n’est pas évident parce que la ligne de peinture n’a qu’une durée de vie éphémère et qu’elle est tracée sur un espace chaotique, traversé par des piétons qui ne s’attendent pas a priori à rencontrer une œuvre d’art de ce type.

Outre le changement d’échelle et de durée de vie, le fait de transposer (de « déplacer ») les drippings en dehors du Withe Cube, signifie également travailler avec un espace qui a une géographie et une histoire particulière, dont Francis Alÿs exploite les potentialités dans une variante de The Leak réalisée à Jérusalem en 2004. L’action s’intitule cette fois The Green Line, puisque l’artiste laisse s’écouler un filet de peinture verte tout au long d’un trajet qui suit le tracé d’une portion de la « ligne verte » séparant historiquement Jérusalem en deux. Le film documentant l’action est ensuite présenté à des israéliens et des palestiniens qui commentent librement le travail de l’artiste. L’œuvre se présente ainsi comme une réflexion sur la place que peuvent occuper l’art et l’artiste dans la cité, ce qu’indique d’ailleurs le sous titre de l’action : Parfois faire quelque chose de poétique peut devenir politique et parfois faire quelque chose de politique peut devenir poétique. Hypothétique et contingente, la relation entre le poétique et le politique affleure de cette façon dans une œuvre qui ne prétend pas changer le monde, et s’offre davantage comme une invitation à se « déplacer » pour entrevoir de nouveaux possibles.

2) Verticalité : Felice Varini, la profondeur d’une œuvre

Comme Francis Alÿs, Felice Varini s’implique dans la réalisation de l’œuvre, même s’il fait appel à des collaborateurs et travaille d’une certaine manière comme les peintres d’autrefois en « atelier », non au sens du lieu unique et clos, mais au sens d’un ensemble de personnes élaborant ensemble une œuvre d’art.

Car Felice Varini se définit tout d’abord comme un « peintre », qui a choisi de faire éclater les cadres pour envahir l’espace. À la fin des années 1970, il

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commence à peindre dans des espaces clos sur des surfaces hétérogènes : murs, cadres de porte, portions de sol, piliers, plafonds9… Sa peinture prend ainsi pour

support des portions du site, exploitées dans toute leur complexité et leur profondeur, de sorte que depuis un point de vue précis (souvent situé à la hauteur de l’œil de l’artiste), des formes géométriques simples et la plupart du temps monochromes semblent flotter dans l’espace comme sur une toile plane. Dès que l’on se déplace, les formes éclatent, se dispersent et chaque fragment acquiert son indépendance.

Cette peinture se construit donc dans un rapport très étroit et particulier au lieu qui « façonne » l’œuvre et influence nécessairement sa perception. Felice Varini affirme, en effet, que chaque création est source d’étonnement puisque le site génère des formes auxquelles lui-même n’avait pas songé. Il explique en outre qu’il est inutile d’utiliser différentes couleurs car, en peignant un espace qui n’est pas plan et homogène, il obtient à partir d’une même couleur mille nuances différentes10.

Lorsqu’il travaille en extérieur, d’autres éléments entrent bien sûr en compte. En 1986, Felice Varini intervient ainsi en Suisse (son pays natal) et crée la polémique en peignant sur un élément architectural considéré comme un objet sacré. Livrée à un public élargi, qui n’est pas nécessairement habitué à côtoyer l’art contemporain, l’œuvre se heurte à des réticences mais l’artiste accueille positivement ces réactions qui prouvent que sa peinture « vit » en suscitant des échanges et des débats.

C’est en 2001 que Felice Varini réalise sa première œuvre de grande envergure, toujours en Suisse, à Bellinzona. Comme dans l’exemple précédent, Felice Varini intervient sur un monument historique, le château de Castegrande qu’il révèle en le « surlignant ». Ici, il peint trois grands arcs de cercles colorés qui, vus depuis un lieu en hauteur face au château, embrassent le monument, ses fortifications et son promontoire. Lorsqu’on se trouve hors du point de vue qui permet aux arcs de cercles de se composer, les fragments de peinture apparaissent aux détours des rues et toutes sortes de « toiles » abstraites sont visibles depuis la ville en contrebas.

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La pièce intitulée Une ligne, Cinq droites, six points, orange (Neufchâtel, 2002) joue d’une manière différente avec l’espace et avec le citadin/spectateur qui est davantage « dans » la peinture ou dans la toile tissée par l’artiste. Perçue depuis le point de vue choisi au milieu de la chaussée, la ligne orange constituée de cinq droites relie les bâtiments qui sont situés le long de la voie comme s’ils étaient tous sur un même plan. L’intérêt ici est évidemment de se déplacer, à pied ou en voiture, car le point de vue n’est jamais selon Felice Varini une finalité et fonctionne davantage comme un « point de départ » pour lire l’œuvre, c’est-à-dire la peinture et l’espace avec lequel elle fait corps. Cette pièce est donc pensée pour une lecture très cinématique : on imagine ainsi qu’un automobiliste percevra peut-être d’abord des fragments colorés avant d’arriver au point où les formes s’assemblent, puis se déforment à nouveau à mesure que le véhicule s’enfonce dans la toile urbaine.

Sept droites pour Cinq triangles est une pièce réalisée à Paris (Place de l’Odéon, 2003) sur des supports très hétérogènes (pierre, ardoise, bois, métal et même un petit support de toile). On comprend, à travers cet exemple, qu’il soit nécessaire pour l’artiste de n’utiliser qu’une seule couleur afin que le travail reste lisible dans un environnement qui manque apparemment de cohérence, et l’on voit particulièrement bien les multitudes de variations obtenues par une même couleur en fonction de son positionnement dans l’espace, de l’ensoleillement et du support utilisé.

Il est intéressant de se pencher sur la genèse de cette œuvre, pour voir la manière dont Felice Varini a su accueillir les imprévus. Au départ, la pièce devait en effet être plus étendue sur la droite, mais l’un des habitants ne souhaitait pas donner son autorisation pour que sa fenêtre soit peinte. À ce moment là, la place n’était pas encore en chantier et c’est donc une première surprise pour Felice Varini de voir s’installer les préfabriqués et les barrières. Il décide cependant de tirer profit de cette situation nouvelle et vient arrêter sa ligne au point supérieur droit de l’un des bâtiments préfabriqués installés sur le chantier.

Un autre problème s’est posé à l’artiste lors de la réalisation de son projet. L’une des propriétaires habitant l’immeuble que l’on aperçoit au fond de la place avait en effet été oubliée lorsque l’artiste avait demandé à chacun les autorisations. La propriétaire se retrouve ainsi aux environs de trois heures du matin (puisque la

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peinture se fait de nuit à l’aide de projections) nez à nez avec un assistant de Felice Varini monté sur une nacelle pour peindre la façade. En colère, comme on peut l’imaginer, elle refuse que l’artiste poursuive son œuvre et ne souhaite pas donner son accord pour que les lignes de peinture passent sur ses fenêtres. Or il s’agissait là d’un point essentiel pour la pièce que Felice Varini souhaitait réaliser. Il parvient par conséquent à trouver une solution malicieuse. Apprenant en effet que la propriétaire réfractaire cherchait à faire rénover sa façade depuis plusieurs années, sans parvenir à obtenir auprès de la préfecture le permis pour faire élever un échafaudage, Felice Varini réussit à lui obtenir ces autorisations en un jour seulement. Trois jours plus tard, l’échafaudage est donc monté et recouvert d’une toile qui permet d’achever la pièce. Felice Varini estime que l’œuvre est « parfaite » ainsi, car il a pu à la fois contourner la contrainte pour obtenir ce qu’il voulait et rendre hommage à la peinture traditionnelle en venant insérer dans la ville un petit morceau de toile peinte.

Pour l’intervention réalisée à Saint Nazaire, lors de la Biennale de l’Estuaire de 2007, Felice Varini se détourne encore plus radicalement de la notion de « patrimoine » dans sa définition classique. La composition abstraite de très grande envergure (3km2) relie en effet entre eux différents bâtiments témoignant de

l’activité industrielle et portuaire de la ville de Saint Nazaire. Le point de vue, situé sur le toit d’une ancienne base sous-marine construite par les Allemands durant la seconde guerre mondiale, offre un panorama à 360° sur l’œuvre. Avant de parvenir à ce point de vue, le spectateur a certainement aperçu les formes colorées dispersées sur différents bâtiments sans nécessairement y prêter attention ou sans imaginer la manière dont elles se combinent pour créer une unité. À partir du moment où il comprend que chaque marque déposée par l’artiste n’est que le fragment d’une totalité, le spectateur peut revisiter le site, voir comment les formes éclatent et se recréent selon les perspectives. De ce fait, le citadin/spectateur s’immerge dans un paysage industriel qu’il regarde sous un autre angle.

Il paraît intéressant de considérer ici le mot « déplacement » selon ses différentes acceptions. Il s’agit d’abord d’un mouvement physique, d’une pratique de l’espace. Cependant, l’engagement du corps s’associe à un engagement de la pensée, puisque le cheminement permet de regarder l’œuvre selon différents points

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de vue et de comprendre comment elle est construite. Mais le déplacement semble également lié au processus psychique défini par Freud, dans L’Interprétation des rêves, comme une « déformation » de sens provenant d’un décalage entre le contenu manifeste (ce que l’on « voit » dans le rêve) et le contenu latent (les significations souterraines du rêve). En effet, pour en revenir aux Suites de triangles, le déplacement du spectateur dans le paysage a pour but premier de découvrir au mieux l’œuvre de Felice Varini et ses jeux de déformations optiques. Ce faisant, le trajet donne toutefois l’occasion de percevoir « autrement » un patrimoine architectural constitutif de l’identité de Saint Nazaire : regarder les triangles de Felice Varini implique effectivement d’apprécier les supports, leurs textures, leurs formes, leur implantation dans le paysage. De cette façon, le paysage industriel, auparavant relégué au rang d’« inconscient urbain », est réinvesti par Felice Varini qui vient le « recoudre11 » avec ses triangles pour en dévoiler la

beauté cachée. On peut d’ailleurs souligner que son travail, au départ fait pour exister le temps de la biennale, a finalement été adopté par les habitants et racheté par la ville de Saint Nazaire qui l’a transformé en une œuvre pérenne12. Cette pièce

n’en est pas pour autant « figée », puisqu’elle a subi des modifications lorsque certains bâtiments (notamment les toits au premier plan) ont été rénovés.

Conclusion

Si la ville peut être comparée à la toile de l’artiste peintre (et nous avons vu que le dripping était une référence majeure pour les plasticiens qui investissent le sol urbain comme un véritable terrain de jeu), la comparaison a cependant ses limites. Ici, en effet, le support n’a rien d’une surface plane et nette, la peinture n’a pas de cadre, pas de limites. Nous avons également pu voir que l’utilisation de la couleur sur une vaste portion de l’espace public pouvait avoir des résonnances poétiques et politiques, une couleur (le vert de Francis Alÿs à Jérusalem) pouvant même acquérir une symbolique évidente et très forte qu’elle n’aurait jamais en dehors du contexte choisi par l’artiste. Enfin, l’espace urbain est une toile qui ne se laisse certainement pas peindre facilement, et si certains artistes comme Felice Varini ou IEPE donnent l’impression de peindre la ville comme des géants munis d’immenses pinceaux,

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leurs productions spectaculaires ne doivent pas nous faire oublier que la toile urbaine se « prépare », et réagit parfois de manière inattendue, tout le génie des artistes consistant certainement à accueillir les hasards et les incidents dictés par le support pour faire naître des œuvres plus surprenantes encore que ce qu’ils avaient imaginé.

1 Alain Bieber et Lukas Feireiss, Urban Interventions. Peronnal projects in public spaces, Berlin, Gestalten, 2010.

2 Ibid., p. 7.

3 Paul Ardenne, Un Art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention,

de participation, Paris, Flammarion, 2004.

4 On trouve des vidéos de cette action sur Internet : http://painting.iepe.net/ 5 Voir le portrait de l’artiste sur http://www.youtube.com/IEPEart

6 Commentaire du film sur Pollock réalisé par Hans Namuth et Paul Falkenberg en 1950, trad. dans :

L’Atelier de Jackson Pollock, ouvrage collectif, Paris, Macula, 1978, n. p.

7 Allan Kaprow, L’Art et la vie confondus, textes réunis par Jeff Kelly, trad. Jacques Donguy, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, « L’Héritage de Jackson Pollock » (1958), p. 38.

8 Thierry Davila, Marcher, Créer. Déplacements, flânerie, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Regard, 2002, p. 103.

9 Le site de Felice Varini offre un panorama complet de son travail : http://www.varini.org 10 Felice Varini, lors d’une conférence donnée à Bordeaux le 25 janvier 2012.

11 Voir l’article de Véronique Ribordy sur l’intervention de F. Varini dans le village de Vercorin, « Les cercles d’un poète dans les rues », transcrit sur le site de F. Varini.

12 La pièce a ainsi d’abord été réalisée avec du papier sérigraphié collé avec de la cellulose, afin de pouvoir l’enlever facilement à la fin de la biennale. Une fois enlevée, la pièce a été refaite avec de la peinture acrylique.

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