• Aucun résultat trouvé

ARTheque - STEF - ENS Cachan | L'ignorance encyclopédique de l'ingénieur

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "ARTheque - STEF - ENS Cachan | L'ignorance encyclopédique de l'ingénieur"

Copied!
6
0
0

Texte intégral

(1)

A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXV, 2003

L’IGNORANCE ENCYCLOPÉDIQUE DE L’INGÉNIEUR

Anne-Françoise SCHMID

INSA de Lyon, équipe STOICA - Archives Poincaré, CNRS, Université de Nancy-2

MOTS-CLES : IGNORANCE – FONDEMENT – CONCEPTION – MODELE – REEL – TECHNOLOGIE – PHILOSOPHIE DES SCIENCES

RÉSUMÉ : L’ignorance n’est pas seulement ce qui s’oppose aux savoirs, comme l’“ ignorance naturelle ” à la “ vraie science ”. Si l’on donne son importance à la finitude des problèmes traités par l’ingénieur, par son rapport à l’identité du réel, l’ignorance en tant que non-docte ou encyclopédique apparaîtra comme condition de créativité technique. Cela suppose de reconnaître les nouvelles fonctions de la théorie, et de compléter l’épistémologie classique par les concepts de modélisation et de conception.

ABSTRACT : Ignorance is not only the opposite of knowledge, as “ natural ignorance ” is of “ true science ”. Should we give all its importance to finitude of the problems solved by the engineer, concerning the connection of finitude to the identity of the real, ignorance as non-learned or encyclopaedic will turn out to be the condition of technical creativity. It implies to acknowledge the new functions of theory and to complete classical epistemology with modelisation and design.

(2)

1. INTRODUCTION

La question de l’ignorance à propos de l’ingénieur a un relief particulier, parce que, si on la prend au sérieux, elle peut donner une lumière inattendue sur la question des relations de l’ingénieur aux sciences et à la praxis tout à la fois. Elle est intéressante au sens où Kant supposait intéressante la tristesse des paysages de montagne, qui, eux aussi, rassemblent l’hétérogène. La question de l’ignorance redistribue les termes en présence et finit par nous montrer le bien fondé d’un présupposé réel de la praxis de conception en ingénierie, qui ne serait marqué par aucun des savoirs en particulier. Voilà ce que nous voudrions montrer.

2. LA QUESTION DU FONDEMENT

L’ignorance a ceci d’intéressant qu’elle ne cherche pas de fondement. Les sciences de l’ingénieur, elles aussi, n’ont pas eu de fondement dans l’épistémologie classique. Elles y émergent progressivement depuis une vingtaine d’années, mais comme orphelines des grandes théories fondamentales. Et pourtant, parlant de ces dernières, on cherche actuellement aussi des problématiques sans fondements.

Le concept d’ignorance tombe donc “ juste ” concernant les sciences de l’ingénieur et la question du fondement en est un symptôme. Elle a son importance dans la mesure où il n’est pas facile de parler directement de l’ignorance. Plutôt qu’un fondement, l’ignorance demande un espace, celui-là même, nous le verrons, qui permet aux sciences de l’ingénieur de trouver un statut épistémologique. L’épistémologie a d’abord été marquée historiquement par les sciences physiques et la mécanique. On y supposait que les notions générales de théorie et d’expérience se répondaient comme deux contraires, selon une dialectique oppositionnelle que l’on trouve encore chez Bachelard. Cette opposition est adoucie, mais ne disparaît pas quand il est dit que l’expérience continue la théorie par d’autres moyens, comme le soutient van Fraassen. Dans une telle structure de pensée, l’ignorance autant que les sciences de l’ingénieur ont du mal à trouver leur place. Ces dernières ne pouvaient y apparaître au mieux que comme sciences appliquées, construites sur la particularisation de conséquences de théories. C’est là une vision très insuffisante, où l’ignorance ne peut être évaluée qu’en fonction de sa distance aux savoirs théoriques, selon, à nouveau, une relation oppositionnelle et dialectique entre savoir et ignorance.

Nous aimerions rompre avec cette dialectique, la rendre même inutile sans pour autant supprimer ses termes, et créer du même coup un espace pour les sciences de l’ingénieur, en donnant un sens autre à l’ignorance, autre que son opposition au savoir, ignorance qui ne sera donc pas insipide.

(3)

3. LES FONCTIONS DU “ THÉORIQUE ” ET LA REPRÉSENTATION

Supposons un usage des théories autre que celui qui consiste à prolonger ses hypothèses, mais qui contribue à la compléter de façon indirecte par les moyens de la modélisation. C’est évidemment une méthode tout autre que celle, hypothétique-déductive, qui sous-tend les sciences habituellement reconnues comme telles. Supposons que les théories, plutôt que paradigmes de savoir cherchant confirmation ou infirmation par l’expérience, fonctionnent comme garantie à la fois indirectes et locales de la cohérence d’une modélisation ou d’une conception. Elles ne seront plus comprises comme des représentations ou des images de la nature.

L’histoire des modèles a suivi le même schéma que l’interprétation classique des théories sous une forme conflictuelle : d’abord syntaxiques — soit interprétations vraies de théorie —, puis sémantiques — soit abstraction du réel —, ils apparaissent comme pragmatiques actuellement, adoucissant la première opposition et comme étant dans l’action leur propre fondement. Ces conflits ont été dus au fait que théories et modèles ont été compris spontanément sous la forme de représentation, donc sous la forme de continuités entre le réel et ses théorisations, au moins in fine. Dans l’optique de la représentation, il y a toujours un moment où la rationalité s’empare du réel et le rationalise. C’est ce qui rend possible, d’ailleurs, la philosophie des sciences. Je vais supposer, comme d’autres, qu’il est possible de rompre cette continuité. Le présupposé sera celui d’un réel qui n’est en aucune façon transformé par les sciences, ni co-déterminé par le Logos et la philosophie. Dans cette optique, la question fondamentale ne sera plus celle de “ la ” philosophie des sciences, mais des interactions entre les philosophies et les sciences, selon une liberté de conception toute ingénieriale. C’est très simple, minimal, et, j’aimerais le suggérer, change le statut épistémologique des sciences de l’ingénieur et tout à la fois celui de l’ignorance.

4. L’IGNORANCE HORS DES CONTRAIRES

Dans ce monde possible, l’ignorance ne s’oppose donc pas au savoir, le travail de l’ingénieur dans sa créativité n’a pas besoin de ce couple de contraires. Il suppose à la fois du savoir et de l’ignorance, mais à des niveaux distincts. On n’est donc plus dans la logique pascalienne de l’ignorance “ naturelle ” contre la “ vraie ” science, l’espace intermédiaire étant occupé par les “ semi-habiles ”, par exemple les ingénieurs, pourrait-on supposer. Ils occupent un espace d’ignorance, en ce sens qu’ils ne travaillent directement à aucune théorie, même si leurs travaux peuvent avoir des effets indirects sur elles. Ils sont par contre guidés dans cette ignorance par la technologie et par l’éthique, qui tiennent lieu de métalangages pour cette ignorance. L’action de

(4)

l’ingénieur se situe entre un objet réel, représenté par la finitude du problème à résoudre et un ensemble de métalangages, qui orientent les interprétations de cet espace d’ignorance. L’ingénieur n’appartient pas au premier chef à l’espace d’interprétation de l’épistémologie classique. Il en est dans chacun de ses actes un exilé et un dépossédé des savoirs. Cet exil est nécessaire, trop de théorie inhibe la conception. L’ingénieur, étranger au savoir, sait pourtant en faire usage, c’est là toute la question.

Donc le réel et les théories, les secondes ne s’opposant pas au premier, parce qu’elles se rapportent à lui selon une causalité indirecte, ne l’affectant jamais. L’ingénieur habite un espace marqué à la fois par le hors-œuvre scientifique et l’œuvre publique. Ce qui lui est donné, c’est un problème fini, avec des contraintes variées et péremptoires, scientifiques, techniques, économiques, cahiers des charges. Mais il reste fini. Rapporté au réel, le problème apparaît sous la forme d’une identité. Il est posé de telle façon à pouvoir trouver un ensemble de solutions. Dans cette recherche de solutions à un problème fini se manifeste la créativité de l’ingénieur. Or aucune théorie ne donnera de solution directe au problème.

5. UNE IGNORANCE NON-DOCTE

L’ignorance détermine alors cette zone intermédiaire qui ne se réduit pas à l’identité du problème, mais est coupée des théories. La praxis de l’ingénieur n’est pas la suite immédiate des théories. Même s’il doit être compétent, ne serait-ce que pour éviter les accidents technologiques, l’ingénieur doit pratiquer une sorte d’ignorance active des théories qui seront parties prenantes des modélisations qu’il construira. Il en fera usage, comme de solides indéformables, mais non pas en continuité avec elles. La liberté de l’ingénieur consiste dans ce caractère indirect des moyens en fonction de l’identité d’un problème. Le caractère indirect garantit en effet la liberté, les aspects théoriques peuvent être multipliés. En plus des théories scientifiques mises en usage pour la construction du problème à l’échelle voulue — et qui ne sera donc pas la particularisation ou l’application de la théorie —, il sera possible d’ajouter des paramètres d’un autre type, plus “ philosophiques ”, éthiques, esthétiques, “ durables ”, sans que l’ingénieur soit lui-même théoricien dans l’une ou l’autre de ces modes de pensée. Sa liberté dans la praxis, malgré et avec les contraintes qui font la finitude du problème, construit un espace de liberté coupé des théories et des savoirs pour mieux pouvoir en faire usage : tel est le statut de l’ignorance de l’ingénieur. Ce n’est donc pas une ignorance brute, opposée à la vraie science, mais une ignorance garante d’un espace où se lie la praxis à des compétences. Ignorance non pas opposée aux savoirs, mais coupée d’eux, pas n’importe quelle ignorance, ignorance non-docte, prête à être informée, mais sans que soit dit à

(5)

l’avance par quels savoirs. L’objectif de la création a le primat sur la hiérarchie des savoirs. C’est une ignorance plus proche du sujet que de l’objectivité, celle qui fait passer de la praxis à la théorie, mais de façon très indirecte, en passant par de nombreux arrêts, condition de la créativité polymorphe de l’ingénieur.

6. L’IGNORANCE ENCYCLOPÉDIQUE

Mais il faut aller un pas plus loin. La praxis de l’ingénieur allie le geste technique à une multiplicité de compétences. Son ignorance est donc déterminée de bien des façons. Pour le comprendre, admettons que la praxis doit être accompagnée de deux choses : un objet réel, ici l’identité du problème fini, et de métalangages. Ceux-ci sont de plusieurs sortes, mais, concernant l’ingénieur, ils ont une caractéristique commune, c’est de ne pas être finis, d’être susceptibles d’infinitude et de prolongements indéfinis. Telles sont, par exemple, la technologie et l’éthique, qui participent à la praxis en la commentant, en l’orientant, en l’articulant indirectement à la multiplicité des savoirs. C’est par le moyen de ces métalangages que l’ignorance non-docte devient encyclopédique.

L’ingénieur doit donc à la fois former à la finitude des problèmes, aux compétences théoriques, et au traitement indirect et multiple des métalangages qui accompagnent la praxis et permettent à la fois d’articuler le geste de l’ingénieur et à son objet réel et à ses compétences de savoirs. La complexité de cet ensemble suppose des couches de situation dont l’indépendance n’est garantie que par une sorte d’ignorance encyclopédique. La formation humaine suppose à la fois de représenter des disciplines et de donner les moyens de traiter ces métalangages, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Nous savons par Lacan que l’ignorance est une passion, au même titre que l’amour et la haine, ignorance non-docte qui, ne manquant pas de goût, est la créativité même. Cette conception montre de soi la différence illimitée entre “ technologie ” et sciences de l’ingénieur. Leur but et leurs propriétés ne sont pas les mêmes. On peut le suggérer d’une autre façon, en voyant dans l’éthique une métaphore des sciences de l’ingénieur au moment où celles-ci n’étaient pas encore visibles dans le champ de l’épistémologie. La technologie, intégrale schématique des techniques toujours recommencée, peut elle aussi être traitée comme une métaphore. Il y a une pensée dans la technologie, proche de celle de la philosophie, capable, comme elle, à la fois d’isoler et d’englober un problème, finalement de le survoler, comme l’un des possibles. L’ingénieur pense aussi, mais sans englober ni survoler. Chaque branche de ce qui est pensé est toujours rapporté à une finitude, comme coupé de ses prolongements possibles. L’ingénieur met en œuvre une philosophie finie, une philosophie qui ne sait pas, ou du moins, qui ne trouve pas ses solutions par survol. Le possible est dans la création même, non dans un prolongement à venir. La conception et

(6)

la technologie ont une ressemblance : elles articulent des éléments hétérogènes, mais la seconde prolonge indéfiniment ce qui est déterminé et fini chez la première. C’est dans cette différence que prend sa place la question de l’ignorance. Les continuités produisent du savoir, la finitude, une forme d’ignorance intéressante, parce qu’elle n’est pas l’ignorance banale du “ je ne sais pas ”. Cette forme d’ignorance, dans les sciences, a été importée par les ingénieurs.

7. CONCLUSION

La praxis de l’ingénieur apporte une sorte de “ vide ” dans la philosophie des sciences, de telle façon que celle-ci est dualysée entre philosophies et sciences, toutes deux au pluriel. L’ignorance spéciale dont nous avons parlé à propos de l’ingénieur permet une redistribution de rapports entre disciplines, où domaines et objectifs ne sont plus compris dans une logique exclusive et contradictoire. La conception et sa pratique trouvent alors leur place.

BIBLIOGRAPHIE

VAN FRAASSEN B. (1994). Lois et symétrie. Traduction Catherine Chevalley. Paris : Vrin. KANT E. (1789, édition française citée 1985). Critique de la faculté de juger. Traduction Jean-René Ladmiral, Marc B. de Launay et Jean-Marie Vaysse. Paris : Gallimard, La Pléiade.

LACAN J. (1973). Les non-dupes errent. Séminaire oral du 11 décembre 1973, http://perso.wanadoo.fr/espace.freud/topos/psycha/psyse.

LARUELLE F. (1992). Théorie des identités. Fractalité généralisée et philosophie artificielle. Paris : P.U.F.

PASCAL B. (1954). Pensées. In : Œuvres Complètes. Ed. Jacques Chevalier. Paris : Gallimard, La Pléiade.

PERRIN J. éd. (2001). Conception entre science et art. Lausanne : Presses Polytechniques et Universitaires Romandes.

PILM 2002. Aperçus philosophiques en logique et en mathématiques : Histoire et actualité des théories sémantiques et syntaxiques alternatives. Symposium International du Laboratoire de Philosophie et d’Histoire des Sciences. Archives Henri Poincaré, Nancy, 30 septembre au 4 octobre 2002.

SCHMID A.-F. (1995). Epistemology Conference on Knowledge and Ethics in Engineering. In Research in Philosophy and Technology, vol. 15.

Références

Documents relatifs

Objectifs : Condition d’application du principe de Huygens Fresnel, approximation de Fraunhofer, Rôle de la diffraction en

Les rations à base de fourrage de gaminées (Penissetum purpureum et Hyparrhenia diplandra) associées au concentré se trouvent être bien valorisées dans la

Objectif : Évaluer la qualité physico-chimique et microbiologique des eaux de source du village de Mangouin-Yrongouin dans la localité de Biankouman (Côte d’Ivoire).. Méthodologie

Equation de la réaction Etat Avancement (mol) Initial En cours Final.. Représentez graphiquement l'évolution de l'avancement x de la réaction de synthèse de l'iodure

que l’harmonisation du nombre de lits par infirmi(e)re en collecte mobile. 251 Les augmentations portant sur 2017 et 2018 ont été justifiées par le financement d’une

Or, le droit au procès équitable a connu une évolution qui n’est pas sans rappeler celle du droit à la procédure régulière en droit colombien : le champ d’application du droit

Comment dès lors faire l’impasse sur l’approche classique de la représentation et de la nature des choses pour parvenir à cerner la nature quantique de l’objet physique

Dans l’histoire des images, les emojis sont les icônes contemporaines nées pour épurer la langue, et pallier à une certaine lourdeur d’expression des communications