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La fatalite dans le theatre de Racine.

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Academic year: 2021

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A B S T R ACT

Dans la première partie de notre étude, nous nous sommes at-taChé' à relever les formes différentes de fatalité qui apparais-sent à travers le théâtre de Racine: fatalité religieuse - pa!enne et sacrée; fatalité humaine avec le rôle de l'hérédité, de

l'ambi-,tion-~t de l'amour.

La seconde part ie, qui s'ouvre sur \Dl exposé succint du j

an-sénisme, s'appuie sur les éléments relevés auparavant et s'efforce de démontrer une vision janséniste du monde qui ne se dément pas tout au long de l'oeuvre. Pour nous, Racine n'a jamais cessé d'être janséniste malgré sa brouille avec Port-Royal, et tout son théâtre en apporte la preuve, de la Théba!de à Athalie.

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INTRODUCTION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • • • • • • • • • • • • 3

PREMIERE PARTIE •• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • • • • • • . • • • • • • • • • • • • • 12

DEUXIEME PARTIE .•••.•.. • • • • • • • • • • • . • • • . • • . • • • • • • • • • • • • • • • • 88

CONCLUSION •• • • • • • • • . . • . • . . . • • . • . • • • • . • . • • . • • . • • • • • . • • • • • • . 149

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Qu'est-ce que la Fatalité, que certains nomment aussi Destin? D'un écrivain à l'autre, le terme prend des résonances différentes, sinon contradictoires. Relevons quelques définitions au hasard des auteurs et des dictionnaires, afin d'en dégager les traits essen-tiels. "Nolentem trahunt", affirmait Horace. Les Destins traînent de force ceux qui leur résistent. A quoi bon aller contre eux?

"Où est le commencement de nos actes?" écrit Mauriac. "Notre destin, quand nous voulons l'isoler, ressemble à ces plantes qU'il est impossible d'arracher avec toutes leurs racines."l

1. François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, Paris, Grasset, 1956, p.24.

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Selon Camus,

"le héros (le héros romantique) est 'fatal', parce que la fatalité confond le bien et le mal sans que l'homme puisse s'en défendre. La fatalité exclut les jugements de valeur. Elle les remplace par ml 'c'est ainsi' qui' excuse tout, sauf le Créateur, responsable unique de ce scandaleux état de fait. ,,2

L'homme n'a donc aucune prise sur la fatalité qui existe de toute éternité: c'est ml enchaînement implacable qu'on ne peut démonter pour en cerner l'origine. Aucune volonté humaine ne lui résiste et il est impossible de lui échapper, . Enfin, la fatalité est aveugle et elle s'impose comme la négation même de la liberté humaine. .~,

A partir de ces trois définitions, notre vision de la fatalité se précise quelque peu, tout en restant encore fragmentaire. A la lumière de notre étude sur le théâtre de Racine, où elle joue un rôle de premier plan, cette conception de la fatalité ne manquera pas de s'enrichir de nuances nouvelles.

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Le XVIIe si~cle s'est efforcé de montrer la grandeur de l'hom-me. Nul, mieux que Corneille, n'a illustré l'usage que l'homme fai-sait de sa liberté pour s'affirmer et triompher du destin. Quoi qu'il arrive, le héros cornélien s'efforce d'aller au bout de ses possibilités et de se réaliser pleinement. Les circonstances con-traires, loin de le faire fléchir, sont pour lui l'occasion de dé-couvrir ses virtualités et de triompher de ses faiblesses. Plus le sort s'acharne sur lui et plus grand il se révèle. La fatalité n'a donc aucune prise sur le héros cornélien.

Dans le théâtre de Racine, au contraire, la fatalité est sans cesse présente. La vision du monde de Racine est infiniment plus pessimiste que celle de Corneille, et le destin trouve des victimes de choix dans ses personnages, de la Théba!de à Athalie. L'homme, dominé par des forces qui le dépassent, sortira écrasé du combat qu'il m~ne, et tous ses efforts pour détourner le cours de la fa-talité se révéleront inutiles.

Pourquoi Racine a-t-il accordé une telle place à la fatalité dans son oeuvre? Sa biographie nous éclairera sur ce point. Voyons-en les grandes lignes.

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Après sa naissance à la Ferté-Milon en 1639, Racine perdit successivement sa mère et son père. A trois ans il était orphe-lin. Recueilli par sa grand-mère paternelle, Marie des Moulins, Racine passa son enfance dans un milieu fort dévot où il était souvent question des Solitaires de Port-Royal. Deux de ceux-ci avaient trouvé refuge à la Ferté-Milon durant quelques mois, après la dispersion ordonnée par Richelieu en 1638, et leur exemple y avait fait des adeptes. Si bien que la grand-mère de Racine alla rejoindre en 1649 sa soeur Suzanne et sa fille Agnès déjà établies à Port-Royal.

Le jeune Racine lui-même fut envoyé à Port-Royal dont il fré-quenta les Petites-Ecoles de 1650 à 1653. Il Y revint compléter son éducation de 1655 à 1658. Ses maîtres, qui voyaient en lui un sujet exceptionnel, s'occupèrent tout specialement de ses études. Parmi ces maîtres, relevons Antoine le Maître, Nicol~Hamon, qui le marquèrent de leur influence. Dotés d'une foi ardente, ils mé-prisaient également les biens de ce monde. Cela ne les empêchait pourtant pas d'être profondément cultivés et de veiller à l'éduca-tion de leurs élèves.

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Quelques années plus tard, la jeunesse de Racine devait se révolter contre l'austérité et le pessimisme jansénistes. Quand il entra en lutte avec Port-Royal, apr~s avoir pris pour son compte une critique de Nicole relative au "thé~tre corrupteur", ce fut par une impulsion qu'il devait regretter toute sa vie. Il avait écrit en réponse à cette critique un libelle" contre Port-Royal, tout rempli de venin. Mais il ne craignit pas de se désavouer, le succès venu, allant jusqu'à dire en pleine Académie pour mani-fester son repentir: "c'est l'endroit le plus honteux de ma vie, et je donnerais tout mon sang pour l'effacer. ,,3

On peut donc se représenter Racine comme un ambitieux, un Rastignac avant la lettre, qui aurait choisi le théâtre pour con-quérir la gloire à tout prix, sortir de l'obscurité à laquelle ses origines le condamnaient. Ses succès, tant littéraires que mon-dains, le grisèrent sans doute dans les premières années, mais une fois la maturité venue, Racine fut repris par sa nature véritable et il abandonna une activité quelque peu sacrilège pour se rappro-cher de Port-Royal.

3. François Mauriac, La vie de Racine, Paris, Le monde en 10/18, 1962, p.SS.

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S'en éta~t-il réellement éloigné durant cette période qui va de 1662 à·1674, années d'intense création dramatique? Si l'on se fie à son comportement vis à vis des Solitaires de Port-Royal, à son existence mouvementée, et à ses liaisons souvent scandaleuses, il est difficile de répondre négativement. Mais son théâtre est là pour nous montrer que les problèmes de la Grâce, de la Prédes-tination, chers aux jansénistes, n'avaient pas cessé de le hanter. Sans doute son ambition d'auteur dramatique et d'arriviste - qui

le fut plus que Racine? - le força-t-elle à rester sur la scène. Mais son âme était tourmentée comme celle d'un Pascal, et les

per-sonnages qu'il crée disent souvent tout haut ce qu'il s'efforce de dissimuler.

La Prédestination janséniste, Racine l'a retrouvée dans l'en-seignement profane de Lancelot, qui lui a donné une culture hellé-nique exceptionnelle. Quelques-uns des biographes de Racine nient que celui-ci ait lu Homère et les tragiques grecs. Mais il est dif-ficile de croire qu'ayant la possibilité de gonter leur oeuvre grâce à sa connaissance approfondie de la langue, il ait laissé de côté ce qui d'emblée répondait le mieux à sa formation, de l'Iliade où

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les dieux côtoient les humains, aux tragédies pleines d'une gran-deur sauvage dont l'écho résonnera dans son oeuvre. Dans Homère et les tragiques grecs, à tout moment, la fatalité croise la des-tinée des héros mythologiques.

Cette fatalité, les Grecs la plaçaient au-delà de la puis-sance divine, et Zeus lui-même n'avait aucun recours contre un

pouvoir auquel il était soumis comme les plus humbles mortels. Il ne pouvait d'ailleurs s'insurger contre la fatalité, car étant -l'ultime sagesse, il n'ignorait pas qu'en s'opposant au cours des

événements tracé par la Destinée, il introduirait la confusion dans l'univers qu'il avait pour fonction de goùverner. Ainsi, même pour son propre fils Sarpédon, dont les Parques avaient fixé le terme, Zeus préféra s'incliner et laisser le destin s'ac-complir.

Dans cette mythologie pa!enne, Racine avait assurément la partie belle avec le sort funeste des Atrides, la malédiction qui poursuit Oedipe et les siens, la triste destinée de Phèdre, expiant

les péchés de son ancêtre le Soleil, ceux de sa illère Pasiphé, et dont les dieux ont juré la perte.

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Hanté par le probl~me de la prédestination, de la liberté hu-maine aliénée par les dieux, Racine créera pour le spectateur un monde où la Grace est presque toujours refusée.

Dans notre essai, nous tenterons de relever et d'expliquer le rôle de la fatalité dans le théatre de Racine. La premi~re partie nous permettra de distinguer les différents visages qu'y revêt la fatalité. Successivement, nous verrons les formes religieuses de la fatalité: pa!enne tout d'abord, dans la plupart des pièces; juive (ou judéo-chrétienne) dans Esther et Athalie. La première partie prendra fin avec l'étude du rôle de la fatalité humaine par l'intermédiaire de l'hérédité et des sentiments (l'ambition et surtout l'amour). Cette premi~re partie consistera donc en un re-levé des exemples où se manifestent ces différentes formes de fa-talité.

Dans la deuxième partie, nous analyserons la vision janséniste du monde dans le théâtre de Racine. A partir des différentes for-mes de fatalité que nous aurons relevées, nous montrerons qu'elles ne sont au fond que les visages divers dont Racine revêt la fatali-té à laquelle il croit: la fatalifatali-té janséniste.

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Après avoir défini celle-ci, nous nous efforcerons de démon-trer sa présence quasi constante dans toute l'oeuvre. Cette se-conde partie se terminera par l'étude àe l'homme face à son destin dans le théâtre de Racine, à la lumiêre de sa conception janséniste de la fatalité.

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"Aux héros de Racine, i l ne faut point une destinée légale et abstraite, mais familiale et personnelle, nommément désignée, vivante et reconnaissable. Racine ne se borne point à peindre la fatalité dans les mouvements du coeur: le ciel tragique, lui aussi, doit êtrÎ plein de la présence de la destinée".

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canal de leurs oracles, tantôt par les impulsions qU'ils donnent à leurs victimes, les dieux sont sans cesse présents dans chacune de ces tragédies.

Dès sa première tragédie, la Théba!de, Racine nous plonge dans le plus atroce des drames. Ce choix n'est pas l'effet du hasard, et nous lisons dans la préface:

"La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet, il n'y a pres-que pas un acteur qui ne meure à la fin. Mais c'est aussi la Théba!de. C'est-à-dire le su-jet le plus tragique de l'Antiquité.,,2

2. Pierre Mélèse, ThéâtL'e de Racin~, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome I: La Th6ba!de, p.161.

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Etéocle, Polynice, Antigone, appartiennent à une lignée mau-dite. Ce sont les enfants d'Oedipe et c'est comme tels qu'ils se-ront punis. Poursuivi par un destin implacable, que son expiation n'apaise pas, Oedipe transmet. l.Ul héritage de malheur à ses descen-dants. Les dieux sont sans cesse présents dans la Théba!de afin de veiller à l'accomplissement de leur oracle. Il faut aux hommes d'illustres exemples pour qu'ils apprennent à craindre la divinité. Le sort d'Oedipe et de sa famille, celui des Atrides, celui de Phèdre, tous de sang royal, montrent que nul ne peut s'opposer à

la volonté divine, quels que soient son rang et son acharnement à fuir la colère céleste.

Les oracles ont parlé. Seul le sang d'Oedipe apaisera les dieux:

"Thébains, pour n'avoir plus de guerres, Il faut par un ordre fatal,

Que le dernier du sang royal,

Par son trépas ensanglante vos terres.,,3

Les dieux se soucient peu de justice. L'anthropomorphisme de la religion grecque les a dotés de sentiments humains, et leur

es-3. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome I: La Théba!de, vers 393 sqq.

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prit de vengeance est à la mesure de leur toute-puissance. Antigone en a conscience, puisqu'elle s'offre en holocauste:

"Fi Ue d'Oedipe, i l faut que je meure pour lui.

... C'est à nous de payer pour les crimes des nÔtres".4 Elle ne songe pas à s'étonner de leur cruauté ni de leur obsti-nation. Malgré son amour de la vie, elle entrevoit l'issue comme inévitable. Déplorant le sort des siens, elle n'en est pas moins fataliste, car l'exemple de son père et des malheureux héros de la Mythologie l'ont instruite.

Accablée par les malheurs des siens, sa mère Jocaste ne craint pas de blasphémer, apostrophant les dieux qu'elle sait à l'affftt:

" •.• 6 dieux ...

C'est vous dont la rigueur m'ouvrit ce prec1p1ce. Voilà de ces grands dieux la suprême justice, Jusques aux bords du crime ils conduisent nos pas, Ils nous le font commettre et ne l'excusent pas. Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables, Afin d'en faire après d'illustres misérables?,,5

Les dieux ne sont pas justes. Ils ne sont pas même respecta-bles, s'abaissant jusqu'à aveugler leur victime afin de mieux jouir de la vengeance. Leur méchanceté est manifeste, et l'innocence leur

4. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome 1: La Théba!de, vers 406, 423.

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pèse. Qui, moins qu'Oedipe, a mérité de devenir inceste et par-ricide? Pourtant, leur vengeance n'est pas assouvie. Il leur faut d'autres victimes - toute la descendance d'Oedipe - pour ga-gner la crainte sinon le respect des hommes.

Ils ne dédaignent pas de s'amuser aux dépens des malheureux mortels avant de les achever. Ainsi, il semble que le destin fa-tal soit conjuré par le sacrifice volontaire de Menecée, fils de Créon:

"L'oracle est accompli, le Ciel est satisfait.,,6 Mais Jocaste ne se laisse pas tromper, car une longue habi-tude du malheur lui a a~pris à connaître les dieux:

"Connaissez· mieux du Ciel la vengeance fatale ... Quand sa main semble me secourir,

C'est alors qu'il s'apprêt, à me faire périr." 7

Créon lui aussi connaît les voies détournées choisies par les dieux:

" le courroux du Cie 1 ...

s'arme contre moi de mon propre dessein, Il se sert de mon bras pour me percer le seIn. ,,8

6. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome 1: La Théba~de, vers 618.

7 . Ibid., vers 675 sqq. "--8. Ibid., vers 860 sqq.

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Il a excité les Thébains contre Polinice, et son fils en est l'innocente victime.

Etéocle se rend bien compte que la haine qui le dresse contre son frère Polinice est voulue par les dieux:

"On dirait que le Ciel, par un arrêt funeste, Voulut de nos parents punir ainsi l'inceste, Et que de notre sang il voulut mettre au jour

Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour. ,,9 Le trône de Thèbes est un trône maudit, funeste à ceux qui l'occupent:

"Ce trône fut toujours un dangereux abîme,

La foudre l'environne aussi bien que le crime."lO

Ce crime est celui auquel les dieux condamnent les hommes afin de mieux leur faire sentir la distance qui les sépare d'un mortel, fUt-il roi. Dès lors, est-il une autre issue que le carnage final: suicide de Jocaste et d'Antigone, duel meurtrier des deux frères ennemis, mort d'Hémon et suicide de Créon, l'instrument de la fata-lité, qui a cru tout mener pour son propre compte et qui, à

l'ins-9. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome I: La Th€ba!de, vers 927 sqq.

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berné par les dieux? Il ne lui reste plus qu'à se tuer à son tour: "Toi, justifie,

a

Ciel, la voix de tes oracles.

Je suis le dernier sang du malheureux La!us. Perdez-moi, dieux cruels, et vous serez déçus."ll Les dieux, en inspirant à Etéocle et Polinice une haine meur-trière, en mettant au coeur de Créon une ambition forcenée et l'a-mour d'Antigone, ont préparé la tuerie qui réalise les prédictions de l'Oracle. La fatalité s'est accomplie et les dieux peuvent se réjouir.

Andromaque, tragédie moins sanglante, ramène cependant les dieux sur la scène. Ils y apparaissent avec Oreste et sa cousine Hermione, tous deux descendants d'une autre lignée maudite, celle des Atrides. Andromaque et son fils Astyanax y sont les derniers vestiges de Troie, sur laquelle les dieux ont déjà assouvi leur vengeance. Pyrrhus, insolent vainqueur de Troie, est poursuivi par la Némésis, messagère de désastre pour les hommes qui oublient

l'humilité au milieu du succès. Plus discrète que dans la Théba1de, l'oeuvre occulte des dieux se poursuit. Oreste a mieux conscience

Il. Pierre Mé1èse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome 1: La Th~ba!de, vers 1498 sqq.

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que quiconque de l'intervention divine, et de la fatalité qui s'at-tache à ses pas. Ses premières paroles sont pour évoquer un destin qui le remplit d'effroi car, accablé par les dieux, il sait bien que ceux-ci n'ont pas renoncé:

"Hélas! qui peut savoir le destin qui m'amène?,,12 Vénus le sait, sans doute, car c'est elle qui lui a inspiré une passion dévorante pour sa cousine Hermione. Et tous les ef-forts d'Oreste pour échapper aux pièges des dieux se révèlent vains.

Pyrrhus est animé de desseins sacrilèges. Il prétend rétablir Astyanax sur le trône de Priam et faire relever les murailles de Troie, enfreignant ainsi les arrêts du destin:

"Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre.

Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l'ont pris, Dans ses murs relevés couronner votre fi1s.,,13

Une telle audace ne peut lui avoir été soufflée que par les dieux qui veulent le perdre, car le destin frappe d'aveuglement ceux qu'il a condamnés. Dans un univers peuplé de dieux tapis dans l'ombre ("La terre a moins de rois que le Ciel n'a de dieux", di-sait la Théba~de), la moindre parole inconsidérée s'enfle à des

12. Pierre Mé1èse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome II: Andromaque, vers 25.

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dimensions sacrilèges et fait peser sur l'imprudent une menace ter-rible. Cette promesse hasardeuse de Pyrrhus suffirait à justifier la colère des dieux, s'ils avaient besoin de justification à leur courroux. Elle rend en tout cas la punition plus implacable et plus nécessaire aux yeux de la divinité qui ne veut pas voir sa puis-sance menacée. Comme dans la Théba!de, l'exemple est d'autant plus profitable qu'il atteint non pas l'humble mortel dont les dieux n'ont que faire, mais un puissant roi, d'une lignée illustre.

Les dieux, que les Grecs ont créés à leur image, sont assuré-ment plus humains par leurs défauts que par leurs qualités. Ils sont jaloux, et ils sont hypocrites, allant jusqu'à protéger Oreste au milieu des pires dangers:

"J'ai mendié la mort chez des peuples cruels

Qui n'apaisaient leurs dieux que du sang des mortels: Ils m'ont fermé leur temple, et ces peuplei barbares, De mon sang prodigue sont devenus avares." 4

On parle souvent du destin aveugle. Chez Racine, toutefois, le destin ne frappe pas au hasard. Les entreprises de la divinité, bien qu'impénétrables aux hommes, s'exercent selon un plan

prééta-14. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome II: Andromaque, vers 491 sqq.

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b1i. Les dieux veulent perdre Oreste, mais ils veulent le perdre à son heure, afin qu'il joue son rôle au mieux de leurs intérêts. Ils veillent donc jalousement sur la vie d'Oreste, qui ne doit pas disparaître en vain. Leur victime est consciente de cette ironie du destin et son désarroi s'en trouve accru. Oreste sait bien que les dieux ne sont ni justes ni bons, qu'ils se réjouissent de son infortune:

"Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance, Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence. De quelque part sur moi que je tourne les yeux, Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.,,15 Les blasphèmes d'Oreste sont le fait d'un homme qui se sait perdu, voué à la haine des dieux, et qui n'a rien à espérer de leur pitié. D'un drame à l'autre, il donne la réplique à Jocaste et à Créon qui, eux aussi, ont appris à redouter la cruauté des dieux. Cependant, les dieux veulent parfois se justifier à leurs pro-pres yeux, sinon aux yeux des humains. C'est pourquoi ils font de Pyrrhus un blasphémateur et un parjure - il n'a pas respecté la foi jurée à Hermiorie, et d'Oreste, un hôte qui transgresse les lois

15. Pierre Mé1èse, Théâtre de Racine, Imprimerie nationale de France, Paris, 1951, Tome II: Andromaque, vers 771 sqq.

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sacrées de l'hospitalité. Surtout, les dieux ne tolèrent pas la révolte, et c'est pourquoi Andromaque seule, victime consentante, est épargnée. Il est vrai qu'à son égard les dieux se sont vidés de leur colère après avoir réduit Troie en cendre.

"Le signe le moins douteux et le plus sensible de la présence des dieux, c'est leur cOlère",16 écrit Pierre Moreau. A cet égard, la présence des dieux est manifeste dans la Théba!de et Andromaque, où leur courroux foudroie les mortels qui ont osé s'insurger contre leurs arrêts ou ignorer leur toute puissance. Il sied aux hommes d'être humbles pour ne pas éveiller la colère divine. Andromaque et Astyanax y échappent, mais Oreste, Pyrrhus, Hermione, en sen-tent tout le poids. Le premier perd la raison, les deux autres paient leurs fautes de leur vie.

Très tôt dans l'oeuvre de Racine apparaissent les signes tan-gibles de la présence divine, et tout d'abord les oracles qui re-viendront dans Andromaque, Iphigénie, et au-delà des tr~gédies pa!ennes, dans Athalie où elles se haussent au rang de prophéties. Ces oracles rendent p.lus sensible encore une présence redoutable, donnapc aux dieux l'occasion d'affirmer leur autorité pour châtier

les incrédules.

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Nulle part cependant, comme dans Iphigénie, une telle primauté n'est accordée aux oracles par lesquels s'exprime la volonté des dieux. Cette tragédie se développe autour de la parole sacrée qui amorce le drame et le dénoue. Cependant, bien que plus proche des sources du tragique grec et des mystères dyonisiaques, Iphigénie semble moins implacable que les autres drames mythologiques, sans doute parce que la fatalité épargne l'héroine qu'elle semblait d'a-bord avoir condamnée. Notons qu'il ne s'agit là que d'un moment de l'histoire des Atrides. La fatalité attachée à leur perte sem-ble conjurée cette fois. Pourtant, la colère des dieux poursuit depuis longtemps cette lignée maudite d'origine divine. Agamemnon "du sang de Jupiter issu de tous côtés", 17 est fils d'Atrée, lui-même fils de Pélops et petit-fils de Tantale, un des innombrables enfants du roi des dieux. Sa grand-mère, Hippodamie, était petite-fille du dieu Mars, et donc descendante directe de Jupiter.

Au début de la tragédie, les dieux sont irrités. Jupiter avait pourtant promis à Agamemnon de lui livrer Troie:

17. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Iphigénie, vers 19.

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"Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes, D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.,,18 La puissance d'Agamemnon se paie, car il ne peut être permis au roi des rois d'avoir le destin paisible d'un obscur mortel. L'oracle a déjà appris au chef des Grecs ce qu'il convient de fai-re s'il veut voir s'exécuter la promesse du Ciel:

"Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie, Sacrifiez Iphigénie.,,19

Comment s'opposer à la volonté des dieux? Calchas, le grand-prêtre, saura bien la faire respecter, s'il tient Iphigénie:

"Si ma fille une fois met le pied dans l' Aulide

Elle est morte. Calchas, qui l'attend en ces lieux, Fera taire nos pleurs, fera parler les dieux.,,20 Achille, fiancé d'Iphigénie, est lui aussi condamné à payer de sa vie la prise éventuelle de Troie:

"On sait qu'à votre tête

Les dieux ont d'Ilion attaché la conquête.

Mais on sait que pour prix d'un triomphe si beau, Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau. ,,21

18. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Torne IV: Iphig~nie, vers 30 sqq.

19. Ibid., vers 61 sqq. 20. Ibid., vers 134 sqq. 21. Ibid., vers 321 sqq.

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C'est que les dieux ne pardonnent pas à l'une des leurs, Tétis, mère d'Achille, d'avoir épousé un mortel, ravalant ainsi la majesté divine.

Quoi qu'Agamemnon fasse, les dieux s'évertuent à déjouer ses calculs afin que leur victime ne puisse leur échapper. Le messager qu'il a envoyé à sa femme pour lui demander de reprendre le chemin d'Argos ne l'a pas trouvée. Iphigénie est condamnée, et le roi des rois doit s'incliner devant la toute-puissance divine:

" ••. de mes efforts je connais l'impuissance; Je cède ... "22

Cependant, un nouveau personnage entre en scène, Eriphile: "De son destin qu'elle ne connaît pas,

Vient, dit-elle, en Aulide, interroger Calchas." 23 Son destin, comme celui d'Iphigénie et d'Achille, est lié aux oracles:

"Un oracle effrayant m'attache à mon erreur,

Et quand je veux chercher le sang qui m'a fait na~tre, Me dit que sans péril je ne me puis connaître. ,,24

22. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Iphig€nie, vers 389 sqq.

23. Ibid., vers 347 sqq. 24. Ibid., vers 428 sqq.

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Les dieux suscitent en elle une curiosité qui la perdra. Re-marquons au passage la complaisance des dieux à l'égard des fai-blesses humaines qU'ils favorisent pour mieux les écraser. La fa-talité, dont sa suivante Doris se fait complice involontaire, la pousse à rechercher auprès de Calchas le secret de sa naissance. Doris, comme Oenone dans Phèdre, provoque ainsi la perte de celle qu'elle voulait sauver. Les meilleures intentions du monde, quand

les dieux s'en mêlent, se transforment en pièges pour la victime qu'ils se sont choisie. Ces dieux sont partout, s'exprimant par la voix de l'oracle, prenant les accents de l'amitié, celle même des sollicitations de l'inconscient:

"Au sort qui me traînait i l fallut consentir. Une secrète voix m'ordonna de partir."25

Clytemnestre, dont l'amour maternel ne craint pas le blasphème, dénonce l'injustice et la méchanceté divines, de même que la barba-rie de leur culte;

"Un prêtre environné d'une foule cruelle Portera sur ma fille une main criminelle? Déchirera son sein? Et d'un oeil curieux

Dans son coeur palpitant consultera les dieux?,,26

25. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Torne IV: Iphig6nie, vers 515 sqq.

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Animee par l'amour maternel, Clytemnestre se met à prophetiser à son tour, invoquant ces dieux qu'elle maudissait tout à l'heure:

"Calchas va dans son sang •.• Barbares, arrêtez. C'est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre.

J'entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.

Un dieu vengeur, Wl dieu fait retentir ces coups."27

Jupiter semble avoir accueilli sa prière, puisque le sacrifice de sa fille n'aura pas lieu, et qU'Wle autre prendra sa place sur le bOcher. Et la tragedie se clôt sur le délire prophetique de Calchas, qui annonce qu'Eriphile, née des amours coupables d'Hélène et de Thésee, et que sa mère a nommee Iphigénie, accomplira l'oracle:

"Sous un nom emprlUlté, sa noire destinee, Et ses propres fureurs ici l'ont amenee.,,28

Les dieux sont apaisés par ce sacrifice, et les Grecs peuvent enfin partir à la conquête de Troie pour accomplir leur propre des-tinée. Le sang d'Eriphile a en effet libére les vents que les dieux retenaient prisonniers. Seul un sacrifice humain pouvait se substi-tuer à un autre sacrifice humain, et la clémence dont les dieux font preuve cette fois n'est qu'un leurre. La mort d'Eriphile suspend

27. Pierre Melèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Iphig~nie, vers 1692 sqq.

(29)

un moment la fatalité. Mais Achille ne re~iendra pas; mais Aga-memnon, à son retour, retrouvera une épouse ivre de vengeance qui le fera assassiner, avant d'être elle-même tuée par son fils Oreste. Car la fatalité ne se détourne jamais qu'en apparence et pour mieux tromper ses victimes.

Les imprécations de Clytemnestre nous font entrevoir cette fatalité suspendue, qui s'acharnera sur Agamemnon et sur tous les Grecs:

"Monstre que dans nos bras les enfers ont jeté! Quoi! tu ne mourras point!

Quoi! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux, Mer, tu n'ouvriras pas des abîmes nouveaux?"29

Autre Cassandre, Clytemnestre verra toutes ses prédictions s'accomplir, et elle n'aura pas fait en vain appel à la fureur di-vine.

Comme on le voit, le merveilleux pa!en occupe une place de choix dans Iphigénie. Conçue comme un dialogue entre l'homme et la divinité, cette tragédie affirme le triomphe du surnaturel. Les hommes ne songent nullement à s'étonner de la colère des dieux.

29. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Iphigénie, vers 1676 sqq.

(30)

Il est dans l'ordre des choses que seul un sacrifice humain apaise leur colère et les rende favorables aux entreprises des hommes. Juste ou injuste, un tel sacrifice doit être consomme.

Iphigenie mettait en scène des héros descendus des dieux. Phèdre et Thésée sont eux aussi d'origine divine. Ils évoluent dans un univers fabuleux où les dieux n'hésitent pas à intervenir pour se venger des hommes ou venir à leur aide. Phèdre peut affir-mer:

"Le Ciel, tout l'univers est plein de mes a!eux. ,,30 Dès la première scène, nous apprenons que les dieux ont creé la situation d'où sortira le drame:

"Cet heureux temps n'est plus. Tout a changé de face Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé

La fille de Minos et de Pasiphaé. ,,31

Ces dieux ont longtemps protégé Thésée et les siens. Par ses exploits, le héros s'est affirmé comme l'égal d'Hercule. Il a même obligé l'un des plus puissants immortels, le dieu Neptune. En échan-ge, Neptune lui a promis une reconnaissance éternelle:

30. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Ph~dre, vers 1277.

(31)

"Neptune le protège, et ce dieu tutélaire, Ne sera pas en vain imploré par mon p~re.,,32

Hippolyte, en prononçant ces mots, ne se doute pas de l'usage que son père fera de la bienveillance du dieu. Hippolyte lui-même s'est placé sous la protection de Diane, jusqu'au jour où l'amour entre dans son coeur. On imagine la fureur de la chaste déesse à la vue d'Hippolyte amoureux. Le jeune homme est cependant confiant dans la bonté des dieux. Il l'affirme à Aricie:

"Mon coeur pour s'épancher n'a que vous et les dieux. Sur l'équité des dieux osons nous confier. ,,33 La piété d'Hippolyte ne sacrifie pas aux dieux dans le seul but de se les rendre propices, mais parce qu'il a confiance en leur suprême justice et en leur bonté.

Phèdre, par contre, ne prononce leur nom qu'en tremblant. Elle sait qu'elle est en butte à leur haine, et que Vénus a juré sa perte depuis le jour lointain où le Soleil, ancêtre de la reine, a osé éclairer les amours coupables de la déesse et du dieu Mars. Déjà Pasiphaé, fille du Soleil, a expié cruellement, car Vénus lui a

ins-32. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationade de France, 1951, Tome IV: Ph~dre, vers 621 sqq.

(32)

piré une horrible passion pour le Taureau blanc. De leur amour est né le Minotaure. A son tour, Phèdre se voit poursuivie par la ven-geance de la déesse qui allume en elle un amour dévorant:

"0 haine de Vénus! 0 fatale colère!

Dans quels égarements l'amour jeta ma mère!,,34

Phèdre sent bien que Vénus ira jusqu'au bout et qu'elle la per-dra pour assouvir sa haine:

"C'est Vénus toute entière à sa proie attachée,,35

Pourtant l'infortunée a tout fait pour détourner d'elle la co-1ère de la déesse. Elle a célébré son culte et tenté de l'apaiser:

"Par des voeux assidus je crus les détourner.

Je lui bâtis un temple et pris soin de l'orner.,,36

Ses efforts s'avèrent inutiles, car elle ne peut lutter contre la volonté de Vénus:

"Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc Ont allumé le feu fatal à tout mon sang. ,,37

34. Pierre Mélèse, .Théâtre de Racine; Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Ph~dre, vers 249 sqq.

35. Ibid •• vers 306. 36. Ibid., vers 279 sqq. 37. Ibid .• vers 678 sqq.

(33)

Phèdre n'ignore pas qu'elle doit à Vénus sa passion coupable pour Hippolyte. Pourquoi parle-t-elle dès lors de la

responsabi-lité des dieux,et non de la déesse? C'est qu'elle a sans doute conscience que, dans son cas, Vénus n'est que l'instrument d'une instance supérieure, qui a décidé sa perte. Il s'agit bien entendu de l' ananké, de "la Moira" à laquelle les dieux-mêmes sont soumis. C'est la fatalité qui précipite la marche des événements en faisant croire que Thésée, son époux, est mort, et que son amour a cessé d'être incestueux. C'est encore la fatalité qui pousse sa suivante, Oenone, à lui arracher son secret et à s'efforcer de légitimer son amour. Pourrait-elle soupçonner sa nourrice d'avoir partie liée avec les dieux en vue de la perdre plus sOrement?

Le rôle de Neptune démontre bien que les dieux, eux aussi, sont tenus de se conformer à la fatalité et de se mettre à son service. Bien qu'il protège Thésée, Neptune, sur les instances du héros, n'hésite pas à l'accabler en se montrant trop zélé. Pressé par Thésée de le venger d'un fils qu'il croit coupable, le dieu

in-tervient sur l'heure, et quand Thésée se rend compte que le malheu-reux Hippolyte est innocent, il est trop tard:

(34)

"Inexorab les dieux qui m'avez trop servi!

A quels mortels regrets ma vie est réservée!"38

Thésée ne peut que déplorer la duplicité des dieux qui aveu-glent les hommes quand ils veulent les perdre. Favorables ou hos-tiles, les dieux ont partie liée afin de duper les humains:

"Je hais jusques aux soins dont m'honorent les dieux. Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières, Sans plus les fatiguer d'inutiles prières.

Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste bonté Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont 6té.,,39

Il se rend compte, trop tard hélas! que la prière est inutile et que le siège des dieux est fait d'avance. Que l'homme soit in-nocent ou coupable, peu leur importe, dès lors que la fatalité l'a désigné. Les dieux prêtent toujours leur concours avec une joie mauvaise, et les sentiments les plus vils ne leur sont pas étran-gers:

38. 39.

40.

"Ces dieux qui se sont fait une gloire crue lIe De séduire le coeur d'une faible mortelle. ,,40

Pierre Mélèse, Théâtre de de France, 1951, Tome IV: Ibid., vers 1612 sqq. Ibid., vers 681 sqq.

Racine, Paris, Imprimerie nationale

(35)

Nous retrouvons bien là les dieux de la Théba!de et d'Andro-maque qui poussaient leurs victimes à pécher pour avoir la satis-faction sadique de les châtier. Les dieux, qui sont injustes et méchants, ne valent certainement pas mieux que leurs victimes hu-maines:

"Les dieux mêmes, les dieux de l'Olympe habitants, Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes, Ont br01é quelquefois de feux illégitimes. ,,41

Comment osent-ils s'ériger en justiciers et punir les fautes des malheureux mortels, après leur avoir donné l'exemple? C'est qu'il est dans la nature des dieux pa~ens d'être implacables et de se complaire à faire souffrir les hommes. La fatalité divine, avec

les quatre tragédies d'inspiration grecque que nous venons de voir, n'est rien d'autre qu'un jeu cruel où les hommes sont toujours per-dants, et la colère des dieux jamais assouvie. Les dieux ne

veu-lent surtout pas voir leur autorité mise en cause et il leur plaît que les hommes soient constamment accablés.

41. Pierre Mé1èse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Ph~dre, vers 1304 sqq.

(36)

Après un silence de douze ans, Racine, qui avait abandonné le théâtre, y revient avec Esther et Athalie qu'il a toutes deux écri-tes pour la plus grande gloire de Dieu. Il n'est plus question des divinités mythologiques, mais du Dieu des Juifs et des Chrétiens. Dans ces deux pièces, dans la seconde surtout, la présence de Dieu se fait écrasante, et on pourrait résumer l'action des drames par ce seul vers d'Athalie:

"Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit.,,42

Racine l'affirme dans la préface d'Esther: "Il me semble que je pourrais remplir toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui-même, pour ainsi dire, a préparées. ,,43

D'entrée, dans cette dernière pièce, la compagne d'Esther, Elise, voit la main de Dieu dans l'ascension de son amie:

"Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement Le Ciel a-t-il conduit ce grand événement ?,,44

Esther est, elle aussi, persuadee de l'intervention divine en sa faveur:

42. Pierre Melèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome V: Athalie, vers 1774.

43. Ibid., Tome IV: Esther, p. 244. 44. ~, vers 29 sqq.

(37)

"Et le Ciel, qui pour moi fit pencher la balance,

Dans ce temps-là, sans doute, agissait sur son coeur.,,45 Les rois sont soumis à l'influence divine autant que les autres hommes:

"Dieu tient le coeur des rois entre ses mains pUissantes."46 Le peuple juif a péché en oubliant son Dieu. Celui-ci, tout en manifestant sa colère à l'égard des Juifs, qu'il plonge dans

l'affliction, ne veut pourtant pas leur perte. Il faut cependant qu'ils soient sur le point de périr pour qu'une réaction salutaire s'opère et qu'ils se repentent sincèrement de leurs fautes.

La fatalité judéo-chrétienne se substitue à la fatalité pa!en-ne. Dans Esther, le propos de Dieu est de punir "les méchants", Aman en l'occurrence, et de se servir d'eux afin de prouver sa toute-puissance et ramener le peuple élu dans la voie du devoir. Alors qu'Aman est l'instrument de Dieu et la victime de la fatalité divine qui le pousse vers l'abîme en faisant de lui "un monstre d'iniquité", Esther et Mardochée ont été choisis afin d'aider à l'accomplissement de la destinée de leur peuple.

45. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Esther, vers 72 sqq.

(38)

Contrairement aux tragédies mythologiques, la colère de Dieu ne s'exerce pas aveuglément et il sait volontiers pardonner dans Esther. Cependant, il se montre implacable à l'égard de ceux dont il a juré la perte, prenant plaisir à aveugler Aman afin de mieux assurer sa défaite:

"L'homme superbe est renversé

Ses propres flèches l'ont percé.,,47

D'autre part, à l'image des dieux mythologiques, dont la fou-dre réduit en cenfou-dres les plus grands, il permet à Aman d'accéder aux honneurs suprêmes afin que sa chute soit plus éclatante et ins-pire l~ terreur. Dieu veut que l'exemple d'Aman ne soit pas perdu, et il se réjouit d'entendre louer sa sagesse infinie:

"0 Dieu! par quelle route inconnue aux mortels, Ta sagesse conduit ses desseins éternels.,,48

De même, la vengeance de Dieu à l'égard d'Aman et des siens n'a d'égale que la cruauté des dieux mythologiques. Cruauté et pardon alternent cependant dans Esther, et il faut attendre Athalie pour que la férocité de Racine se donne libre cours et que le Dieu

47. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Esther, vers 1206 sqq.

(39)

des Juifs, à l'image des dieux d'Iphigénie, se mette à parler sur la scène par la bouche des oracles et accepte d'apaiser sa colère par un sacrifice humain célébré sur le p~TVis de son Temple, le sa-crifice de la vieille reine.

"Dans Athalie, Dieu est tout, et les différents moments de l'action ne sont pas autre chose que les différents moments de sa pensée.,,49 La présence de Dieu est incessante, et i~ est signifi-catif que toute l'action de la tragédie se déroule dans le Temple de Jérusalem. La colère de Dieu a des causes qui nous sont révé-lées dès le début de la pièce; c'est que sur son peuple règne une usurpatrice, Athalie, qui est montée sur le trône de la manière la plus horrible qui soit, en faisant massacrer ses propres petits-enfants à qui revenait la couronne. Athalie a aussi rétabli le culte sacrilège de Baal, et l'on sait que le Dieu des Juifs est un Dieu jaloux qui n'admet pas le partage. Le Temple, abandonné par

les fidèles qui s'y pressaient autrefois, est menacé de destruction, et il faut tout le courage de Joad, le grand-prêtre, pour continuer à y célébrer le culte du vrai Dieu:

(40)

"Le reste pour son Dieu montre lUl oubli fatal,

Ou même s'empressant aux autels de Baal, Se fait initier à des honteux mystères,

Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères. ,,50 Le petit groupe de fidèles, serre autour de Joad, continue d'espérer contre l'évidence. Dès lors, on peut se demander avec Abner, et avec ceux qui voudraient continuer à croire et qui sont sur le point de renoncer:

liMais où sont ces honneurs à David tant promis, Et prédits même encore à Salomon son fils?

Hélas, nous espérions que de leur race heureuse, Devait sortir des rois une suite nombreuse, L'un d'eux établirait sa domination,

Ferait cesser partout la discorde et la guerre, Et verrait à ses pieds tous les rois de la terre. ,,51 Athalie ayant fait massacrer tous les descendants de David, l'espoir n'est-il pas insensé? Cependant, Dieu

" .•• sait quand il lui plaît faire éclater sa gloire, Et son peuple est toujours présent à sa mémoire."52 Joad ne veut pas qu'on doute plus longtemps de la puissance divine. Il décide donc de précipiter les événements et de révéler l'existence du jeune roi miraculeusement sauvé du massacre:

50. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Esther, vers 17 sqq.

51. Ibid., vers 129 sqq. 52. Ibid., vers 127 sqq.

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"Dieu l'a fait remonter par la main de ses prêtres, L'a tiré par leur main de l'oubli du tombeau, Et de David éteint rallwné le flambeau. ,,53

Désormais, la volonté de Dieu, servie par la détermination de son serviteur Joad, s'acharne sur Athalie jusqu'à ce qu'elle soit vaincue. Souvenons-nous d'Eriphile, br6lant de connaître ses ori-gines, que sa curiosité précipitait vers un bacher préparé pour sa rivale. Aman s'était lui aussi perdu par esprit de vengeance et de démesure, et la potence qu'il avait fait dresser pour Mardochée avait servi à le mettre à mort. Dieu, à l'aide d'un songe effrayant, jette l'inquiétude dans le coeur d'Athalie qui jouissait jusque là de ses crimes sans aucun remords. Le branle est donné, et la vieille reine, attirée dans le Temple par son rêve, s'y voit prise au piège. Elle ne s'y trompe pas et ne songe guère à accuser Joad, mais la présence invisible de Dieu, son ennemi personnel, qu'elle apostrophe orgueilleusement:

"Dieu des Juifs, tu l'emportes! ,,54

53. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Esther, vers 280 sqq.

(42)

La volonté formidable de Dieu remplit Esther et surtout Athalie, et la redoutable reine elle-même, à qui rien n'a résisté jusque là, donne une idée de la toute-puissance divine, puisque sa force de caractère et sa maîtrise de soi n'ont su résister à un simple songe qu'il a mis en elle.

L'esprit de Dieu anime Mardochée et Joad, et l'acte III d'Atha-lie, où Joad est saisi de transes prophétiques, se révèle comme un des sommets de la pièce et de tout le théâtre de Racine. Dans la Théba!de et Iphigénie, les oracles jouaient un raIe de tout premier plan. Tirésias,pas plus que Calchas, ne paraissaient cependant sur la scène, et leurs oracles, étaient proférés dans la coulisse. Avec Athalie, Dieu n'hésite pas à descendre au milieu des hommes et à parler par la bouche du grand-prêtre, et l'oracle se hausse au rang de la prophétie:

"Est-ce l'esprit divin qui s'empare de moi?

C'est lui-même. Il m'échauffe. Il parle. Mes yeux s'ouvrent, Et les siècles obscurs devant moi se découvrent."S5

55. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome V: Athalie, vers 1130 sqq.

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La fatalité divine - palenne et judéo-chrétienne -, tout en jouant un rôle de premier plan dans de nombreuses tragédies de Racine, n'y est cependant pas la seule forme de fatalité qu'on y rencontre. A côté du rôle dévolu à la divinité en tant que moteur de l'action, une autre forme de fatalité se fait jour tout au long de l'oeuvre de Racine: c'est la fatalité humaine. Elle se mani-feste par l'hérédité des personnages et surtout par leurs sentiments: l'ambition et l'amour. Hérédité et sentiments agissent dans le

même sens que la fatalité divine, mettant la fatalité dans le sang, dans le coeur de l'homme.

"S i l ' on met à part Esther et Athalie, i l Y a une exp licat ion humaine à toutes les tragédies de Racine",56 affirme Thierry Maulnier. L'homme n'est pas un être surgi du néant, en qui s'épanouiraient spontanément des passions nobles ou avilissantes. Il est redevable d'une part importante de lui-même à ceux qui l'ont précédé, et l'hérédité pèse souvent très lourd dans sa destinée personnelle. La science moderne a étabii 1: importance des chromosomes; tout en ignorant ceux-ci, Racine n'a cessé d'affirmer que nos ancêtres

(44)

vivent en l'homme que nous sommes. C'est pourquoi il s'est complu à traiter le thème de l'hérédité malfaisante et criminelle, que l'on retrouve aussi bien dans ses drames sacrés que dans ses tra-gédies profanes.

Dans la Théba!de, fils d'un parricide, les deux frères enne-mis ne peuvent être que criminels, et animés d'une fureur meurtrière qui les pousse à se ha!r et à s'entretuer. Jocaste sait le poids de l'hérédité qui les entraîne:

"Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils, Après ceux que le père et la mère ont commis: Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont perfides,

S'ils sont tous deux méchants et s'ils sont parricides."S7 Leur haine est telle que chacun des instants de leur vie s'en trouve empoisonné:

"Et moi je ne veux plus, tant tu m'es odieu.".:, Partager avec toi la lumière des cieux."S8

Leur mère ne se fait pas d'illusions; elle sait qu'il est vain de lutter contre ce sentiment monstrueux que leur hérédité ne jus-tifie que trop:

57. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome I: La Thêba!de, vers 29 sqq.

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"Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,

Il faut qu'un crime égal vous l'arrache à son tour. ,,59 Etéocle et Polinice ne tardent pas à justifier ses craintes, et leur duel fratricide couronne leur destinée de fils incestueux.

Oreste, lui aussi, descend d'un ancêtre détestable. Le crime horrible d'Atrée, père d'Agamemnon, qui avait tué les deux fils de son frère Thyeste et les lui â.V'ait fait manger lors d'un festin, lui a donné une propension au crime qu'il commet en tuant sa mère Clytemnestre et en assassinant son rival après avoir violé les lois sacrées de l'hospitalité. Hermione, elle aussi, appartient à la même famille, et l'on conçoit qu'elle ait armé le bras de son cou-sin. Les paroles qu'Oreste adresse à sa cousine montrent bien qU'il a conscience de l'hérédité qu'ils portent en eux:

"Prenons, en signalant mon bras et votre nom, Vous, la place d'Hélène, et moi d'Agamemnon. De Troie en ce pays réveillons les misères,

Et qu'on parle de nous ainsi que de nos pères. ,,60

59. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome 1: La Th6ba~de, vers 1185 sqq.

(46)

Les fils sont donc destinés à répéter les erreurs de leurs pères, à commettre les mêmes fautes qu'eux, tant ils leur ressem-blent. Et ni Oreste, ni Hermione ne pourront se soustraire à la destinée malheureuse à laquelle leur naissance les vouait.

Dans les tragédies "politiques" que sont Britannicus, Bérénice, Bajazet et Mithridate, le rôle de l'hérédité s'avère fort impor-tant. Néron, au début de son règne, apparaît aux yeux de tous com-me un jeune empereur vertueux, qui suit à la lettre les sages con-seils de son précepteur Burrhus. Pourtant, il est fils d'une em-poisonneuse et d'un homme aux instincts débridés. Racine l'affirme dans sa préface à Britannicus: "Il a en lui les semences de tous les crimes.,,61 Agrippine ne se laisse pas tromper:

"Il se déguise en vain. Je lis sur son visage Des fiers Domitiens l 'humeur triste et sauvage. ,,62 Néron ne tarde pas à justifier ses craintes, et les conseils cyniques de Narcisse n'ont pas grand peine à triompher de ceux de Burrhus. Une fois la première tentation satisfaite - l'enlèvement

61. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Torne II: Britannicus, p. 228.

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de Junie dont il s'est épris soudainement -, il ne tente plus de combattre ses instincts pervers: assassinat de son frère Britan-nicus, qu'il fait empoisonner, fidèle en cela aux enseignements ma-ternels, et l'on sent que sa mère dont la présence lui pèse, et son précepteur trop vertueux, seront ses prochaines victimes. C'est que Néron hait l'ascendant qu'Agrippine exerce sur lui:

"Mon génie étonné tremble devant le sien.,,63

Il ne connaît que trop les moyens employés par sa mère pour accéder au trône, et la tentation est forte d'en user avec elle comme elle l'a fait à l'égard de ses ennemis. Les efit-ils ignorés qu'il aurait cependant agi de la même manière, tant le poids de

l'hérédité pèse sur ses épaules.

Burrhus constate avec horreur que les instincts qu'il avait cru réprimer se donnent enfin libre cours:

"Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie. Cette férocité que tu croyais fléchir,

De tes faibles liens est prête à s'affranchir. ,,64

63. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome II: Britannicus, vers 506.

(48)

Agrippine déplore à son tour la nature de Néron, et quand elle lui rappelle ce qu'elle a fait pour le porter sur le trône, Néron, au récit de sa mère, ne peut que s'endurcir dans sa résolution de crimine 1. Sa mère a tué pour qu' il pOt régner un jour:

"Il (l'empereur Claude) mourut. Mille bruits en courent à ma honte. J'arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte.,,65

Les crimes passés d'Agrippine, loin d'attendrir son fils, qui en a retiré le fruit, donnent à celui-ci un exemple funeste, tout en lui révélant sa véritable nature. Sa duplicité n'a plus rien à envier à celle de sa mère, et i l va jusqu'à embrasser son frère a-vant de lui faire boire le poison qu'il lui destine. Néron suivra désormais sa pente, écrasant impitoyablement ceux qui viendraient lui parler de morale ou de vertu. Et, après qu'il ait fait assas-siner Britannicus, combien dérisoire nous apparait cette prière de Burrhus:

"PlOt aux dieux que ce fOt le dernier de ses crimes.,,66 Fils d'Agrippine, Néron est condamné à payer son hérédité et sa nature perverse par des crimes incessants, avant de devenir sa propre victime.

65. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome II: Britannicus, vers 1183 sqq.

(49)

Si les assassinats n'étaient pas rares à Rome, à la cour de Constantinople les sultans avaient coutume d'aider le destin en abrégeant les jours de leur prédécesseur. Le parricide était mon-naie courante au XVIIe siècle. On comprend qu'Amurat ait décidé de faire périr son frère Bajazet et Roxane, sa favorite, la tradi-tion turque d'alors cautradi-tionnant les crimes suscités par une longue hérédité.

Dans le théâtre de Racine, l'hérédité débouche presque à tout coup sur l'assassinat ou la faute. Mithridate nous fournit pour-tant l'exemple d'une exception à cette règle, avec la figure tou-chante de Xipharès. Fils de Mithridate et de Stratonice, Xipharès ne peut oublier que sa mère a trahi son père en livrant à l'ennemi une place-forte de la plus haute importance:

"Hélas! ce fut encore dans ce temps odieux,

Qu'aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux, Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée,

Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée, Elle trahit mon père, et vendit aux Romains La place et les trésors confiés en ses mains.,,67

67. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome III: Mithridate, vers 71 sqq.

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D'où la malédiction héréditaire qui force Xipharès, malgré l'attachement qu'il porte à son père, à se poser en rival sur le plan amoureux. Bien sOr, il tente d'étouffer en son coeur des sen-timents nés selon lui des instincts que sa mère lui a légués. A

la différence d'Oreste, qui succombe aux sollicitations de son hé-rédité, Xipharès tente désespérément de sauvegarder son innocence, de ne pas entrer en conflit avec son père. Il y réussit, le seul de toute une lignée coupable qui va des frères ennemis de la Thé-ba!de à Phèdre et Athalie.

Iphigenie nous replonge dans l'histoire sanglante de la famil-le des Atrides. Nous avons dit le crime affreux de l'ancêtre et la destinée tragique d'Agamemnon et d'Oreste. Seule de toute la famille, Iphigénie sera épargnée par la rage meurtrière héritée d'Atrée. Peut-être, à l'instant du sacrifice, sa résignation a-t-elle ému les dieux. Victime innocente, a-t-elle attise cependant la hain~ de Clytemnestre à l'égard d'Agamemnon, et l'assassinat du roi d'Argos par Egisthe se fera en son nom, provoquant la vengeance d'Oreste. Ces vers prophétiques d'Iphigénie, faisant ses adieux à sa mère, élargissent le drame:

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"Ne reprochez jamais mon trépas à mon p~re •

••• Vos yeux me reverront dans Oreste mon fr~re. Puisse-t-il être, hélas! moins· -funeste à sa œre. ,,68 Tous ces drames sont contenus en puissance dans Iphigénie, et Clytemnestre ne se fait pas faute de jeter à la face de son époux qu'il est le digne fils d'Atrée et que ses crimes n'ont rien à envier à ceux de ses ancêtres:

"Vous ne démentez pas une race funeste.

Oui, vous êtes le sang d'Atrée et de Thyeste. Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin Que d'en faire à sa m~re un horrible festin.,,69

Manifestement, Clytemnestre est persuadée que l'ancêtre détes-table a transmis ses tares à Agamemnon. Ses imprécations achèvent de le prouver:

"Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée Reconnais l'héritier et le vrai fils d'Atrée, Toi qui n'osas du p~re éclairer le festin, Recule, ils t'ont appris ce flUleste chemin. ,,70

Phèdre, fille de Pasiphaé, a elle aussi hérité du dérég1ement des sens dont sa mère a tant souffert, au point de s'accoupler mons-trueusement avec le Taureau blanc. Elle est pleinement consciente de tenir d'elle sa passion coupable:

68. Pierre Mé1èse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Iphig~nie, vers 1650 sqq.

69. Ibid., vers 1244sqq. 70. Ibid., vers 1685 sqq.

(52)

"Dans quels égarements l'amour jeta ma mère!,,71

Oenone, sa nourrice, ne peut que déplorer le fait que sa maî-tresse appartienne à une telle lignée:

"0 désespoir! 0 crime! 0 déplorable race!,,72

Sans chercher à trahir le secret que Phèdre lui a confié et qui lui fait horreur, Hippolyte, devant les injustes accusations de Thésée, lui laisse entendre que son épouse porte le poids d'lüïe hérédité bien lourde. Des deux, elle serait bien plus inclinée à

l'adultère que lui:

"Vous me parlez toujours d'inceste et d'adultère! Je me tais. Cependant Phèdre sort d'une mère,

Phèdre est d'un sang, seigneur, vous le savez trop bien, De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.,,73

Pour ce qui est d'Hippolyte, fils de l'Amazone, avant que Vénus lui ait inspiré un amour coupable pour la jeune Aricie,

"Reste d'un sang fatal conjuré contre nous.,,74

nul n'a pu toucher son coeur, rebelle comme celui des fières chas-seresses:

71. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Ph~dre, vers 250.

72. Ibid., vers 266. 73. Ibid., vers 1149 sqq. 74. Ibid., vers 51.

(53)

"C'est peu qu'avec son lait une mère amazone

M'ait fait sucer encor cet orgueil qui t'étonne. ,,75 N'ent été la volonté de la déesse, le coeur d'Hippolyte serait resté insensible, à l'image de celui de sa mère.

Les tragédies sacrées, Esther et Athalie, illustrent elles aussi le rôle de l'hérédité familiale. Ainsi, dans Esther, Aman, fils d'Amadath, de la race d'Agag, dernier roi des Amalécites, a le coeur aussi noir que celui de ses a~eux, et ceux-ci lui ont transm~leur

haine mortelle à l'égard des Juifs:

"Aman, l'impie Aman, race d'Amalécite.,,76

Bien qu'Aman ne veuille pas le reconnaître, la suggestion d'Hydaspe, son confident, est pleinement fondée:

"Ce n'est donc pas, seigneur, lp. sang amalécite, Dont la voix à les perdre en secret vous irrite?"n C'est cette haine héréditaire qui le pousse à rechercher l'extermi-nation du peuple juif, provoquant ainsi la colère divine qui s'abat-tra sur lui.

75. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome IV: Ph~dre, vers 69 sqq.

76. Ibid., Tome IV: Esther, vers 170. 77. Ibid., vers 481 sqq.

(54)

Athalie elle-même appartient à la race impie d'Achab. Sa mère avant elle s'était illustrée par ses crimes, faisant tuer Naboth dont elle convoitait l'héritage. Athalie a hérité les instincts criminels de sa race, allant jusqu'à tuer ses petits-enfants pour usurper le trône qui leur revenait. On retrouve en elle cette a1-1iance de cruauté et de convoitise qui caractérisait sa mère Jézabel. Dans son rêve, elle voit d'ailleurs celle-ci se reconnaître en sa fille:

"Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi. ,,78

Joas lui-même, l'héritier de David que Dieu a épargné pour res-ter fidèle à sa promesse de donner à celui-ci une descendance pour l'éternité, Joas est le fils d'Okosias, qui s'est écarté de la voie de la justice.

Athalie reconnaît en lui Sc<t père:

"Je vois d'Okosias et le port, et le geste.

Tout me retrace enfin un Dieu que je déteste.,,79 Elle voit aussi en lui le descendant d'Achab, qui ne devrait pas faire mentir la voix du sang et son hérédité exécrable:

78. Pierre Mé1ese, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome V: Athalie, vers 497.

(55)

"Fidele au sang d'Achab, qu'il a reçu de moi, Conforme à son a~eul, à son pere semblable, On verra de David l'héritier détestable Abolir tes honneurs, profaner ton autel, Et venger Athalie, Achab et Jézabel. ,,80

C'est qu'Athalie connaît les forces mauvaises de l'hérédité dont elle a été elle-même la victime. La fatalité du sang fera de ce petit-fils qui s'érige en justicier et en représentant de la vertu, un monarque tout aussi dépravé que son a!eule.

Les sentiments sont le grand moteur de la tragédie chez Racine. A côté de l'amour, instrument royal de la fatalité, l'ambition, elle aussi, contribue puissamment à diriger les personnages dans le sens du destin qui leur est dévolu. L'ambition se fait souvent généra-trice de jalousie et de haine à l'égard de ceux qui viennent contre-carrer leurs desseins et s'interposer dans leur marche au pouvoir.

De la Théba~de à Athalie, nous verrons le rôle de premier plan que joue l'ambition, depuis la soif égo!ste de pouvoir de Créon, à celle désincarnée de Joad, qui s'efforce de faire triompher le vrai Dieu.

80. Pierre Mé1ese, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome V: Athalie, vers 1786 sqq.

(56)

La Théba!de n'est pas autre chose que la lutte des deux frères, Etéocle et Polinice, née de leur désir de régner sans partage. Re-marquons en passant cette autre forme de fatalité qui veut que deux êtres du même sang se ha!ssent presque toujours chez Racine, les

liens familiaux débouchant quasi invariablement sur la haine. Etéocle, fils aîné d'Oedipe, après un an de règne, aurait da laisser le trône à son frère cadet pour une année:

"Oedipe en achevant sa triste destinée Ordonna que chacun régnerait une année

... Vous montâtes au trône, il n'en fut point jaloux, Et vous ne voulez pas qu'il y monte après vous?"8l Mais l'ambition née de l'exercice du pouvoir le pousse à refuser d'abandonner la couronne royale; Etéocle se voit forcé de prendre les armes pour défendre Thèbes assiégée par Polinice et Adraste, roi d'Argos, venus pour faire appliquer la loi d'alternance. Celle-ci avait pourtant été établie afin d'éviter que l'oracle ne se réa-lise, un oracle terrible qui prédisait la mort des deux frères con-damnes à s'entretuer.

81. Pierre Mélèse, Théâtre de Racine, Paris, Imprimerie nationale de France, 1951, Tome I: La Théba!de, vers 83 sqq.

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