• Aucun résultat trouvé

Les espaces du corps, le corps comme espace

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Les espaces du corps, le corps comme espace"

Copied!
9
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-03177030

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03177030

Submitted on 22 Mar 2021

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

Les espaces du corps, le corps comme espace

Lisa El Ghaoui

To cite this version:

Lisa El Ghaoui. Les espaces du corps, le corps comme espace. L. El Ghaoui (dir.). Pier Paolo Pasolini. Due Convegni di studio (Université Stendhal, Grenoble 3, 23-24 maggio 2007; 3-4 aprile 2008), 1, Fabrizio Serra Editore, 2009, Biblioteca di ”Studi pasoliniani”, 88-6227-154-9. �hal-03177030�

(2)

LES ESPACES DU CORPS, LE CORPS COMME ESPACE

L

ISA

E

L

G

HAOUI

UNIVERSITE STENDHAL -GRENOBLE

Au cinéma, au théâtre tout comme dans la poésie de Pasolini, le corps et l’espace se définissent dans un rapport de réciprocité, de correspondance, d’analogie. Chaque espace décrit, mis en scène, représenté ne semble avoir de sens qu’en rapport avec le corps et le corps, à son tour, ne semble pouvoir être saisi, que dans son rapport à l’espace. Car l’espace est toujours vécu, ressenti, perçu par les corps qui l’habitent, le parcourent, le traversent, le rencontrent, le violent, le transforment. Mais, c’est aussi l’espace qui transforme les corps : en s’imposant comme une entité informe, infinie, illimitée face à la forme finie et limitée des corps, l’espace problématise le rapport de l’individu au monde et à son propre corps en faisait naître le désir d’un corps qui lui ressemblerait, le désir d’un corps qui se ferait espace, au sens sartrien du terme, c’est-à-dire qui ne saurait être une forme, qui ne serait plus simplement un lieu (c’est-à-dire une portion déterminée de l’espace) mais qui transcenderait les contingences physiques, matérielles, biologiques et deviendrait « immenso e unico come il deserto »1

(comme l’écrit Pasolini dans Teorema).

Les corps pasoliniens évoluent dans un certain nombre d’espaces récurrents : de grands espaces extérieurs : le désert mythique et infini, la campagne : authentique et marginale, les prés et les terrains vagues (lieux où le corps s’abandonne, lieux de rencontres sexuelles, exemplaire à ce titre l’épisode du « Pratone della Casilina » dans Petrolio), les périphéries : espaces hybrides et transitoires (morceaux de ville à la campagne sans être vraiment ni l’une ni l’autre), ou encore les routes (espaces d’errance et de déambulations interminables) et enfin quelques espaces fermés, confinés (essentiellement des villas comme celles de Porcile, Salò ou Teorema). En simplifiant, on pourrait dire que l’espace intérieur, fermé, est essentiellement l’espace bourgeois (comme les nombreuses villas) ou la matérialisation d’un rêve petit-bourgeois, le rêve d’une ascension sociale qui prend la forme d’un appartement (comme c’est le cas pour Mamma Roma ou Tommaso le protagoniste d’Una vita violenta…), l’espace extérieur est au contraire l’espace sous-prolétaire, primitif, ou encore l’espace où l’homme moderne redécouvre son animalité, où il vit une crise sexuelle, existentielle, ou mystique. Si les grands espaces vides, tels les déserts, permettent aux personnages pasoliniens de vivre librement cette crise, dans la solitude et l’atemporalité, ils sont aussi, comme je le montrerai, en partie ‘à l’origine’ de cette crise.

Parallèlement à ces espaces géographiques qui circulent d’un film à l’autre, convoquant à chacune de leur nouvelle apparition les formes revêtues ailleurs tout en préservant leur intégrité originelle, Pasolini privilégie un certain nombre d’espaces corporels récurrents qu’il isole dans ses descriptions ou dans ses cadrages (au cinéma) en créant une sorte de topographie du corps. Dans chacune de ces parties se localisent des qualités particulières : la nuque et le creux des genoux des garçons (qu’il nomme teta veleta) sont par exemple les lieux du désir, les orifices, points de jonction entre l’extériorité de l’espace et l’intériorité du corps, sont, quant à eux, les espaces où se manifestent les résurgences d’une animalité sous-jacente,

1 PIER PAOLO PASOLINI, Teorema, Milano, Garzanti, 1968, p. 75. « Immense et unique comme le désert ». Tout

(3)

d’une vie primitive, parfois violente et transgressive, ce sont les lieux par lesquels le corps tente de s’échapper tout entier (dans les cris, les rires). Enfin, il y a, dans la poétique pasolinienne, ces espaces corporels où se réalisent le mystère de la sexualité et de la naissance. Dans cette dernière catégorie, Pasolini recourt à un terme profondément ambigu et polyvalent : le mot grembo qui peut à la fois désigner, dans ses textes, le ventre maternel, le giron, le sein, mais aussi, le sexe ou encore le ventre paternel. Un seul terme donc qui permet de relier le lieu de l’amour, de la grossesse, de la naissance, de l’orgasme… une multiplicité de significations permettant de transformer un espace physique en espace fantasmatique.

En parcourant les différents espaces où les corps évoluent, je montrerai comment, dans l’œuvre de Pasolini, le rapport à l’espace implique toujours une expérience corporelle (de la simple déambulation à l’expérience mystique en passant par l’expérience sexuelle) puis, à travers l’analyse de la représentation du corps comme espace, je montrerai comment, le corps se dessine progressivement comme une utopie (au sens étymologique du terme : un non-lieu).

1. L’ESPACE COMME EXPERIENCE

1.1. Les lieux de l’errance

Pasolini écrit dans Petrolio : « una cosa è pensare al sole di Khartoum2 e una cosa è

viverlo, accettarne nel corpo il silenzio ».3 Le corps doit faire l’expérience de l’espace, des

lieux, des paysages, des éléments naturels... une expérience qui peut être plus ou moins consciente mais toujours signifiante. Le regard de Pasolini se pose sur les lieux parce qu’ils ont toujours un effet sur le corps, parce qu’ils entretiennent d’intimes rapports avec lui. Prenons l’exemple de Rome et de ses banlieues dans Le ceneri di Gramsci et Ragazzi di vita. Les différents espaces y sont décrits comme des territoires vivants, ayant un corps et une sexualité, où s’inscrivent les transformations anthropologiques et ethniques de la société. Ils s’offrent comme des espaces vécus et vivants mais aussi, dans leur matérialité onirique, comme d’extraordinaires récipients de fantasmes.

L’apparition de Rome, dans les textes poétiques des Ceneri di Gramsci, est progressive. Tout d’abord absorbée par de longues digressions sur les paysages naturels italiens, (L’Appennino, Il canto popolare), la ville se montre par le biais de ses monuments historiques, de ses lieux typiques et touristiques (dans Picasso et Comizio), s’estompe dans sa campagne, puis dans ses quartiers plus populaires, Testaccio, Monteverde (Le ceneri di

Gramsci, Récit), pour enfin dévoiler toute son intimité dans la réalité de ses banlieues (Il pianto della scavatrice). Dans Ragazzi di vita, par contre, il n’y a aucune progression : nous

sommes directement propulsés au cœur de ses vibrations dès les premières lignes du roman. En tant que matière dans laquelle se modèlent toutes les situations, Rome n’est jamais typique ou idéale mais toujours physique, charnelle et réelle, comme si elle absorbait et s’imprégnait des désirs de ses habitants. Elle est aussi un lieu de circulation, de passage, de déambulation. Pasolini s’évertue à retracer les itinéraires des jeunes romains dans leurs promenades nocturnes, en reportant, avec une précision méticuleuse, les moindres détails topographiques. On peut lire dans Ragazzi di vita :

2 Capitale du Soudan.

3 PIER PAOLO PASOLINI, Petrolio, Torino, Einaudi, 1993, p. 162. « une chose est penser le soleil de Khartoum,

(4)

Da Monteverde Vecchio ai Granatieri la strada è corta : basta passare il Prato, e tagliare tra le palazzine in costruzione intorno al viale dei Quattro Venti : valanghe di immondezza, case non ancora finite e già in rovina, grandi sterri fangosi, scarpate piene di zozzeria.4

Si les nombreuses indications topographiques créent un effet de réel et semblent répertorier un patrimoine destiné à disparaître (« già in rovina »), elles visent surtout à faire de ces lieux des zones de passage : (« basta passare il Prato, tagliare tra le palazzine »). Semblables à des nomades, les personnages traversent ces espaces, à la recherche d’un endroit, d’une place, jamais définis. L’uniformité des différents lieux, leur interchangeabilité, annulent alors l’idée de passage compris au sens d’évolution, d’ouverture, de progression, de changement... les personnages passent d’un lieu à l’autre, mais chaque lieu se ressemble : toujours les mêmes ordures, le même désœuvrement. Cette uniformité invite à la fuite, aux déplacements sans but, au vagabondage, mais ces espaces de transition figés à l’état de transition produisent une idée d’immobilisme, de piétinement au-delà du mouvement perpétuel des corps. La déambulation devient alors un symptôme, celui d’un corps marginal qui ne trouve plus sa place dans un monde en pleine transformation, où l’espace urbain, dans son avancée à la fois impérieuse et décadente envahit, en le dénaturant, l’espace naturel. Comme Benjamin dans son Livre des

passages,5 Pasolini conçoit la ville comme un espace d’intelligibilité de la modernité. Trovarono la Elina in mezzo alle ombre di cui era la regina, dietro ai praticelli lerci pieni di montarozzi per dove i tram facevano il giro, qualche stradetta tutta buche, in uno spiazzo dominato dalle immense ombre di due o tre grattacieli in costruzione, di dietro, e di fronte da uno già costruito, ma ancora senza strade o cortili davanti, abbandonato tra l’erbaccia e il pattume. L’enorme scatolone con tutte le finestre illuminate, s’alzava solo in mezzo al cielo, dove qualche stella tristemente brilluccicava.6

La route est un autre lieu récurrent (notamment dans le cinéma pasolinien) propice au vagabondage des corps. L’idée de passage que sa fonction implique est à chaque fois annulée par l’absence de destination. Dans Uccellacci e uccellini par exemple, Ninetto et Totò avancent sans but, sur une route qui n’a ni un début ni une fin. Lorsque le corbeau-parlant (qui les accompagne) leur demande où ils se dirigent, ils répondent « quaggiù ! ». Indétermination de la destination qui répond à l’indétermination du lieu : une périphérie grise et désolée du « dopostoria », une terre vide et irréelle, jonchée de panneaux directionnels improbables : « Istanbul km 4.253 », « Cuba km 13.257 ». Dans ce film, la déception idéologique a déteint sur le paysage. L’histoire est finie et les longs travellings insistent sur le sentiment de vide qui émane du paysage désertique, métahistorique.

Métaphores d’un monde qui ne sait plus où aller, les promenades interminables de Totò et Ninetto, d’Accattone ou Mamma Roma, tout comme les courses effrénées des ragazzi dont on ignore la destination, semblent aussi satisfaire un besoin corporel : fatiguer un corps pour le faire taire, l’étourdir, le détourner de ses instincts et du monde hostile dans lequel il évolue. Pendant que le corps se fatigue et s’étourdit, la parole, quant à elle, se fait abondante, comme si ces lieux de passage étaient propices à l’introspection, à la méditation, aux questionnements existentiels. Si les routes sont les lieux de la logorrhée débordante (je pense à Mamma Roma

4 IDEM, Ragazzi di vita, Milano, Garzanti, 1955, p. 8. Traduction de C. Henry, Paris, Buchet-Chastel, 1958 : « De

Monteverde Vecchio à la caserne des Grenadiers, le chemin est bref : on n’a qu’à prendre le pré au milieu des villas en construction autour de l’avenue des Quattro Venti, puis à se frayer un passage entre des avalanches d’ordures et de détritus, des maisons inachevées et déjà en ruine, des excavations bourbeuses, des remblais enduis de saletés ».

5 WALTER BENJAMIN, Le livre des passages, Paris, Éd. du Cerf, 1986. 6 Ragazzi di vita, cit., p. 99.

(5)

et à ses interminables monologues), les prés, les terrains vagues, là où les corps se rencontrent sexuellement, sont au contraire des lieux de silence absolu.

1.2. Les lieux de l’expérience sexuelle

L’expérience de l’espace se fait plus intense au moment de l’expérience sexuelle. Les lieux de l’amour charnels permettent d’entrer en contact avec un espace plus vaste, absolu, illimité : le cosmos. Chez Pasolini, le désir est toujours indissociable du lieu où il se réalise. Selon les lieux, la manière de vivre la sexualité change. Dans la première partie de Petrolio, par exemple, l’action se déroule près de Turin dans la villa de la famille du protagoniste : Carlo. C’est dans cette maison que se réalise ‘l’acte fondateur’ : le viol de la mère, ainsi qu’une série de relations sexuelles avec les autres femmes de la famille. Comme dans Teorema, Orgia et

Salò, la villa bourgeoise est le huis clos de la transgression. Lieu symbolique de l’aliénation,

tout s’y déroule dans un semblant de normalité, d’organisation, de règles établies, de rituels quotidiens, qui ne permettent pas au sexe de se révéler dans sa dimension sacrée : « l’organizzazione (l’appuntamento, la stanza, il letto, la donna o la bambina già ammaestrate e ubbidienti) era atrocemente antiafrodisiaca : perché sopprimeva la gioia altissima e disperata della vera ripetizione, che è quella del miracolo, col suo rischio magari anche mortale, o quasi ».7 Le ‘miracle’ a toujours lieu hors des appartements, des villas, des villes.

L’expérience intérieure nécessitant paradoxalement un espace extérieur vaste, étendu, infini, une nature à la fois complice et étrangère. La perception de l’espace est alors, dans ces moments de plénitude et d’angoisse, entièrement transfigurée par le désir :

la meta sessuale trasfigura la sera che anziché essere il teatro di una rinuncia, di un’antica vita famigliare dedicata alla purezza e agli amori matrimoniali che si imponevano come un dovere sentito dal cuore come una mortificazione mortale – era di colpo divenuta il teatro di una manovra che avrebbe sfidato ogni pudore e ogni realtà.8

L’action du corps semble déteindre sur la nature environnante, sur les lieux, qui absorbent les qualités du sexe et deviennent à leur tour « innaturali » (selon ce principe pasolinien qu’il n’y a rien de naturel dans le corps humain)9 : « cominciavano a brillare innaturali le stelle »,

« faceva un caldo terribile (innaturale) ».10 Si la jouissance se fait plus extrême dans les lieux

naturels, au contact de l’herbe (« l’erbetta sacra »)11, de la terre, c’est parce qu’au mystère du

corps, de l’Eros, s’ajoute le mystère de la nature. Tous les sens s’éveillent et le corps devient perméable à tout ce qui l’entoure : « Il profumo d’erba secca del cosmo lo investì più forte che mai »,12 « tutto il cosmo era lì, in quel pratone, in quel cielo, in quegli orizzonti urbani ».13

La perception de l’univers sous une autre perspective, le visage à terre, les yeux près du sol :

7 Petrolio, cit., p. 188. Pétrole, Texte français de R. de Ceccatty, A. Roncaglia, Paris, Gallimard, coll. Du Monde

Entier, 1995 : « l’organisation (le rendez-vous, la chambre, le lit, la femme ou la petite déjà apprivoisées et obéissantes) étaient atrocement antiaphrodisiaque : parce qu’elle supprimait la joie si élevée, si désespérée de la

véritable répétition, qui est celle du miracle, avec son risque mortel s’il le faut, ou presque ».

8 Ivi, p. 68.

9 « Tutto è santo, tutto è santo » disait le Centaure à Jason dans Medea, « non c’è niente di naturale nella natura.

Quando la natura ti sembrerà naturale tutto sarà finito », « tout est saint, tout est saint, il n’y a rien de naturel dans la nature. Lorsque la nature te semblera naturelle tout sera fini » (notre traduction).

10 Petrolio, cit., pp. 67-69. « il faisait une chaleur terrible non-naturelle », « un silence artificiel ». 11 Ivi, p. 259. « petite herbe sacrée ».

12 Ivi, p. 214. « le parfum d’herbe sèche du cosmos l’assaillit plus forte que jamais ». 13 Ivi, p. 202. « tout le cosmos était là, dans ce pré, dans ce ciel, dans ces horizons urbains ».

(6)

(« visto con l’occhio incollato al terreno, il cosmo era ancora più assoluto »)14, transforme le

désir sexuel de Carlo en désir d’infini :

Dopo aver riempito il mondo – nel presente, e ancor più, con ancor più disperata felicità e gratitudine, nel futuro – di questa esclusiva passione sessuale, era proprio nei suoi rari momenti di sospensione completa – […] che la felicità raggiungeva i suoi punti più alti, fino a sentirsi per sempre protetta dalla morte, e da ogni forma di fine, pur accettandone il coronamento finale e lontano, come stupenda mancanza di limite della vita.

Le corps est ainsi comme transcendé par l’espace, l’espace par le corps. Carlo vivra l’éloignement de ces lieux comme un véritable traumatisme, comme Médée quittant la Colchide ou Ettore quittant Guidonia (dans Mamma Roma), ou encore comme Pasolini quittant le Frioul : « sanguinante per la ferita che la lontananza dei luoghi dove il sesso poteva “attraverso l’inferno raggiungere il paradiso” [provocava] ».15 La sexualité est toujours

envisagée comme un phénomène transcendantal, métaphysique permettant de saisir la vulnérabilité de la présence du corps au monde, un corps qui perd ses répères spatio-temporels : (on peut penser à Odetta dans Teorema qui après sa première rencontre sexuelle avec l’invité mystérieux, mesure avec un mètre, dans le jardin, l’espace qu’il a traversé, ou à Médée qui, après avoir fait l’amour avec Jason, cherche désespérément l’Omphalos, le centre, dans la terre inconnue, ou encore à Œdipe qui se perd dans le désert). L’expérience sexuelle problématise la perception de l’espace, en faisant vaciller toutes les certitudes. Le contact avec ce nouvel ‘espace’ permet alors de rentrer en contact avec l’infini et de poser la question de l’origine : « non è il mare la nostra vera origine », écrit Pasolini dans Petrolio, « cioè l’originario ventre materno (a cui con tutte le forze tendiamo a ritornare : la nostra vera origine è lo spazio, è lì che siamo veramente nati, nella sfera del cosmo. Nel mare siamo forse nati una seconda volta. E dunque l’attrazione del mare è profonda ma quella dello spazio celeste lo è infinitamente di più ».16

1.3 Les lieux de l’expérience mystique et religieuse

Le désir d’infini et la question de l’origine permettent d’introduire l’espace le plus hautement symbolique de la poétique pasolinienne : le désert. Ce lieu apparaît pour la première fois au cinéma dans Il vangelo secondo Matteo. L’expérience vécue par le Christ face à l’irrémédiable immobilité de cet espace, sera la première d’une longue série (puisqu’on retrouvera cet espace dans Teorema, Edipo re, Medea, Porcile, Il fiore delle mille e una notte). On peut lire dans le scénario :

[…] si perde lentamente, solo, nel deserto. E il deserto, di passaggio in passaggio, diventa sempre più atrocemente selvaggio. Finché è solo pietre e sabbia. Ecco Cristo, che lo guarda a sé, in P. P.17 gli occhi pieni di mistero. Ed ecco il deserto davanti a lui : la morte

della terra, nell’inutile sole. Cristo si inginocchia e comincia a pregare, in F. I. Ma, come se ancora non riuscisse a raccogliersi nella preghiera, distratto dall’orrore e dal silenzio incombenti intorno a lui, rialza gli occhi […] con occhi pieni di dolore per quel luogo senza vita. Come visto da Cristo, il deserto : biancheggiante, cadaverica distesa di terra, scoperta da un lenta PAN., che compie un intero angolo giro. E – alla fine della PAN –

14 Ivi, p. 210. « vu avec l’œil collé à terre, le cosmos était encore plus absolu ».

15 Ivi, p. 67. « Carlo, ulcéré par la blessure que l’éloignement des lieux où le sexe pouvait “à travers l’enfer

rejoindre le paradis” ».

16 Ivi, p. 441.

17 IDEM, Il Vangelo secondo Matteo, in Il Vangelo secondo Matteo, Edipo Re, Medea, Milano, Garzanti, 1991. P.

(7)

mentre si chiude il giro sulla terrificante visione dell’accecante vuoto della terra… Lenta dissolvenza.18

C’est le vertige de l’homme confronté au vide de sens, matérialisé par cet espace (sans vie, aride, infini, indifférent) qui est ici mis en scène. Dans le roman Teorema (écrit parallèlement au film homonyme), Pasolini consacre un chapitre entier à cet espace : Gli Ebrei si

incamminarono où s’exprime toute la puissance immobile, oppressante, de sa matérialité :

Il deserto fu sempre lo stesso. La sua inospitalità non aveva che una sola forma. Esso si ripeteva uguale in qualsiasi punto gli Ebrei si trovassero, fermi o in cammino […]. Il paesaggio del contrario della vita si ripeteva dunque non offuscato o interrotto da niente. Nasceva da se stesso, continuava con se stesso, e finiva con se stesso : ma non nemico, contrario alla sua natura, ma profondamente affine alla sua realtà.19

L’unicité du désert, son absence de limites perturbe profondément l’être humain en mettant en crise son système de valeurs : « L’Unicità del deserto era come un sogno che non lascia dormire e da cui non ci si può risvegliare ».20 Crise qui est traduite par le cri effroyable et

emblématique de Paolo, le père de famille, à la fin de Teorema. Si d’une part le désert, en tant que métaphore du vide permet à l’homme de saisir sa vacuité, sa finitude, il s’impose, paradoxalement comme un des rares espaces où l’homme trouverait sa plénitude interne, ingrédient majeur de la quête mystique : « si sentivano accolti da quella cosa UNA che era il deserto che essi percorrevano consapevoli, ormai felici di non poter mai più uscire dai suoi confini infinitamente lontani ».21 Si le désert est l’expression symbolique de la retraite, de la

solitude, de la séparation (desertum renvoie au verbe deserere qui suggère l’abandon, le fait de se séparer du monde, voire de déserter), il est aussi désir, possession, reconquête de soi, il ouvre la voie du salut par le renoncement et le dépouillement.22

Enfin, cet espace s’oppose, par sa nature même au morcellement de l’identité, à la corruption du corps humain, à sa bi-polarité. Presque tous les personnages pasoliniens se trouvent en effet dans un état paradoxal, une sorte d’‘entre-deux’ : l’Homme dans Orgia est incapable de faire coïncider son apparence et son intériorité, Rosaura dans Calderón reste dans l’indétermination entre le rêve et la réalité, le père dans Affabulazione entre son rôle de père et son rôle de fils, l’invité mystérieux de Teorema entre ses qualités féminines et masculines… chacun de ses êtres est constamment à la recherche d’une unité perdue, d’une forme unique, qui est la principale qualité de l’espace désertique :

18 Ivi, p. 63. « il se perd lentement, seul, dans le désert. Et le désert, de passages en passages, devient toujours

plus atrocement sauvage. Jusqu’à ce qu’il devienne pierre et sable. Voilà le Christ, qui le regarde, en Premier Plan, les yeux pleins de mystère. Et voilà le désert devant lui : la mort sur la terre, dans l’inutile soleil. Le Christ se met à genoux et commence à prier, en Figure entière. Mais, comme s’il ne parvenait pas encore à se recueillir dans la prière, distrait par l’horreur et le silence menaçants autour de lui, il lève les yeux […] des yeux remplis de douleur pour ce lieu sans vie. Comme vu par le Christ, le désert : étendue de terre blanche et cadavérique, découverte par un long Travelling, qui accomplit un tour entier. Et, à la fin du Travelling, tandis que se termine le tour sur cette vision terrifiante du vide aveuglant de la terre… un lent fondu ». (notre traduction).

19 Teorema, cit., pp. 87-88. « le désert fut toujours le même. Son inhospitalité ne revêtait qu’une seule forme […]

Le paysage de l’envers de la vie se répétait donc sans être obscurci ni interrompu par rien. Il naissait de lui-même, se poursuivait avec lui-lui-même, et prenait fin en lui-même : mais bien loin de récuser l’homme, il l’accueillait, inhospitalier, mais non hostile, contraire à sa nature, mais en accord profond avec sa réalité ».

20 Ivi, p. 88. « l’unicité du désert était comme un rêve qui ne laisse pas dormir et dont on ne peut se réveiller ». 21 Ivi, p. 87. « Ils se sentaient accueillis par cette chose UNE qu’était le désert qu’ils parcouraient conscients,

heureux désormais de ne plus jamais pouvoir sortir de ses limites infiniment lointaines ».

(8)

Ma com’era tutto pulito, puro, incontaminato, in quel vuoto vitale e ardente non erano nemmeno concepibili le oscurità, le tortuosità, le confusioni, i contagi, il puzzo della vita. Appunto perché lì non c’è varietà ma solo unicità [...] tutte le forme erano una forma unica.23

Le corps fantasmatique devient alors le seul recours possible, pour un corps morcelé, d’atteindre l’unité perdue, de faire se rejoindre les opposés.

2. LE CORPS COMME UTOPIE

La forme unique du désert peut alors être lue comme une longue métaphore du corps fantasmatique. On trouve en effet de nombreuses associations entre il grembo paterno (le ventre paternel), espace fantasmatique par excellence, et le désert. On peut lire par exemple dans Teorema, à propos de Saint Paul :

Non poteva impazzire perché, in fondo, il deserto, in quanto forma unica, in quanto solamente se stesso, gli dava un profondo senso di pace : come se fosse tornato, no, non nel grembo della madre, ma nel grembo del padre.24

Le ventre paternel en tant qu’espace pré-natal est, dans la poétique pasolinienne, le lieu de l’indifférenciation sexuelle, donc de l’unité ; une sorte de non-lieu où tout pourrait avoir lieu, d’espace de tous les possibles, de toutes les significations, du temps suspendu. Dans le texte, Il primo paradiso era quello del padre, (inclut dans Teorema) Pasolini écrit :

Il grembo ch’era come un sole coperto di nuvole dolci e potenti, il grembo di quell’uomo

immenso e unico come il deserto divenne un oscuro fondo di calzoni.25

Pasolini invente ce lieu symbolique, ce refuge imaginaire, primitif, doux et chaleureux, cet absolu d’intimité, où l’inconscient pourrait vivre heureux. Cet espace, totalement vierge et utopique, exprime aussi l’idée d’un refuge dont on ne pourrait jamais être expulsé, un lieu, pour reprendre une expression de Lévinas définissant le désir métaphysique, « où nous ne naquîmes point ».26 Retourner dans le ventre paternel serait donc ne jamais naître.

Paradoxalement pour Pasolini, pour vivre il faut ne pas naître : « solo chi non è nato vive » car la vie finit là où elle commence (« la vita finisce dove comincia »).27 Retourner dans le

ventre paternel serait alors se révolter contre l’ordre biologique des choses, défaire les origines, délivrer la descendance, détruire la filiation – la naissance étant toujours vécue comme une expérience traumatisante et dégradante. C’est cette idée que l’on retrouve dans

Pilade, lorsque Pasolini écrit au sujet d’Athéna :

23 Teorema, cit., p. 92. « mais que tout était propre, pur, immaculé ! En ce vide vital et ardent devenaient tout à

fait inconcevables les ombres, les sinuosités, les confusions, les contagions, la puanteur de la vie. Du fait justement qu’il y avait là non pas variété mais unicité […] toutes les formes composaient une forme unique ».

24 Ivi, p. 91. « Il ne pouvait pas devenir fou parce qu’au fond, le désert, en tant que forme unique, en tant que rien

d’autre que soi, lui conférait un profond sentiment de paix : comme s’il était retourné non pas dans le ventre maternel, non, mais dans le ventre paternel ».

25 Ivi, pp. 74-75. « Le ventre, qui était comme un soleil couvert de nuées/ douces et puissantes, le ventre de cet

Homme/ immense et unique comme le désert, devint un obscur fond de culotte,/ se dégrada, perdit son innocence,/ soupçonné de n’être, en définitive, qu’humain ».

26 EMMANUEL LEVINAS, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 22. 27 Dernière phrase prononcée par Œdipe dans Edipo re.

(9)

Non ha conosciuto l’attesa dentro le viscere, come un vitello o un cane : non è uscita annaspando da quel buio della madre bestia, alla luce.

Non ha avuto, nel mondo, di qua e di là del suo corpicino bagnato di lacrime, una madre e un padre giganti […] Essa non conosce niente di questo calvario

di una carne che cresce e di un nulla che prende la forma di ciò cui deve assomigliare : non ha avuto

una madre pazza o troppo umile, una madre schiava del padre, tigre sanguinaria, o vacca obbediente.28

Pasolini exprime ici le rêve d’un corps libre d’organes et improductif – qui est l’antithèse du corps organisé – un corps qui « aux flux liés, connectés, recoupés, oppose son fluide amorphe, indifférencié »,29 un corps fluide et immortel, un organisme sans organes et sans

parties. L’invité de Teorema incarne cet idéal corporel, « ricco di carne ma senza alcuna mollezza, abbondante ma puro ».30

Si le corps, comme l’explique Foucault, est ce lieu auquel je ne puis échapper car « je ne peux me déplacer sans lui, il sera toujours là où je suis, il est ici irréparablement, jamais ailleurs », « il est le lieu sans recours auquel je suis condamné » ;31 il est le contraire de

l’utopie. L’utopie serait alors ce lieu où « j’aurais un corps sans corps » (délié, invisible, protégé, transfiguré) => utopie d’un corps incorporel. L’une des plus vieilles utopies, explique Foucault, étant le rêve d’un corps immense, démesuré qui dévorerait l’espace.

Nous pouvons conclure en disant que les espaces privilégiés par Pasolini sont essentiellement des lieux de transitus, des passages nécessaires, des lieux de rupture, de refondation, des lieux désertés, abandonnés, des lieux où la frontière entre le civilisé et le sauvage, entre l’Occident et l’Orient, entre le chrétien (ou le grec) et le barbare devient confuse. Des lieux qui n’appartiennent à personne, où nous sommes tous des passagers, des étrangers, des locataires. Ses personnages-renégats, condamnés à l’errance identitaire, ne sont jamais voués à un seul lieu mais à l’Espace dans son extension et son indéfinition maximales. C’est peut-être cette condition d’‘apatride’ qui permet de replacer le corps au centre de toute expérience, de le faire exister, pour reprendre les mots de Fédida « comme le non-lieu en lequel prend sens tout ce qui a lieu ».32

28 PIER PAOLO PASOLINI, Pilade, TE, p. 363.

29 NOËLLE CHATELET, Le corps à corps culinaire, Paris, Seuil, 1977, p. 35.

30 Teorema, cit., p. 82. « bien en chair mais sans aucune mollesse, abondant mais pur ».

31 MICHEL FOUCAULT, Le Corps lieu d’utopies, intervention dans une série d’émissions sur “L’Utopie et la

Littérature”, France-Culture, 21 décembre 1966 puis in Anthologie sonore de la pensée française par les

philosophes du XXe siècle, Ina- Fréneaux et Associés, Vincennes, 2003.

Références

Documents relatifs

Dans L’Etat Honteux, le narrateur décrit un tel corps comme portant « une beauté venue au monde par tous les moyens, qui devrait enfermer tous les hommes dans son rêve, emprisonner

A gauche, complète avec : bassin, fémur, rotule, tibia, péroné, tarses, phalanges (2), carpes, radius, cubitus, humérus, clavicule, omoplate, sternum, côtes,

A class of organic molecules extracted from atmospheric aerosol particles and isolated from fog and cloud water has been termed humic-like substances (HULIS) due to cer-

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des

Cette plasticité symbolique extrême du corps dansant et des espaces dansés doit être rapportée à celle du corps symbolique de la cognition (inscrit dans le langage) et à celle du

Ce premier stade corporel, celui des propriétés initiales de Julien, se clôt par l’arrivée en tant que précepteur chez les Rênal, au cours de laquelle Mme de

Ainsi, à la lumière des réponses des élèves à mon questionnaire, je pourrais émettre l’hypothèse que la pratique d’une activité artistique ou physique

Remarque : tout endomorphisme f de E commutant avec lui-même, on déduit de ce qui précède que son image et son noyau sont stables.. Cas d’un espace vectoriel de dimension finie