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Proust : entre transcendance et immanence

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Academic year: 2021

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© David Morissette Beaulieu, 2019

Proust

: entre transcendance et immanence

Mémoire

David Morissette Beaulieu

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Proust

:

Entre transcendance et immanence

Mémoire

David Morissette Beaulieu

Sous la direction de :

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iii

RÉSUMÉ

Ce mémoire a pour ambition d’explorer une tension, celle de l’immanence et

de la transcendance, qui traverse l’ensemble de l’œuvre phare de Proust : À la

recherche du temps perdu. L’hypothèse de ce travail est que cette tension structure

non seulement la pensée philosophique et esthétique de Proust, mais

également son imaginaire et son style d’écriture. Cette étude s’attarde donc à

analyser les principaux thèmes sur lesquels se construit ladite tension.

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iv

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

REMERCIEMENTS ... v

INTRODUCTION ... 1

État de la question ... 7

Méthodologie ... 9

CHAPITRE I : LA PROFONDEUR TRANSCENDANCE ET IMMANENCE ... 13

Bref historique de la profondeur ... 18

Profondeur et surface ... 21

Le voile, le masque : théâtralité proustienne ... 29

La verticalité ... 42

Le signe ... 52

CHAPITRE II : LA POÉTIQUE DES ESPACES DISTINCTS ... 55

Naissance des univers distincts ... 59

La femme inaccessible ... 63

Poétique du contenant ... 70

Les tableaux en série ... 81

Unité et différence ... 91

CHAPITRE III : LE LEXIQUE DE LA TRANSCENDANCE EN QUÊTE DE SOLENNITÉ .... 97

Combray : De la rythmique religieuse à la cadence du désir ... 100

Les églises : du fétichisme à L’œuvre cathédrale ... 107

De la raillerie ironique à la profanation ... 116

Sodome et Gomorrhe ... 125

Le mythe d’Orphée ... 136

L’art transcende la mort ... 144

Une poétique ou une rhétorique divine ? ... 153

CONCLUSION ... 159

BIBLIOGRAPHIE ... 168

Corpus étudié ... 168

Monographies ... 168

Articles et parties de monographies ... 171

Sur la critique littéraire. ... 172

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REMERCIEMENTS

Mes premiers remerciements vont à mes parents (Michèle et Alain) : vous avez placé votre fierté non pas sur mes épaules mais sous mes pieds, question d’impulsion. À M. Guillaume Pinson, vos encouragements opportuns, votre dynamisme et la pertinence de vos commentaires ont rendu ce mémoire possible. À Jo, Mush, Tob et Auclair, votre amitié m’a constitué. Ce n’est pas ici devant que je couperai dans vos mérites. À Toby, mon alter ego, mon rival, mon inavouable inspiration : ta présence indélogeable concrétise une enclave d’amitié. À Anne-Sophie, ces quelques lignes ne peuvent te rendre justice. Ton amour fut un refuge et un moyen de conjurer mes peurs. Et à Cloé, tu entrouvres l’avenir!

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INTRODUCTION

Une aubépine n’est pas qu’une aubépine, le souvenir n’est pas qu’une déformation de la réalité et « une heure n’est pas qu’une heure1 ». L’univers entier de Proust est doté d’une surface

matérielle à laquelle se noue une profondeur immatérielle. Tout dans l’existence de ce héros en marche vers l’écriture est appel vers un au-delà du tangible, du visible. Comment pourrait-il en être autrement quand la réalité strictement physique et immédiate ne révèle rien d’autre que son insuffisance, ne suscite rien d’autre que la déception? Mais comment conjuguer désir d’un au-delà, d’une transcendance avec les impératifs d’une authentique et rigoureuse recherche de la vérité? La réalité, certes, peut s’entrouvrir, laissé place à des idées dont le propre est d’apparaître voilées, mais elle impose également ses conditions, ses limites. Bravant ces dernières, Proust et son héros trace une nouvelle voie vers la transcendance.

Il y a cependant un malaise à envisager l’œuvre phare de Proust sous l’étiquette de la religiosité, du mysticisme. D’une part, il n’est pas du tout évident de cerner ce que Proust pouvait se représenter derrière un adjectif tel que « religieux ». Chaudier, dans les premières pages de son analyse consacrée au langage religieux de la Recherche, est atteint du même embarras :

Par son prestige esthétique et son signifié flou, l’adjectif “religieux” exprime tout à la fois la nécessité de devenir artiste et l’embarras du locuteur face à cette intime injonction. L’œuvre permet-elle de donner un contenu plus précis à ce fond “mystérieux”, “inexprimable” et “religieux” dont l’expression serait la plus haute ambition de l’artiste2

?

D’autre part, et de façon plus fondamentale, nous pouvons nous demander si l’idée même d’une littérature mystique n’est pas devenue périmée avec l’insoumission aux communautés religieuses et l’incroyance aux cultes traditionnels qui caractérisent la situation d’une vaste part des auteurs modernes, dont Proust ne fait pas exception. L’emploi d’un lexique religieux, si abondant dans la Recherche, doit hypothétiquement être envisagé comme étant neutre quant à l’affirmation d’un quelconque sentiment dévot de l’auteur, suivant ainsi une tendance moderne

1 Marcel Proust, Le temps retrouvé, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1988, p. 195.

Dorénavant, nous utiliserons des abréviations pour nous référer aux différents tomes de la Recherche. CS. pour Du côté de chez Swann, JF. pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, CG. pour Le côté de Guermantes, SG. pour Sodome et Gomorrhe, P. pour La prisonnière, AD. pour Albertine disparue et TR. pour Le temps retrouvé.

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d’une littérature (faussement ?) mystique : « […] le vocabulaire religieux continue à circuler, mais progressivement détaché de sa signification première par une société qui lui affecte désormais des emplois métaphoriques et l'utilise comme un répertoire d'images et de légendes3 […] ».

Et pourtant, le texte proustien, à travers son traitement de l’art, entre autres, semble nous suggérer la réalité d’un monde différent, éminemment spirituel. Entre la vie banale Ŕ réunions mondaines décevantes, conversations amicales impertinentes, intrigues amoureuses aussi cruelles que déchirantes Ŕ et l’univers qui s’entrouvre par le biais de l’art, il y a une telle distance, une telle différence que nous sommes forcés de nous questionner quant à la nature de cette surréalité artistique. Ainsi, à travers la musique de Vinteuil s’étend « notes par notes, touches par touches, les colorations inconnues, inestimables d’un univers insoupçonné, fragmenté par les lacunes que laissent entre elles les auditions de son œuvre4[…] ». Voilà pourquoi une interprétation comme celle de Deleuze est à la fois possible et valable, celle-ci définissant l’« essence » de l’art telle que décrite par Proust comme une « [d]ifférence ultime et absolue5 », une façon unique à chacun d’exprimer le monde, son monde, sans que cette activité artistique ne se réduise à n’être qu’à une simple manifestation de la subjectivité : « L’essence est bien la qualité dernière au cœur d’un sujet ; mais cette qualité est plus profonde que le sujet, d’un autre ordre que lui […] Ce n’est pas le sujet qui explique l’essence, c’est plutôt l’essence qui s’implique, s’enveloppe, s’enroule dans le sujet.6 » Au sein de la Recherche, l’art entrouvre une dimension unique, par laquelle l’individu peut explorer le caractère singulier de son existence et peut s’atteindre dans toute sa plénitude.

Bien sûr, malgré cette définition qui débouche sur une transcendance de la valeur de l’art, et outre l’assimilation, comme certains l’interprètent7, du souvenir involontaire à un

3 Michel de Céteau, « Mystique », dans Encyclopædia Universalis, Universalis.fr, le portail de la connaissance [en ligne], consulté le 8 février 2017. URL: http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/mystique/.

4 P. p. 243.

5 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF (Quadrige), 1964, p. 53. 6 Ibid. p. 56.

7 C’est le cas de Paul Mommaers qui, avec nuance et réserve, croit qu’une comparaison entre les expériences mystiques telles qu’elles sont généralement décrites et le phénomène du souvenir involontaire que subit le

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phénomène mystique, il serait inconvenant d’assigner à Proust l’étiquette d’auteur mystique sans nuancer. Nous ne saurions être aveugle au fait que les emprunts récurrents au langage mystique et mythique que ne cesse de faire Proust concourent à l’élaboration d’une rhétorique visant à glorifier l’œuvre d’art, nous obligeant ainsi à ne pas toujours suivre l’auteur au pied de la lettre. Il nous semble toutefois indéniable que la charge fortement spirituelle de l’écriture proustienne auréole la quête vers l’écriture du jeune Marcel d’une aura mystique. En fait, nous croyons que cette utilisation ambivalente du registre spirituel et mythique dans l’écriture proustienne est symptomatique d’une tension qui parcourt l’entièreté de son roman. Rigoriste dans son entêtement à ne pas quitter le sol phénoménal, à rester dans l’immanence, mais mue par un désir d’accéder à une réalité plus profonde et par la tentation de s’élever vers une transcendance, c’est à une Recherche d’équilibre que nous convie l’œuvre proustienne. Et cette quête d’équilibre embrasse la quête de l’écriture, car c’est à travers la création littéraire et son outil de prédilection, la métaphore, que se résout l’impasse nihiliste8 qui sous-tend la tension précédemment mentionnée. L’écriture, cette transposition toute matérielle de l’intangible, de ce « moi profond », de cette vie intérieure que Proust nous invite à étreindre, devient donc salvatrice, sacrée. Il n’est d’ailleurs pas insignifiant que la possibilité même de la création, ce moment décisif du Temps retrouvé où le héros entrevoit, en même temps que l’être profond qu’il est véritablement, sa destinée d’écrivain, coïncide avec le passage ayant la plus haute connotation mystique du roman entier.

Polysémique, les vocabulaires cultuel, mythologique, biblique et mystique, jumelés à la convocation soutenue des églises et de tout cet appareillage religieux dans l’espace romanesque, constituent les matériaux par lesquels cette oscillation Ŕ ce jeu, cette gymnastique Ŕ qui va de la révérence à la profanation, en passant par la contemplation, la rêverie et l’ironie, anime le récit. Mais ce n’est pas tout : l’atmosphère religieuse qui accompagne les passages déterminants quant à l’apprentissage de la valeur de l’art, de sa réalité, s’établit également par le truchement d’une thématique charnière dans la Recherche : la profondeur. Jean-Pierre Richard,

protagoniste est soutenable. Voir son analyse dans : Paul Mommaers, Marcel Proust. Esthétique et mystique, Paris, Éditions du Cerf, 2010, 262 pages.

8 Anne Henry consacre un chapitre entier, L’impasse existentielle, à ce qu’elle considère comme l’obstacle majeur du héros proustien : le nihilisme. La Recherche apparaît en effet comme une longue suite de désillusions qui ne seront balancées que par les tardives révélations qui ont lieu lors de la matinée chez la princesse Guermantes dans Le temps retrouvé. Nous retrouvons ces développements dans l’ouvrage suivant : Anne Henry, La tentation de Marcel Proust, PUF (Coll. Perspectives critiques), Paris, 2000, 240 pages.

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dans son analyse du monde sensible de l’œuvre proustienne, décrit avec une grande acuité l’importance toute particulière de cette composante dans l’économie du roman9. Son interprétation du thème en question, comme c’est souvent le cas avec les adeptes des méthodes psychanalytiques, se fonde en dernier lieu sur une sexualité sous-jacente à l’œuvre et qui serait détectable au sein même de l’écriture : « On décrirait chaque moindre désir afin de dégager à travers lui, en lui, les quelques grandes figures, sensibles ou libidinales, qui en organisent de manière spécifique l’émergence10. » Loin de réprouver cet amalgame, nous croyons toutefois, aux vues de la tension opposant immanence et transcendance11 qui nous semble être au fondement de la quête du protagoniste, que l’examen de Richard doit être complété. La profondeur, ce rêve de s’immiscer dans la mystérieuse intimité des choses et des êtres, d’accéder aux secrets que voile leur simple apparence ; n’est-ce pas là une obsession autant charnelle que spirituelle ? À mi-chemin entre chair et esprit, entre le tangible et l’immatériel, entre l’immanence et la transcendance, voilà l’essence de la quête proustienne :

Ce n’était que quand je l’apercevais [l’objet de ma recherche] que mon esprit Ŕ jusque-là sommeillant, même derrière l’activité apparente de ma conversation dont l’animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel Ŕ se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu’il poursuivait alors […] était situé à mi-profondeur, au-delà de l’apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait12.

Il s’agira pour nous de questionner cette thématique de la profondeur qui se dessine tout au long de l’œuvre maîtresse de Proust. De quels motifs procède-t-elle ? Quels réseaux de sens

9 Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Paris Seuil, 1974, 309 pages. Sans jamais en parler spécifiquement, la première partie de son essai critique portant sur l’imagination reliée à la matière dans La Recherche fait constamment référence au désir du héros de pénétrer au plus profond de la chair du monde.

10 Jean-Pierre Richard, op cit. p. 1.

11 Ces notions d’immanence et de transcendance méritent d’être plus approfondies, en raison de leur connotation complexe et chargée philosophiquement. C’est ce que nous ferons ultérieurement. Pour l’instant, à l’instar de Robert Misrahi dans son article « Immanence et transcendance » dans Encyclopædia Universalis, Universalis.fr, le portail de la connaissance [en ligne], consulté le 8 février 2017. URL : http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/immanence-et-tran, prenons appui sur l’idéalisme platonicien pour jeter les bases de ces notions : « L'immanence désignait l'intériorité de ce monde-ci, l'ensemble des êtres qui résidait en ce monde et le constituait selon l'ordre « inférieur » de la sensibilité, de la temporalité, de la contingence et de la finitude. […] Le transcendant, ou absolu, comme idéalité, éternité et perfection, relativisait donc ce monde-ci et le donnait comme ce qui manquait de perfection, d'idéalité et de permanence. »

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ramifie-t-elle à travers ses répétitions et son évolution ? Pour Richard, un thème représente « l'élément transitif qui nous permet de parcourir en divers sens toute l'étendue interne de l'œuvre, ou plutôt comme l'élément charnière grâce auquel elle s'articule en un volume signifiant13. » Notre hypothèse est que ce « volume signifiant » qui s’érige autour de la profondeur proustienne vient étoffer le tiraillement entre immanence et transcendance que nous projetons d’étudier dans la Recherche.

Étroitement lié à ce désir des profondeurs, le héros de la Recherche n’a de cesse l’impression d’entrapercevoir des mondes distincts, éloignés, impénétrables. Il y a celui des Guermantes, enraciné dans la terre immémoriale de Combray, celui de la bande des jeunes filles à Balbec, univers de l’insoumission propre aux vacances à la plage, celui qu’entrouvre immanquablement chaque passante qui ponctue les promenades, et bien d’autres. Dès les premières pages du cycle proustien, il s’agit, avec Geneviève de Brabant projetée à partir de la lanterne magique sur les murs de la chambre du jeune Marcel, de la découverte d’un fragment d’un univers singulier, d’une tout autre substance (ce que symbolise bien l’image à moitié immatérielle qui résulte du dispositif visuel). Or cette dilution du monde en plusieurs univers disparates et difficilement joignables a également une consonance tragique au niveau de l’intersubjectivité :

Proust a bien introduit dans la psychologie des êtres la faille cubiste, “cette faille, écrivait Jean Paulhan, qui descend dans les objets les plus familiersˮ […] cette déchirure qui nous sépare des choses et va, dirait-on, jusqu'à séparer les choses d'elles-mêmes. Peinture de l'échec, faille de la communication qui est une faillite de la psychologie, échec de la perfection cubiste vécu au tragique14

.

Encore une fois, ce sont les mêmes problématiques qui émergent de ce que nous nous permettrons d’appeler « la poétique des univers distincts ». Est-ce là une amorce ayant comme destination la révélation d’un monde esthético-religieux suréminent ? Ou n’est-ce qu’une méticuleuse attention à ce qui demeure dans le registre du sensible ? Dans un cas comme dans l’autre, impossible de réfuter que cette poétique en question entraîne une « mutation du rapport avec nous-mêmes, les autres, les choses, le monde Ŕ mutation du rapport avec l’Être,

13 Jean-Pierre Richard, l'Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 26.

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en définitive15 […]. » Notre rôle sera de voir jusqu’à quel niveau cette mutation s’opère, ce qui relève encore une fois d’une approche thématique.

Notre perspective de recherche sur le texte proustien nous semblerait incomplète sans prendre en considération un autre aspect, ce dernier étant le langage religieux qui pullule dans la Recherche. Comme nous l’avons mentionné d’entrée de jeu, le paysage romanesque de Proust, autant que son écriture, organise tout un univers religieux et mythologique. Si l'emploi d'un vocabulaire mystique permet d'atteindre, dans certains passages, l'idée du sublime, il peut également se faire le meilleur instrument d'un registre plus ironique, profanatoire, presque pervers : « Le mythe est l'un de ces legs innocents, respectables du passé dont nous parle Proust. Quand il est emprunté à la Bible, il a en outre une auréole de sainteté. Dénaturer, prostituer, profaner : Proust n'entend pas affadir ces mots16 [...]. » En sens inverse, comment ne pas voir, dans l’épisode des clochers de Martinville qui mène le héros à cette impulsion première - à ce désir originaire d’écrire - une sanctification de l’épisode par ce qui est l’objet même de cette inaugurale tentative littéraire, soit le clocher. Ce segment de notre travail nous permettra de mieux cerner le panorama spirituel bien qu’irrévérencieux de la Recherche.

Nous verrons que le langage spirituel qu’emploie Proust, loin de se figer au gré du récit, évolue constamment dans la suite romanesque. Étudier la trajectoire que dessinent les fluctuations caractérisant l’usage du lexique spirituel sera pour nous l’occasion de réfléchir sur la nature de la quête du héros, qu’elle soit celle de l’écriture, de la vérité, de retrouver le temps perdu, de retrouver l’enfance perdue, de se sortir d’une crise nihiliste (elle se veut aussi variable qu’il y a d’interprétations différentes de l’œuvre proustienne). Maurice Blanchot, sensible à l'utilisation qu'a faite Proust du mythe d'Orphée, amène l'idée que ce dernier ne peut élever son art à un niveau supérieur qu'en faisant l'expérience initiatique de la quête d'Eurydice aux enfers17. Quant à Pierre-Louis Rey, c’est à la poursuite du Saint-Graal que s’adonnerait le protagoniste de roman18. Dans les deux cas, l’analogie avec une quête mystique nous éclaire sur

15 Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, 2008, p. 20.

16 Marie Miguet-Ollagnier, La mythologie de Marcel Proust, Centre de recherches littérature française (XIXe et XXe siècles), Paris, 1982, p. 59.

17 Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955, p. 227-234.

1818 Pierre-Louis Rey, « Préface » dans Marcel Proust, Le temps retrouvé, Paris, Gallimard (Folio / Classique), 1989, p. XII-XIII.

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la nature de celle qui occupe Marcel. Il ne s’agit pas ici d’user d’une rhétorique de l’hyperbole pour justifier notre problématique. La tension mystique qui parcourt ce texte, somme toute profane, nécessite seulement, pour qu’elle soit visible dans de justes nuances, une attention aux indices lexicaux qui nourrissent la grande épopée vers l’art auquel Proust nous convie. Ainsi, nous nous proposons de réinterpréter le parcours du héros à la lumière de l’évolution du langage spirituel que l’on retrouve dans la Recherche.

ÉTAT DE LA QUESTION

Les études proustiennes, même plus d'un siècle après la parution des premiers tomes de la

Recherche, continuent de foisonner. Si bien qu'il nous semble ici improbable et inopportun d'en

donner un aperçu d'ensemble. Nous nous concentrerons plutôt à retracer les principaux travaux qui entrent directement en lien avec notre sujet de recherche.

Beaucoup de commentateurs se sont attardés à la quête d'apprentissage du héros de la

Recherche. Gilles Deleuze, dans Proust et les signes19, interprète l'apprentissage du protagoniste

comme le processus de déchiffrement des signes rencontrés dans le réel. Il insiste sur la supériorité du signe artistique, ce dernier étant le seul révélateur de la vérité, de l'essence immatérielle des choses. L’œuvre d'art se fait l'aboutissement d'une quête de transcendance. Cette interprétation, bien que partagée par d'autres herméneutes (Mommaers, Pommier) ne va pas de soi et contredit une lignée d'ouvrages critiques soutenant l'attachement de Proust à l'immanence (Ricard, Henry, Bonnet). D'ailleurs, Bonnet scrute l'évolution du personnage avec un regard résolument psychologique. Il envisage La Recherche comme une démonstration ou un terrain d'essai pour arriver à une connaissance inédite des lois psychologiques qui gouvernent les comportements sociaux, langagiers et amoureux. Récusant la primauté de l'art, l'auteur considère que le héros/narrateur est avant tout intellectuel et qu'on aurait tort de l'assimiler à un mystique.

D'autres travaux ont étudié l'itinéraire du héros sous l'égide de la philosophie. La

tentation de Marcel Proust d'Anne Henry rapproche les souffrances et le sentiment de déphasage

du protagoniste à la notion d'une crise du sujet. Aux prises avec des forces inconscientes, une incapacité à trouver son identité et des échecs relationnels répétés, Marcel ne pourra revenir au

19 Pour obtenir les références complètes relatives à notre section « État de la question », prière de se rapporter à la bibliographie.

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centre de sa vie et échapper au nihilisme que par le biais d'un regard neuf sur le passé (l'amor

fati) que permet l’œuvre d'art. Par ailleurs, Proust a souvent été abordé, de par son écriture

minutieuse de l'intériorité, comme un écrivain phénoménologue. Les études qui vont dans ce sens (van Buuren, Breeur, Jaramillot-Mahut) sont d'un précieux recours pour cerner la tentative proustienne d'élaborer un nouveau et authentique rapport sensoriel et émotif dans la littérature. Par ailleurs, Merleau-Ponty, dans son texte Le visible et l’invisible, établit Proust comme son prédécesseur artistique dans son enquête philosophique sur la perception du sens dans le monde. Sans être un commentaire direct de l’œuvre de Proust, la réflexion de Merleau-Ponty rejoint de très près notre problématique et nous sera un point d’appui autant méthodologique qu’interprétatif.

Les nombreux emprunts de la Recherche à la mythologie ont également suscité l'intérêt critique (Albouy, Trousson) et a même mené à un ouvrage exclusivement centré sur le sujet :

La mythologie de Marcel Proust de Miguet-Ollagnier. Cette dernière parvient à apposer un masque

mythologique aux principaux personnages de La Recherche. De plus, elle repère les thèmes centraux auxquels ce déploiement mythologique s'associe, à savoir l'hermaphrodisme, le dioscurisme, la misogynie, la métamorphose et la remontée à la lumière suite à la descente aux enfers. En outre, la figure mythique prédominante de la recherche, celle d'Orphée, a attiré l'attention de Turmel et Rey. Ces chercheurs remarquent une nette identité entre le héros proustien et Orphée, en ce qu'ils convertissement leurs amours impossibles, leurs deuils et leur descente aux enfers en un élan poétique.

La critique s'est également appliquée à faire le point sur des thématiques précises en lien avec notre projet. Luc Fraisse examine les fonctions et la symbolique des images itératives des églises, des cathédrales et des objets liturgiques. Suzuki, quant à lui, retrace les occurrences du mot « croyance » dans le texte. Classant les séquences où le mot apparaît selon qu'elles réfèrent à des illusions, des hypothèses, ou des convictions, il établit les principaux liens que tisse le texte proustien entre cette notion de croyance et d'autres concepts ou éléments diégétiques. Chaudier procède de son côté, ce qui sera un complément fondamental de notre travail, à une interprétation du langage religieux que Proust s’approprie frénétiquement. Des articles de Kristeva, Hassine, et de Miguet-Ollagnier font également mention de la thématique religieuse dans l’œuvre proustienne.

Richard, Simon et de Lattre orientent leurs efforts pour rendre compte de la poétique singulière de la perception du monde sensible dans La Recherche. Ils démontrent qu'outre

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l'œuvre d'art, le paysage avec ses odeurs, ses couleurs, ses textures et ses métamorphoses causées par les jeux de lumière est l'instrument des plus profondes rêveries et méditations du héros. D'autre part, une kyrielle de critiques (Henry, Fraisse et Yoshikawa, entre autres) ont examiné l’œuvre sous l'angle de l'esthétique et des différents arts. Finalement, un mémoire de maîtrise réalisé par Catherine Blaquière porte sur les thèmes de la mort et du deuil. La mort est l'occasion pour le romancier de déployer ses notions d'intermittences sentimentales, des morts successives des « Moi » et du passage du temps. Le deuil, de son côté, devient un outil de création lorsqu'il est surmonté.

Concluons en mentionnant des ouvrages à portée générale qui sont néanmoins incontournables. Proust et le roman20, Proust romancier. Le tombeau égyptien21, Proust entre

deux siècles22, Le temps sensible : Proust et l’expérience littéraire23 : voilà des travaux qui, par

leur regard globalisant sur l’œuvre, nous permettrons de mieux percevoir la place de notre travail dans la variété des problématiques en lien avec l’œuvre proustienne.

MÉTHODOLOGIE

Nous envisageons notre étude de la spiritualité dans la Recherche à partir d'une approche thématique. Depuis les travaux fondateurs de Bachelard, plusieurs critiques tels que Richard, Poulet, Starovinski ou encore Rousset ont développé des méthodes de lecture qui, bien que variant de l'un à l'autre, sont assez similaires entre elles. Bachelard disait de l'imagination qu’« elle est [...] la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images24. » L'on comprend donc

que l'imaginaire (la spécificité des images que crée l'écrivain dans sa rêverie créatrice) qui se déploie dans les œuvres des écrivains est ce dont le critique doit retrouver la trace. Suivant cette approche, nous croyons pouvoir déceler dans le texte proustien un engouement marqué pour les motifs de la profondeur et une fascination dans l’idée d’une ouverture vers d’autres

20 Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, 1971, p. 462 pages.

21 Anne Henry, Proust romancier. Le tombeau égyptien, Paris, Flammaron, 1983, 209 pages. 22 Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, 315 pages.

23 Julia Kristeva, Le temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, Paris, Gallimard, 1994, 455 pages. 24 Gaston Bachelard, L'air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p .7.

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mondes. Par ce champ lexical de la profondeur et cette poétique de l’autre monde, se profile à notre avis une impulsion vers le Sacré Ŕ Sacré athée sans doute Ŕ et une appétence pour une initiation qui serait à la fois renouvellement de soi et transfiguration du monde.

Pour y parvenir, la méthode qu'utilisent les herméneutes précédemment mentionnés est avare de concepts méthodologiques. Elle préconise, à travers une première lecture, d'être attentif aux motifs qui se répètent dans le texte, aux éléments qui, bien qu'éparpillés dans le texte, forment par leur insistance une thématique privilégiée par l'auteur. Or, les leitmotivs d’un texte ne deviennent signifiants que parce qu’ils forment des croisements avec d’autres réseaux de sens, donnant ainsi l’unicité de l’alliage qui se forme sous une plume distincte. Barthes représente bien le tout en rapprochant le texte de son origine étymologique :

c’est [le texte] un tissu ; mais alors que précédemment la critique (seule forme connue en France d'une théorie de la littérature) mettait unanimement l'accent sur le « tissu » fini (le texte étant un « voile » derrière lequel il fallait aller chercher la vérité, le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du texte se détourne du texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l'entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile25.

Par conséquent, nul besoin de déceler un sens caché au texte, car le sens se révèle dans ces croisements privilégiés qui forment l’ossature, la consistance du texte. En prenant par exemple la thématique de la profondeur, la tâche, pour bien la cerner, consiste à être attentif aux motifs qui lui donnent corps au sein du texte. Ainsi, le héros est fasciné par les choses et les êtres qui se dérobent, à ce qui s'offre comme une énigme. Les voiles, les rideaux, les masques, les êtres menteurs, les objets à l’insondable consistance, les êtres fugitifs et les secrets matérialisent l’obsession du héros de percer un mystère, l'attente d'une révélation enfouie dans les profondeurs. Tous ces éléments constituent les agents autour desquels se déploie la thématique en question. Envahissant le décor et les personnages, elle leur greffe une autre dimension, un nouveau sens.

Quant à l’étude des références religieuses et mythologiques, elle ne sera possible qu’en conjuguant une approche thématique avec les théories de l’énonciation. En effet, il est essentiel de repérer les instances (narrateur ou personnages) qui prennent en charge ce discours religieux

25 Roland Barthes, « Théorie du texte » dans Encyclopædia Universalis, Universalis.fr, le portail de la connaissance [en ligne], consulté le 8 février 2017. URL: http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/theorie-du-texte/.

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afin de l’interpréter adéquatement dans ces effets sur le lecteur. Tout un stratagème rhétorique accompagne le langage religieux de Proust, inclinant ainsi le sens de celui-ci :

De la même manière, les marques d’affect, explicites ou implicites, peuvent influencer le lecteur en sollicitant son pathos, c’est ce que nous appelons l’effet pathétique. Cet effet est généré, au-delà des marques d’affect, par le processus d’identification, qui peut prendre diverses formes selon les procédés énonciatifs et narratifs utilisés. Des effets escomptés sur le lecteur dépendent aussi les choix des mécanismes de prise en charge des paroles, pensées et perceptions du personnage par le narrateur26.

Le lexique religieux, par le contexte énonciatif qui l’entoure, se module aux divers tons de la

Recherche. Apparaissant lors des scènes mondaines, ces espaces privilégiés de l’ironie du

romancier, il fait sourire par l’écart qu’institue le registre sacré avec la médiocrité du sujet auquel il est relié.

Il serait toutefois inexact de penser que Proust vide invariablement le discours aux accents mystiques de son entière substance originelle. C’est souvent à l’aune d’un investissement de certaines sphères profanes, à savoir l’art et le monde sensible, d’une charge hiératique que l’on doit envisager le recours à une tonalité spirituelle. À ce titre, des travaux significatifs ont été réalisés sur la mystique et ses liens avec la littérature27. De plus, les figures

mythologiques peuplant l’univers proustien nous obligent à nous appuyer sur la mythocritique28.

Finalement, nous nous servirons des études consacrées à l’étude des romans initiatiques pour étudier celui de Proust qui, selon nous, entre dans cette catégorie. Cela peut sembler aller de soi, mais il faut se rappeler que :

Le roman initiatique, pour ne parler que de lui, constitue une catégorie qui ressemble à un fourre-tout où se côtoient des œuvres dont le seul point commun est tantôt d’évoquer l’apprentissage du héros, tantôt de délivrer un message plus ou moins philosophique sur la

26 Émilie Goin, « Narrateur, personnage et lecteur. Pragmatique des subjectivèmes relationnels, des points de vue

énonciatifs et de leur dialogisme. » dans Cahiers de Narratologie [en ligne], consulté le 05 mars 2017. URL : http://narratologie.revues.org/6797cle.

27 Nous pensons particulièrement à Michel de Certeau, La fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris Gallimard (coll. La bibliothèque des histoires), 2 volumes, 1982 ; Bernard Sichère, Le Dieu des écrivains, Paris, Gallimard (coll. L’infini), 1999, 224 pages. ; Paule Plouvier [dir], Poésie et mystique, Paris, L’Harmattan, 1995, 235 pages. 28 Gilbert Durant, Figures mythiques et visages de l'œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse, Paris, Dunod, 1992, 362

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condition humaine, tantôt encore […] d’être irriguées par un symbolisme que, à tort ou à raison, l’on croit proche de celui qui déploie dans le cadre (référentiel) de l’initiation29.

En quoi le roman de Proust s’identifie-t-il aux schèmes traditionnels d’une quête initiatique, mais, surtout, en quoi cette dernière l’incline-t-elle dans un sens nouveau à l’époque de sa parution ? En effet, la métamorphose d’un jeune oisif aux inclinations mondaines et amoureuses en un écrivain pourvu d’une véritable mission ne s’effectue par aucune des épreuves initiatiques communes. Cette espèce de renaissance au monde qu’accomplit le miracle du souvenir involontaire est d’une passivité hors du commun. On pourrait même avancer qu’alors que la renaissance au monde classique engage l’être en entier Ŕ c’est-à-dire corps et âme Ŕ dans sa transformation, celle que subit Marcel n’implique que l’être intérieur qui ne se révèle qu’aux seuls grands artistes. Nous identifierons donc les lieux communs des mises en scènes littéraires initiatiques grâce à Cellier et Vierne, de manière à entrevoir la singularité de la

Recherche, elle qui ouvre cette catégorie d’œuvres à un renouveau moderne.

29 Laurent Déom, « Le roman initiatique : éléments d’analyse sémiotique et symbolique », dans Cahiers électroniques de l’imaginaire, No 3 : Rite et littérature, [en ligne] consulté le 05 mars 2017 URL : http://grit.fltr.ucl.ac.be/article.php3?id_article=145&date=2006-02.

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CHAPITRE I :

LA PROFONDEUR

TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

Avant d’éplucher l’œuvre proustienne avec l’objectif de rendre visible la thématique de la profondeur qui la traverse, il convient de définir plus adéquatement les concepts de transcendance et d’immanence auxquels le thème proustien de la profondeur renvoie. Notre objectif ne sera pas de retracer exhaustivement l’historique de ces concepts, ni leurs variations selon leurs différentes utilisations par les philosophes. Notre ambition n’est ni d’octroyer à Proust le mérite d’un moment original et décisif dans la dialectique de ces deux notions, ni non plus de discuter quelle philosophie particulière semble le mieux rendre compte du positionnement de Proust dans cette dialectique. L’œuvre de Proust est avant tout romanesque et poétique, bien qu’elle accueille aisément des passages théoriques ou philosophiques. Certes, derrière chaque récit se cache un horizon philosophique, mais, à l’instar de Bachelard1, nous croyons que les images poétiques et l’imagination ont une

certaine autonomie vis-à-vis la raison. Sans opposer naïvement philosophie et imagination, il y a certainement irréductibilité de l’une à l’autre, car il n’est pas rare que les images que fabriquent les littérateurs entrent en contradiction avec la philosophie qu’ils préconisent. Nous verrons d’ailleurs que l’idéalisme dont se réclame Proust doit souvent laisser place à un sensualisme. Notre objectif est donc plutôt de démontrer que l’imaginaire de Proust s’est curieusement cristallisé autour de ce dilemme Ŕ immanence ou transcendance Ŕ qui, en apparence, semble solliciter exclusivement la raison. En définissant les deux termes, nous essayerons de voir comment la problématique peut dépasser les seuls cadres de celle-ci.

« Transcendance » provient du mot latin transcendere, qui signifie « monter en passant par-delà, surpasser2 » et s’oppose à « immanence », du latin immanere, « demeurer en ». «

L’immanence est à l’origine un concept religieux : elle définit le panthéisme et dans le

1 « Un philosophe qui a formé toute sa pensée en s’attachant aux thèmes fondamentaux de la philosophie des sciences, qui a suivi, aussi nettement qu’il a pu, l’axe du rationalisme actif, […] doit oublier son savoir, rompre avec toutes ses habitudes de recherches philosophiques s’il veut étudier les problèmes posés par l’imagination poétique. » Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Puf (Quadrige), 1957, p. 1.

2 Mathias Goy, « Transcendance » dans Michel Blay [dir], Grand dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse, 2003, p. 1054.

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christianisme, elle donne une consistance théologique à l’incarnation divine3. » L’enjeu, avec

ces deux concepts, est de connaître la source du sens du monde et de la vie humaine. En effet, l’expérience de l’Homme sur Terre ne se réduit pas à la simple saisie par nos sens d’un fatras de données sensibles n’ayant aucune signification. Autour de cette relation avec le sensible, tout un monde signifiant s’érige, rendant la vie humaine riche et complexe. L’alternative de la transcendance et de l’immanence, nous dit Léon Brunschvicg, consiste à situer la source du sens soit dans « le Dieu de la puissance, transcendant au monde, [soit dans] le Dieu de la sagesse, intérieur à l'esprit4. » Le sens ou l’essence5 des choses et du

monde se trouve donc soit dans le rapport qui lie le monde phénoménal avec un au-delà surnaturel, source de toute chose en ce monde, soit dans la relation de la conscience humaine avec le monde sensible.

Le premier chapitre significatif de cette dialectique est rédigé par Platon qui pose radicalement la transcendance comme vérité. Le Livre X de La République dévalue la poésie mimétique comme étant une pâle copie du monde éternel des Idées :la poésie serait la copie de la copie de l’original, le monde sensible étant ainsi assimilé à une réplique déformée du monde des Idées. Les Idées platoniciennes sont de pures abstractions, des concepts, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas de réalités sensibles, et elles représentent par rapport aux choses sensibles et aux formes, les modèles universels d’où ceux-ci dérivent. Le philosophe pourra s’approcher du monde des Idées en le contemplant intellectuellement au détriment du monde sensible, mais jamais il ne l’atteindra.

Les exégètes chrétiens reprendront quant à eux cette séparation nette du monde divin vis-à-vis le terrestre, en ayant toutefois à résoudre la manifestation du divin, le corps du Christ, sur Terre. Une étape vers l’immanence est alors franchie, en ce sens que le Christ, en tant qu’il s’incarne en homme, crée un pont entre l’univers des hommes et celui de l’au-delà. Alors que chez Platon le monde terrestre n’est qu’une pâle copie des Idées, il devient, avec le

3 Sébastien Bauer, « Immanence » dans Michel Blay [dir], Grand dictionnaire de la philosophie, op. cit. p. 546.

4 Léon Brunschvicg, « Transcendance et immanence » dans Écrits philosophiques. Tome troisième Science - religion, Paris, PUF, 1958, p. 270.

5« L'essence d'un être, c'est ce qu'il est vraiment, ce qui fait qu'il est ce qu'il est. « L'essence coïncide avec ce qu'il y a de plus intime et de presque secret dans la nature de la chose, bref ce qu'il y a en elle d'essentiel » Définition trouvée dans Françoise Armengaud, « Essence, philosophie » dans Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 26 avril 2017. Disponible sur http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/essence-philosophie.

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christianisme, la création de Dieu. Ce sera la transcendance au sein de l’immanence, plutôt que la ressemblance platonicienne. Le renversement de la dialectique trouve, selon Brunschvicg, son étape décisive bien qu’incomplète dans le cartésianisme. Lorsque la raison est en mesure de s’autofonder et de prouver l’existence de Dieu par elle-même, nous passons d’une transcendance, d’une « imagination en hauteur » à une immanence, une « réflexion en profondeur »6.

Alors que le siècle des Lumières, en vertu de la philosophie positiviste qu’elle fera naître, semble poursuivre le retournement initié par Descartes dans la direction de l’immanence, un retour au concept opposé se serait effectué, selon Mirashi, par le biais de philosophes répudiant, pour la plupart, l’idée d’un Dieu7. En effet, si Nietzsche proclame la

mort de Dieu, il ne rend pas pour autant sa liberté à l’Homme. Les maîtres du soupçon, suite à leur découverte des forces sous-jacentes effectives et indépendantes à la volonté humaine Ŕ pensons à l’éternel retour nietzschéen, à l’inconscient freudien, au matérialisme historique marxiste ou au concept de la Volonté dans la philosophie de Schopenhauer Ŕ insèrent une nouvelle forme de transcendance. Les éthiques prescrites dans ce contexte, que ce soit le génie artiste de Schopenhauer ou le surhomme de Nietzsche, sont à tel point inaccessibles que Misrahi les qualifie de transcendantes8. À ces diverses forces qui réintroduisent la

transcendance, s’ajoute de façon assez concomitante l’esthétique romantique marquée par la nostalgie du divin. Héritier des penseurs du XIXe et particulièrement de Schopenhauer,

Proust est certainement influencé par ce retour de la transcendance dans l’Intelligentsia de son siècle.

Au XXe siècle, l’avènement de la phénoménologie renouvelle profondément les

concepts de l’immanence et de la transcendance. Nous nous concentrerons sur les reprises husserliennes et merleau-pontiennes de ces concepts, celles-ci étant plus particulièrement en phase avec les idées de Proust. Husserl, tout d’abord, se sert de ces notions pour élaborer une philosophie de la connaissance. Pour ce philosophe, l’immanence ne correspond plus au monde matériel, mais à la sphère de la conscience, en tant que celle-ci est une certitude

6 Léon Brunschvicg, « Transcendance et immanence », art. cit., p. 272.

7 Robert Misrahi, « Immanence et transcendance » dans Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 26 avril 2017. Disponible sur http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/immanence-et-transcendance/.

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apodictique. Le monde est donc ce qui transcende, ce qui est extérieur à la conscience, ce qui lui fait face. Or, tant que le monde peut être visé par la conscience, c’est-à-dire qu’il peut être un objet de pensée, il redevient immanent, c’est-à-dire qu’il entre dans la sphère de la conscience. En tant qu’il est dans la sphère de l’immanence, c’est-à-dire qu’il est objet de pensée, le monde est fondé ontologiquement, entendons qu’il existe réellement. Cela signifie toutefois qu’il est neutralisé ontologiquement dans sa matérialité. N’est assurément réel pour Husserl que ce qui entre dans la sphère de la conscience. Or, le monde ne pénètre pas le domaine de la conscience en tant que chose matérielle, mais en tant qu’objet de pensée. Ainsi selon l’approche d’Husserl, « [l]e problème du transcendantal, nous dit Mathias Goy, un de ces commentateurs, n’est donc plus […] d’indiquer les règles d’un dépassement de l’expérience, mais celles d’un dépassement de l’attitude naturelle9 », cette dernière est le fait de ne pas s’interroger sur la validité ontologique du monde, d’où le recours à la conscience comme fondement apodictique de l’ontologie. Avec cette philosophie qui place la conscience humaine comme le fondement de la réalité, l’attention se déplace vers les rapports qu’entretiennent le monde et la conscience. Bien qu’il ignorait en grande partie les travaux d’Husserl, Proust, nous le verrons, n’a cessé lui aussi, à travers son œuvre, d’explorer comment le monde s’offre aux hommes, comment ceux-ci le perçoivent et quel sens ils peuvent lui donner. Jaramillo-Mahut a d’ailleurs consacré un livre où il dépiste les échos husserliens au sein de la Recherche10.

Selon Merleau-Ponty, la dialectique de la transcendance et de l’immanence est tout simplement à dépasser. Le philosophe récuse la séparation husserlienne de la conscience et du monde matériel, avançant l’hypothèse que la conscience humaine naît de la confrontation du corps avec la chair du monde : « La première vérité est bien “Je pense”, mais à condition qu’on entende par là “je suis à moi” en étant au monde11. » Toute conscience constituante du monde telle que peut l’entrevoir Descartes, Kant ou Husserl est, de l’avis de Merleau-Ponty, un oubli de la rencontre primitive du corps et du monde qui fait naître la conscience. La philosophie de Merleau-Ponty est donc exclusivement située dans l’immanence. Les Idées

9 Mathias Goy, « Transcendance », op. cit., p. 1054.

10 Monica Jaramillo-Mahut, E. Husserl et M. Proust. À la recherche du moi perdu, Paris, Harmattan,1997, 292 pages. 11 Maurice Merlau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 466.

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platoniciennes sont désormais des idées sensibles. Mauro Carbone, croyant qu’un rapprochement entre la philosophie de Merleau-Ponty et l’œuvre de Proust est tout à fait pertinent, a d’ailleurs nommé un des livres qu’il consacre à la Recherche ainsi : Proust et les idées

sensibles12.

On peut toutefois signaler que les philosophies de la connaissance d’Husserl et de Merleau-Ponty se rejoignent dans le fait qu’elles ne mènent pas vers une éthique de l’au-delà. Au contraire, ces phénoménologues tentent plutôt de renouveler les rapports de l’homme avec le monde en effectuant un retour à la base de ce lien. L’objectif de ce travail est de permettre à l’homme d’accéder pleinement à ses capacités et de décupler sa liberté. S’il doit rester une pertinence au concept de transcendance, elle doit être entendue, à la manière de Misrahi qui parle d’une transcendance horizontale, celle-ci s’opposant aux transcendances traditionnelles et verticales13. L’horizontalité implique ici le refus d’un arrière-monde.

La dialectique de la transcendance et de l’immanence recouvre parallèlement plusieurs enjeux. La dimension du sacré, dont nous verrons l’importance capitale dans l’œuvre proustienne au second chapitre, est-elle entièrement subordonnée à la question de la transcendance ? En 1912, Durkheim publie Formes élémentaires de la vie religieuse, dans laquelle il s’applique à définir la notion du sacré. « Le livre s'ouvre sur une formule devenue célèbre, où les choses sacrées sont définies comme « celles que les interdits protègent et isolent » [...] Le sacré est défini ici sans faire appel à ce qu'on considère usuellement comme relevant du religieux14 […] » La réflexion de Durkheim est capitale, en ce qu’elle permet de réfléchir la

notion du sacré en dehors du cadre la religion. Il en va de même de la dimension de la profondeur dont nous nous attarderons dans ce premier chapitre et qui doit davantage envisager sous le plan de l’immanence, plutôt que sous le plan d’une radicale transcendance. Le monde phénoménal, l’immanence, peut alors être envisagé non plus comme un unique plan, mais comme une dimension qui recouvre des réalités parfois hétérogènes entre elles.

12 Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles, op. cit.

13 Robert Misrahi, « Immanence et transcendance » art. cit.

14 André Dumas, « Sacré », dans Encyclopædia Universalis, Universalis.fr, le portail de la connaissance [en ligne],

consulté le 27 sept. 2017. URL : http:// http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/sacre/.

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Sous le sceau de laquelle de ces transcendances, verticales ou horizontales, doit-on placer l’œuvre de Proust? Quelle est la place du sacré et de la profondeur dans un roman dont on serait bien embarrassé de qualifier de religieux. Voilà des questions qui nous paraissent aussi intéressantes qu’insolubles. Le roman de Proust erre entre les deux pôles de l’antinomie. Le matériel de l’œuvre, le roman, est justement la rencontre et la mise en tension d’une philosophie, d’une sensibilité et d’une imagination qui n’exclut de l’un à l’autre ni contradiction ni cohérence. Cela se vérifiera dans nos développements sur le thème de la profondeur au sein de la Recherche, qui, selon les moments, adopte des résonnances mystiques ou non. L’enjeu ne sera donc pas pour nous de rendre compte exhaustivement du thème de la profondeur, mais de rendre compte du fait qu’elle est au fondement de cette hésitation, cette tentation vers la transcendance qui hante le style de Proust.

BREF HISTORIQUE DE LA PROFONDEUR

Jean-Pierre Richard a décelé dans les poésies de Nerval, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine une euphorie pour la profondeur : « Il m’a semblé que leur aventure poétique consistait en une certaine expérience de l’abîme, abîme de l’objet, de la conscience, d’autrui, du sentiment ou du langage. L’être pour eux est bien perdu dans les solitudes profondes, et c’est du fond de cette profondeur qu’il se manifeste aux sens et à la conscience15. » Héritier des grands poètes

français du XIXe siècle, Proust, s’il avait été poète, aurait bien pu faire lui aussi l’objet de cet

essai de Richard, tant le vertige de la profondeur hante presque chaque page de son chef-d’œuvre. Quel est ce murmure, ce secret qu’une rangée d’arbres, par-delà son aspect visible, tente de transmettre au détour d’une promenade16? Quelle secrète ambition se trame sous

l’encoche de la pupille de Legrandin17? Comment interpréter la profondeur de l’œuvre de

Vinteuil ? Qu’a de particulier ce « moi profond », que l’on ne retrouve qu’au prix d’efforts déchirants ? À ces questions, Deleuze avance que Marcel, au-delà les profondeurs, derrière les voiles et sous l’épiderme du monde phénoménal, traque la vérité, le véritable rapport qui

15 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Paris, Seuil (coll. Essais), 1955, p. 11. 16 JF. p. 283.

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lie le héros au monde18. Cette enquête ne prend pas forme exclusivement dans les extraits

décisifs des souvenirs involontaires. Elle s’insinue dans les descriptions qui jalonnent les flâneries rêveuses de Marcel. Elle est ce sur quoi reposent ses tourments de jalousie et de désir. Elle transparaît dès qu’il est happé par une œuvre d’art originale et puissante. C’est parce que cet appel surgit dans à peu près tous les décors, qu’il est gage de souffrances autant que de jouissance, qu’il jalonne toute la vie du héros et qu’il s’érige en quelque sorte comme la griffe authentique du texte proustien.

Mais en quoi la profondeur peut-elle être le reflet ou le symbole de la transcendance ? Nous y répondrons en faisant un petit détour philosophique. Mentionnons d’abord qu’il ne peut y avoir de profondeur sans surface. Or, la surface, cette membrane visible qui se donne instantanément, rejoint analogiquement l’idée de l’apparence. En effet, depuis Platon et sa fameuse allégorie de la caverne, l’apparence est couramment perçue comme une ombre qui voile l’essence des choses. La vérité, philosophiquement, se trouverait par-delà l’enveloppe charnelle des choses, par-delà leur évidence, comme l’explique Merleau-Ponty à travers l’exemple de Saint-Augustin : « Ce que Saint Augustin disait du temps : qu’il est parfaitement familier à chacun, mais qu’aucun de nous ne peut l’expliquer aux autres, il faut le dire du monde19. » La littérature chrétienne, dont les liens avec le platonisme et le néoplatonisme ont

déjà été mis en évidence par de nombreuses études20, réinvestit cette prééminence du

profond sur la surface qui le recouvre:

[…] de même que les cavernes sont profondes et renferment maint repli, de même chaque mystère du Christ est très profond et renferment les nombreux replis de ses desseins secrets sur la prédestination et la prescience concernant les enfants des hommes […] C’est donc dans ces cavernes que l’âme aime et désire entrer bien avant, pour s’y absorber, s’y enivrer, se transformer très profondément dans l’amour que lui donnera la connaissance de ces mystères et se cacher dans le sein de son Bien-Aimé21

[…]

18 Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF (Quadrige), 1964, p. 9.

19 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1964, p. 17.

20 Charles Boyer, Christianisme et néo-platonisme dans la fomation de Saint-Augustin, Romae : Officium Libri Catholici,

1953, 211 pages. ; Endre Von Ivànka, Plato Christianus : la réception critique du platonisme chez les pères de l’Église, traduit de l’allemand par Elizabeth Kessler, Paris, Puf, 1990, 469 pages.

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Manifestement, avec ces lignes de Jean de la Croix, la littérature chrétienne reprend le motif de la caverne platonicienne en tant qu’espace privilégié où le salut de l’âme se joue. À travers les écrits religieux et philosophiques, la profondeur s’associe souvent à ce qui relève de l’indicible, un en-dehors du cosmos et du langage, ce que les néo-platoniciens ont nommé l’Un22. On voit donc bien que le mot « profondeur » peut quitter son acceptation

géométrique pour signifier ce qui est abscons, ce qui se cache derrière les fausses apparences et, en dernier lieu, ce qui transcende la finitude de l’homme et de ce monde physique.

Marcel Proust, par cette attention fine au monde phénoménal, reprend cette antinomie et écrit un nouveau chapitre de cette dualité dans lequel les deux pôles ne sont plus si opposés. Pour bien rendre compte de ce renouveau, nous allons étudier comment la thématique pénètre le monde sensible de La Recherche, car, comme le dit lui-même Proust, c’est dans ce lien primitif avec les choses que la quête de vérité a le plus de chance d’aboutir :

Sans doute ce déchiffrage était difficile, mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités que l’intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celle que la vie nous a malgré nous communiquées en une impression, matérielle parce qu’elle est entrée par nos sens, mais dont nous pouvons dégager l’esprit23

.

Nous verrons ainsi qu’un certain écart se creuse entre les descriptions du monde sensible de la Recherche et les discours à charge plus théorique, dans lesquelles l’opposition entre la surface et la profondeur reprend plus traditionnellement son aspect irréconciliable. Ainsi notre méthode elle-même se veut en quelque sorte l’héritière de ce surpassement de l’opposition surface et profondeur que Valéry a synthétisé ainsi : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau24. » L’imaginaire des écrivains, selon une approche

thématique, se concrétise à travers une corporalité, un contact avec le monde. Cette rencontre primitive et première du corps avec le monde, dont l’origine se perd dans les limbes de l’enfance, se cristallise et n’abandonne jamais la façon qu’a l’écrivain de percevoir,

22 Jean Brouillard, « Néo-platonisme ». dans Encyclopædia Universalis [en ligne]. Encyclopædia Universalis,

consulté le 26 avril 2017. Disponible sur

http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/neo-platonisme/.

23 TR. p. 185.

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consciemment ou non, le monde. L’objectif est donc d’analyser comment cette relation se transpose dans l’écriture.

Nous proposons d’explorer la profondeur proustienne à partir des différents motifs grâce auxquels elle se décline. Ainsi, il sera question de son rapport avec la surface, le voile, la transparence et la verticalité. Chacun de ces motifs oriente et singularise la poétique de la profondeur de la Recherche.

PROFONDEUR ET SURFACE

Très tôt dans Du côté de chez Swann, l’épisode consacré de la madeleine dans le thé prend place, ouvrant également l’horizon de la profondeur :

Puis une deuxième fois, je fais le vide devant [mon esprit], je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désencré, à une grande profondeur, je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées25.

L’extrait se caractérise par un lexique spatial : « devant », « en face », « déplace », « s’élever », « profondeur », « monte », « distances traversées ». Grâce à lui, une distance Ŕ une dualité Ŕ entre la surface, soit la saveur de la madeleine, et une profondeur mystérieuse se crée. De cette saveur précise, anodine et disponible à l’indistinction lointaine et presqu’inaccessible de ce « quelque chose », il y a bien incommensurabilité. C’est là un des traits stylistiques propres à Proust de faire tenir des pans entiers d’une existence dans une madeleine ou une goutte d’eau, comme le fait voir Fraisse :

Le héros est celui qui presse et recueille la gouttelette d'originalité que renferme chaque chose; en attendant de pouvoir faire porter par la phrase, sur une gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir et de l'œuvre, la gouttelette est […] une sorte d'abrégé, ou mieux peut-être de solution, de résolution de l'univers26 […].

Faire adhérer le senti avec un inassimilable pressenti, éliminer l’insurmontable distance séparant le visible et le caché, trouver Combray dans une madeleine ; voilà le secret du

25 CS. p. 102.

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miracle proustien. Proust, dans le passage en question, insiste sur la difficulté de parvenir à ce « quelque chose ». La distance à combler, l’imperceptibilité de la « rumeur », le poids de l’ancre, la lenteur de la remontée ; tout cela concourt à décupler la valeur de ce mystère. De ce seul lexique, il est possible d’induire l’idée de la quête qui attend le protagoniste et la direction de celle-ci, à savoir la profondeur. Cette épreuve consiste à atteindre l’invisible abîme qui se cache dans le monde sensible en ayant comme seule porte d’entrée une surface infranchissable. Voilà tout le paradoxe qui explique le vacillement de Proust entre l’immanence et la transcendance. D’un côté, le romancier veut maintenir une attitude réaliste qui s’en tient aux données phénoménales qui se présentent sous la forme d’une multitude de surfaces. De l’autre, il semble attirer vers une profondeur mystérieuse dont la réalité douteuse doit être établie vis-à-vis cette surface qui la camoufle autant qu’elle la suggère. La surface est donc à la fois ouverture et fermeture vers un ailleurs, une possible transcendance. Mieux, elle est la condition même de cette dernière. Il ne pourrait y avoir de Combray sans la madeleine, comme il ne pourrait y avoir de profondeur sans surface.

La profondeur évoquée dans l’extrait décrivant le goût de la madeleine imbibée de thé peut se lire de deux façons. Elle sollicite bien évidemment d’une part son sens spatial et, d’autre part, par l’extension du sens du mot « profondeur », se réfère à ce qui est mystérieux, abscons, flou. Le caractère indiscernable de ce « quelque chose » renvoie à la fois à l’éloignement visuel que crée cette profondeur, mais aussi à la difficulté pour l’entendement de résoudre un problème qui dépasse l’évidence. En fait, les deux acceptations sémantiques se nourrissent l’une et l’autre, faisant errer le sens du texte entre les deux et dotant l’écriture d’une polysémie. Double sens de la profondeur donc qui, par l’hésitation qu’elle engendre pour le lecteur, reprend en quelque sorte celle de l’écrivain tiraillé entre la transcendance et l’immanence. Le sens premier et littéral du mot se référant à une dimension bien réelle et immanente, son sens extensif renvoyant au concept plus abstrait de ce qui est mystérieux et difficile à appréhender pour l’esprit.

Finalement, remarquons l’insistance avec laquelle le passage se structure selon un axe vertical. Les mots « profondeur », « monte » et l’idée de l’ancre qui, par son poids, empêche le surgissement des bas-fonds vers une surface toute en hauteur, orientent la rêverie de la profondeur. Nous verrons comment la profondeur proustienne convoque cet axe et comment cette dernière s’érige comme un des piliers de l’aspect spirituel de la Recherche.

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Comme nous l’avons précédemment mentionné, nul besoin de s’attarder aux passages paroxysmiques du roman pour voir apparaître la thématique en question. Il n’y a qu’à suivre les déboires amoureux de Marcel pour qu’elle se manifeste. Dans À l’ombre des

jeunes filles en fleurs, le narrateur décrit le visage d’Albertine changeant en instaurant une

dynamique entre la surface et la profondeur : « Certains jours, mince, le teint gris, l’air maussade, une transparence descendant obliquement au fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la mer, elle semblait éprouver une tristesse d’exilée27. » La « transparence »,

qui permet de passer outre la peau « mince », enclenche ce jeu, ces allers-retours qui vont du caché à ce qui cache. L’on devine bien l’euphorie reliée à la transparence, cet expédient qui respecte les droits de la surface en ouvrant néanmoins sur une réalité enfouie et désirée. Le narrateur enchaîne avec une seconde et divergente description :

D’autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les empêchait d’aller au-delà ; à moins que je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les embrasser, d’atteindre ce teint différent qui se dérobait28.

Sans se lancer dans une grande analyse chromatique de la Recherche29, l’on conviendra que la

blancheur des joues d’Albertine s’allie au teint gris de la précédente description pour former, de par la neutralité décevante et chaste de ses tons, un cran d’arrêt contre les regards incisifs de Marcel. À l’opposé, le violet et le rose, couleurs exaltant le désir, incarnent ici la profondeur obtenue par le biais de la transparence. Dans cette seconde version du minois d’Albertine, la peau a perdu sa minceur et son aspect liquide, au profit d’un engluement et d’un vernissage qui opacifient la surface, obligeant le regard scrutateur à changer de perspective pour atteindre les profondeurs. Les métamorphoses successives de ce visage protéiforme continuent sur plusieurs lignes d’exploiter ces renvois du dissimulé au dissimulant. Le tout culmine dans cette comparaison où le visage d’Albertine est vu tel: « une

27 JF. p. 506. 28 JF. p. 506.

29 Des analyses poussées ont été réalisées à ce sujet. On peut penser à celles de Jean-Pierre Richard dans, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974, 310 pages, mais surtout celles d’Allan Pasco, The color-keys to À la recherche du temps perdu, Genève, Droz, 1976, 231 pages. et de Davide Vego, Proust en couleur, Paris, Honoré Champion, 2015, 280 pages.

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