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André Leroi-Gourhan et l'ethnologie de la modernité

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Jacques Gutwirth

To cite this version:

Jacques Gutwirth. André Leroi-Gourhan et l’ethnologie de la modernité. André Leroi-Gourhan ou les Voies de l’Homme. Actes du colloque du CNRS, mars 1987 (ouvrage collectif, préface de Lucien Bernot), Albin Michel, pp.123-135, 1988. �halshs-00005907�

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Jacques Gutwirth

*

Référence de publication : André Leroi-Gourhan ou les Voies de l’Homme. Actes du colloque du CNRS, mars 1987 (ouvrage collectif, préface de Lucien Bernot). Paris, Albin Michel, 1988, pp. 123-135. ISBN 2-226-03270-3.

Comment se peut-il qu'un ethnologue travaillant sur des milieux religieux urbains se réclame du « préhistorien » André Leroi-Gourhan ? Je tenterai de montrer, à partir de ma propre expérience et de celle de quelques collègues, et aussi par des rappels à son œuvre et à son enseignement, qu'A.

Leroi-Gourhan a soutenu dans notre pays une ethnologie du « nous » contemporain, contribuant ainsi à la révolution copernicienne de cette discipline qui, depuis une quinzaine d'années, prend en compte des aspects très divers de la modernité.

Mais je voudrais également situer l'œuvre d'A. Leroi-Gourhan par rapport à mon itinéraire intellectuel qui, à sa manière, appartient à un courant plus général.

André Leroi-Gourhan et le Marxisme

De 1940 à 1944,j'avais vécu au Brésil près de cinq ans d'asepsie politique sous la dictature du président Getúlio

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Vargas. La guerre n'était pas achevée, mais le vent de la liberté atteignit le pays : une vague marxiste déferla dans les milieux intellectuels brésiliens et parmi les exilés ou réfugiés européens. Or ce marxisme, venu principalement d'Union soviétique — dont le prestige était à son zénith —, était dogmatique, « fondamentaliste » au possible. Certes, il s'agissait alors d'une ouverture, d'une découverte

importante : nous nous trouvions devant une philosophie en principe ancrée dans le praxis technoéconomique et qui

débouchait sur une volonté d'action politique fort bien venue dans ce Brésil peu développé, dominé par les grands

propriétaires fonciers. En même temps ce marxisme mettait des œillères face à la complexité, à la diversité de la société brésilienne. Mutatis mutandis, on a connu cette situation également en France. En tout cas, il me fallut des années de décantation pour me débarrasser de cet esprit doctrinaire, que je retrouvai d'ailleurs à la Sorbonne vers 1960, sous des formes « paramarxistes », notamment en sociologie (chez

Georges Gurvitch). Or, en cette même année 1960, je découvris renseignement du Patron, ce qui suscita, dès son premier

cours, ma vocation d'ethnologue. Comme tout « coup de foudre », celui-ci était au départ d'ordre intuitif ; je tenterai l'analyse de cette intuition.

Au premier abord la technologie d'A. Leroi-Gourhan

conforte la « doctrine » marxiste. N'indique-t-il pas que la vie sociale est « […] un courant à double sens dont

l'impulsion profonde est celle du matériel 1 », ce qui

1. A. LEROI-GOURHAN, Le Geste et la Parole, vol. I., Technique et

langage, Paris, Albin Michel, 1964, p. 210. Voir l'« extraordinaire convergence » entre ce qu'écrit Marx (Le Capital, Paris, Éd. Sociales, 1950, I, 1, p. 183) et les conceptions de Leroi-Gourhan autour de la notion de « chaîne opératoire » (Jean-Pierre DIGARD, « La technologie

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contribua certainement sur le plan philosophique à mon adhésion. Mais, obscurément, je devais ressentir que son approche allait à l'encontre de tout a priori. Ses

remarquables travaux en technologie ne lui faisaient pas

négliger l'articulation complexe des techniques avec d'autres niveaux socioculturels, et par exemple avec le « milieu

favorable », notion certes beaucoup moins doctrinaire — floue selon des critiques — que celle des rapports ou modes de

production « marxistes 2 ». Et cette articulation devait être examinée, approfondie, par les méthodes qualitatives de

l'ethnologie, ce qui porte à des descriptions minutieuses et à des analyses pragmatiques et nuancées que l'on ne peut enfermer dans des schémas préétablis.

A. Leroi-Gourhan a toujours fait prévaloir une attitude scientifique qui consiste à établir des dossiers solides et rigoureux, où la complexité du réel, et donc son analyse, ne sont pas à la remorque de théories scientifiques ou

philosophiques a priori. Ce refus d'un quelconque dogmatisme représente non pas un empirisme sans réflexion mais tout simplement le suivi des faits, et enfin, ce qui est capital, le droit à l'imagination ethnologique, c'est-à-dire la

capacité du chercheur d'ordonner de manière signifiante les matériaux, d'établir des corrélations, des inférences, certes rigoureuses, mais qui précisément dépassent les carcans

en anthropologie : fin de parcours ou nouveau souffle ? », L'Homme, 1979, XIX/1, p. 88-89). Voir aussi d'Aliette GEISTDOERFER, « Leroi-Gourhan : méthode d'analyse des techniques », La Pensée, 1973, 173, p. 60-74. Cet article fait partie d'un numéro « Ethnologie et

marxisme », mais A. Geistdoerfer se garde bien d'annexer Leroi-Gourhan au marxisme.

2. Concepts dont je ne dénie nullement, à certains niveaux, le

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théoriques. Ce point de vue est d'une extrême importance pour l'étude des sociétés modernes ; l'intérêt actuel pour

l’approche ethnologique vient en partie des déboires suscités par des études trop idéologiques et chargées de théories a priori. Une recherche plus pragmatique apparaît souhaitable à bien des politiques ou « décideurs 3 ».

En 1964, à Haleine, dans l’Orne, lors d’une enquête du CFRE (photo Jacques Gutwirth)

André Leroi-Gourhan et la modernité

A. Leroi-Gourhan exprime des vues pénétrantes sur notre civilisation dans Le Geste et la Parole. Sa participation

3. Du moins en parole, quant aux réalités des décisions c'est une

autre affaire. En tout cas, l'hommage à la recherche sans préjugés est prônée, ce qui est déjà un pas en avant considérable.

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« sur le terrain » aux stages du CFRE 4 a peut-être nourri sa réflexion. Il n'allait pas que visiter les maréchaux-ferrants ou les cercliers. Je me souviens comment, en 1962, il

accompagna une poignée de stagiaires (dont j'étais) chez le « châtelain » d'une commune de l'Orne, écoutant et observant avec grande attention. Il avait une extrême réceptivité au monde contemporain.

De quelle manière précise A. Leroi-Gourhan a-t-il eu quelque influence sur le développement d'une ethnologie des sociétés urbaines et plus largement de la société moderne ? Outre ses réflexions dans des ouvrages, des articles

importants (j'y reviendrai), il y avait son ouverture d'esprit et son soutien actif envers des propositions de recherche de ses élèves. Colette Pétonnet, avec qui je suis lié par une vieille amitié et une longue collaboration

scientifique, évoque l'importance du Patron pour le

développement de son œuvre. Quant à moi, il m'a tout de suite et sans réserve soutenu pour la réalisation d'une thèse

d'ethnologie religieuse dans le contexte urbain. J'avais pourtant aussi un projet plus « rural », mais Hélène Balfet et A. Leroi-Gourhan me poussèrent sans hésiter vers la

réalisation d'une recherche sur une communauté de hassidim, juifs ultra-orthodoxes à Anvers. Bien qu'allant pratiquer les méthodes habituelles de l'ethnologie, je me trouvais dans une position très différente de celle de l'ethnologue

4. A. GEISTDOERFER, « Leroi-Gourhan : méthode d'analyse des

techniques », art. cit., p. 62, note à juste titre le souci, chez A. Leroi-Gourhan, de l'enquête organisée sur le terrain, ce qui est la base première des dossiers bien établis. En ethnologie, le CFRE fut la très vivante application de cette préoccupation ; son importance pour la discipline en France fut capitale ; son histoire et ses péripéties mériteraient une étude.

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« exotique ». Anvers était ma ville natale, j'y comptais des attaches familiales et j'y avais vécu entre 1947 et 1959, donc peu avant mon enquête. Je disposais aussi de fortes « accointances » non avec les hassidim eux-mêmes, mais avec la communauté juive et le commerce et l'industrie diamantaire dont les hassidim et cette communauté étaient partie

prenante.

A. Leroi-Gourhan perçut que la question méritait d'être creusée et il vit les avantages de ma situation. Le thème de mes recherches était fort éloigné des travaux qu'il

pratiquait alors et il n'avait pas de connaissances particulières dans le domaine judaïque. Cependant son ouverture d'esprit et son expérience, enfin ses conseils

judicieux m'ont beaucoup aidé, sans jamais interférer dans ma démarche. Il pressentait, je pense, que mon travail, parmi d'autres, pouvait assurer une réponse à une question qu'il se posait dès 1945 : « La composition ethnique est-elle

absolument mouvante ou est-ce nous qui manquons encore de moyens assez puissants pour saisir la personnalité profonde de chaque unité ethnique 5 ? »

D'autre part, dès 1945, et à l'encontre d'idées largement véhiculées notamment entre 1960 et 1980, il soutenait déjà des vues que l'ethnologie du monde moderne confirme

amplement : « Mais le fait essentiel n'est pas dans le

phénomène de fusion qui tendrait à se faire com-pénétrer et fondre toute l'humanité, il est dans une action primordiale de particularisation. Cette particularisation répond au sens même de l'Évolution, qui n'est pas de fondre des hybrides de plus en plus standardisés, mais de créer des formes

5. A. Leroi-Gourhan, Évolution et techniques, vol. II, Milieu et

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opportunes. Masses, groupes et individus manifestent, avec les mêmes contraintes, le même effort

d'individualisation 6. »

Jamais A. Leroi-Gourhan n'a essayé de m'embrigader dans une quelconque perspective « technologisante ». Cependant je m'inspirai de ses travaux pour examiner les pratiques

techniques et économiques des hassidim et la piste se révéla féconde. La question de l'apparence physique et du costume, qu'il analyse dans Milieux et techniques et dans Le Geste et la Parole suscita également un chapitre clé de mon travail ; il y avait d'ailleurs là une voie très fructueuse qui a

conduit récemment à un regard ethnologique sur les

significations symboliques et différentielles de l'apparence dans nos sociétés modernes et nullement massifiées 7.

Le développement d'une ethnologie de nos propres sociétés, A. Leroi-Gourhan l'avait d'ailleurs prônée dès 1955. Ainsi il écrit : « La grande découverte récente a été celle du

milliard d'hommes que l'ethnologie oubliait, à commencer par les compatriotes de l'ethnologue lui-même : on connaissait le détail de la vie de quelques centaines d'aborigènes de l'Inde sans connaître les Indiens eux-mêmes, et le folklore breton avait livré bien des secrets sans qu'on sache ce que

représentaient, ethnologiquement, les masses ouvrières de la région parisienne. C'est à partir de cette prise de

conscience que l'ethnologie a pu prendre sa véritable signification » (souligné par moi). Et un peu plus loin :

6 ID., ibid, p. 438-439.

7 Ainsi Yves DELAPORTE, « Teddies, Rockers, Punks et Cie : quelques

codes vestimentaires urbains », L'Homme, 1982, XXII/4, p. 49-62 ; et Marie ROUE, « La punkitude, ou un certain dandysme », Anthropologie et Sociétés, 1986, 70/2, p. 37-55.

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« […] le sens profond de l'ethnologie […] est […] d'apporter, dans un mouvement conscient, de profondes connaissances

particulières à la recherche de la connaissance globale de l'homme 8. »

Dans ces quelques phrases A. Leroi-Gourhan indique bien l'importance de l'ethnologie pour la prise en compte de la modernité, pour l'étude de l'homme, proche et lointain. Elles esquissent aussi une épistémologie pour l'ethnologue de la modernité. En effet, celui-ci peut partir d'un objet

spécifique « exotique » (« les aborigènes de l’Inde ») et tenter de déboucher sur un objet plus vaste (« les Indiens eux-mêmes »).

Certes un extrait d'une œuvre n'est pas toujours

significatif. D'autre part, un grand professeur, un savant clairvoyant ne peut à lui tout seul infléchir l’évolution d'une discipline, d'un domaine scientifique. La

transformation de celui-ci est tributaire de paramètres divers, y compris les lacunes d'autres disciplines sur le même champ. Néanmoins l'attitude d'A. Leroi-Gourhan est restée, certainement en ce qui concerne mes projets

scientifiques, cohérente avec les textes ci-dessus. Pendant les treize ans que je fus attaché et chargé de recherche au CNRS sous sa direction (1968-1981), il a soutenu sans hésiter mes projets, notamment en anthropologie religieuse dans le contexte péri-urbain ou posturbain américain. A partir de 1976, je commençai une recherche en Californie sur les « juifs messianiques  », groupes combinatoires

8. A. LEROI-GOURHAN, «Où en est l'ethnologie», in La science peut-elle

former l'homme ?, Paris, Fayard, coll. « Recherches et débats » n° 12, 1955. Repris dans Le Fil du temps. Ethnologie et préhistoire (1935-1970), Paris, Fayard, 1983 ; Éd. de poche abrégée, Le Seuil, 1986, p. 54.

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chrétiens  ; il s'agissait de communautés fluides, instables, aux valeurs, aux rites mal fixés, communautés également

déchirées entre deux théologies en principe contradictoires. Ces groupes étaient surtout installés dans les espaces péri-urbains et postpéri-urbains de création récente, notamment là où de nouvelles classes moyennes, y compris les juifs

messianiques, sont partie prenante à des activités de type tertiaire ou à technologie de pointe (activités

« postindustrielles »), et là où la vie quotidienne se déroule dans des zones d'habitat et d'activité économique fortement différenciées.

Les conditions de recherche étaient particulières ; sur le plan épistémologique elles étaient acrobatiques ; ainsi la fidélité à la démarche globalisante de l'ethnologie ne

paraissait pas évidente ; il était souvent difficile

d'aborder les pratiques professionnelles, techno-économiques, les loisirs, et même la vie familiale des membres de ces

groupes religieux ; en effet, dans le contexte de la

modernité, ces divers niveaux sont souvent vécus de manière dissociée. Cependant l'approche ethnologique me parut utile et praticable ; elle permettait notamment d'aborder le

déracinement éprouvé par les habitants, avec les

recompositions religieuses, sociales et culturelles que cela suscite dans une société par ailleurs très labile. En tout cas, je pris le risque de cette recherche sans savoir si

j'allais aboutir. Or A. Leroi-Gourhan, que je rencontrais une ou deux fois par an, ne cessa de me soutenir dans cette voie et sur ce terrain.

Y eut-il à ce moment beaucoup d'autres professeurs pour appuyer cette ethnologie des sociétés modernes, urbanisées, banlieusardes et « posturbanisées » ? A. Leroi-Gourhan, en m'accordant sa confiance, en appuyant aussi Colette Pétonnet, avait d'emblée saisi l'intérêt de l'approche ethnologique pour l'étude, dans la société moderne, de phénomènes labiles,

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fluides, changeants, nouveaux, syncrétiques ou

combinatoires ; là où précisément les approches macrosociales et rigides s'avèrent peu opérantes 9.

L'ethnologie de la modernité me paraît aussi une

contribution à cette « recherche de la connaissance globale de l'homme » que A. Leroi-Gourhan appelait de ses vœux. Il s'agit d'appréhender des objets plus vastes qui englobent ou côtoient un thème ponctuel de recherche. Cette démarche que j'entrepris dès le départ (1963-1965), A. Leroi-Gourhan la soutint sans réticence ; à partir de divers travaux sur les hassidim, je tentai aussi d'analyser la judaïcité anversoise, puis plus tard le rôle des secteurs hassidiques et orthodoxes au sein de « communautés » juives beaucoup plus vastes,

notamment à Montréal (1971) et à Boston (1976-1979) 10.

9. Robert N. BELLAH et Charles Y. GLOCK, deux sociologues des

religions, publient en 1976 un ouvrage collectif sur les nouveaux mouvements religieux aux États-Unis (The New Religions Consciousness, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1976) ; plusieurs contributions ont été réalisées grâce à des méthodes

ethnologiques. De nombreux sociologues, également en France, ont

découvert les vertus de la méthode ethnologique et ils se l'approprient désormais avec plus ou moins de bonheur. Il faut aussi remarquer que nombre de groupes ethniques, notamment africains et asiatiques, étudiés par l'ethnologie classique, sont présents aujourd'hui dans nos villes et sous nos yeux, révélant d'ailleurs de remarquables adaptations et passerelles entre les uns et les autres, sans compter les influences réciproques avec la culture française dominante… D'ailleurs, pour

certaines de ces ethnies, l'ethnologue ne peut plus enquêter dans leurs pays d'origine.

10. Voir Jacques GUTWIRTH, « Le judaïsme anversois

aujourd'hui », Revue des Études juives, 1966, CXXV/4, p. 365-384 ; « Hassidisme et judaïcité à Montréal », Recherches sociographiques, 1973, XIV/3, p. 291-325 ; « Méthodologie ethnologique et sociologie de

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Ces « judaïcités » n'avaient peut-être pas une réalité communautaire authentique ou des structures englobantes fortes, mais elles existaient dans la littérature et dans l'esprit des juifs et des non-juifs, enfin dans les médias imprimés et audiovisuels.

À partir des judéo-chrétiens, mon objet élargi s'est construit d'une manière toute différente. Le « donné » — communauté juive ou églises évangéliques  — n'était pas pertinent et il était démesuré. J'ai donc construit, au fur et à mesure de l'enquête, un objet qui n'était plus ce donné préexistant (sauf sur un plan très général, celui du

« religieux »). À travers le travail de terrain, et ensuite dans l'élaboration, je perçus l'existence d'un ensemble ou d'un agrégat socioreligieux, dont les enquêtes me livraient eux-mêmes des éléments, mais dont, dans la plupart des cas, ils n'avaient conscience que pour partie seulement.

Ainsi je découvris d'emblée les rapports conflictuels, mais aussi les passerelles, entre judéo-chrétiens et juifs ultra-pieux : les hassidim de Loubavitch, avec leur antenne « missionnaire » {Habad} 11

. II y avait aussi certaines synagogues et un séminaire théologique de tendance

la judaïcité » in Doris BENSIMON (éd.), Communautés juives 1880-1979. Sources et méthodes de recherche, Paris, Inalco, 1980, p. 338-360.

11. Le hassidisme de Loubavitch, dont le chef spirituel actuel réside

à Brooklyn, New York, notable exception dans le mouvement hassidique, s'est donné notamment comme tâche de reconquérir la foi des juifs « perdus » dans les églises des mouvements tels que ceux que

j'étudiais. À cette fin il a établi, à travers les États-Unis (mais aussi à l'étranger), de véritables antennes missionnaires appelées Habad.

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conservatrice 12, chez qui les judéo-chrétiens trouvaient leur modèle, mais où je pus réciproquement percevoir des influences chrétiennes ; je découvrais toute une

constellation missionnaire judéo-chrétienne, enfin un ensemble d'églises novatrices, charismatiques et

post-contreculturelles que certains convertis avaient fréquentées et où on trouve des influences judaïsantes et un nombre

appréciable de juifs. Je connus également, à la même époque, une église luthérienne dans l’aire péri-urbaine de Long

Island, New York, où plus de cinq cents chrétiens s'étaient « convertis » à des pratiques très judaïsantes, avec

notamment un sabbat tout à fait judaïque qui remplaçait le culte dominical.

Tous ces phénomènes, et quelques autres, je les intégrai dans la mise en contexte macrosociale qui, cette fois, ne relevait plus d'un « sens commun » général, mais d'analyses qui m'appartenaient en propre. C'est ainsi que je dégageai le concept de recomposition 13 : recompositions religieuses, sociales et culturelles, dues précisément aux conditions de vie dans les secteurs posturbains américains, tributaires

12. Le mouvement conservateur, qui est majoritaire au sein du

judaïsme américain, contrairement à ce que son nom semble indiquer, a accepté nombre de transgressions des prescriptions et interdits de la Loi. Ainsi, bien des synagogues conservatrices ont un parking pour accueillir les voitures des fidèles, le sabbat et les jours de fête. L'application stricte de la Loi judaïque interdit une telle pratique, mais dans les conditions de vie américaines, nécessité fait loi.

13. Voir « Ethnologie et religion », colloque du Groupe de sociologie

des religions, Archives de Sciences sociales des religions, 1982, 53/2, p. 177; voir aussi Jacques GUTWIRTH, Les judéo-chrétiens

d'aujourd'hui, Paris, Éd. du Cerf, 1987, chapitre VI, « Recompositions ».

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aussi du déracinement vécu par leurs habitants, enfin de ségrégations sociales accentuées, avec en même temps des « mixités » religieuses et ethniques plus fréquentes.

A. Leroi-Gourhan ne vit que peu de textes publiés ou manuscrits qui concernaient mes recherches des années 1976-1985, mais dans les conversations que nous eûmes jusqu'à deux ans avant son décès, il soutint ma démarche. J'ose penser que je m'inspirais de son exemple. En effet, si A. Leroi-Gourhan a toujours pratiqué l'analyse de dossiers informatifs

rigoureux, il n'a pas dédaigné, loin de là, des approches, des constructions d'objet très hardies. Je pense notamment à l'admirable Préhistoire de l'art occidental. Au début de

l'ouvrage (p. 31-32), A. Leroi-Gourhan explique sa méthode de travail pour l'analyse de l'art pariétal. Il a étudié

exhaustivement soixante-six grottes et il s'est servi de publications et d'objets se trouvant dans des collections. Son objet de recherche iconographique comporte une certaine cohésion, mais faut-il rappeler que les grottes sont

géographiquement dispersées, que les datations sont

incertaines, « périlleuses », comme le dit A. Leroi-Gourhan avec sa rigueur et son honnêteté habituelles.

Enfin, A. Leroi-Gourhan a avancé des interprétations hardies — et controversées  — sur les signes masculins et féminins dans l’art pariétal du Paléolithique supérieur. Loin de moi l'idée de comparer mon travail sur les judéo-chrétiens avec l'œuvre importante de A. Leroi-Gourhan sur l'art

préhistorique. Cependant l'amitié et la confiance dont il m'a honoré, étaient peut-être fondées sur l'affinité de ma

démarche avec la sienne.

Revenons à l'influence (parfois sous-estimée) de A.

Leroi-Gourhan comme ethnologue. La vogue actuelle (relative) de l'ethnologie de nos propres sociétés tient au moins en partie aux atouts méthodologiques et épistémologiques qu'il

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nous a enseignés. A Los Angeles ou dans le creuset ethnique parisien ou marseillais, l'ehtnologue dispose de clés pour percevoir et rendre les aspects peu connus, les nuances, les ambivalences du monde contemporain. Grâce à son approche, un relativisme socioculturel plus authentique, une vision

pondérée sur de graves problèmes tels le racisme et la xénophobie (que A. Leroi-Gourhan abhorrait) s'avèrent également mieux réalisables.

Les mutations d'un champ scientifique sont dues à des phénomènes d'ensemble dont personne n'est l’inventeur ni le propriétaire exclusif. Cependant ces mutations ou évolutions peuvent être freinées, aidées, ou accélérées par les

« maîtres à penser » : or l'œuvre et Renseignement de A. Leroi-Gourhan ont certainement contribué à forger

l'ethnologie du monde moderne. Il avait le don de voir au-delà de l'immédiat… Grand savant, il sut aussi prodiguer les encouragements, faire les remarques pertinentes, montrer une discrète amitié, ce qui pour un chercheur inexpérimenté, peu sûr de lui, est souvent décisif et lui permet de progresser.

Selon la tradition hassidique, le Your-tsaït,

l'anniversaire du décès d'un grand rèbbe, chef spirituel du hassidisme, n'est pas un jour de deuil et de tristesse ; au contraire, c'est une date faste ; les fidèles évoquent le chef spirituel, disparu sur terre mais bien vivant quelque part là-haut parmi les Tsadikim, les Justes, et ici-bas par son enseignement, par le souvenir. Pour André Leroi-Gourhan, il en va de même. Longue vie à André Leroi-Gourhan !

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André Leroi-Gourhan ou les Voies de l’Homme Actes du Colloque du CNRS, mars 1987

S o m m a i r e

Avant-propos

par Lucien Bernot ...11 Sur une exposition André Leroi-Gourhan

par Hélène Balfet ...13 La place de Leroi-Gourhan

par Jacques Lautman ...19 L'unité fondamentale

par Robert Cresswell ...21

Etudes

André Leroi-Gourhan et l'ethnologie préhistorique

par Dominique Baffier, Francine David, Gilles Gaucher, Michel Orliac ...27 André Leroi-Gourhan et le monde animal

par François Poplin ...51 Après André Leroi-Gourhan : les chemins de la technologie

par Bruno Martinelli ... 61 André Leroi-Gourhan et l'archéologie non préhistorique

par Paul Courbin ...91 André Leroi-Gourhan et l’étude des pratiques funéraires préhistoriques

par Jean Leclerc ...99 La ville et les citadins

par Colette Pétonnet ...115 André Leroi-Gourhan et l'ethnologie de la modernité

par Jacques Gutwirth ...123 André Leroi-Gourhan, le langage et le symbolique

par Jean Molino ...137 André Leroi-Gourhan et l'esthétique

par Christian Bromberger ...157 André Leroi-Gourhan et la fondation Fyssen

par Jean Chavaillon ...169 André Leroi-Gourhan et l'image

par Jean-Dominique Lajoux ...173

Témoignages

Pincevent et Gônnersdorf

par Gerhart Bosinski ...185 Homofaber, homo loquens

par Alberto M. Cirese ...193 «... nous avons lui et moi essayé de faire à peu près la même chose »

par Claude Lévi-Strauss ...201 André Leroi-Gourhan

« Réflexions sur l’art des cavernes » ...207 Repères biographiques ...227 Bibliographie ...231

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Références

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