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Circularités maussiennes dans une structure d’engagement. Une lecture du fonctionnement socio-organisationnel du Conseil de la Jeunesse du 10e Arrt

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Academic year: 2021

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Circularités maussiennes dans une structure d’engagement. Une lecture du

fonctionnement socio-organisationnel du Conseil de la Jeunesse du 10e Arrdt.

Maria Giuseppina BRUNA

Chargée d’enseignement en Sciences de Gestion et Sociologie à l’Université Paris-Dauphine PSL*, Université Paris-Dauphine, IRISSO / CNRS, UMR 7170.

Fondation Dauphine, Chaire « Management et Diversité »

maria-giuseppina.bruna@dauphine.fr

Mobilisant une perspective maussienne enrichie des apports de la sociologie et du management des organisations, cet article se propose d’explorer le fonctionnement socio-organisationnel du Conseil de la Jeunesse du 10e Arrondissement de Paris (CJ10) en tant que structure d’engagement reposant sur l’articulation

féconde de deux cycles de don liant respectivement la Municipalité aux membres-jeunes et les jeunes entre eux. S’appuyant sur un terrain d’enquête pluriannuel concernant les logiques d’engagement au sein du Conseil, ses mécaniques organisationnelles ainsi que son insertion dans l’édifice parisien de la démocratie locale, cette recherche interroge le système-don en tant que substrat social et symbolique au fonctionnement du CJ10. Pour ce faire, elle mobilise la littérature consacrée aux relations de don se déployant, à l’échelle intra-organisationnelle, au sein des sociétés modernes ainsi que les apports de la sociologie et du management des organisations.

Encastré dans l’Institution municipale, le CJ10 se construit autour d’un triple engagement : civique des membres-jeunes, politique des élus et professionnel des animateurs-salariés.

La mobilisation du paradigme maussien permet d’éclairer la structure des relations entre membres-jeunes : régies par des logiques d’amitié collaborative ou de collaboration amicale, elles relient des collectivités et non pas des individualités autour d’un système d’échange généralisé au sein duquel circulent des ressources diverses en nature et quantité (informations, conseils, gratifications symboliques, reconnaissances…). Le système-don liant les membres-jeunes repose sur une forme de réciprocité indirecte (élargie et différée dans le temps) dont la logique sociale échappe au principe de l’équivalence monétaire. Il s’enracine dans une dynamique créatrice d’endettement mutuel positif par laquelle le réinvestissement par chacune des parties de son engagement est condition de perpétuation du cycle du don et de viabilité socio-organisationnelle du Conseil.

Si la fondation du CJ10 par décision unilatérale de la Municipalité peut se lire comme un don de citoyenneté, c’est que ce don premier a impulsé le déploiement de cycles de dons/contre-dons reposant sur des dynamiques de réciprocité élargie et différée entre la communauté des jeunes et l’Institution.

Tirant sa légitimité symbolique d’un transfert de sacralité de la part de l’Institution, le Conseil fonde sa stabilité et sa durabilité sur une dynamique d’endettement mutuel positif où la reconnaissance par l’Institution devient pour les jeunes un vecteur de réengagement.

Reposant sur un principe d’égalité, le CJ10 expérimente, par la négociation délibérative, une forme de démocratie participative « implicationniste et responsabilisante ». Aussi se configure-t-il comme un espace d’apprentissage où de jeunes mineurs, souvent issus de l’immigration, expérimentent une citoyenneté active, forgent leur identité et acquièrent des compétences (techniques et globales) valorisables dans leur itinéraire scolaire, universitaire, professionnel, voire militant. Négociant, dans la pratique de la participation, le CJ10 permet ainsi un franchissement maîtrisé des barrières symboliques de l’institutionnel.

Dépendant de la motivation individuelle et collective des acteurs, il se configure comme un espace public polyvalent, une sorte d’« espace public primaire » qui s’enracine dans une logique recréatrice d’engagement. Rétive aux hiérarchisations entre jeunes, cette organisation ancrée dans le bénévolat méconnaît les récompenses financières au profit d’une dynamique d’octroi sélectif (collectivement agréé et institutionnellement consacré) de gratifications symboliques. A l’encontre des systèmes pyramidaux, elle donne à voir une forme organisationnelle originale qui interpelle les fondements du management classique et éclaire les substrats profonds de la coopération et de la créativité collective.

Mots-clefs : démocratie participative ; engagement ; organisation para-collégiale ; cycle du don ; endettement mutuel positif ; management participatif ; logique recréatrice d’engagement.

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Introduction

§ De la pertinence de la théorie maussienne du don pour décrypter les relations intra-organisationnelles dans la société moderne

Formulée par Marcel Mauss, la théorie du don a cherché, dans un premier temps, à décrypter la logique sociale régissant les systèmes complexes de prestations et contre-prestations mutuellement données, reçues et rendues entre tribus de Mélanésie, de Polynésie et du nord-ouest de l'Amérique.

A la fois rite intégrateur et figuration symbolique de la guerre (Chanial, 2008 b), le système du don constitue, dans les sociétés premières, un « fait social total » (Mauss, 1923-1924, p.179 ; voir aussi Karsenti, 1994) au sein duquel coexistent, s’entremêlent et se juxtaposent des dimensions juridiques, économiques, sociales, politiques, religieuses et même esthétiques. « Phénomène total » en ce qu’il recèle et retrace la « totalité du social », le don est, dans les sociétés premières, un « phénomène social général » (et non pas générique), complexe et fondateur car il y met en branle l’entièreté ou la majorité de ses institutions et, in fine, la société elle-même. Il repose sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre (Godbout & Caillé, 1992) : « les échanges et les contrats, rappelle Mauss (1923-1924, p.32), se font

sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus ».

Son hybridisme constitutif le plaçant à la lisière entre l’idéal de la pure gratuité et l’échange marchand utilitaire, il co-participe de manière imparfaite de l’utopie de la gratuité (générosité désintéressée du « donner ») et du registre de la violence (« prendre », symbolisation et esthétisation de la violence), de la stratégie du pouvoir (« recevoir ») et de la logique de la réciprocité (« rendre »). Et ce car, comme le souligne Simmel ([1908] 1999), les faits sociaux se définissent par la coexistence d’une dualité connotative. Ainsi, dans le système du don, s’entremêlent à la fois une opportunité d’échanger et de construire des liens durables et des contraintes sociales.

Dans une circulation cyclique et ritualisée - parfois aux accents agonistiques - (Mauss, 1923-1924 ; Meillassoux, 1977 ; Godelier, 1996 ; Chanial, 2008b) de biens utilitaires et somptuaires, quotidiens et magiques, se tissent des engagements sociaux entre communautés (tribus, familles …). Les objets mutuellement donnés, reçus et rendus symbolisent un engagement réciproque, non pas lien personnalisé et éphémère entre deux individualités, mais relation morale durable, « lien spirituel » entre deux collectivités transcendant la singularité (spatiale et temporelle) des partenaires d’échange.

Acte de reconnaissance humaine et sociale, l’acceptation du présent est déjà une promesse de retour et le contre-don la matérialisation d’un désir de durabilité relationnelle.

Loin d’éponger une dette, le contre-don permet ainsi le (ré-)engagement : dans une logique d’« endettement mutuel positif » (Godbout, 1994), s’estompe la barrière symbolique entre le

donneur en premier et le donataire premier, l’obligation de « rendre » se dissout dans le

«désir de donner» (notion de « dette positive », Godbout, 1994). Et ce car, « si tous se sentent

redevables envers tous, c’est parce qu’à ce jeu-là, tout le monde gagne » (Caillé, 1998, p.80).

Ainsi le système-don repose-t-il sur une symbolique de l’engagement par le don au travers duquel, du don premier qui initie la circularité maussienne aux « dons renouvelés » qui en permettent la perpétuation sociale, se dit et redit un désir mutuel d’engagement à l’égard de l’Autre et se réaffirme la primauté du collectif sur l’individuel. En ce sens, le désir de donner est premier par rapport à celui de recevoir.

Dans cette perspective, la relation sociale est appréhendée non seulement comme l’une des conditions de réalisabilité de l’échange marchand, comme un circuit de transfert de

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ressources mais aussi comme un engagement vis-à-vis d’autrui, comme une ressource en soi conférant du statut, comme un vecteur d’identité sociale. Appelant à la réciprocité sans l’exiger, l’acte de don repose sur l’attente d’un retour (Mauss, 1923-1924) qui, s’inscrivant dans une temporalité ouverte (Karsenti, 1994), est aussi une espérance de recommencement. Loin d’être l’apanage archaïque de « sociétés primitives » appelées à disparaître sous les pioches de la modernité ou d’être confiné dans nos sociétés modernes dans la sphère privée - tels des «îlots isolés dans une mer glacée de calculs égoïstes » (Chanial, 2008 a, p.30)- le système-don y fait système bien qu’il y revête un rôle plus interstitiel. Ainsi se niche-t-il souvent dans les fentes (ou les feintes) de la régulation (Godbout & Caillé, 1992 ; Alter, 2009 ; Pihel, 2010 ; Bruna, 2010).

A l’encontre des tenants du désencastrement total de l’économie des méandres du social, des chercheurs ont révélé le rôle joué dans les sociétés contemporaines par des systèmes-don dans la régulation des relations sociales (Godbout & Caillé, 1992 ; Cordonnier, 1997), notamment dans l’enceinte familiale (Godbout, 1994; Chanial, 2008 a, b), dans la sphère associative (Caillé, 1998, Chanial, 2001), dans le milieu professionnel et les activités économiques (Alter, 2002, 2003, 2009 ; Pihel, 2010),

Reposant sur cinq caractéristiques-clés, la généralisation du paradigme maussien proposée par Godbout & Caillé (1992) en réaffirme la neutralité puisque « entre le dévoilement des

intérêts cachés ou l’apologie du dévouement oblatif […] il n’a pas besoin de préjuger de la part respective, parmi les mobiles de l’action, de l’intérêt matériel, du devoir moral, de l’aimance ou du plaisir ». (Caillé, 1998, p.79).

« Système d’échange généralisé » (Lévy-Strauss,2002, p. 206) reposant sur une logique de réciprocité indirecte, élargie et différée dans le temps (1, 2), le circuit maussien du don relie des collectivités autour d’une circulation rituelle de prestations diverses en nature et quantité (3) qui n’obéit pas à la logique de l’équivalence économique à court terme.

La relation de don s’inscrit dans un système ininterrompu d’échange social (4) reposant sur la logique de l’« endettement mutuel » (5) au sens de Godbout (1994) par laquelle donner en retour ne permet pas d’éponger la dette symbolique créée par le don princeps mais, au contraire, incite l’Autre à donner à son tour. Ainsi les circularités maussiennes s’enracinent-elles sur un système (créateur) de dettes (mutus’enracinent-elles) inextinguibles.

S’appuyant sur la généralisation de l’axiomatique maussienne proposée par Godbout & Caillé (1992), toute une littérature a mis en relief les manières multiples, et souvent insoupçonnées, par lesquelles les systèmes de don participent à structurer les relations coopératives au sein des entreprises modernes. Il en est ainsi des travaux de Alter (2002, 2009) portant sur les relations de don entre les salariés et leur organisation.

L’attachement affectif des collaborateurs à leur entreprise et leur (sur-)implication au travail sont ainsi expliqués comme autant d’actes de don appelant à des contre-dons en termes de stabilité professionnelle, de reconnaissance sociale, symbolique et statutaire. Dans cette perspective, l’apparition de « régulations conjointes » (Reynaud, 1997)1au sein des organisations matérialiserait le « pacte de confiance » liant les salariés à leur firme.

1 La « régulation conjointe » (au sens de Reynaud, 1997) repose sur l’articulation complexe au sein des organisations de

normes abstraites imposées par la direction et de normes informelles établies in loco pour compléter les normes formelles, résoudre des injonctions contradictoires et répondre à la pression de l’inconnu et de l’imprévu.

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Bien que soumise à d’incessants ajustements marginaux, cette « régulation de compromis » reposerait sur une promesse de durabilité et de stabilité (Reynaud, 1997)2. Consciente de la mission d’intégration sociale incombant au travail en tant qu’espace de socialisation secondaire (Dubar, 2000), toute une Ecole de pensée a tenté une lecture maussienne des relations (coopératives, consultatives, formatives…) entre collègues. Si l’on suit Liu (1981) et Alter (2009), le système d’ « échange social généralisé » liant les collègues entre eux participerait à donner sens et corps au travail, permettant de fuir le risque d’aliénation tout en créant les conditions propices (flexibilité marginale) à l’efficacité économique (Cordonnier, 1997). Il reposerait sur un système de don de soi aux collègues perçu comme acte d’engagement vis-à-vis d’un Autre collectif, donateur réciproque d’une multiplicité de prestations symboliques, sociales et matérielles.

In fine, toute une littérature s’est penchée sur la permanence de systèmes-don comme

principe de fonctionnement d’organisations non-marchandes à but non-lucratif, reposant sur le bénévolat et l’engagement volontaire. Comme le souligne Chanial (2008 a, p.28), « il

ne s’agit pas […] de célébrer naïvement le monde associatif et/ou le bénévolat comme l’espace naturel du don moderne. Les liens entre don et association sont en fait bien complexes » mais de décrypter comment le système-don régit et régule le fonctionnement

d’entités à but non lucratif s’appuyant sur l’implication volontaire et bénévole.

A la manière de la philanthropie, l’implication associative repose sur un engagement par le

don servant de soubassement au déploiement de circularités maussiennes au sein desquelles

s’échangent des ressources (informatives, relationnelles, symboliques, matérielles…) selon une logique de réciprocité élargie et différée.

Malgré une hétérogénéité de formes et de figures, l’engagement associatif demeure fondamentalement enraciné dans l’hybridisme d’une relation de don n’excluant pas les dérives agonistiques (« donner pour aplatir », Karsenti, 1994), prédatrices et instrumentales (« prendre » pour acquérir du pouvoir, comportements de « passagers clandestins » et attitudes faiblement coopératives). Or, ce qui permet de « surmonter les apories du

rationalisme individualiste mis en lumière par le dilemme du prisonnier ou le paradoxe du passager clandestin (free rider) » (Caillé, 1998, p.80), c’est justement cette

« inconditionnalité conditionnelle » [Caillé, 1996] par laquelle « chacun s’engage à donner

inconditionnellement à chacun mais se montre tout aussi disposé à se retirer du jeu, à tout moment, si les autres ne le jouent pas » (Caillé, 1998, p.81).

Se déployant à « l’interface de la primarité [de par la personnalisation des liens sur laquelle repose l’agir associatif] et de la secondarité [en ce qu’il s’ancre dans un principe de « socialisation active, délibérée, facultative et révocable »], de la communauté organique (Gemeinschaft) et de la société contractuelle (Gesellschaft) » (Caillé, 1998, p.79), le fait associatif repose sur l’hybridation de logiques sociales opposées. Ainsi Caillé (1998, p.79) n’hésite-t-il pas à qualifier, au détour de deux oxymores, les associations d’« espaces publics

primaires », ou encore d’« espaces publics privés ».

De récents travaux ont, néanmoins, décrit un phénomène de démobilisation de l’engagement associatif (en termes qualitatifs outre que quantitatifs) allant de pair avec une culture de plus en plus individualiste et une professionnalisation de l’action associative (marquée par un

2 Or, lorsque le contrat symbolique liant une entreprise à ses employés vient à se rompre à l’improviste, de manière

déstabilisante (Reynaud, 1997 ; Pihel, s.d.) ou de manière irrévocable (licenciements collectifs, voir Malsan, 2008), c’est un sentiment de « trahison symbolique » qui ébranle les collaborateurs. Ainsi, souligne Malsan (2008, p.101) : « la

rupture du contrat de travail d’un salarié n’est pas seulement la mesure qui met fin à ce contrat dans une relation marchande ordinaire […elle casse aussi] un lien social complexe entre employeur et employés ».

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délaissement de l’implication militante et un déséquilibrage des relations traditionnelles entre les permanents et les adhérents). Fragilisé par la décroissance des adhésions et la baisse des subventions publiques, le mode associatif se voit contraint à réinventer son Social et Business

Model au risque de « minimiser » l’empreinte en son sein de son caractère distinctif :

l’engagement par le don.

D’où l’intérêt de se pencher sur l’étude socio-organisationnelle d’organismes, telles les instances de démocratie locale, reposant sur les fondements symboliques d’une culture ordinaire du don (Martins, 2008).

§ Objet d’étude et problématique générale de la recherche

S’appuyant sur une conception « non-utilitariste » de l’engagement conçu comme don de soi au groupe, les instances de démocratie participative, encore plus que les associations, s’enracinent dans « un principe de liberté et d’obligation étroitement mêlées à travers lequel

se réalisent des intérêts communs » (Caillé, 1998, p.79).

Espaces fédérateurs et laboratoires d’une « citoyenneté participative », les Conseils (locaux ou municipaux) de jeunes relient une pluralité d’acteurs (jeunes, élus, animateurs professionnels, experts, associatifs) aux parcours, profils et statuts différents autour d’une circulation toute maussienne de dons et contre-dons.

Créés dans la quasi-totalité des grandes villes françaises, les Conseils répondent à une triple fonction : sensibiliser à la politique des jeunes de plus en plus « désenchantés », asseoir l’institution municipale au plus près des citoyens (et notamment des nouvelles générations) et donner une image de transparence et de proximité aux élus locaux. Ils se configurent comme des carrefours de socialisation contribuant à la construction identitaire et à la conscientisation politique des membres-jeunes.

Depuis 2001, les instances de démocratie participative parisiennes ont fleuri et se sont multipliées : on compte à l’heure actuelle sur tout Paris plus d’une centaine de Conseils de Quartiers, un Conseil de la Jeunesse par Arrondissement, un Conseil Parisien de la Vie Etudiante, un Conseil Consultatif des Parisiens Non-Communautaires et plusieurs instances analogues au niveau d’Arrondissement, ainsi que quelques Conseils des Enfants. En 2002, a vu le jour un Conseil Parisien de la Jeunesse : il s’agit d’un organe de participation et de consultation des jeunes parisiens âgés de13 à 25 disposant d’un budget propre de 80000 euros annuels administré par les membres-jeunes avec l’aide des fonctionnaires de la Mission

citoyenneté des jeunes.

S’enracinant dans une enquête empirique pluriannuelle, cet article se propose d’étudier le fonctionnement socio-organisationnel du Conseil de la Jeunesse du 10e Arrdt (CJ10)3 perçu en tant que structure d’engagement reposant sur l’articulation de deux cycles du don liant respectivement les membres-jeunes et la Municipalité et les membres-jeunes entre eux.

3 Cette recherche a donné lieu à une première publication académique, en décembre 2010, dans la Revue du MAUSS Permanente sous le titre « Penser et agir ensemble. Brève analyse socio-organisationnelle du Conseil de la Jeunesse du 10e

Arrdt. de Paris sous le prisme du don ». Cette contribution s’inspire, reprend, approfondit les résultats de cette contribution et en complète et modernise les résultats. Je tiens à remercier M. Philippe Chanial pour ses précieux conseils et ses suggestions toujours pertinentes qui ont permis d’étoffer le cadrage scientifique et d’approfondir l’analyse sous le prisme du don. Cet article s’enrichit aussi des réflexions et des échanges réguliers menés au sein de la Commission Parisienne du Débat Public, organe consultatif chargé de conseiller la Municipalité sur l'opportunité, les modalités et les formes d'interpellation de la population sur les projets municipaux et l’organisation des dispositifs parisiens de participation. Présidée par M. Roland Peylet, Conseiller d’Etat, la Commission est composée d’une vingtaine de personnalités, dont M. Hamou Bouakkaz, Adjoint au Maire de Paris chargé de la Démocratie Locale et de la Vie Associative.

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Le décryptage du système-don en tant que substrat social et symbolique au fonctionnement organisationnel du CJ10 constitue l’hypothèse de départ de la recherche ainsi que le fil conducteur de la discussion des observations empiriques.

Pour ce faire, l’article mobilise la littérature consacrée aux relations de don se déployant à l’échelle intra-organisationnelle au sein des sociétés modernes ainsi que les apports de la sociologie et du management des organisations.

Inscrit dans le champ des possibles politico-administratifs, le Conseil, en tant qu’espace

public polyvalent, repose sur une logique recréatrice d’engagement et exclut, encore plus

qu’une association, toute logique de rétribution financière de l’investissement civique.

Fonctionnant en réseau, il s’appuie sur un système d’action qui, reposant sur l’engagement bénévole des membres-jeunes, favorise la décentralisation opérationnelle des activités tout en garantissant, par un mode de régulation ancré dans la collégialité, la cohérence d’ensemble des initiatives citoyennes menées.

Rétive aux hiérarchisations entre jeunes, cette organisation méconnaît les récompenses financières au profit d’une dynamique d’octroi sélectif (collectivement agréé et institutionnellement consacré) de gratifications symboliques et d’acquisitions de compétences (techniques et globales) valorisables dans l’itinéraire scolaire, universitaire et professionnel des membres-jeunes.

S’appuyant sur un triple engagement (civique des membres-jeunes, politique des élus et professionnel des coordinateurs-salariés), cette instance participative se construit dans l’articulation féconde de deux cycles de don liant respectivement les membres-jeunes entre eux ainsi que les membres-jeunes et la Municipalité (représentée par les élus, les animateurs et l’administration).

Reposant sur une communauté de valeurs et une communion d’objectifs, les relations d’amitié collaborative et de collaboration amicale liant les membres-jeunes entre eux se placent au fondement du « système d’échange généralisé » (Lévy-Strauss, 2002, p. 206) servant de soubassement relationnel au CJ10. Ancrées dans une réciprocité indirecte (élargie et différée dans le temps), elles relient des collectivités et non pas des individualités autour de la circulation de ressources diverses en nature et quantité (informations, conseils, gratifications symboliques, reconnaissances…), selon une logique sociale échappant au principe comptable de l’équivalence monétaire. Le système-don liant les membre-jeunes entre eux s’enracine dans une dynamique créatrice d’endettement mutuel positif par laquelle le réinvestissement par chacune des parties de son engagement est condition de perpétuation du cycle du don et de viabilité du système socio-organisationnel.

Le CJ10 repose sur un « pacte d’engagement », sorte de « promesse d’alliance » régissant le contrat socio-symbolique liant les jeunes et la Municipalité. Si le Conseil tire sa légitimité symbolique d’un transfert de sacralité de la part de l’autorité municipale, c’est que sa création peut se lire comme un don de citoyenneté vis-à-vis des jeunes. Forme paradigmatique du don premier, il crée une dette et donc des devoirs (implication des membres-jeunes), initie le cycle du don et insuffle sa légitimité au CJ10.

Négociant, dans la pratique de la participation, un franchissement maîtrisé des barrières symboliques de l’institutionnel, le CJ10 interpelle les subtiles harmoniques du système-don et donne à voir la force recréatrice de l’engagement.

§ Méthodologie de l’enquête empirique

Cet article s’appuie, au premier chef, sur une enquête de terrain menée tout au long de l’année académique 2007-2008 auprès des acteurs-clés de l’instance (membres-jeunes, animateurs,

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élus, administratifs) afin décrypter les logiques d’engagement et les principes de fonctionnement du CJ10. Elle repose sur plus de 20 entretiens semi-directifs, d’une durée unitaire d’une à deux heures, sur l’observation participante sur une année entière de l’ensemble des réunions, activités et évènements du Conseil, sur de nombreuses conversations informelles avec les acteurs-clés de l’instance. Elle s’est enrichie, par ailleurs, d’un recueil de données indirectes (consultation de sites web, publications, supports et dossiers de presse relatifs aux activités du CJ10 …) et de l’analyse des archives, hélas incomplètes, du Conseil. Cette étude repose, au second chef, sur une vague d’enquête complémentaire remontant aux années 2008 et 2009 ayant permis de recueillir une dizaine d’entretiens semi-directifs – enrichie de plusieurs conversations informelles- avec les membres les plus actifs du CJ10. Ce qui a permis de suivre dans la durée leur trajectoire sociale et de cerner la relative stabilité du fonctionnement de l’instance, au fur et à mesure des changements d’animateurs et de l’adhésion de nouveaux membres.

In fine, la recherche s’est enrichie, entre 2010 et début 2012, d’enquêtes de suivi ayant trait

aux trajectoires de la dizaine de membres-jeunes qui étaient les plus investis au sein du CJ10 à l’époque de la première enquête. Elles reposent sur le recueil de données indirectes (via le web et les réseaux sociaux) et des conversations informelles avec la plupart d’entre eux.

A. Régulation conjointe et pacte symbolique : le CJ10 comme structure

d’engagement

S’enracinant dans une promesse d’alliance (voir Reynaud, 1988, 1991) entre les membres-jeunes et la Municipalité, le CJ10 se configure comme une expérimentation organisationnelle de structure d’engagement.

Triplement engagé d’un point de vue vocationnel (incitation à l’implication civique et à l’empowerment citoyen des jeunes résidant, étudiant ou travaillant dans le 10e Arrdt.), administratif (forme organisationnelle hybride de l’instance) et civique (implication volontaire des membres-jeunes dans une logique de bénévolat), le CJ10 s’appuie sur une

logique première du don demeurant irréductible à l’« acte purement gratuit ».Et ce car,

comme l’a magistralement montré Douglas (2004, pp. 201-218), le don gratuit n’existe pas ou alors « de manière asymptotique à l’asocialité » (Godbout & Caillé, 1992, p.15).

Espace public polyvalent, à la fois lieu d’expérimentation d’une citoyenneté active4, espace professionnel et instance enclose dans l’Institution, le Conseil ancre son efficacité sociale dans les principes de réciprocité élargie et différée et d’« endettement mutuel positif » qui se placent au fondement du système-don lui-même (Godbout, 2000, 2007 ; Chanial, 2008, p.23). Si le don est sa grammaire, l’engagement socialement tendu vers l’Autre en est la matrice et le sens du collectif la substance.

Le fonctionnement organisationnel du Conseil repose sur l’articulation féconde de deux cycles de don reliant respectivement les membres-jeunes entre eux, et la communauté des jeunes avec la Municipalité perçue comme un acteur collectif, de par la diversité des individus qui la représentent et sa durabilité. Les circularités maussiennes internes au Conseil y permettent la sédimentation d’une interdépendance fonctionnelle et d’une solidarité active entre les diverses parties prenantes de l’instance (membres-jeunes, élus, animateurs, administratifs, parties prenantes extérieures).

4 Parmi les multiples activités du CJ10, on peut mentionner l’organisation et la participation à des réunions, à d’assemblées

plénières avec les élus, à des débats et à des cinés-cafés ainsi que l’intervention active dans des démarches participatives et des consultations publiques. Le Conseil a, par ailleurs, promu et réalisé de nombreux évènements cultuels et citoyens (expositions, films, publications…) et a été représenté par ses membres au sein de manifestations municipales et de commémorations officielles.

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Malgré le positionnement du CJ10 dans le champ politico-administratif parisien, les membres-jeunes contribuent à forger un patrimoine normatif propre (chartes, règlements…) inscrit dans les frontières d’admissibilité de l’Institution.

Au travers d’une forme de « régulation conjointe » (Reynaud, 1988) au sein de laquelle coexistent des traces de « régulation de contrôle » et des esquisses de « régulation autonome », le CJ10 évolue dans une dynamique de négociation perpétuelle destinée à accoucher d’un consensus collectivement approuvé et approprié.

Ainsi repose-t-il sur une « régulation de compromis » (Reynaud, 1988) où coexistent, se complètent et parfois se frictionnent des règles officielles émanant de la Mairie (définies par des délibérations du Conseil de Paris et du Conseil d’Arrondissement, règlements, actes et circulaires administratifs…) et des normes propres au CJ10 qui sont le fruit d’un « processus normatif » endogène à l’instance.

Bien que soumis à la tutelle municipale, le CJ10 adjoint aux « relations d’autorité » liant les membres-jeunes et la Municipalité des mécanismes informels de contrôle latéral (Lazega, 1999) destinés à éviter, encadrer et gérer les rivalités et les conflits entre jeunes. Le système de pressions sociales exercées par la communauté des membres-jeunes à l’encontre des pairs enfreignant ses règles de fonctionnement reposent sur la mobilisation du patrimoine relationnel des membres-jeunes les plus centraux et les mieux insérés dans la structure sociale du Conseil. C’est ainsi qu’en cas de conflit interne, qu’il s’agisse d’un différent entre jeunes ou d’une tension avec l’animateur, des mécanismes de pression latérale se mettent en marche. Face aux risques anomiques (Durkheim, [1897] 1967) ; Alter, 2003), aux risques dyschroniques et aux déficits de régulation (Alter, 2003) guettant les organisations tiraillées par des systèmes normatifs différents, l’encastrement du CJ10 dans deux cycles de don/contre-don constitue un vecteur de perpétuation du « pacte socio-symbolique » servant de fondement au CJ10. Il est gage de sa durabilité.

Espace public hybride, il méconnait la logique des récompenses financières et/ou matérielles

et/ou statutaires de l’engagement propres aux organisations professionnelles. De plus, il se distingue des associations par l’absence de droits d’entrée, de conditions d’adhésion (hormis celles concernant l’âge et le lieu de résidence, d’études ou d’activité professionnelle…), par le

déni de hiérarchie (pas de Bureau ou de Président du CJ10), par sa localisation dans une

enceinte institutionnelle, son insertion dans la sphère administrative et les liens étroits qu’il entretient avec les Autorités municipales.

Bien que certains membres bénéficient d’un surcroît de prestige du fait de leur charisme, de leurs compétences, de leur niveau d’implication ou de leur ancienneté, le Conseil récuse la concentration monopoliste des ressources dans les mains d’un seul individu ou d’une seule catégorie d’acteurs (élus, administration, jeunes). Toutes les compétences y sont partagées. Privées des possibilités de carrière interne - ce qui est de règle dans les associations, les partis ou les syndicats - les instances de démocratie participative disposent d’un registre large de gratifications socio-symboliques (construction d’un capital relationnel, accumulation de nouvelles compétences techniques, développement personnel et culturel, « reconnaissance institutionnelle » et notoriété publique).

Rompant avec les logiques hiérarchiques des institutions d’autorité fondées sur l’âge, le diplôme, voire le genre, le Conseil se configure comme une instance sans autorité explicite. Les relations entre membres y sont structurées par une triple logique de proximité

socio-statutaire et d’amitié personnelle (« promotion » actuelle), d’ancienneté au sein du Conseil

(« groupe des anciens et des doyens » de « la génération des fondateurs ») et de

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Ainsi l’iter au sein du CJ10 s’agence-t-il autour de deux étapes : l’apprentissage (de la charte éthique, de la philosophie, des normes et des règles du Conseil) et la pratique (accumulation de compétences et d’expériences, capacité décisionnelle, prise progressive de responsabilités, transmission de compétences aux nouveaux entrants). Bien que ces deux phases soient essentiellement diachroniques, le processus d’apprentissage au CJ10 a tendance à s’étaler tout au long du parcours citoyen (jusqu’au plus tard à 25 ans, âge limite d’adhésion au Conseil) en ce qu’il s’enracine dans des processus de co-formation (transfert horizontal de savoirs entre membresjeunes et verticalohorizontal entre jeunes et « professionnels » municipaux -animateurs, élus, administratifs -).

Le CJ10 repose sur un principe d’égalité qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement d’organisations para-collégiales. Les relations coopératives, consultatives et co-formatives fréquemment réciproques entre jeunes favorisent la sédimentation de compétences technico-pratiques acquises via un retour réflexif sur les données d’expérience contribuant ainsi au développement personnel des membres.

Cependant, au nom des logiques de volontariat et de bénévolat qui le fondent, il rejette toute prétention à la professionnalisation de l’engagement. Et cela bien que les membres-jeunes revendiquent, dans leurs interactions avec leurs parties prenantes, une sorte d’expertise

d’usage sédimentée au cours de leur parcours citoyen.

Instance transcendant la singularité des perspectives des acteurs, le CJ10 est réalité vécue outre qu’évoquée. En ce sens, l’effacement du sujet ne s’accompagne-t-il pas d’une frustration identitaire. Bien au contraire, il s’agit là de pointer la valorisation subjective de l’« on » comme sujet supérieur d’action. Sorte de Léviathan (au bon sens de la métaphore) né de la confluence d’orientations, de perspectives et de talents différents, le CJ10 est un espace collectif vécu, parlé, raconté. La forte intégration des membres et le sentiment de respect-confiance envers l’animateur, mais aussi envers l’administration et les élus, sont soulignés par la récurrence du pronom personnel « on » lorsqu’il s’agit d’indiquer le Conseil dans son unité fonctionnelle et affective. Aussi est-il intéressant de remarquer que l’emploi fréquent du pronom « on » n’indique point un délaissement de la perspective volitive de l’acteur. Pronom d’action, « on » invite à penser l’existence d’une tierce entité ne se recoupant ni avec un sous-groupe de jeunes ni avec l’institution.

Organisation transversale, le CJ10 fait de la coordination de projets partenariaux sa vocation même. Flexible et évolutif, son agencement organisationnel répond à l’exigence d’interdépendance entre professionnels et profanes, nouveaux membres et membres déjà bien installés, élus et jeunes-citoyens.

Par delà la richesse et l’hétéronomie du bagage des professionnels (l’animateur et l’administration municipale, voire les Cabinets des élus) et des membres, l’efficacité du CJ10 tient à l’esprit de coopération liant entre elles les parties prenantes.

Processus social alliant tendance décentralisatrice et intensification du travail collaboratif, les circuits de communication internes au CJ10 favorisent la circulation d’informations, souvent locales ou liées à l’actualité. Ce qui aiguise le sentiment d’« unité fonctionnelle et spirituelle » de l’organisation-Conseil.

Transmises au travers de flux informels (réunions, brainstorming, comités de pilotage…), ces connaissances pratiques (émanant souvent de la sphère politique et administrative, mais aussi d’experts et d’associatifs) sont opérationnalisées dès lors qu’elles sont communiquées et transmises. Partagées, elles deviennent mobilisables. Cela faisant, ces circuits de transmission d’informations et de connaissances facilitent la collaboration et démultiplient les capacités d’innovation, la réactivité et la performance collective de l’organisation. En parallèle, ces

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circuits permettent la sédimentation de crédibilité, et donc du charisme d’institution du Conseil. Par delà même, elles le projettent dans la durée.

Aussi le CJ10 favorise-t-il la décentralisation opérationnelle des tâches tout en garantissant, par un mode de régulation ancré dans la collégialité, la cohérence d’ensemble des actions citoyennes menées.

B. L’échange social généralisé entre jeunes du CJ10 prend les formes d’un système de don-contre don

Se plaçant au fondement du « système d’échange généralisé » (Lévy-Strauss, 2002, p. 206) liant les membres-jeunes entre eux, les relations entre membres-jeunes prennent deux formes distinctes selon leur niveau de personnalisation (« primarité ») :

- la logique de l’amitié collaborative selon laquelle des membres-jeunes unis par des liens profonds, durables et affectifs s’offrent mutuellement de l’aide et du support dans le portage d’initiatives du CJ10 au nom de l’ancienneté et de l’intensité de leurs relations personnelles : l’amitié « englobe » la coopération ;

- et la logique de la collaboration amicale reposant sur un système de relations plus récentes, sporadiques et superficielles entre membres-jeunes : l’amitié demeure encastrée dans la coopération.

Les ressources qui y circulent sont essentiellement de nature technique et socio-symbolique. Il s’agit de la mise en commun de compétences et d’expériences et d’une mise à disposition de soi vis-à-vis du groupe (engagement vis-à-vis du collectif). Ce lien de collaboration se double d’un lien d’amitié d’intensité variable selon le type de relation.

Le CJ10 se configure ainsi comme une niche d’hyper-socialisation où les relations entre membres, liées, directement ou indirectement, à des activités de production, sont intenses et durables. Or, selon la théorie de l’action collective entre pairs (Lazega, 1999), au sein d’une « niche sociale » s’opère une suspension de la logique de l’intérêt individuel au profit de perspective groupale d’utilité collective.

1) La logique de l’amitié collaborative et le petit groupe d’amis

La relation d’amitié collaborative repose sur l’encastrement des liens coopératifs inhérents à la conception, au portage et au suivi des projets du CJ10 dans l’antériorité de rapports amicaux, plus anciens, intimes et durables, reliant un groupe de jeunes aux enracinements sociaux, culturels et territoriaux convergents.

Composé d’une dizaine de jeunes constituant le noyau dur de l’instance, le petit groupe

d’amis préexiste à la socialisation au sein du Conseil en ce qu’il réunit des jeunes se

connaissant et se fréquentant depuis leur plus tendre enfance. Ce microgroupe est d’autant plus soudé et solide qu’il existe en son sein deux fratries.

Grands lycéens ou jeunes étudiants en faculté, les membres du petit groupe d’amis sont pour la plupart issus de l’immigration. Français ou en cours de naturalisation, ils appartiennent à des familles de classes moyenne ou populaire, non-militantes mais votant régulièrement. Pour la plupart originaires du Maghreb ou d’Afrique Francophone, ils résident dans le 10e Arrondissement depuis leur plus jeune âge ; ils affichent un fort enracinement territorial et vantent une identité teintée d’appartenance communautaire. Ayant suivi la plupart de leur cursus scolaire dans les établissements de l’Arrondissement, ils se fréquentent de manière

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assidue et partagent leurs pratiques sportives, artistiques, culturelles et… citoyennes. Ils ont adhéré au CJ10 par vagues successives entre 2003 et 2006.

A la fois pilier militant et mémoire de l’organisation, « conscience » du Conseil et gardien de son projet, le petit groupe d’amis a participé à en définir et contribue à en perpétuer l’identité, l’esprit (civique et fédérateur) et le dessin politique (favoriser l’intégration sociale et l’empowerment citoyen des jeunes du 10e Arrdt., par delà leurs origines).

Les relations au sein du petit groupe d’amis reposent sur une logique d’amitié collaborative qui se place en pivot du système d’échange généralisé et multiplexe (Lazega, 2007) qui les réunit. Elles s’enracinent dans une histoire partagée, à la fois transmise (relations amicales parentales) et vécue, une communauté de valeurs et un désir d’implication dans la vie citoyenne. Au Conseil, leur amitié encadre leur coopération.

Bien que l’admission au sein du petit groupe d’amis soit relativement sélective puisqu’elle fait appel à un « passé identitaire » où se mêlent héritage mémoriel, transmission culturelle et vécu expérientiel, le petit groupe d’amis ne fait pas bande à part dans l’enceinte du Conseil. Les membres du petit groupe d’amis jouent de complémentarité pour asseoir l’unité et la stabilité de leur groupe et la mettre au service du Conseil. Bien que leurs trajectoires scolaires et professionnelles aient divergé au fil des années (et notamment de l’insertion des plus âgés dans l’Enseignement Supérieur), la préexistence de relations privées, de nature amicale, voire familiale, a contribué à perpétuer leur implication au sein du Conseil, ainsi devenu un lieu de retrouvailles amicales outre qu’un espace d’engagement coopératif. Leur commune participation au Conseil a vivifié leur amitié, en fournissant des occasions supplémentaires de se fréquenter (notamment depuis l’entrée à l’Université des aînés) et de réaliser des projets ensemble. Ainsi peut-on identifier au sein de ce petit groupe d’amis un microsystème maussien puisque :

a) les relations y reposent sur une réciprocité élargie, englobant aussi leurs familles,

b) la réciprocité des échanges est différée dans le temps : les liens entre membres-jeunes s’inscrivent dans la durée,

c) les échanges sociaux dépassent la simple logique de l’équivalence comptable et s’inscrivent dans une perspective d’intérêt symbolique (Alter, 2002, p. 272-273),

d) l’échange social est ininterrompu dans le temps,

e) le système de prestations et de contre-prestations repose sur le principe de l’«endettement mutuel positif» qui est le gage de sa durée.

2) Le lien de collaboration amicale, relation générique entre membres-jeunes du CJ10

Mode générique de socialisation entre jeunes du CJ10, présidant notamment aux relations entre les « anciens » et les « entrants », le petit groupe d’amis et les « nouveaux arrivés»), le lien de collaboration amicale repose sur l’encastrement de l’amitié dans la coopération fonctionnelle. Plus récentes et d’intensité plus faible (Granovetter, 1973), les relations de collaboration amicale sont moins fréquemment réciproques et multiplexes. Elles se teintent d’abord d’un caractère coopératif (qui révèle leur inscription dans la logique pragmatique de la réalisation d’initiatives du Conseil), puis consultatif et co-formatif (qui reflètent une solidification de la relation) et in fine d’une dimension amicale (traduisant un mouvement d’endogénéisation et de personnalisation de la relation d’engagement).

Les relations de coopération amicale n’échappent pas à la logique de don. En effet, les prestations circulant entre eux sont de nature variable : conseil et support dans la mise en

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œuvre de projets du Conseil, circulation d’informations, partage de savoirs techniques et d’expériences, mise en relation, voire aide dans des activités scolaires ou professionnelles. Se concevant comme un groupe, le CJ10 fait taire la concurrence interne pour mieux promouvoir son image extérieure, vis-à-vis des élus, des associations… Et ce car, comme l’indique à juste titre Chanial (2008, pp. 97-123), si la grammaire des relations humaines permet de distinguer analytiquement la violence du « prendre », le pouvoir du « recevoir », la générosité du « donner » et la réciprocité du « rendre », ces quatre pôles se retrouvent étroitement entremêlés dans les relations sociales réelles. La concurrence co-habite avec la collaboration, la violence avec la générosité : la force du don est, en effet, de parvenir à contenir la pulsion individualiste centrifuge (la compétition interne) au sein du système complexe de collaboration.

Conformément à l’intuition maussienne, le système-don liant les membres-jeunes entre eux s’appuie sur une réciprocité élargie différée, un entrelacement de liens de nature diverse et une logique d’endettement mutuel positif. C’est ce qui explique, en partie, la durabilité des liens entre membres et la difficulté pour les jeunes adultes à couper les liens avec le Conseil. Pour veiller à son image et à son bon fonctionnement, le Conseil met en ouvre des processus de régulation endogène typique des organisations à tendance collégiale. L’animateur joue ici un rôle charnière car il co-participe partiellement des logiques groupales du Conseil. Sorte de « membre-invité » permanent, écouté et respecté, il se place « au service du Conseil » et se charge d’encadrer et de sécuriser administrativement ses actions.

L’animateur du Conseil fait figure de passeur entres les sphères du civique, du politique et de l’administratif. Il se fait transcodeur après des jeunes des langages de l’Institutionnel (du politique comme de l’administratif) et traducteur auprès des élus des désirs d’engagement civique des membres du CJ10. Ainsi cherche-t-il à développer la cohésion interne au Conseil en favorisant la socialisation et la collaboration entre membres-jeunes.

Or, encore plus qu’une association, le CJ10 se configure comme « espace public primaire » (1998, p.79), à mi-chemin entre la logique de la primarité propre à l’engagement familial et communautaire et la logique de la secondarité régissant la socialisation professionnelle.

C. Du don de citoyenneté à la logique recréatrice d’engagement : le cycle de don comme vecteur de durabilité organisationnelle

A l’heure d’un délaissement croissant de la sphère politique par les jeunes (comme l’attestent la baisse tendancielle du taux de participation électorale ces vingt dernières années), la création du Conseil, don premier de l’Institution municipale à ses jeunes, joue un rôle essentiel d’impulsion d’engagement auprès d’un public généralement écarté de la chose publique. A l’âge charnière de l’adolescence, période de profonde mutation socio-statutaire, l’engagement au CJ10 devient pour les membres-jeunes une sorte de « baptême républicain », à la fois vecteur de construction identitaire et de socialisation élargie. Il se fait signe d’une inclusion sociale et politique.

La fondation du CJ10 s’avère d’autant plus significative que la plupart de ses membres, mineurs en 2007-2008, étaient issus de l’immigration récente, fussent-ils des ressortissants de nationalité étrangère ou des Français de première génération.

Or, alors que les immigrés subissent des discriminations sur le marché du travail et une exclusion politique de fait (absence de droit de vote pour les immigrés non-communautaires en situation régulière), l’implication de jeunes d’origine étrangère au sein du CJ10 se fait traceur d’une intégration familiale réussie et marqueur d’une ouverture institutionnelle. Cette porosité mutuelle au politique marque ainsi une possibilité d’apprivoisement du politique.

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Les familles ont joué, notamment pour le petit groupe d’amis un rôle crucial dans cette « approche de l’institutionnel » opérée par leurs enfants : ils l’ont autorisée et soutenue en tant que levier supplémentaire d’inclusion sociale.

Issus de milieux modestes, elles sont en France bien intégrées professionnellement, participent à la vie locale et ne nourrissent pas de projet de retourner au pays. Elles se révèlent peu sensibles, à l’aune des informations recueillies, à l’« illusion de l’immigré » décrite par Sayad (2006 a). Faiblement politisées, elles participent régulièrement aux scrutins électoraux dans leurs pays d’origine. Bien que pratiquantes religieusement, elles affichent un mode de vie laïcisé et « occidentalisé ».

Développant une sorte d’« habitus de l’intégré », les membres-jeunes du CJ10 issus de l’immigration se projettent dans un avenir (scolaire, universitaire, professionnel…) en France. Ainsi, la naturalisation (pour les jeunes non-français de naissance) relève, à leurs yeux, d’un « rite d’officialisation » (bien qu’il s’agisse en réalité d’un « rite d’institution ») car ils se « pensent » et se vivent déjà français. En cela ils échappent au « sentiment d’illégitimité » qui marque « ces immigrés qui n’ont jamais émigré de nulle part » que sont, souvent, les « enfants d’immigrés » (Sayad, 2006 b).

Ils ne développent pas moins un « désir de reconnaissance » et une « soif de signes d’intégration » dont l’implication au CJ10 en est une des manifestations. Partant en quête de légitimation, ils investissent cette symbolique de l’inclusion politique qui sous-tend le principe même de l’engagement au Conseil.

Dans un Arrondissement caractérisé par une forte mixité, où la part des classes moyennes et populaires y est supérieure à la moyenne parisienne, l’institution du CJ10 peut se lire comme un don de citoyenneté offert par les élus municipaux aux jeunes de l’Arrondissement. Ce don

constitutif créé, de fait, une sorte de dette morale du Conseil (comme organisation) envers la

Mairie (personnifiée par les élus, l’administration et les élus) qui jouer un rôle d’impulsion de l’implication des jeunes dans les initiatives de l’instance.

« Rite de passage » (Gennep, 1981 [1909]) avec son corollaire d’épreuves « initiatiques » (plénières, cérémonies…) et de compensations symboliques, l’intégration au CJ10 se configure, aussi, comme un « rite d’institution » (Bourdieu, 1982) au travers duquel se réaffirme, par son franchissement symbolique et partiel, la frontière de l’officiel. Dans une ritualisation de l’officialité, se réaffirme la distance symbolique entre l’officiel et l’officieux, le professionnel et le profane et se redit l’engagement mutuel des jeunes et de la Mairie, où se revivifie le cycle du don.

Intéressés à la res publica sans être forcément politisés, les membres-jeunes de la première génération (2002-2004) ont investi le CJ10 avec enthousiasme, conscients de la volonté politique ayant présidé à sa création et de l’injonction de réussite qui leur incombait. De là l’obligation de saisir cette opportunité en portant des initiatives collectivement utiles.

Là où la fondation et la légitimation symbolique de l’instance par la Municipalité constituent le

don premier, créateur de liens, d’opportunités et d’obligations sociales, s’engager au sein du

CJ10 constituait pour les membres-jeunes de la première génération une façon de rendre ce

don en obligeant la Municipalité à (re-)donner à son tour, à renouveler le pacte d’engagement.

Ce qui n’est pas sans rappeler les caractéristiques constitutives du système maussien :

a) le système lie des collectivités (les membres-jeunes et la Mairie personnifiée par l’animateur, l’Administrateur et les élus). La réciprocité y est élargie. C’est ce qui permet au système de perdurer par delà les départs des membres et des animateurs,

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c) les ressources échangées sont de nature variée. Le système ne repose par sur l’équivalence monétaire des prestations. La Mairie, via l’animateur, fournit aux jeunes des occasions et des ressources d’engagement, les jeunes rendent à l’Institution en investissant une structure-pilote et en légitimant ainsi son action à l’égard de la jeunesse,

d) le système d’échange social y est ininterrompu. Mêmes si les périodes de transition et de latences entre le départ d’un animateur et la prise de fonction de son successeur nuisent à l’efficacité de l’instance, le CJ10 continue de poursuivre ses actions et les parties n’interrompent pas le pacte d’engagement,

e) le système repose sur l’endettement mutuel positif. Ce qui fait la durabilité de l’instance et sa capacité à se réformer dans le temps c’est bien un renouvellement constant du pacte

d’association liant les membres-jeunes et la Mairie. Ce lien d’association est sans cesse

revivifié dans la relation entre jeunes et animateurs. La perpétuation du pacte

d’engagement entre jeunes et élus se réalise dans le renouvellement de la confiance et du

soutien accordés par les élus à chaque initiative impulsée par le Conseil. C’est d’ailleurs le sens de la stratégie de la concrétude : en absence de projets, c’est tout le système de prestations et de contre-prestations sociales qui s’effondre ! A ce sens du concret s’ajoute un investissement de la sphère du symbolique car, comme Mauss l’a bien montré, le rituel possède une force cohésive car c’est là que se redit l’alliance entre les partenaires, que se réactualise la promesse d’antan. Dans le CJ10, ce rôle est joué par la plénière avec les élus. C’est là que les autorités publiques réaffirment officiellement leur attachement à l’instance. En effet, les jeunes apprennent à accorder une valeur symbolique au don de paroles, anticipation d’un don-opportunité (écoute, confiance, moyens…). Le cérémoniel de la plénière (au cours de laquelle les membres-jeunes du CJ10 rencontrent le Maire de l’Arrondissement, l’Adjoint(e) chargé(e) de la Jeunesse à la présence de l’animateur) incarne, par métonymie, la structure des liens entre membres-jeunes et Mairie. Aussi l’intervention des Autorités aux plénières (qui se déroulent en séance publique dans la Salle des Mariages de la Mairie du 10e) s’affirme comme un vecteur de reconnaissance politique et de gratification symbolique. Si ce rituel signifie l’altérité statutaire entre les jeunes et les élus, il évoque aussi le caractère franchissable de barrière entre professionnls et profanes de la politique. Réunis autour d’une table-ronde sous la co-présidence d’un membre-jeune et d’un élu (le Maire, le Premier Adjoint ou l’Adjoint(e) en charge de la Jeunesse), les membres-jeunes et les élus se retrouvent pour dresser le bilan des réalisations effectuées, débattre des projets futurs et surtout renouveler leur contrat symbolique. La localisation du CJ10 en Mairie tout comme la participation des membres-jeunes aux cérémonies municipales aux cotés des élus (et non pas du côté du public) s’inscrivent dans un cérémonial de l’officiel, processus de récupération et de réinvention des symboles et des rituels républicains visant à légitimer le CJ10 tout en affirmant sa « filiation » vis-à-vis de l’institution municipale. Ces rites d’institution participent à redéfinir la partition traditionnelle de l’espace public municipal entre espace « sacré » des professionnels de la politique et espace « profane » des simples citoyens (Gaxie, 1978), en créant une catégorie intermédiaire, sorte d’antichambre de l’implication politique proprement dite : l’espace hybride de la participation citoyenne. Doté d’une autonomie organisationnelle et financière sous tutelle, le CJ10 est une instance expérimentale en voie d’institutionnalisation. Lieu d’expression de singularités, le Conseil est un espace collectif, un espace du collectif, apte à accueillir la mue identitaire d’adolescents en quête de sens. Structure d’engagement dont l’éthique est un fondement organisationnel (voir Chanlat, 2000), le CJ10 lie affirmation de soi et reconnaissance d’autrui. Dans le cycle du don, l’engagement premier crée une reconnaissance sociale qui est gage de perpétuation de l’engagement.

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Loin d’être une matrice d’affiliation idéologique ou une rhétorique colportée par l’organisation, avec ses relents condescendants d’altruisme désintéressé ou de pure générosité, la référence au don s’avère, néanmoins, peu présente dans les discours des membres-jeunes qui préfèrent la mobilisation du concept d’engagement à la notion de « don de soi ».

Or, souligne Karsenti (1994), l’absence de conscience du don est l’une des conditions d’efficacité de l’échange social maussien. Ainsi, si un détour réflexif s’avère nécessaire afin de « saisir le don en tant qu’atmosphère dans laquelle nous baignons sans nous en

apercevoir, c’est non seulement qu’il y a un oubli du don, mais que cet oubli même revêt une fonction essentielle : il est la marque de la logique symbolique que le don met en œuvre, logique... proprement inconsciente, non pas simplement au sens où elle est voilée, mais au sens où son voilement est la condition même de son effectivité » (Karsenti,1994, p. 113).

Si l’oubli du don est condition de sa perpétuation, c’est qu’il estompe, au bénéfice de la coutume et de la tradition, le souvenir du donateur en premier. Non pas qu’il faille effacer le contenu du don premier en ce qu’il fonde l’essence symbolique, mais souvent aussi matérielle, des cycles de dons qui en découlent, mais bien estomper la mémoire de l’asymétrie originelle propre à l’acte premier de don.

Ainsi, au CJ10, si la mémoire du « don de citoyenneté » est fondatrice du « pacte d’engagement » liant la communauté des jeunes à la Municipalité, l’enfouissement de l’unilatéralisme de la décision initiale (création du Conseil par les élus) est nécessaire à l’investissement du cycle du don par l’ensemble des parties. Et ce, car il remet tout le monde sur un pied d’égalité. Donateur et donataire en premier s’effacent au profit d’un cycle de réinvestissement dans lequel toutes les parties se (ré)engagent puisqu’elles y gagnent collectivement (Caillé, 1998).

L’oubli, plus ou moins inconscient, par les jeunes de la primauté donatrice de la Municipalité ne signifie nullement un déni de reconnaissance qui serait antinomique avec la perpétuation des circularités maussiennes, mais bien une présentification de la reconnaissance. Autrement dit, la gratitude des membres-jeunes s’expérimente et s’exprime en rapport au don actuel de la Municipalité (participation régulière et soutien régulière des élus à des activités du Conseil, valorisation de ses initiatives et gratification symbolique de ses membres actifs…).

Ni déni du passé ni fuite en avant, le temps du don au Conseil se décline au présent. C’est là que s’avère particulièrement importante la condition d’ininterruption du cycle du don à la viabilité du système. En effet, le modèle maussien ne permet pas la capitalisation des prestations passées ni la patrimonialisation de la mémoire des dons mais seulement l’effectivité présente de l’engagement. Ainsi, comme le souligne à juste titre Karsenti (1994, p.113), « l’archaïque [constitue une…] strate fondamentale de la socialité dont l’oubli est

paradoxalement nécessaire au fonctionnement présent »,

En guise de conclusion : le Conseil ou le ré-enchantement du politique

Structure de participation reposant sur l’esprit du don et sur ses logiques d’endettement

mutuel positif et de réciprocité élargie et différée, le CJ10 est un espace de mixité où

s’expérimente, par la négociation délibérative, une citoyenneté active.

Lieu d’éveil à la citoyenneté par la concertation et la réalisation de projets collectifs, le CJ10 se configure comme un espace d’apprentissage d’un patrimoine varié d’expériences et de compétences mobilisables dans le parcours formatif, associatif et professionnel des jeunes. « Espace public hybride » encastré dans l’administration il rompt avec les logiques hiérarchiques des institutions d’autorité par la mise en avant d’un égalitarisme structurel et d’une méritocratie fonctionnelle.

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A la croisée d’un projet politique et d’un désir juvénile d’engagement, le Conseil aménage un franchissement liminaire de l’espace politique. Ainsi élargit-il la sphère de l’intelligibilité et de la « façonnabilité » du politique. Et c’est par un cérémonial de l’officialité que se renouvelle l’engagement moral liant l’Institution, incarnée métonymiquement par les élus locaux, et des jeunes en quête de reconnaissance et de signes d’intégration (socio-politique). De par une mise en partage de la parole politique et des moyens d’action publique, certes limitée, dissymétrique et administrativement encadrée, le CJ10 permet d’initier, si ce n’est d’atteindre, un processus de co-gestion de la Cité au plus près des citoyens.

Ancré dans une réciprocité élargie où la reconnaissance par l’Institution est gage de réengagement pour les des membres-jeunes, le CJ10 incarne l’ouverture de l’Institution municipale et, par métonymie, du politique à l’égard des jeunes : il participe aussi à la construction personnelle des membres-jeunes, tant sur le plan identitaire (gratification symbolique, valorisation) que sur celui scolaire et professionnel.

Reposant sur une symbolique du franchissement maîtrisé des barrières statutaires entre professionnels et profanes de la politique, les instances de démocratie participative jeunesse aménagent une perméabilité sélective de la sphère institutionnelle.

Métonymie d’une politique de proximité, incarnation de l’accessibilité du politique, le Conseil est un lieu de brassage où se joue la dialectique du « je » et du « nous », du proche et du lointain, de l’ici et de l’ailleurs, du local et du global. Espace ouvert, le CJ10 s’affirme comme une instance tri-temporelle où s’entrecroisent les latitudes de la réflexivité sur le passé, de l’action sur le présent et de la projection dans le futur.

A la frontière entre sphère associative, administrative et politique, cette structure à tendance collégiale endigue, encadre et gère le conflit en s’appuyant sur un système de régulation conjointe. Tirant son efficacité de sa cohésion, elle repose sur un système de don permettant de vaincre les pulsions égoïstes et centrifuges pour embrasser une perspective du collectif. A la fois lieu d’expérimentation de la citoyenneté, espace professionnel et instance institutionnelle, le CJ10 offre une forme organisationnelle originale qui interpelle les fondements du management classique et éclaire les substrats profonds de la coopération et de la créativité collective. Elle donne à voir la force recréatrice de l’engagement.

Reposant sur une étude de cas approfondie, cet article donne à voir l’enracinement du fonctionnement socio-organisationnel d’un Conseil de Jeunes dans deux cycles de don liant respectivement les membres-jeunes entre eux et la Municipalité avec les jeunes.

La généralisation de ses résultats demeure néanmoins compromise tant ils résultent tributaires du contexte historique, politique et social qui a vu naître et développer le CJ10. Et cela bien que des travaux portant sur les logiques d’engagement dans les instances parisiennes de démocratie participative (C.P.D.P, 2011 ; Bruna, 2011) laissent entrevoir des pistes d’extension de ces analyses tant la prégnance du système-don y paraît forte.

L’absence d’autres études mobilisant, à notre connaissance, le prisme du don pour décrypter en profondeur, et sous une focale socio-managériale, le fonctionnement d’une instance de démocratie participative, invite à promouvoir la recherche afin déployer des comparaisons à l’échelle inter-régionale, nationale ou internationale.

Seule la mise en œuvre d’une enquête de large ampleur permettrait ainsi de conclure à la centralité du don par l’engagement comme logique fondatrice de l’effectivité et de l’efficacité d’une instance de démocratie participative.

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Références

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