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L'univers romanesque d'Émile Ajar ou Le refus de la norme

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(1)

L'UNIVERS ROMANESQUE D'ÉMILE AJAR OU LE REFUS DE LA NORME

par

Hélène LA FOND

Mémoire présenté à la

Faculté d'études supérieures et de recherche dans le cadre de l'obtention du diplôme de maîtrise

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Juillet 1991

(2)

INTRODUCTION . . . ft .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . . . 1

CHAPITRE I: TEMPS ET STRUCTURE DU RÉCIT •••••••••••••••• 12

CHAPITRE II: LA SOCIETE ... 43 , ,

CHAPITRE JII: LA CONTRE-SOCIÉTÉ ••..•••••••••••••.••••.•• 72

CONCLUSION.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .... 99

(3)

1

1

RÉSUMÉ

En 1973, Émile Ajar publie son premier romùn, Gros-Çà l in, et attire immédiatement l'attention du public pùr son style bien particulier. En fait, sous ce nom se cache un écrivùin connu, Romain Gary. Il tente de sortir du carcan dans leque l l ' ù enfermé la critique et de renouveler son écriture en recourùnt à un pseudonyme. Ce mémoire porte sur le monde romanesque d'Émile Ajar et sur le refus de la norme. L'étude du fonctionnement de cet univers romanesque permet d'en dévoi10r les pùrtlculùrlt6s. Le premier chapitre explique la structure des différents récjts et leurs caractéristiques, tels les liens entre le nùrratcur ct le récit, entre le narrateur et le lecteur, entre le sujet et lù démarche suivie par le héros pour raconter ses aventures. Cette analyse dévoile comment l'auteur dissimule les ficelles du recit pour mieux séduire son destinataire. Le second chapitre est consacré à la présentation de la société: les caractéristiqu~s, la symbolique et la réaction du héros face à ce milieu. Dans le dernier chapitre la même grille est appl iquée à la contre-société. Cette dernière partie montre l'importance et la signification de la contre-société et du refus de la norme dans l'oeuvre d'Émile Ajar.

(4)

-In 1973, tmile Ajar published his first novel, Gros-Câlin, and

his very unusual style drew public attention. In fact, the name

of tmile Ajar conceals

a

famous writer, Romain

Gary.

He

endeavours to escape from the iron grip of criticism and attempts

to rr"';1ew his writing by resorting to an assumed name. This thesis

is based on the fictitious world of tmile Ajar and the rejection

of societal norms.

A

close study of the composition of this

fiutitious universe permits the reader to unravel its particular

nature. The first chapter explains the structure of the various

tales and their characteristics such as the relationship between

t~e

narrator and the narrative, between the narrator and the

reader, and between the subject and the means used by the hero

to relate his experience. This analysis discloses how the author

conceals the threads of his tale to captivate his audlence more

successfully. The second chapter presents society as i t is; its

characteristics,

syrnbols and the herols response

to this

environment. The last chapter explores the charact-eristics,

symbQIs and the behaviour of the hero in a world characterized

by antisocietal values. It reveals the importance and the meaning

of this "antisociety" and Émile Ajar's rejection of the status

quo.

(5)

1

(6)

mystitications littéraires. Ces dernières années, l'une d'entre elles a particulièrement marqué les lettres franç.)ises: celle d'Émile Ajar. Plusieurs auteurs ont tenté d'écrire sous un pseudonyme tout en menant à bien leur propre carrière, mais très peu ont réussi. Romain Gary s'y est repris plusieurs fois avant d'y parvenir. Déjà le choix de "Gary", qui signifie "brûle" en russel , plutôt que Kacew, son patronyme véritable, constitue la première étape de ce cheminement.

En 1958, diplomate aux Nations Unies, Romain Gary écrit une satire de cette organisation mondiale et signe "Fosco Sinibaldi". Le roman est vendu à cinq cents exemplaires. À cette époque, Gary aurait pu simplement recourir à sa notoriété d'écrivain. En effet, deux ans auparavant, il gagnait le prix Goncourt pour Les Racines du ciel. Déjà, on voit qu 1 il préfère s'exprimer plus librement. De son vivant, i l ne reconnaîtra du reste pas cette oeuvre parue sous pseudonyme.

1 R. Gary, La Nuit sera calme, p. 7.

(7)

--~---Introduction

En 1974, Romain Gary choisit un nouveau pseudonyme pour publier Les Têtes de Stéphanie: Shatan Bogat. "Ce mystérieux auteur aurait été 'traduit de l'américain par Françoise Lovat', interprète aussi fictif que l'auteur". 2 Le livre a peu de succès,

et dans une entrevue, l'éditeur Robert Gallimard fournit suff isamment ct' indicat ~OllS pour que le publ i c lùentl1 le l i dU teur.

Dans la postface du roman, Gary s'explique ainsi:

On aurait tort de croire que j'ai choisi un pseudonyme pour écrire Les Têtes de stéphanie parce qulil s'agit de ce qu'on appelle parfois du bout des lèvres "un roman d'aventures". Je l'ai fait parce que j'éprouve parfois le besoin de changer d'identité, de me séparer un peu de moi-même, l'espace d'un livre.3

Dans ce témoignage, nous retrouvons les éléments qui expliquent les diverses tentatives de Romain Gary. Tout d'abord, il éprouve le besoin d'affirmer les multiples facettes de son talent. Il y a aussi cette nécessité d'explorer de nouvelles voies: la recherche d'un style nouveau sans toutefois rejeter l ' ""ncien".

Déçu par les événements entourant la publication des Têtes de Stéphanie, Romain Gary recommence cette expérience mais, cette fois, dans le plus grand secret. I l choisit le nom d'Émile Ajar, qui signifie "braise,,4 en russe. Avec l'aide de Pierre Michaut,

2 D. Bona, 3 H.. Gdry, 4 D. Bona, ,

~---Romain Gary, p. 317-318.

Les 'l'etes ùe SLcphd/1 i e, postldce. Romain Gary, p. 317.

(8)

un ami habitant le Brésil, i l soumet La Solitude du python à Paris au comité de lecture Gallimard.

"Émile Ajar/! n'est pas qU'un pseudonyme; c'est surtout l'affirmation de la naissance d'un écrivain ayant un style différent. Romain Gary explore la voie du "roman total" qu'il a défini dans son essai Pour Sganarelle. Il privilégie le roman de péripéties contre le roman du "dicktat", comme le roman existentialiste et le Nouveau roman. Il y affirme le pouvoir de l'imagination et se définit comme un illusionniste: "Il n'y a pas de théorie, il n'y a pas de respect, tout est possible, tout est permis, ouvert à l'art, au Roman."S Lors de la parution de cet essai, la position de Romain Gary va tout à fait à contre-courant. Selon lui, seule compte la magie de la création, la subjectivité l'emporte. Cette théorier il l'applique dans

l'oeuvre signée "Émile Ajar".

Dans son testament littéraire, vie et mort d'Émile Ajar, Gary explique les raisons qui l'ont poussé à recourir à ce subterfuge. La principale consiste à s'éloigner de l'image qU'on lui a collée: "J'étais un auteur classé, catalogué, acquis 1 ce qui dispensait les professionnels de se pencher vraiment sur mon oeuvre et de la connaître. ,,6 Il veut donc fui r cette si tuati on et

5

R. Gary, Pour Sganarelle, p. 118.

6 R. Gary, Vie et mort d'Émile Ajar, p. 17.

(9)

1

Introduction

être jugé à sa juste valeur. Cette attitude cache aussi un désir de déjouer la critique, en lui montrant qu'elle n'accomplit pas son travail. Le pseudonyme ~evient alors un véritable masque.

Dans son essai Supercheries littéraires; La vie et l'ol?_U'!Tg des auteurs supposés, Jean-François Jeandillou explique les lnotifs qui ont poussé certains écrivains à recourir à tlt"!

pseudonyme. Il considère, entre autres, la mystification littéraire comme une épreuve: "En pareil cas, le rôle de l' ini ti é

reviendrait au lecteur clairvoyant, qui sait repérer la farce derrière les artifices rhétoriques les plus captieux. Et la phase de l'initiation proprement dite correspondrait au moment - si scandaleux parfois - de la révélation pUblique.,,7 Et en effet, la publication posthume de Vie et mort d'Émile Ajar va tout à [ait dans ce sens. Dans cet ouvrage, Gary dévoile le subterfuge, dénonce le double jeu de certains critiques et revalorise ceux qui ont perçu les similitudes entre ses oeuvres. Il cite des lecteurs qui lui ont souligné des faits et des thèmes communs. Les dupes sont alors les journalistes. D'ailleurs, les derniers mots de Gary s'adressent vraisemblablement à eux: "Je me su is bien amusé. Au revoir et merci. ,,8

7 J. Jeandillou, supercheries littéraires; la vie et l'oeuvre des auteurs supposés, p. 489.

B R. Gary, Vie et mort d'Émile Ajar, p. 43.

(10)

-Cette révélation a suscité bien des cemous. Plusieurs, choqués d'avoir été trompés, ont par la suite ignoré ou dénigré l'oeuvre d'Ajar. Comme le note Jean-François Jeandillou, cette étape de l'initiation est fréquente: les critiques refusent la culpabilité. Par contre, d'autres ont compris le geste de l'écrivain, tel Jean Royer:

Et qu'on ne vienne pas nous dire que sa création d'tmile Ajar et son suicide sont les gestes d'un homme malade. Ce sont plutôt les gestes d'un homme qui cherchait à être libre. Romain Gary a brisé les chaînes par lesquelles voulait le menotter une société franchement médiocre. Il a réussi sa pirouette.9

Romain Gary siest s'affranchi de son rôle d'auteur célèbre pour se camoufler derrière un nom fictif et inconnu. Ainsi il a eu la possibilité de tout recommencer, de faire peau neuve. Cependant, il a poursuivi son oeuvrei entre 1974 et 1980, i l a publié sept livres en plus des quatre signés Ajar. Il a donc mené deux caLrières de front. Pour cette étude, nous nous intéresserons uniquement aux oeuvres parues sous le pseudonyme d'tmile Ajar.

La démarche de Romain Gary s'inscrit dans un refus de la norme: refus de se plier au j eu des cri tiques, refus de tabler sur sa notoriété. Tout cela se double d'un désir de recommencement. Sans l'entrave de sa réputation et sans avoir à se justifier, il choisit un registre d'écriture différent. Ceci a bien sûr susci t~ l'intérêt de la critique. Comme le note

9 Jean Royer, "Romain Gary accusel!, p. 23.

(11)

.

"

Introduction

Dominique Bona dans sa biographie de Romain Gary ~ "Gary invente un style neuf, dans le genre parlé, familier, mais sans argot, qui éclate en formules cocasses /1 incongrues et lapidaires." 10 La nouveauté de l'écriture se situe alors à plusieurs niveaux: le langage, la structure du récit, l'univers romanesque ..•

Ce styl e est ddns ld l ignée des chùnts det; Ln)lllMdours: je

narrateur raconte ses aventures qui correspondent à une quête. La langue util isée diffère de la norme.. Dans un article sur rIa vie devant soi, Christiane Baroche décrit bien cette dimension:

Émile Ajar est un pirate de la Langue qui ne cesse de détourner des mots, des phrases de leur signification usuelle et mineure pour un usage autre, plus efficace, plus essentiel et dont la drôlerie tient justement à ce qu'ils se sont en quelque sorte gonflés d'un nouveau sens sans pour autant se défaire de l'ancien, du moins dans l'esprit du lecteur. Le contraste et l'inattendu font le reste. I l

Le langage vise alors à étonner le lecteur et à lui présenter un univers différent, bier souvent marginal, d'où le tltre de notre travail: L 'Univers romanesque d'Émile Ajar ou le refus de la norme.

Ces caractéristiques touchant le style tendent à occulter la composition des oeuvres. Dans cette analyse, nous étudierons la structure des romans signés "Ajar". Nous nous intéresserons

10 D. Bona, Roma in GarYt p. 320 •

11

c.

Bdrochc, "f.~ndlc Ajar: La VIc dQYnnLQgI" , p. 90-~),). 7

(12)

lecteur. La démarche empruntée par le héros pour raconter ses aventures retiendra aussi notre attention. L'étude de la présentation des faits nous permettra de déterminer l'importance de la fréquence narrative. Le temps sera aussi considéré sous son aspect thématique.

Puis 8 nous nous attarderons à la vision du monde qui se df"J .... qe du récit des héros. Nous déf:in:irons les caractéristiques de la société et de la contre-société dans ces romans afin d'établir leur signification symbolique. Nous étudierons également l'attitude du narrateur face à ces deux mondes, pour voir si sa perception coïncide ou non avec celle de son entourage. Pour chaeun des romans, nous observerons la manière dont sont présentés ces deux univers dans le récit; sont-ils déjà là dès le début, ou l'un devient-il une subsitution à l'autre? Tout au long de notre analyse, nous tiendrons compte de la narration pour voir comment ces éléments sont amenés.

Plusieurs hypothèses ont- été formulées ici. Commençons par

celles qui touchent l'ensemble des oeuvres et constituent le point de départ de cette recherche. Le langage particulier dg Émile Ajar nous révèle la société sous un aspect inédit: quelles en sont les caractéristiques essentielles et dans quelle mesure le langage est-il un procédé technique qui permet à

(13)

Introduction

l'auteur de dissimuler les structures du texte pour déjouer le

lecteur? Le langage devient-il un moyen pour capter l' attention

du destinataire, pour l' amener vers de fausses pistes, pour le

surprendre

à

la fin?

Nous porterons aussi notre attention sur les structures du

récit pour déterminer comment le temps de la narration influe sur

le dénouement de 1 'histoire. Nous analyserons les différents

chapitres du roman qui racontent les aventures du héros,

composées d'événements singulatifs et itérdtifs, afin d'établir

une chronologie. Nous tenterons de voir si la structure du texte

et la thématique jouent un rôle

importa~t

dans le subterfuge.

Enfin, nous étudierons les caractéristiques de la société

et de la contre-société dans ces oeuvres pour saisir cc qui les

rapproche et les oppose. L'étude du comportement des personnages

dans chacun de ces milieux permettra également

de saisir

globalement l'univers romanesque d'Émile Ajar.

À

la fin de ce travail, nous nous interrogerons sur le sens

du refus de la norme. Que cache cette critique, et que

propose-t-elle en échange?

Notre analyse s' inspirera de plusieurs approches crltlqucu.

Deux ouvrages sur le structuralisme, Figures III de Gérard

9

(14)

-Genette et Le Temps de Harald Weinrich, nous permettront de définir les liens entre les événements singulatifs et itératifs.

NOIll.:l nOllu i ntéresscrono aux temps de la narrat i on pour déterrni ncr

la chronologie des aventures des héros. Ensuite, nous verrons comment la superposition de temps permet au narrateur d' éliminer les points de repères du lecteur. Nous examinerons la relation narrateur-narrataire afin de définir son rôle dans le récit.

La seconde approche sera de type thématique et s'inspire des travaux de Roland Bourneuf et Réal Ouellet, Lucien Goldmann, Georges Lukacs, Guy Michaud et Georges Poulet. Nous dégagerons

le sens global de l'oeuvre comme 1 e fait Gt;.y Michaud dans L'Univers du roman. Nous étudierons aussi des thèmes précis; la présentation de la société, sa symbolique, et la réaction du héros face à ces milieux. Les mêmes critères seront appliqués à ] d contre-société. Dans ces deux cas, il ne s· agit nullement d'une étude soc iologique, bien que l'approche de Lucien Goldmann doi ve nous servir pour sa comparaison des différents types de quête. Nous nous intéressercns à l'aspect symbolique de la société et de la contre-société pour tenter d'éclairer l 'univE~rs romanesque d' É1rlile Ajar.

Cette étude porte sur les quatre romans de Romain Gary publiés sous le pseudonyme dl tmile Ajar: Gros-Câlin, La Vie devant soi, Pseudo et L'Angoisse du roi Salomon. L'un d'entre

(15)

+."

Introduction

eux, Pseudo, pose un problème particulier, étant une paLodie de

la relation entre Romain Gary et son neveu Paul Pavlowitch. Dans

ce roman, Gary se met dans la peau de Paul et explique pourquoi

il a créé le personnage d'Émile Ajar. Cette oeuvre, bien que

proche de 1 a réa lité par certa i ns fa i ts, est avant tout. une

oeuvre de fiction, comme l' aff irme Gary: "J'ai inventé de toutes

pièces un Paul Pavlowitch dans le roman. Un délirant.

C ... )

Je

me suis inventé entièrement moi aussi. Deux personnages de

roman. ,,12 Des noms, des dates, des lieux, des événements sont

réels, mais cela s'arrête là. De plus, la structure du récit et

les thèmes abordés ressemblent

à

ceux des autres ouvrages d'Ajar.

Ces quatre oeuvres seront étudiées dans les éditions originales

publiées au Mercure de France.

si le corpus ne pose pas de problème, il n'en n'est pas de

même pour les ouvrages critiques, qui font défaut. On trouve

quelques articles et comptes rendus sur l'oeuvre d'Ajar, mais peu

d'études ont paru du vivant de Gary lui-même. Les critiques et

les journalistes cherchaient davantage l'identité de l'écrivain

qui se cachait sous le pseudonyme d'Émile Ajar. La mort de Romain

Gary, et donc la fin de cette mystification littéraire, n'ont pas

suscité l'engouement de la critique. J.lais depuis quelque temps,

i l semble y

avoir un

nouvel intérêt pour

cette célèbre

mystification littéraire.

12

R. Gary, Vie et mort d'Émile Ajar, p. 22.

(16)
(17)

À la parution du premier roman d'Émile Ajar, la critique française s'illtéresse davantage au style de l'oeuvt"e et délaisse d'autres éléments importants. En fait, le ton séduit. On se laisse facilement amuser par les jeux de mots et les commentaires des narrateurs. Or ce premier ni veau tend à en occulter un second: la structure du récit, dont l'originalité ne réside pas tant dans l'utilisation de procédés nouveaux que dans l~ réunion de techniques traditionnelles. Pour bien comprendre le fonctionnement des textes, i l faut s'intéresser aux liens entre structures et thèmes. Tout d'abord, nous étudierons ici le rôle du narrateur ainsi que celui de sa présentation des faits. Ensui te nous observerons la construction générale des romans d'Émile Ajar pour comprendre les fonctions de la structure narrative et du temps. Finalement, nous essaierons de comprendre la signification du temps sur le plan proprement thématique.

Les romans d'Ajar sont caractérisés par un niveau narratif intradiégétique et une relation homodiégétiql' ~: nous avons un narrateur qui fait le récit de ses aventures. Le sujet est l'objet même de la narration, ce qui entraine une déformation des faits. Il dévoile ce qu'il veut bien de son passé, et rien

(18)

l

ne l'empêche de mentir. Il Y a aussi un évident problème de distanciation; celui qui narre n'est déjà plus celui qui a vécu les événements. Donc le lecteur dépend du narrateur et de ses intentions. si Diderot souligne cette relation dans Jacques le fataliste et son maître, Ajar, lui, la cache dans son oeuvre. Ce dernier veut que le lecteur oublie cette distance. Les conséquences de ce lien, Romain Gary les avait comprises bien avant d'utiliser le pseudonyme d'Émile Ajèr. Dans Pour Sqanarelle, il écrit:

Rappelons d'abord que le romancier utilise la collaboration involontaire du lecteur antérieurement à la lecture, pendant qu'il écrit, pour mieux le tromper lorsqu'il ouvre enfin le livre, pour endormir son soupçon et sa vigilance, pour commettre son abus cie confiance avec toute l'apparence, avec toute la force convaincante de la bonne foi. Il emprunte ainsi au lecteur tout ce que celui-ci connaît du monde "authentique" qu'il habU:e et qui le tient. et de lui-même, pour le saisir et le prendre avec lui, pour l'entraîner dans la fiction, le faire changer imperceptiblement de planète pour lui faire passer une des frontières de ce monde les mieux gardées par la Puissance: celle de l'imaginaire. Dès que le lecteur s'ape~çoit de la frontière, l'oeuvre échoue, perd son pouvoir de convaincre et le passage ne peut plus se faire. 1

Dans cet essai, Gary se présente comme un illusionniste 1 un troubadour. Tous les moyens lui sont bons pour séduire le destinataire. C'est dans cette perspective que l'on doit analyser le rôle des narrateurs chez Ajar; ils sont là pour nous enjôler, nous séduire.

1 R. Gary, Pour Sganarelle, p. 421-422.

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~.-.

Temps et structure du récit

Dans l'oeuvre d'Émile Ajar, on retrouve plusieurs techniques qui visent ce but. Tout d'abord les romans s'inscrivent entre l'écrit et l'oral. Le livre établit un pacte entre scs différentes parties; en lisant, le lecteur sait qu'il pénètre dans le dumaine de la fictiono Cependant "l'oralité" du texte rompt partiellement ce pacte. Les récits sont à la prE:mière personne du singulier; un ton de confidence est créé dès les premières lignes. Le narrateur éprouve le besoin de s'expliquer, de se confier. Le "vous" apparaît et devi-ent complice; un faux dialogue s'instaure. À plusieurs reprises, le narrateur interpelle le lecteur pour s'assurer de son attention et aussi pour rendre certains fajto pIlla cré-dibleu. I~u textcu d'Aj~1 sont truffés d'assertions qui rempl.issent ces deux fonctions: .. ( ... ) comme vous allez voir quand on se connaîtra mieux, si vous trouvez que ça vaut la peine ..• ,,2; "Le propriétaire du café que vous connaissez sOrement ... ,,3; "et je suis parti. Vous aurez remarqué que c'est mon expression favorite, partir. ,,4 Ces

interpellations relèvent d'une forme d' "oralité" qui contrebalance l'aspect scriptural du texte ou du moins, elles tentent de nous le faire oublier.

2 É. Ajar, La Vie devant soi, p .. 11-12.

3 Ibid. ,

p.

155.

4 É. Ajar, L'Angoisse du roi Salomon, p. 166. 15

(20)

D'autres éléments contribuent à renforcer ce ton. L ... structure simple des phrases et plusieurs fautes dissimulées par des jeux de mots créent une écriture proche de l'oral. Les héros expliquent leurs choix; tous refusent d'utiliser le français normatif pour ne pas être immobilisés dans un carcan. Chacun suit une démarche semblable, mais avec des objectifs différents. Au début de Gros-Câlin, Michel Cousin exprime ainsi son besoin de transformer le langage: "Il me serait très pénible si on me demandait avec sommation d'employer des mots et des formes qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie. ,,5 Il rejette en partie les structures traditionnelles

pour en créer d'autres qui expriment mieux son sujet: à nouveau thème, nouvelle façon de le présenter. Dans cette perspective, le français se transforme: les contresens, les calembours et les jeux de mots surgissent.

Dans L'Angoisse du roi SalolJlon, tout comme dans La Vie devant soi, le langage utilisé n'est pas celui de la norme. Dans le premier cas, il s'agit de jeux de mots; dans le second, d'une déformation de la langue. Mohammed a appris le français au contact de gens de diverses origines, alors que Jean poursuit un but personnel: retrouver puis jouer avec le sens des mots. Cette quête correspond aussi à son but qui est de se définir, de trouver son identité.

5 É. Ajar, Gros-Câlin, p. 9.

16

(21)

..

Temps et structure du récit

Dans Pseudo et L'Angoisse du roi SalomoD, nous retrouvons aussi une recherche langagière liée, comme dans les cas précédents, au sujet du roman. Tel Jean qui recourt souvent aux dictionnaires pour y trouver la signi f ication des mots; il Y recherche en même temps le mot qui pourrait le définir. Il s'agit d'une mise en abyme; les thèmes sont repris sous une autre forme et renforcent la cohésion de l'univers romanesque. Ce processus suit deux modes: tantôt i l est revendiqué par le narrateur, tantôt i l relève de l'inconscient et devient alors une explication du milieu ou d'une expérience de vie particulière.

La démarche choisie par les narrateurs suit un même schéma: chacun décrit sa méthode particulière et ses motivations au cours de son récit. Michel COUS-,-!l explique la sienne comme suit:

Je précise immédiatement par souci de clarté que je ne fais pas de digressions, ( . . . ) mais que je suis, dans ce traité, la démarche naturelle des pythons, pour mieux coller à mon sujet. Cette démarche ne s'effectue pas en ligne droite mais par contorsions, sinuosités, spirales, enroulements et déroulements successifs, formant parfois des anneaux et de véritables noeuds qU'il est importan~ donc de procéder ici de la même façon, avec sympathie et compréhension. I l faut qu'il se sente chez lui, dans ces pages. 6

Cette affirmation déroute quelque peu, puisqu' antér ieurement Cousin affirmait son besoin d' "entrer dans le vif d'] sujet". 7

6 É. Ajar, Gros-Câlin, p. 18. 1 Ibid., p. 9.

(22)

C'est là une façon de jouer avec les ficelles du récit. Tous ces détours et contorsions sont des pièges destinés aux lecteurs.

Dans pseudo, Ajar-narrateur adopte une position totalement différente en affirmant: "Il n'y a pas de commencement. ,,8 Il

refuse de s ' assuj ettir au déroulement chronologique de l'histoire. Au début, il brouille les pistes pour préserver son identité. Plus tard, il les dévoile. En fait, Gary éclaire certains détails pour mieux mentir i tous les procédés servent ses fins. Dans ce roman, il crée un Émile Ajar qui se laisse aller aux cOT.f idences pour donner une nouvelle cohésion aux événements, à la suite des révélations de la presse. Nous nous retrouvons face à un uni vers à la fois rée - 8t fictif; mais cette dernière dimension prime sur le reste. Gary recourt à certains faits bien réels pour induire le lecteur en erreur et l'attirer dans son univers romanesque.

Au début de chaq'le roman, le héros explique le cheminement qu'il suivra. Il ne faut se fier à cette indication. C'est un piège. La véritable démarche correspond non pas à celle qui est énoncée mais, à celle qui est suivie par le héros. Dans les romans, nous notons un même schéma; le narrateur consul te d'autres personnages qui apportent un élément de réponse à la problématique. Ce procédé a fait l'objet d'une réflexion dans

8 ~ .

E. AJar, Pseudo, p. 9. 18

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---Temps et structure d~ récit

L'Univers du roman oü Roland Bourneuf et Réal Ouellet affirment que "le personnage du roman, en amenant les autres à révél er une part d'eux-mêmes inconnue jusque-là, dévoilerù à chacun un aspect de son être que seul le contact dans une situation donnée pOUVdit mettre à jour." 9 Les rencontres marquent une progress ion il deux niveaux: le narrateur se dévoIle davantage et sa quête personnelle apparait. Il s'agit d'une démystification.

Cousin est un bon exemple de l'utilisation de ce procédé. Au début, i l affirme suivre la démarche du python et nous rilconte les malheurs de son animal i une fois le lecteur intéressé, il s'éloigne du sujet principal. Il consulte plusieurs personnages sur l'alimentation des repti les. Au cours de ses discussions, nous découvrons ses vér i tables préoccupat ions. En réa lité, Gros-Câlin sert de prétexte à Cousin pour exposer son problème: quelle place occupe-t-il au sein de la société? Notre héros a besoin d'attirer l'attention pour s' aff irmer. Son expér ience avec Gros-Câlin lui permet de se raconter. Un passage est particulièrement révélateur à cet égard: i l se promène dans les rues de Paris avec le python enroulé autour de ses épaules; les gens sont effrayés. Tout heureux.. il nous confie a lors: ",Je marche fièrement la tête hau~e, je caresse mon bon vieux Gros-Câlin, mes yeux sont pleins de lumière, je m'affirme enfIn, J

9 R. Bourneuf et R. Ouellet, L'Univers du roman, p. 143-144.

(24)

1.,

l'extérieur, je me manifeste, je m'exprime, je m'extériorise. 1110

L'animal lui est un moyen pour se prouver à lui-même qu'il existe. Il permet à Cousin de nous confier ses propres craintes et sa difficulté à vivre en société. Donc, les deux sujets restent étroitement liés.

Dans les autres romans, il y a une ligne directrice assez claire, mais La Vie devant soi échappe à cette règle. Le récit ne progresse pas selon l'ordre chronologique des événements. Cette situation découle du fait que le narrateur ne connaît pas son âge véri~able avant les deux tiers du roman. Il y a donc ici un flottement temporel. Nous avons un exemple de l'interaction entre temps, thème et structure du récit. Il ne saurait y avoir un ordre parfait alors que le héros ne parvient pas à se situer dans le temps. Une tel..hnique similaire est utilisée dans Pseudo. Cette fois, le na'Y .cateur affirme brouiller les pistes pour ne pas être découvert. La clandestinité et l'imaginaire servent aussi de prétextes pour déroger à la chronologie.

Au début de L'Angoisse du roi Salomon, le point central du roman semble être la rencontre entle Jean et Salomon Rubinstein. La narration porte sur le vieil homme; mais peu à peu Jean prend conscience de son rôle, et son questionnement en fait le sujet

10 E~' . AJar, Gros-Ca 1n, p. 83. -l'

(25)

Temps et structure

du

récit

du récit. I l y a un transfert, tout comme dans Gros-Câlin. Le lecteur ne constate qu'un peu tard le but visé par l'auteur.

On note deux tendances dans les récltE d'Ajar. La première, celle qui consiste à choisir un premier sujet afin d' atti rer l'attention du lecteur, pour prendre ensui te une autre direction. Il se produit alors un changement de focalisation. La seconde vise à déroger de la chronologie des événements pour en choisir une qui se rapproche davantage du noyau thématique. Gary déjoue les règles traditionnelles pour présenter sa vision d'un univers romanesque. Ces techniques ne sont pas exclusives; nous les retrouvons dans un même roman, mais sans qU'elles aient touiours la même importance.

La structure générale de l'oeuvre regroupements qui jouent un rôle significatif.

cache d'autres Dans les romans, que chaque chapitre développe un thème nous remarquons

particulier, tout en ayant une fonction bien spécifique. Le chapitre premier est une mise en situation; nous retrou~ons une présentation des principaux personnages, des lieux et des circonstances qui ont amené un bouleversement dans la vie du héros. Dans le cas de Cousin et de Jean, i l s ' ag i t d'une rencontre, alors que pour Mohammed et Ajar-narrateur, c'est une prise de conscience. Nous retrouvons par le fait même les causes qui ont mené à un nouvel ordre. La prOblématique du récit s'y

(26)

retrouve aussi exposée, mais elle est dissimulée rar les nombreux éléments présentés. Cette partie s'échelonne sur quatre à douze pages.

Nous retrouvons aussi des chapitres qui récapitulent un événement; chacun va entre cinq et huit pages. I~s sont reliés entre eux, bien que cela ne soit pas toujours évident; dans ces situa~ions, c'est le narrateur qui explique le lien. Dans Gros-Câlin, Cuusin précise: "En dehors de Mlle Dreyfus, j'avais mis Blondine dans une boîte avec des trous . . . ,,11 Ici, i l n'y a pas de suite logique, mais le narrateur réunit les chapitres à l'aide de quelques mots pour s'intéresser ensui te à un événement parallèle à l'histoire. Il s'agit d'un cheminement en zigzag. Cette progression a aussi pour fonction de mettre en relief le caractère saugrenu des personnages qui se livrent souvent au coq-à-l'âne. La structure de l'oeuvre trouve en partie son explication dans le caractère des héros. Ces nombreux passages correspondent à un sommaire intercdlé de scènes lorsqu'il y ..i une

retranscription de dialogues. Nous avons ainsi une présentation des événements plus juste que dans la section précédente.

Dans chacun des romans, nous retrouvons une SU.L e de

chapitres qui reconstitue un même événement; i l s'agit de poursui tes, telle la première rencontre entre Nadine et Mohammed.

11 É. Ajar, Gros-Câlin, p. 24. 22

(27)

..

Temps et structure du récit

Momo suit Nadine, tout comme Cousin recherche Mlle Dreyfus après sa démission. Chaque épisode renvoie à une dimension de la problématique, telle la recherche de l'amour, la pEur de perdre l'être aimé ... Ces passages marquent un point tournant dans les aventures des héros et révèlent les étapes de leur cheminement. Ces scènes correspondent au développement de l' histoire. Les éléments mlS en place précédemment y trouvent une signification et permettent un dénouement.

Finalement, nous retrouvons aussi des chapitres où le narrateur raconte des événements à première vue disparates. Cette juxtaposition lui permet de déduire des conclusions. Quelquefois les arguments sont insolites, tel Cousin qui croit que tout peut changer et même ce qui semble immuable. Pour appuyer sa théorie, i l choisit l'exemple des chutes de victoria Nyanza, maintenant situées en Tanzanie. 12

Dans La Vie devant soi, la présentation de Monsieur N' Da Amédée suit ce modèle. Tout d'abord, Mohammed nous signifie la présence du visiteur à la pension et raconte en quelques lignes sa situation d'immigré, puis il continue sur le sort des immigrés illégaux en France. Au chapitre suivant, Momo revient sur l' histoire de Monsieur N' Da Amédée et annonce que ce dernier sera assassiné, mais sans spécifier quand doit survenir cet événement.

1 2 ' , E. AJar, Gros-Ca ln, p. 29. -1' 23

(28)

;"

Temps et structure du récit

Donc, en plus des analepses, le récit d'Ajar contient plusieurs prolepses qui projettent le texte en avant. Cette dernière ca+:'égorie se rapproche de la seconde en ce sens qU'elle met l'emphase sur le caractère et l'âge du héros pour expliquer les nombreuses distorsions du récit.

Malgré cette structure éclatée, l'oeuvre a une unité; les narrateurs présentent les faits selon une certaine chronologie. La plupart des chapitres commencent par une référence à une situation connue du lecteur, mais où une ellipse en cache une partie ou renvoie à un événement inconnu pouvant se situer dans le quotidien: "C'était le lendemain du jour où l'aîné des Zaoum nous avait apporté de la farine ... ,,13 Dans le premier cas, nous assistons à la continuité d'un événement; dans le second, il s'agit d'intégrer ce fait aux autres. Cette technique requiert une implj cation de la part du lecteur; donc une partie du texte repose sur la suggestion. Elle se retrouve aussi dnns la composition du roman. Souvent, le début est flou. Des éléments contribuent à maintenir cette atmosphère telle l'utilisation de nombreux adverbes de temps ou de ] ocutions adverbiales: "le lendemain", "quelques jours plus tard"... Dans les temps forts du récit, le texte devient plus rigoureux. Nous pouvons déterminer la durée de certains événements, mais non le temps qui les sépare. La recherche de Mlle Dreyfus s' échelonne sur une

13 - .

E. AJar, La Vie devant soi, p. 170. 24

(29)

",

Temps et structure du récit

soirée et une nuit; la première rencontre entre Nadine et Momo dur~ un après-midi et une soirée. Les périodes élidées entre les événements nous amènent à combler nous-mêmes les moments passés sous silence.

La fréquence narrative joue un rôl~ important quant à la présentation des faits. Nous retrouvons de nombreux passages de l ' .itératif vers le singulatif. Le récit premier, constitué d'événements singulatifs, marque les étapes du développement de l'action principale; alors que le mode itératif décrit la vie quotidienne des héros. Nous nous retrouvons en présence du premier plan et de l'arrière-plan. Cette présentation se rapproche de celle établie par Harald Weinrich dans son essai Le Temps. Dans une analyse, il montre les liens entre ces deux catégories de narration et décrit leurs fonctions. Sa conclusion est particulièrement intéressante: ilL 1 arrière-plan' est certes essentiel, mais précisément en tant qU'arrière-plan. Il concentre sur lui l'intérêt sociologiqu8 mais n'en devient pas pour autant le premier plan du récit. ,,14 Cette di vision s'applique aussi à l'univers romanesque d'ftmile Ajar. Nous avons d'une part les épisodes liés à la présentation du milieu, et d'autre part ceux qui font avancer le héros dans sa quête.

14 H. Weinrich, Le Temps, p. 140. 25

(30)

-Gros-Câlin correspond davantage au récit singulatif. Cousin décrit les changements survenus dans le développement de son python" Chacun des événements marque une étape; cette description s'applique aussi aux rencontres avec les personnages ressources, mais le point de référence demeure l'animal. Nous retrouvons une technique différente dans L'Angoisse du roi Salomon; le récit premier constitué de dénouements inhabituels confère un côté féérique à l'histoire. Pour atténuer cet effet, Émile Ajar établit ici une chronologie plus précise; nous retrouvons davantage de notations temporelles.

Cette structure narrative se retrouve aussi dans la construction des paragraphes. Le narrateur formule un commentaire général (itératif), i l explique son point de vue à l'aide d'un événement précis (singulatif), puis il revient au général

(itératif), comme dans cet extrait de La Vie devant soi: Moi il Y a une chose que je vais vous dire: ça devrait pas exister (l'euthanasie). Je le dis comme je le pense. Je comprendrai jamais pourquoi l'avortement, c'est seulement autorisé pour les jeunes et pas pour les vieux. Moi je trouve que le type en Amérique qui a battu le record du monde comme légume, c'est encore pire que Jésus parce qu'il est resté sur sa croix dix-sept ans et des poussières. Moi je trouve qu'il n'y a pas plus dégueulasse que d'enfoncer la vie de force dans la gorge des gens qui ne feuvent pas se défendre et qui ne veulent plus servir. 5

Ce procédé permet au héros de se justifier. Le but visé est que le narrataire comprenne le point de vue du narrateur pour mieux

15

É. Ajar, La Vie devant soi, p. 259-260. 26

(31)

1

Temps et structure du récit

le suivre dans sa quête. Ajar met une fois de plus en oeuvre les théories développées dans Pour Sganarelle. L'univers romanesque doit présenter une nouvelle vision des choses afin d'étonner son lecteur, pour mieux le surprendre. La reprise de cette technique, utilisée aussi dans la présentation des chapi trcs renfermant des événements hétéroclites, renforce la cohésion de l'oeuvre; les structures tout comme les thèmes, s'interpellent.

Les romans d'Émile Ajar se différencient entre eux dans leur degré d'utilisation du singulatif et de l ' i térat if. si la fréquence narrati ve varie, un point reste le même: la spécification. La plupart du temps, nous retrouvons des précisions temporelles du type: "souvent", "le lendemain"... La détermination demeure aussi dans le vague. Des moments précis ne marquent pas le début et la fin de chaque roman. Bien sûr, il

y

a certains points de référence, quelquefois des dates, mais cela est exceptionnel. Donc les techniques utilisées mettent en relief une dimension de la vie du héros. Même si l'itératif domine dans certains récits, il ne marque pas les temps forts. Dans tous les cas, il faut comparer la fréquence pour voir le contraste recherché par l'auteur.

Au début de chaque oeuvre, nous retrouvons les éléments essentiels pour comprendre la problématique. À l'inverse de Balzac, Ajar opte davantage pour une présentation dynamique où

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peu à peu se dessinent les contours de l'histoire. Ses romans sont caractérist's par des péripéties. Tout s'articule autour d'un fait ou d'une situation. Les narrateurs orientent leur récit en fonction d'un aspect de leurs aventures. Le temps écoulé entre un fait et son compte rendu permet au héros de prendre un recul et lui donne la possibilité de remettre de l'ordre dans ses idées pour organiser le récit selon la signification souhaitée. Malgré cela, le narrateur éprouve de la difficulté à raconter son histoire. La pluralité des causes d'un événement et la linéarité de l ' écr i ture entraînent des problèmes lors de la retranscription des faits. Il s'agit de s'intéresser aux techniques utilisées et de voir leurs influences sur le texte pour en saisir toute l'importance.

Ajar donne à ses personnages un caractère qui explique partiellement les entorses faites au récit. Les narrateurs essaient de respecter la chronologie des événements, mais lorsqu'il y a des événements parallèles, un problème se pose. L'exemple de Cousin est typique: dans un excès de zèle, il interrompt sa description des gens dans l'ascenseur pour nous raconter ce que fai t au même moment Gros-Câlin dans l'appartement. Il y a une hésitation entre une ligne continue et une ligne brisée, mais plus fidèle.

(33)

1

Temps et structure du récit

Cette tension se retrouve aussi à un autre niveau: celui de la présentation du milieu et des autres personnages. Nous retrouvons souvent ce type de remarques: "Je dis 'le roi s~ lomon' sa~s expliquer, mais ça va ven~r, on ne peut pas être partout à la fois. ,,16 Le narrateur préfère poursuivre sa narration et explique plus tard la signif ication de cette express ion. Il Y a hésitation entre la pause et la scène. Au début du récit 1 nous

retrouvons da" lntage de scènes; les ellipses deviennent des promesses et des pro] epses qui nous permettront de comprendre cet uni vers si nous poursuivons notre lecture. Nous avons là un autre moyen utilisé par Ajar pour susciter l'intérêt du lecteur.

Dans chacun des récits, nous retrouvons de nombreuses analepses. Ces passages constituent des moments privilégiés car ils permettent au héros d'exprimer son point de vue. Ces derniers réfèrent à des faits connus, tels l'occupation de la France lors de la Deuxième Guerre mondiale, les camps nazis, la marée noire qui a envahi les côtes de la Bretagne à Id f in des années soixante-dix... Ces retours en arrière présentent souvent ' • .ln personnage secondaire sous un aspect différent et montrent son évolution. Dans Gros-Câlin et La vie devant soi, les anâlepses s~ retrouvent plutôt dans les commentaires tandis que dans L'Angoisse du roi Salomon, il sont davantage dans les dialogues. Nous notons aussi un changement au niveau narratif dans un romani

16 É. Ajar, L'Angoisse du roi Salomon, p. 14.

(34)

(

le héros ne détient plus toutes les ficelles du récit. Il n'est plus le seul à connaître le dénouement de l'histoire, et i l doit recourir aux autres pour découvrir certains éléments dissimulés. Il joue un rôle de charnière entre le présent et le passé. La narration sert d'abord à évacuer le passé, puis à permettre au héros de prendre un nouveau départ.

Les romans se distinguent aussi selon l'ordre choisi par le narrateur pour raconter son histoire. Dans Gros-Câlin, nous avons un récit plutôt Unéaire: cousin part de l'incident le plus ancien, sa renc~ntre avec un python au Maroc, et il poursuit jusqu'à la fin de sa relation avec 1-animal. Il y a une progression malgré les analepses et les digressions. Dans La Vie devant soi, ce cheminement est moins évident. Les anachronies narratives sont plus nombreuses et le lecteur perd plus facilement la notion du temps; il devient difficile d'établir une chrono log ie. Dans Pseudo, nous retrouvons le même procédé, mais cette fois le narrateur avoue brouiller les pistes pour échapper aux journalistes. Finalement dans L'Angoisse du roi Salomon, nous retrouvons toutes ces techniques réunies. Chaque roman a une structure qui reflète ses thèmes.

Les anachronies narratives ont un but similaire. Elles reflètent le caractère saugrenu des personnages décrits. Les nombreux développements en zigzag mettent en relief leur

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Temps et structure du récit

originalité; ils mêlent aussi les fils de la narration. Le lecteur doit lui-même tout remettre en place et dégager un sens à l'ensemble. Ces entorses reposent aussi sur les liens entre récit et temps, que nous allons maintenant étudier.

Les romans d'Émile Ajar se déroulent en quelques mois. En lisant L'Angoisse du roi Salomon, nous en déduisons que sept à huit mois s'écoulent entre le début et la fin de la quête du héros: bien entendu, nous ne tenons pas compte des retours en arrière. certains narrateurs sont plus rigoureux que d'autres. Michel Cousin essaie de respecter l'ordre chronologique, mais sans réussir. Il utilise trois mesures temporelles pour décrjrc un même incident: "des semaines" 17 , "des mois,,18.

,

dans une conversation rapportée, un interlocuteur nous donne une autre indication: "un mois,,19. cet exemple montre bien le flou qui entoure les événements. Dans ces conditions, il faut recourir à d'autres éléments pour en déterminer la durée.

Chacun des récits possède un point de référence qui détermine le temps. Par exemple, Cousin note les moments où Gros-Câlin a une mue. Dans La Vie devant soi, tout tourne autour de l'escalier qui mène à la pension: i l est un obstacle à la

17 É. Ajar, Gros-Câlin, p. 120. 18 Ibid. , p. 121. 19 Ibid. , p. 122. 31

(36)

l

-réunion des personnages ~t symbolise ainsi le temps. Un élément lié au sujet sert de sablier; chaque roman possède un référent et donc son propre rythme, tout comme le sujet détermine la démarche suivie.

si l'action se déroule en Flusieurs mois, seules quelques durées de cette période sont rapportées. Il Y a une focalisation sur certains épisodes. À la première lecture, ceux-ci paraissent moins importants parce que répartis sur plusie~rs chapitres. Ainsi le rythme semble toujours le même, c'est-à-dire une récapitulation de petits faits. En établissant un répertoire des chapitres et de leur longueur, nous constatons que ceux-ci sont plus longs, entre dix et trente pages plutôt que de cinq à huit, et intercalés entre de brefs chapitres. Ces passages occupent jusqu'au tiers du récit. Cette technique donne l'impression que le hl§ros affronte plusieurs obstacles alors qu'il s'agit toujours du même.

Ces chapitres longs possèdent la même structure que les plus courts; ils récapitulent plusieurs incidents. Nous avons l'impression que le héros est bousculé par le temps. Il court dl un endroit à l'autre à la recherche d'une solution à son problème. Ces passages montrent le héros en interaction avec le monde extérieur. Il n'est plus seulement un observateur, mais également un acteur. Ces moments coïncident avec un

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Temps et structure du récit

accroissement de la tension romanesque: l'arrivée d'un nouveau personnage vient bouleverser les règles et donner un nouvel élan au récit. Nous pensons aux rencontres entre Mohammed et Nadine, et à celles de Cousin et des personnes ressources, le Père Joseph, le Professeur Tsourès et Monsieur parisi.

Ces chapitres diffèrent quant à la durée (temps dc l'histoire comparé à celui du récit): alors que ceux d'une longueur moyenne se rapprochent davantage du sommaire et de l'anecdote, les plus longs renferment beaucoup plus de scènes. Ces passages corres{:ondent aux temps forts parce qu' i l Y a confrontation entre personnages.

L'ellipse joue un rôle important dans la cohésion temporelle. La période élidée s'intègre au récit par des expressions vagues: "quelques jours plus tard", "depuis quelques jours", "un jour" ... Nous restons dans l'imprécision; ainsi il n' y a pas de démarcations dans le texte. Une impress i on de continuité persiste, bien que de longs moments soie~t passés sous silence. Il s'agit d'une opération de camouflage; seules les aventures racontées influencent le héros dans sa quête.

Comment concevoir le temps et quelle signification a-t-il dans cet univers romanesque? Les Études sur le temps humain de

1

Georges Poulet nous apportent un élément de réponse:

(38)

.,.

,

vivre, c'est d'abord appréhender l'actuel. Le temps humain ne précède pas l'homme, il est au contraire la conséquence même de la façon dont l ' homme choisit de se v l vre. lIen résulte que tout commence par une expérience et plr la conscience de cette expérience; comme tout se continue, se couronne et SI achève par une

transformation de cette expérience, qui, si complexe qu'elle puisse être, correspond touj ours rigoureusement

à la transformation de moments isolés en une durée

h~ t 20

ço eren e.

Cet extrait aborde deux points intéressants. Tout d'abord, la notion d' "expérience" qui correspond au vécu des personnages d'Ajar; chaque roman montre leur passage à une nouvelle étape: Cous in abandonne son python pour s'intéresser à une montre 1 Mohammed perd Madame Rosa et trouve une famille d'adoption, Ajar-narrateur s'accepte et Jean trouve le bonheur. Les romans mettent en relief cette période de transformation, de transition. Nous retrouvons aussi ces "moments isolés" qui récapitulent les périodes de changements. En les reliant, entre eux, nous retrouvons les étapes importantes du cheminement du personnage. Il faut considérer toutes ces unités dans la perspective d'un ensemble plus vaste: trouver la signification de l'instant dans l'ensemble de la durée pour dégager les thèmes. Mais que signifie cette conception du temps de l'univers d'Ajar?

Une expression employée dans le second roman d'Émile Ajar ouvre une piste: "tu as toute la vie devant toi." (Il ne faut pas penser ici au titre choisi par l'éditeur alors que Romain Gary

20 G. Poulet, Le Point de départ, p. 39.

(39)

Temps et

structure

du

récit

avai t intitulé son livre La Tendresse des pierres et s' éta i ~ souvenu au dernier moment que ce titre apparaissait dans Adieu Gary Cooper!.) Ces mots prononcés par le docteur Katz ne provoquent pas la réaction attendue chez Mohammed qui pense alors: "Il cherchait à me faire peur, ce salaud-là, ou quoi? J'ai toujours remarqué que les vieux disent 'tu es jeune, tu 05

toute la vie devant toi', avec un bon sourire, comme si cela leur faisait plaisir.,,21 L'avenir est angoissant parce que ]e

personnage ne sait pas ce qui l'attend. Pour Mohammed, le futur signif ie de nouvelles diff icul tés à affronter, de nouvel] es expériences à vivre.

Nous retrouvons dans ce roman d'autres indications, comme cette remarque:

Monsieur Hamil m'avait souvent dit que le temps vient lentement du désert avec ses caravanes de chameaux ct qu'il n'était pas pressé car i l transportait l'éternité. Mais c'est toujours plus joli quand on le raconte que lorsqu'on le regarde sur le visage d'une vieille personne qui se fait voler chaque jour un peu plus et si vous voulez mon avis, le te~s, c'est du côté des voleurs qu'il faut le chercher.

Mohammed oppose la beauté de la métaphore à la réalité. L'humain ne peut arrêter l'action dl' _~mps. Dans ce rapport de force, il se sait perdant: la mort l'attend au bout. Dès le début, le compte à rebours est commencé. Le vieillissement constitue un

21 É. Ajar, La Vie devant soi, p. 130. 22 Ibid., p. 155.

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vol parce que les facultés de l'individu se détériorent. Nous nous souviendrons qu'au début de La Vie devant soi, Monsieur Hamil est heureux parce qu'il lui reste peu de temps à vivre, et donc i l n'oubliera pas son premier amour, Djamila. Ses désirs ne sont pas exaucés, puisqu'à la fin, i l sombre dans la sénilité. Donc le temps dépouille les personnages et les rend vulnérables.

Cette conception du temps se retrouve aussi dans les autres oeuvres d'Émile Ajar, mais avec quelques nuances. Dans L'Angoisse du roi Salomon, une autre dimension s'ajoute, comme le note Henri Freyburger: "De ce roman sur la vieillesse se dégage donc une prise de conscience non de la mort mais de la vie. Alors qu'il pourrai t entrer dans le temps des grands abandons, Salomon redonne un sens à son existence, révélant ainsi sa combativité, sa résolution 'à ne pas se laisser désagréger'. ,,23 Ce personnage refuse d' accepter le vieillissement et i l ne croit pas à sa fin prochaine: à quatre-vingt-quatre ans, il consulte une voyante pour connaître son avenir. Par contre les jeunes ne peuvent oublier l'âge de Monsieur Salomon et pensent continuellement à

sa mort.

Émile Ajar apporte des nuances à cette conception; elle devient moins négative. Dans L'Angoisse du roi Salomon, les

23 ~

H. Freyburger, "Emile Ajar, L'Angoisse du roi Salomon", p. 973.

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Temps et structure du récit

agissements de Jean et ses amis reflètent l'idée que se font les gens de la vieillesse. Salomon se démarque par son refus d'entrer dans la norme. Nous notons ici un constant désir de nier le temps et ses effets. Un exemple qui se retrouve dans chacun des quatre romans explicite cette volonté des personnages: le film passé à l'envers. C'est un moyen pour retrouver un bonheur perdu. Ce procédé, chacun le sait artificiel, ma is tous acceptent de continuer leur quête malgré ce sentiment de perte.

D'autres éléments enrichissent la dimension temporelle dans ces oeuvres et font partie du langage. Dans les romans, plusieurs expressions passent d'un personnage secondaire au héros. Cette technique se retrouve surtout dans La Vie devant soi. Dans un premier temps, Mohammed retranscrit les remarques des autres personnages sous la forme "Madame Rosa disait que ... ", "Monsieur Waloumba dit que ... ". Ces débuts de phrases se retrouvent jusqu'à quatre fois dans un même paragraphe. Dans ce cas, Mohammed répète les propos des autres. Dans un second temps, i l

les intègre tout en donnant la référence; puis finalement i l les intègre dans son propre langage, ce qui crée souvent des situations cocasses. Le garçon de quatorze ans dit: "Des fois je sens que la vie, c'est pas ça, c'est pas ça du tout, croyez-en ma vieille expéricroyez-ence. ,,24 Cette expression se retrouve au début dans les propos de Monsieur Hami1i mais à la fin du récit,

24 É. Ajar, La Vie devant soi, p. 204. 37

(42)

\

elle appartient à Mohammed. Nous avons l'impression que le héros vieillit tout en nous racontant son histoire. Cette technique montre une progression dans la narration. Le langage marque aussi le temps et remplace une structure plus traditionelle.

Chez Ajar, les personnages sont en quête d'eux-mêmes. Ils explorent plusieurs voies avant de trouver la bonne. Lukacs explique cette caractéristique de l'univers romanesque dalls son essai La Théorie du roman:

( ••. ) ni les fins ni les voies ne peuvent être immédiatement données ou que, lorsqu 1 elles sont données

sur un mode psychologique immédiat et inébranlable, loin de constituer un savoir évident portant sur des corrélations réelles ou sur des nécessités éthiques, elles ne sont des faits psychiques sans correspondant nécessaire, ni dans le monde des objets ni dans celui des normes. 25

Donc, même si certains narrateurs donnent des indices sur la fin, nous ne devons pas nous y fier totalement parce que ces annotations n'ont pas nécessairement l'importance que nous croyons dans l' histoire. Les nombreuses adresses au lecteur semblent annoncer un dénouement donné alors que ce sont de fausses pistes. Nous pensons entre autres au moment où Mohammed avoue ne pas avoir retrouvé sa mère alors que sa recherche est celle de l'amour, qui inclut aussi l'amour maternel.

25 G. Lukacs, La Théorie du roman, p. 54. 38

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Temps et structure du récit

L'emploi de ce procédé trouve une explication dans la défini tion du roman que donne Romain Gary dans son essai Pour sganarelle:

J ' arri ve ainsi à trois conceptions du roman que je voudrais combiner dans un roman total: Uli, le roman où

l'imagination picaresque s'exerce vers l 1 aventure

intérieure, vers les péripéties intérieures du psychisme, où le romancier imagine l'introspection: deux, le roman où l'imagination est plus libérée vers l'extérieur, dans les rapports de l'histoire de l'individu avec l'Histoire, dans un infini de formes et de péripéties, de personnages et d' i denti tés; trois, le roman de la littérature, où le langage est ~tploré

par l'imagination comme un monde en soi ( ... ).

La réunion de ces trois cat'actéristiques permet à l'auteur de jouer sur un ou plusieurs p.Lans à la fois pour que le destinataire oublie, pour un moment, les autres. Au début de la narration, nous nous laissons happer par les événements extérieurs et le langage des narrateurs qui ont une fonction d'artifice. Pourtant, dans chacune des oeuvres, la question-clé est posée dès le début, mais nous l'oublions à cause des nombreux éléments présents. Tout à la fin, le narrateur revient sur ses pas et i l Y répond.

Lire un roman d'Ajar implique un déchiffrement à plusieurs niveaux. En étudiant toutes les pistes, nous voyons qu'elles mènent vers une même fin. Prenons l'exemple de Mohammed. Au début, i l pose cette question à Monsieur Hamil: "Peut-on vivre

26 R. Gary, Pour Sganarelle, p. 144-145.

(44)

(

sans amour?,,27 Chacune des aventures de Mohammed apporte un élément de conclusion. À la fin, le héros trouve une réponse qui n'est pas celle que lui a donnée son ami au début de sa recherche. Cette découverte coïncide aussi avec la découverte de soi, et donc il trouve sa voieo

Chez tmile Ajar, le roman correspond à un processus où le héros se découvre en même temps qu'il fait un apprentissage de la vie. Il s'agit aussi d'une recherche de certaines "valeurs authentiques sur un mode dégradén •• ,,28 Même si Romain Gary a rejeté cette définition de la quête dans Pour Sganarelle, i l n'en reste pas moins qu'une partie de l'étude de Lukacs et celle de Goldmann est pertinente dans la mesure où elle explique le comportement de plusieurs personnages d'Ajar. En outre, cet extrait de Lukacs se rapproche de la conception romanesque de Romain Gary:

Le roman est la forme de l'aventure, celle qui convient à la valeur propre de l'intériorité; le contenu en est 1 'histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se connaître, cherche des aventures pour s'éprouver en e Iles et, par cette pl!euve, donne sa mesure et découvre sa propre essence. 9

Donc, pour rester f idèle à la conception de Gary, il faut appliquer à ses oeuvres certaines théories, mais avec nuances.

27

t.

Ajar, La Vie devant soi, p. 11. 28

L. Goldmann, Pour une sociologie du roman, p. 35. 29 G. Lukacs, La Théorie du roman,

p.

85.

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"

1

Temps et structure du récit

J ... es dénouements dE::: la quête ouvrent la voie à de nouvelles aventures. Nous pouvons vraiment parler ici de personnages en devenir. Le récit est la retranscription de moments privilégiés dans leur cheminement.

Une uni té se dégage de l'ensemble de l'oeuvre 1 et c'est sans

doute dû à la composition même des romans. Le retour de certains thèmes, de la structure temporelle, et le refus de la norme nous amènent à voir une sui te entre les romans. Plusieurs critiques perçoivent une continuité entre La Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon; chacun des héros est un peu le prolongement du précédent. Le refus d'Ajar d'enfermer ses protagonistes dans des normes resserre les liens de son univers romanesque.

Un autre élément découle du caractère des personnages: la fin. Les aventures rocambolesques brouillent les pistes, tout comme la structure temporelle. Ajar se rapproche des conteurs et des troubadours; i l se veut avant tout un illusionniste et pour cela, i l dissimule les ficelles de son récit.

Comme nous l'avons vu, les narrateurs sont là pour nous enjôler. Leurs nombreuses interpellations tentent de nous faire oublier l'aspect scriptural et les ficelles du texte. Chaque roman a une structure qui reflète ses thèmes. Les entorses reposent sur les liens entre récit et temps. Chaque roman possède un référent et donc son propre rythme, tout comme le sujet

41

i

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détermine la démarche sui vie. Dans chacune des oeuvres, la question-clé est posée dès le début, mais nous l'oublions à cause des nombreux éléments présents. À la fin, le héros trouve une réponse qui coïncide aussi avec la découverte de soi; il trouve alors sa voie. Le récit est la retranscription des moments privilégiés de son cheminement. Maintenant que nous comprenons mieux les structures de l ' univers romanesque d'Émile Ajar, étudions ] e mi lieu dans lequel les personnages évoluent: la société.

(47)

..

CHAPITRE II LA SOCIÉTÉ

(48)

recherche du héros; elle s'insère dans ses réflexions. En réunissant certains éléments du discours, nous saisirons mleux leur portée mais aussi leurs fonctions. Tout comme dans la première partie, nous verrons que les di vers ni veaux se recoupent: certains thèmes trouvent des correspondances dans la structure même de l'oeuvre. Cette particularité découle du fait que les di vers récits correspondent à une recherche spirituelle et sociale des narrateurs.

À l'aide des commentaires des personnages, nous déterminerons les caractéristiques et les valeurs promues dans la société d'Émile Ajar. Nous étudierons ainsi trois points principaux; tout d'abord, les caractéristiques de la société; sa symbolisation et sa signification; puis la réaction des héros face à la société. Ainsi nous comprendrons mieux leur cheminement.

Chez Ajar, nous ne retrouvons pas une analyse de la société, mais une présentation des lieux et des règles établies qui s'insère dans les propos des protagonistes. Le rôle des

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