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Artavazd Péléchian : images en transhumances

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Artavazd Péléchian : images en transhumances

Pierre Arbus

To cite this version:

Pierre Arbus. Artavazd Péléchian : images en transhumances. Murmure, De l’incidence éditeur, 2007. �hal-02279494�

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« Artavazd Péléchian : Images en transhumance »

Par Pierre Arbus

Texte paru dans Revue Murmure, « Ouvrir, fermer », sous la dir. De Philippe Ragel, Paris : De l’incidence éditeur, 2007.

Cinéma impensable, où le privilège est donné au cinéaste d’une matière en continuelle métamorphose, un peuple lié à son territoire, d’une manière étrange, paradoxale, je veux dire, comme si hommes et terre se voulaient, se désiraient quelquefois jusqu’à l’étreinte, mais trop souvent à distance, séparés, brisés, aspirant à cette union que d’autres hommes, périodiquement, s’acharnent à défaire.

Mais cinéma impensable aussi, parce qu’ils sont bien peu à le connaître, ce cinéaste arménien né au temps de l’Empire Soviétique, à Erevan, dans les années 30. Et pour cause : l’œuvre d’Artavazd Péléchian ne comporte guère qu’une dizaine de films de court et moyen métrage, visibles çà et là, de temps à autre à l’occasion d’un festival ou d’une rétrospective télévisée, à une heure avancée de la nuit. C’est à Serge Daney que l’on doit, en France, la découverte d’Artavazd Péléchian, dans les années 80. À Serge Daney, et un peu à Godard (à moins que ce ne soit l’inverse), avec lequel le cinéaste s’est entretenu (entretien publié dans Le Monde, 2 avril 1992, p. 28).

Paradoxalement, ou peut-être logiquement, le cinéaste ne contrarie en rien l’invisibilité de son œuvre, tant est manifeste la réticence avec laquelle il autorise la circulation de ses propres films, dont il est, par ailleurs, propriétaire. On livrera ultérieurement quelques éléments pour une hypothèse à ce sujet.

Œuvre étonnante, voire hallucinante, où fins et commencements se déclinent, à l’exclusion de tout milieu, de toute voie transitoire, de tout développement qui n’aurait pas pour cheminement une révolution cosmique infinie parcourant un trajet de

origina ad origina, suivant l’hypothèse de la réitération des

commencements par les mythes, que l’on trouve sous la plume de Mircea Eliade1 :

« L’idée implicite [du “retour à l’origine”, ou “éternel retour”] est que c’est la première manifestation d’une chose qui est significative et valable, et non pas ses épiphanies successives. […] Le temps écoulé entre l’origine et le moment présent n’est pas “fort” ni “significatif” — et pour cette raison, on le néglige ou l’on s’efforce de l’abolir. ».

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« Début » et « fin » dans le cinéma d’Artavazd Péléchian, c’est un engagement qui se dit, jusque dans les titres, littéralement traduits : Au Début, Fin, Vie. C’est une question posée dans les termes du démiurge, au spectacle incessamment réitéré d’une histoire singulière qui porte en elle-même les traces invisibles de l’origine et de la destinée d’un peuple, selon des formes immanentes que Péléchian, et quelques autres cinéastes formés, comme lui, au VGIK2, ont eu l’audace de convoquer, au bénéfice d’un cinéma rare, qui dit et redit la force et les mystères d’une diversité de points de vue qu’il nous livre sur le monde, dans un écart revendiqué avec les conventions qui le gangrène Outre-Atlantique.

Ce monde est un monde épique : Péléchian l’étire, le dilate, et le réitère, comme ces ostinatos lyriques, ces scansions rituelles qui accompagnent, dans certaines cultures, l’affirmation mythologique d’une origine en incessant devenir. De ce militantisme poétique doit alors surgir une prise de conscience susceptible de renforcer l’ancrage identitaire mis à mal par l’histoire – et par certains voisins – de l’Arménie, histoire tragique devenant de film en film ce spectacle qui invente un accord avec le monde, et dépasse, en l’insistance sur les fins et les commencements bouclés, comme on l’a vu, d’une révolution, l’échec des milieux, torrentiels, à l’écume assassine, où seuls surnagent les bergers…

Tout commence par une blessure. Un territoire en étau, brimé de part et d’autre, une population qui inaugure le siècle des génocides, avec près de 2 millions de morts, et puis plus tard, le joug des défenseurs, l’Arménie devenue soviétique… Le massacre, l’exil, jusqu’à l’indépendance proclamée en 1991 : l’Arménie, durant tout le XXe siècle, aura livré au monde le spectacle d’une histoire singulière ; l’attachement à la terre, la défense de l’identité culturelle, d’une filiation ancestrale, lorsque tout cela mène à des revendications d’indépendance, on décrète aussitôt une menace nationaliste qui justifie l’organisation d’une répression, et l’exil, et la diaspora qui s’ensuivent. L’Arménie et son histoire sont la substance organisante des films de Péléchian : fuites, retrouvailles, mouvements de masse, vibrations, réitérations cycliques, chutes et ruptures, mais aussi la légèreté de certains envols, la beauté inquiétante des sommets, l’inaccessibilité de certains flancs rocheux…

2 VGIK : École de Cinéma de Moscou, fréquentée entre autres par Tarkovski,

Paradjanov, Loznitsa, et à la fondation de laquelle participa, entre autres, Sergueï Eisenstein.

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Le cinéma d’Artavazd Péléchian s’attache premièrement à ces moments de crises qui ont marqué l’histoire de l’Arménie. La représentation formellement nourrie du traumatisme collectif confirme à tout moment l’intégration progressive d’une force de résistance qui culmine dans les deux derniers films du cinéaste : Vie (une naissance), et Fin (le retour à la lumière, après un long tunnel). Et quoiqu’Arménien, Péléchian a suivi la formation du VGIK de Moscou. À ce titre, il connaît la force du montage, qu’il maîtrise avec une indéniable virtuosité, au point d’en avoir voulu fonder à sont tour (dans la lignée des grands théoriciens et cinéastes soviétiques) une théorie dont on lira quelques orientations dans un article de Traffic3.

Pour autant, et au-delà de tout maniérisme stylistique, c’est surtout à la vocation métaphorique de son cinéma à représenter le versant humain et humaniste d’une histoire collective, que l’on s’attache, comme une fresque poétique où la réitération des fins et des commencements fabrique une pulsation, conscience, s’il en est, de la fragilité des états du milieu, menacés par le silence, cet en deçà des débuts, cet au-delà des fins… Prendre le pouls d’une Histoire : c’est cela, littéralement, le bien-fondé de la formule, explicitement évoquée par le cinéaste avec le son d’un cœur qui bat, associé à des images de montagnes, au visage éprouvé d’une jeune femme…

Pour un peuple persécuté, l’une des premières interrogations, portée par une forme paradoxale de culpabilité, concerne l’origine. Ce n’est pas seulement une recherche de légitimité, c’est aussi, comme on l’a rappelé dans l’introduction, l’établissement d’un acte de naissance nécessaire aux processus de réitération convoqués dans l’élaboration d’un mythe identitaire collectif. Quoi de plus normal, dès lors, que cet acte de naissance se constitue dans une forme d’harmonie cosmique (littéralement, avec le film : Notre Siècle, sur la conquête spatiale), où s’amalgament, au terme de la résolution douloureuse de leurs conflits, hommes, animaux, éléments, et territoires ?

Interroger l’origine, c’est aussi souligner la violence de toute naissance, sorte de résistance à une colonisation rampante et silencieuse, voire invisible, ou au contraire active et belliqueuse, disposée à l’éviction tragique de celui qui, nouveau venu, revendique sa légitimité par le lieu même de sa naissance et par l’implantation culturelle de sa parenté. On voit avec quelle force dramatique le montage d’images non originales (on ne parlera pas d’images d’archives, terme inapproprié) et l’élaboration d’une partition sonore mêlant sons et musiques, parviennent à représenter une alternance métaphorique d’harmonie et d’équilibre, rompue par l’agression et les fuites qu’elle provoque, suivie encore d’images d’animaux en cages et de mémoires des temps anciens d’avant la répression (Les

3 « Le Montage à contrepoint, ou la théorie de la distance », (mars 1971/janvier

1972), in Trafic n°2, printemps, Paris : Editions POL, 1992, p 90 à 105, traduction du russe en français par Barbara Balmer-stutz (Nyon, 1989)].

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Habitants, 1970) ; les trois temps universels dans l’Histoire des

identités nationales (auxquels il manque ici la Révolution) trouvent là un écho qui, paradoxalement (puisqu’il s’agit d’animaux) les renvoient à leur dimension humaniste (aucune trace d’anthropomorphisme), au détriment du parti-pris politique ou idéologique (dominant dans les films d’Eisenstein, par exemple).

L’histoire, interrogée ainsi, devient un indice de l’origine, mais à condition qu’il y ait, de la part du cinéaste, une réelle appropriation de ses témoignages (on appellera ainsi ces images préexistantes, en conservant au mot témoignage, sa valeur de point de vue humain et singulier sur la réalité, orientation subjective que le terme image d’archive contrarie dans la mesure où l’archive, c’est cette vérité patrimoniale qu’il est toujours suspect de vouloir contester), le cinéaste devenant à son tour, témoin et créateur de sens (ce qu’est, en définitive, tout témoin de l’Histoire), par ses interventions au niveau du montage, du traitement sonore, du tempo et de la pulsation, qui font naître le film à l’organique.

On pense, à ce titre, à un film récent du cinéaste biello-russe, Sergueï Loznitsa, d’un montage d’images du siège de Stalingrad (1941 – 1944), Blockade (2005), dont le traitement sonore et l’enchaînement des images créent une sorte de contemporanéité en parfaite contradiction avec la distance et l’insignifiance patrimoniale ou muséographique des habituels montages d’images d’archives.

Dans les films de Péléchian se croisent dimensions verticales et horizontales : aplomb de falaises, chutes, immeubles, processions, cours d’eau, etc. Comme si le regard, scrutant l’origine, pressentait au croisement de ces motifs, une réponse possible, un point où la chute se conclut et ouvre, non sans mal, à une espérance de légitimité et de quiétude infinie. Mais la verticalité sans l’horizontalité génère du conflit. Et vice-versa. Dans les films de Péléchian, l’histoire est une transhumance : en route vers les plateaux intacts et hospitaliers, elle affronte, en son parcours, obstacles, échecs, ruptures, dont il faut ordonner la représentation dans le sens de la résistance, choisie par le cinéaste (représentation à l’œuvre dans le film : Les Saisons, 1972).

Il y a beaucoup de visages dans ce cinéma : visages immobiles, qui nous regardent, interrogateurs, effrayés ou déterminés, comme habités de ce questionnement autour de leur origine et de leur légitimité : admettre sur soi le point de vue de l’objectif, c’est, en somme, se trouver dans la nécessité d’assumer la réalité et l’importance, pour l’Histoire, de sa propre individualité ; c’est, en quelque sorte, devoir trouver en soi la confiance qui fait de chacun un être de l’Histoire, intégrant l’Histoire, et non une erreur de l’Histoire que les génocidaires et tenants de l’eugénisme persécutent.

L’univers de Péléchian se constitue logiquement autour d’éléments micro et macrocosmiques : les débuts et les fins ont des

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formes qui évoluent, certes, pris dans le mouvement d’une continuelle métamorphose à laquelle nous reviendrons. Les débuts, ce sont naissances, envols et décollages, retrouvailles (Nous, 1969), un mariage, une transhumance… Ces motifs convergent généralement vers une résolution à portée emblématique et universelle : la naissance, dans Vie, n’est pas d’emblée révélée : elle se manifeste peu à peu, à travers l’épreuve physique qu’elle constitue d’abord pour la mère, une épreuve où se mêlent souffrance, bonheur et épuisement, épreuve paradoxale, s’il en est, mais dont on pressent, au-delà de la force d’individualité que le cinéaste souligne, le caractère d’exemplarité et la dimension sacrée, dès lors que l’enfant sort du ventre de sa mère, apparaissant simultanément à l’écran. Il ne s’agit plus alors seulement d’un acte individuel, un détail de l’histoire intime d’une famille, mais d’un rituel porteur d’une valeur universelle et réitérative au titre du mythe qu’il célèbre.

Autre mythe de renaissance, jouant paradoxalement des stéréotypes sur la mort, le film Fin, où selon les interprétations, des Arméniens filmés dans un train, à la dérobée, quittent ou reviennent dans leur pays : un long tunnel, une lumière éblouissante, concluent le film, un film qui, comme toujours, procède d’une lente et obsédante convergence (récurrence des groupes en mouvement, dans les films de Péléchian – foules humaines, troupeaux, trains, spectateurs, habitants…), vers un état emblématique qui exclut toute autre forme de développement, notamment narratif ou didactique.

Faire durer, pour Péléchian, c’est opérer par une sorte de dilatation qui rend structurelle à toute son œuvre (par analogie avec la musique) la figure de l’ostinato. Précisément, aucun de ses films ne donne l’impression de procéder à un développement comparable à ce que l’on pourrait appeler (à tort) un destin. Ou si destin il y a, on le trouve tout entier contenu dans une expression rythmique, dont l’ostinato serait constitutif, fondée sur la répétition, et sur la différence dans la répétition. C’est le destin d’une population qui, en l’instant, se trouve, par les moyens du film, amalgamée à l’histoire de ses origines, de ses luttes, de ses désirs, de son être au monde et au territoire, dans un élan tragique de partage avec les pulsions naturelles du Cosmos. Certains plans sont répétés, quelquefois bouclés sur eux-mêmes ; des enchaînements de plans identiques, montés à l’endroit, à l’envers (en retournant la pellicule horizontalement), élaborent un vertige donnant l’illusion d’une énergie vitale absolument magistrale, et débouchant sur une confusion fascinante entre images (et leur agencement) et représentations, comme si le film, par une sorte de métamorphose, adoptait la forme même de ses représentations (mais il fait bien plus encore, étant lui-même à l’origine de cette sensation).

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De cette mise en œuvre du macrocosme naît un accès facilité à la découverte du microcosme : puisque le fragment audiovisuel se trouve re-présenté, c’est-à-dire, répété, non pas à l’identique, comme on l’a vu, mais subtilement varié, ou bien encore bouclésur lui-même de manière à effacer la coupe et donner l’impression appuyée d’un instant qui s’éternise, le regard, se souvenant, enrichit son expérience de la découverte toujours plus précise de ce présent répété, sans pour autant que le rythme, et de fait, la sensation d’une durée qui s’écoule,

en pâtissent.. C’est une stratégie musicale où, pour concilier la nécessité de conserver une progression avec celle d’approfondir un thème, on le répète en le variant, ou en pariant sur les modifications aléatoires apportées par l’interprète (Ligeti procède ainsi : cf.

Concerto pour violoncelle, 1966). Autrement dit, il y a là, pour

Péléchian, le moyen de révéler une diversité du monde, sans différence conceptuelle (démarche poétique par excellence, puisque la poésie s’intéresse à la variation des objets, non pas à leurs différences conceptuelles), et de prétendre ainsi à l’exemplarité du mythe. En cela, Péléchian, qui par ailleurs use couramment du leitmotiv musical et de la répétition des sons, n’est pas très éloigné de la pensée de Nietzsche ou de la démarche de Wagner (et plus près de nous, de celle de Deleuze dans Différence et répétition), à savoir, la réitération infinie des commencements, et la doctrine de l’Eternel Retour, confirmée, comme on l’a vu en introduction, par les pratiques cultuelles et les rituels sacrés.

Le cinéma de Péléchian n’a pas d’objectif particulier à atteindre, si ce n’est l’aspiration poétique à révéler l’être des choses, et non leur devenir, à faire du présent répété, de la re-présentation, un destin.

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Cette dilatation qui passe, on l’a vu, par la répétition et l’inversion de certains segments audiovisuels, s’inscrit particulièrement dans une aspiration manifeste aux conventions de l’épopée. Quelque peu maladroite dans les premiers films, confuse et grandiloquente4 elle deviendra plus tard l’expression poétique sublimée d’une humanité fragile, mais agissante, et belle en cette fragilité : on reverra, à ce titre, la bouleversante séquence des retrouvailles dans le film :

Nous, (1969) où hommes

et femmes s’enlacent, s’embrassent, devant l’objectif d’une caméra faussement pudique, et vibrante comme pour mieux emporter la conviction d’un monde incertain en déséquilibre, incessamment miné par le basculement.

De fait, le temps s’éternise, et l’aventure des hommes s’inscrit bien plus dans une durée que dans l’action proprement dite. On pense à ces bergers, comme des mères, les bras chargés de leurs moutons, et dévalant infiniment le flanc neigeux ou caillouteux des montagnes, sur les chemins de la transhumance. En d’autres termes, c’est à la durée qu’il appartient de révéler toute la force épique de ces instants mémorables qui témoignent, en cette dilatation, de l’harmonie fusionnelle entre un peuple, son territoire, et ses pratiques traditionnelles. Chaque micro-événement devient dès lors constitutif d’une aventure humaine, mais surtout, de la réaffirmation (re-présentation) d’une identité nationale (on sait que les espaces fertiles de l’Arménie ont toujours aiguisé la convoitise des pays voisins). Au travers de macrocosmes réitérés, ralentis, renversés, où se décide une seconde aventure, l’aventure du détail et du quotidien, de la vie des hommes, c’est l’épopée du réel que l’on devine, rendue à sa dimension sacrée par les inventions du cinéaste. On voit bien alors à quel point le matériau de certains films de Péléchian, loin du statut figé d’image d’archive, contribue à nourrir une expression personnelle d’une force inouïe. Il ne s’agit pas de signifier le temps qui passe, mais de faire pressentir, comme un mode de l’être au

4 Dans Au Début, 1967, par exemple, dont la musique, toute imprégnée de

Chostakovitch, ne sauvera pas ce film de fin d’études, où se côtoient idéologie simpliste et esthétique eisensteinienne par certains égards, mais où apparaissent déjà les rudiments de ce que Péléchian appellera plus tard le montage par contrepoint, ou montage à distance, et que l’on préfèrera appeler ici : montage par résonnance.

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monde, inscrit dans le parcours épique d’un peuple attaché à sa terre et à son histoire, le temps qui dure. Ce temps-là, c’est le temps des débuts et des achèvements, recommencés encore, le temps de l’exode et celui du retour légitime, temps de renaissance, temps d’apaisement.

Cette courte, mais singulière filmographie dessine le parcours d’une aventure un peu particulière, l’aventure du continuum, dont la perception tend à renouer avec un principe propre à la poésie, l’analogie avec la perception sensible du réel. Une forme d’impressionnisme, où : « La clarté de foudre de l’incomparable

événement5 », s’efface au profit d’un écoulement du temps, non pas sans drame, tant s’en faut, mais sans rupture dramatique. L’événement est, en lui-même, composante organique de la durée. Ce temps qui dure, c’est un début qui s’éternise, ou l’alanguissement d’une fin ; la rupture n’est pas à l’ordre du jour et, précisément, le cinéaste prend soin, ici, de ne rien abandonner à la tyrannie de la rupture que suppose tout récit : ses cuts, brutaux, on l’a vu, sont des prétextes à la répétition, ses accents dramatiques, ses modèles de représentation sont, à tous le moins, affiliés à cette persistance immuable d’un temps qui dure, d’une continuité quasi organique, et comparable en cela à la perception du réel par la conscience : l’événement produit une crise dans la conscience percevante, il n’en est pas moins constitutif d’un continuum qui l’intègre sans l’isoler (comme le ferait la mémoire), sans le distinguer en le bornant comme on écrirait l’histoire des événements au détriment du « temps long de l’histoire », selon l’expression de Fernand Braudel – « La longue, l’inépuisable durée des

civilisations6 »

Citons, à ce titre, Julien Gracq, dans un entretien avec Gilbert Ernst7 :

« Quand vous dites qu’il ne se passe rien dans Un Balcon en forêt, c’est vrai. Rien, ou presque rien, sauf à la fin où tout de même la guerre se déclenche, mais pour moi, il se passe quelque chose qui est très important, quelque chose qui fait surface : l’écoulement du temps, l’écoulement du temps et des saisons. […] [J’] ai hasardé le mot de plante pour définir l’homme […]. Je dis que c’est […] une plante humaine, et je veux dire par là qu’il est sensible, comme une plante enracinée dans un sol, au climat, au temps et à la saison. […] L’écoulement, le passage d’une

5 GRACQ (Julien), Au Château d’Argol, Paris : O.C.I., p. 68.

6 BRAUDEL (Fernand), « Histoire des civilisations : le passé explique le présent »,

in L’Encyclopédie française, Paris : 1959. Cette question de la longue durée fonde, de toute manière, toute la démarche de recherche de l’historien Braudel.

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saison à l’autre qui est presque tout ce qui se passe dans le livre, ce sont pour moi des événements importants. Si l’on ne tient pas compte de cette idée de la plante humaine, il est évident qu’il ne se passe rien dans le livre. Si on n’admet pas que l’homme est constamment influencé par la nature, la terre, les saisons, le sol, la forêt, il est tout à fait vide d’événements, et même de contenu conventionnel, mais pour moi, c’est là aussi un contenu, et très important. ».

Le continuum est un temps libéré, mais retenu : libéré dans le sens ou nulle rupture ne lui intime l’ordre d’une procession claudicante ; et retenu parce qu’il ne passe pas, mais qu’on l’éprouve dans sa durée, qu’on explore ses incidences, ses méandres, ses affluents secondaires, ses ruissellements (selon la topique du bassin sémantique proposée par Gilbert Durand dans ses travaux sur l’Imaginaire8). C’est le temps de l’existence, non pas celui de

l’événement. Et de ce temps qui dure, comme des retrouvailles qui s’éternisent (Nous), une naissance dont l’impatience du dénouement et l’intensité de l’épreuve dissimulent le plus souvent la douceur enveloppante de cet adagio ému, négation même de la rupture, les saisons qui se succèdent, insensiblement, Péléchian fait un préalable à l’expression poétique de l’amour de la terre, de la revendication culturelle, de la mémoire douloureuse des origines. L’histoire événementielle devient ici l’objet d’une sublimation par laquelle s’accomplit, par des moyens stylistiques, un phénomène d’individuation collective, dont le continuum est aussi un relais, et une proposition pour panser les plaies de la mémoire et libérer la conscience par le mouvement de la vie !

Dans un ouvrage consacré au cinéma documentaire9, on lit, à propos de Péléchian : « […] pratiquement inconnu en Occident, pour

des raisons d’ailleurs obscures, car son cinéma, essentiellement poétique, n’avait rien de subversif, même pour des censeurs soviétiques ». On imagine d’abord les censeurs soviétiques beaucoup

mieux informés des formes indénombrables de l’engagement de l’artiste dans son œuvre. Ensuite, ce serait déclarer un peu vite que poésie et engagement sont antinomiques ! Comme si la poésie restait cet ornement, ce 1 % de la culture, absolument non subversif, et incapable, à tout le moins, d’affoler les censeurs… Alors que toute poésie n’est, précisément, qu’engagement et militantisme de l’indicible, au cinéma comme ailleurs, et, à ce titre, aucun des films de Péléchian n’échappe à ce militantisme. Si les films du cinéaste ont pu être retenus par la censure, c’est avant tout parce qu’ils parlent de l’Arménie et des Arméniens, sur un ton poétique qui n’exclut pas le séparatisme. Parce qu’ils en parlent, explicitement, comme d’une enclave, quelquefois sous un joug indéterminé qui n’a pas de visage, et, à ce titre, peut les avoir tous ! La poésie n’a pas de vocation au

8

DURAND (Gilbert), Les Structures anthropologiques de l’imaginaire,

introduction à l’archétypologie générale, Paris : Dunod, 1993, 11e éd.

9 GAUTHIER (Guy), Le Documentaire, un autre cinéma, Paris : Nathan, coll.

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littéral ou à la propagande (pro ou anti), mais à l’exemplaire. Naturellement, le danger est plus grand ! Il n’est pas impossible que Péléchian ait aussi fabriqué lui-même sa propre censure (on l’a dit, le cinéaste se fait longuement prier pour divulguer son œuvre), ce qui apparaît aussi dans le contexte comme un acte militant.

De cet engagement résulte, on l’a vu, une forme de sublimation du réel : le début, la fin ont une résonnance tragique qui énonce des cycles : l’origine d’une période à venir est aussi l’achèvement d’une durée antérieure ; la tragédie des fins et des commencements se trouve élevée au rang d’un enthousiasme poétique qui contrarie toute névrose, dénie à la douleur des peuples la valeur de symptôme, et rejette toute pathologie de la victime. On ne perçoit, dans les films de Péléchian, aucune forme d’infantilisme ou de régression dans cette volonté de comprendre l’origine ou d’éprouver la fin : chaque film, chaque poème témoigne tout autant qu’il la crée, d’une formidable assomption qui contrarie d’autant plus aujourd’hui ce que Tzvétan Todorov appelle, dans un petit ouvrage écrit en 2004 :

Les Abus de la mémoire 10:

« Si personne ne veut être une victime, tous, en revanche, veulent l’avoir été sans plus l’être ; ils aspirent au statut de victime […]. Si l’on parvient à établir de façon convaincante que tel groupe a été victime d’injustices dans le passé, cela lui ouvre dans le présent une ligne de crédit inépuisable. Puisque la société reconnaît que les groupes, et non seulement les individus, ont des droits, autant en profiter ; or, plus grande a été l’offense dans le passé, plus grands seront les droits dans le présent. Au lieu d’avoir à lutter pour obtenir un privilège, on le reçoit d’office par sa seule appartenance au groupe jadis défavorisé. D’où la compétition effrénée pour obtenir, non, comme entre pays, la clause de la nation la plus favorisée, mais celle du groupe le plus défavorisé. »

Le cinéma, ici, prend en charge le réel, ancre dans le réel l’engagement poétique, se nourrit de l’Histoire, qu’il écarte aussitôt au profit de l’emblème. C’est bien cette posture qui fait du cinéma de Péléchian un cinéma profondément humaniste, et d’une très grande dignité. Au début, il y a le chaos, le génocide, l’exode (et toute la résonnance d’une telle séquence)… Pourtant, ce n’est pas un cinéma qui pleure, ce n’est pas un cinéma qui raconte (la mémoire, le souvenir), c’est un cinéma qui aime, et fait aimer.

On peut, sans craindre l’arbitraire, déclarer que la force de tout poème provient de ce qu’il donne à lire la conscience de l’invisible. Le poète seul, et sans doute un peu son lecteur, savent la réalité de l’invisible, comme ils savent la difficulté d’en saisir et d’en dire la teneur. Épreuve sensible, intuition, appropriation, l’invisible ne se dit que par des formes inventées puisque, précisément, il n’a pas de forme. Et à l’invention du poète, on fait ou non crédit : c’est la relation de confiance préalable entre l’œuvre et son lecteur, entre le film et son spectateur. Et le crédit est d’autant plus grand que la

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conscience surgit par la force des crises qui l’ont éprouvée. Le cinéma donne, à l’invisible, des formes analogiques du réel, mais qui nécessitent, non pas un décryptage raisonné, mais une lecture sensible et créatrice (quelle meilleure lecture d’un poème que l’écriture d’un autre poème !).

Les films de Péléchian sont riches de ces figures qui portent l’expression d’une conscience, d’une foi en ces émanations de l’histoire, des traditions, de la terre, des cieux, des êtres vivants qui interviennent dans nos cultures – notamment parce que, à un moment donné, par choix de l’arbitraire, l’objectif d’une caméra s’est arrêté sur eux. Il y a dans le gros plan monté en boucle, et disposé en incipit et en excipit du film Nous, une force tragique où se côtoient tous les possibles de l’invisible. Plus, d’ailleurs, que les images montrées, ce sont naturellement ces assemblages qui les répètent, qui les inversent ou les renversent, qui les associent, tantôt avec fluidité, tantôt avec brutalité… Et c’est dans le détail et dans l’agencement du détail que réside toute la force de l’invisible, et non pas dans la continuité d’un récit. Si l’on a pu parler de continuum, c’est essentiellement par distinction fondamentale avec la notion de continuité, pour évoquer l’insistance avec laquelle il faut que l’invisible se manifeste, pour que la conscience n’en disparaisse pas sous les formes convenues – quoique quelquefois sensibles – du récit. Or, le début et la fin sont les temps des grands bouleversements intérieurs, ceux qui interrogent la légitimité, l’appartenance identitaire, le devenir des groupes et des individus. Et de ces tourments de la conscience, il ne paraît à l’extérieur que des témoignages sensibles, irrationnels, car le plus souvent chaotiques, et, à tout le moins, inexprimables. Inscrits dans la durée d’une représentation, avec l’insistance de la réitération, la sensation imperceptible qu’il y a là une vérité à déceler ou, pour le moins, à pressentir, c’est là, précisément dans cette durée, que se manifeste une forme de conscience active, au détriment du jeu et de l’artifice qui ne tiennent pas la distance, littéralement (on pourra voir à ce titre le travail récent du cinéaste biélorusse, Sergueï Loznitsa, dont nous avons déjà parlé : Paysage ; La Station, films où la durée et l’attente se conjuguent pour inventer l’épreuve sensible d’une singularité de l’humain ordinaire et de son quotidien.

Puisque le cinéma d’Artavazd Péléchian n’est pas un cinéma des grandes idées, des grands destins de l’Histoire, des grandes causes, et des non moins grandes injustices, il favorise indiscutablement l’aspiration individuelle à un ancrage identitaire qui dépasse évidemment la seule expérience du peuple arménien. Parce que Péléchian s’intéresse aux hommes, aux phénomènes qui les relient, entre eux, mais aussi au monde, c’est bien une conscience individuelle qu’il sollicite, la conscience que chacun, en sa singularité légitime, appartient aussi à l’histoire, au territoire, au groupe. Mieux : il en est une composante organique, une sorte de membre pensant. Dans tous les films de Péléchian, reste sensible cette dichotomie apparente entre l’individualité vécue et l’appartenance salutaire (et

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solidaire) au groupe quelle que soit l’intensité des épreuves traversées. Dichotomie résolue par la création poétique et par la revendication de la dualité entre individu et groupe, revendication audacieuse (et là, peut-être, figure un motif de censure) dans un empire collectiviste ayant confisqué jusqu’aux modes mêmes de la pensée singulière. Dualité sensible, même si nul n’est nommé, identifié, désigné. Ces foules immenses ne sont pas des entités indistinctes, elles contiennent des êtres, émus singulièrement à l’occasion de retrouvailles, d’un mariage traditionnel, d’une aventure scientifique. Des êtres qui offrent en partage avec le spectateur, l’épreuve de leur propre confrontation avec le monde, et la force qu’ils trouvent simultanément dans le groupe, pour n’avoir pas besoin de se manifester dans l’hystérie de leur individualité.

Ces êtres ont des visages apaisés, jusque dans les larmes ; les corps sont économes, de gestes, de mouvements, ne se bornant le plus souvent qu’à répondre aux sollicitations de leur environnement, aux contraintes d’un monde qui, seul, témoigne d’un potentiel de crise : l’attraction terrestre, le déterminisme du courant, l’inertie d’un train, l’agression par un ennemi invisible ou mal défini… Au cœur de cette impassibilité des corps et des visages, que l’on pourrait croire de la résignation, s’insinue la grâce orgueilleuse d’une dignité silencieuse, qui façonne l’aptitude d’un peuple à la paix, et à l’expression poétique de ses propres expériences : celle de l’exode, où le train forme refuge, de la souffrance des corps maternels, avec cette aventure poético-lyrique d’une naissance (la fille de Péléchian), où l’enfant s’origine, dans les rythmes organiques d’une douleur retenue, presque euphorique, quasi amoureuse ; celle, métaphorique, de la conscience cosmique, avec Notre Siècle (1982), conscience humaniste plutôt qu’anthropocentrique, qui recherche pour l’homme une place dans l’univers et dans le mythe, à l’écart de tout impérialisme…

Retenir… Son souffle, ses larmes, son indignation ! Retenir sa colère ! Retenir, les débuts et leur force limpide d’enthousiasme et d’euphorie, où les promesses n’ont encore de sens qu’en elles-mêmes… Retenir les fins, comme une aventure qui doit, avant tout, continuer de se vivre, à l’écart de tout déterminisme tragique. C’est l’aventure du continuum. Les films de Péléchian réhabilitent les fins et les commencements, comme conscience de l’identité, de la fragilité des peuples, emportés dans le mouvement épique de l’Histoire, dans une durée que la dictature du milieu, du développement, notamment institué par le modèle du récit, a peu à peu transformée en du

passe-temps (c’est le divertissement pascalien).

Le début, la fin, ce sont les temps qui façonnent la mémoire, ce sont les temps sacrés du mythe, ceux qui nourrissent de génération en génération les strates de l’inconscient collectif et s’accordent dans

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les processus d’individuation. Et si l’individuation se heurte, en Occident, à la dictature de l’individualisme, elle doit concilier, dans certains pays de l’ancienne Union soviétique, l’individu et le groupe dans une perspective plus anthropologique que politique : non plus l’union factice par appartenance à une entité politique qui étouffe toute affirmation identitaire et, de fait, tout individualisme, mais la réunion d’hommes et de femmes singuliers, liés par une origine commune, une même conscience de leurs propres mythes, de leur rapport au monde, de leur lien avec le sacré…

Péléchian m’a confié, en 2005, lors d’une visite à Toulouse : « Si j’avais pu réaliser le grand projet qui m’occupe, cette fresque embrassant tous les temps de l’origine du monde (Homo Sapiens), tous mes films précédents n’auraient été que des ébauches préalables à cet immense travail ». Volonté de totalité, en rupture avec l’acte totalitaire des pays agresseurs qui ont oublié les débuts, et précipitent les fins, comme s’ils voulaient inscrire l’homme dans un chaos, un milieu sans repères, où la solitude et l’errance créent les conditions de l’allégeance. Les ébauches de Péléchian forment ces actes de maturation devant mener à l’affirmation poétique d’une appartenance identitaire, dont la conscience serait acquise par l’harmonie avec sa propre histoire, et les promesses de son devenir. Elles sont l’œuvre d’un visionnaire et, à ce titre, procèdent d’une authentique avant-garde11.

11 Pour une vision d’ensemble de la biographie, de la filmographie, et de la

bibliographie concernant Artavazd Péléchian, on pourra toujours se reporter au site

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