CLOTURE DES JOURNEES ET CONCLUSIONS:
SCIENCES, TECHNIQUES ET IMAGINAIRE
Jean·Louis MARTINAND L.I.R.E.S.T., Université Paris-Sud
Avec la fin de ce dernier après-midi d'exposés, spectacles et discussions, d'échanges animés, voici maintenant quelques mots de conclusion.
1.Sciences, Techniques et Imaginaire, le thème a dû paraître provocateur pour ceux qui ne voient dans les didacticiens que les gardiens prétentieux de l'orthodoxie des disciplines et de l'ennui scolaire ; ils se sont étonnés de notre incursion aventureuse en des terres inhabituelles.
Certes, nous contestons ainsi l'annexion de l'imaginaire au nom d'une culture à laquelle l'école, et donc la didactique, devraient être par nature étrangères; car la didactique, qui s'intéresse aux processus d'offre et d'appropriation du savoir, en privilégiant le point de vue des contenus, n'a aucune raison de se limiter aux situations "fonnelles" et closes de l'enseignement.
Mais nous ne voulons rien annexer, et n'avançons pas en conquérants barbares et dévastateurs. Ce n'est d'ailleurs pas sans hésitation que ce sujet proposé ilya plus de deux ans a été accepté.
TI y avait des risques. Il fallait en effet renouveler les formes, donner plus de place aux échanges, favoriser l'expression; et les spectacles du soir n'ont pas été seulement des motifs de divertissement, plus ou moins complaisant, mais d'abord des appels à réflexion profonde dans un plaisir partagé.TIYavait un pari, tenté et je crois gagné.
2. Dans cene excursion de trois jours plus ou moins programmée à travers quelques aspects de "la vie, des oeuvres et de la formation de l'imaginaire" dans ses rapports avec les sciences et techniques, il est intéressant de noter que personne n'a osé proposer de définition, pour se rabattre sur quelques distinctions et comparaisons. Il est vrai qu'il est difficile d'enfenner l'imaginaire dans une définition, sans que celle-ci n'apparaisse aussitôt comme incertaine et provisoire.
Cela ne nous a pas empêché d'avancer, et au-delà d'une certaine jubilation dont beaucoup ont A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et C. SOUCHON, Actes JIES XII, 1990
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témoigné, on a vu émerger quelques idées qui tracent des directions renouvelées d'intérêt.Jeveux seulement évoquer à cet instant les questions:
- des relations de l'imaginaire aux bases de la personnalité, avec ses processus en partie inconscients de formation et de maintien.
- des relations avec les mythes anciens ou contemporains, dont nombre de connaissances scientifiques sont à certains égards des figures nouvelles et paradoxales.
- des propositions pour faire place, beaucoup plus de place, à l'imaginaire etàson dévelop-pement dans l'éducation et la culture scientifiques et industrielles. Fiction-figuration, fiction-fantasme, fiction-transfiguration, autant de modalités pour stimuler et alimenter,
au-delà de l'étonnement, le questionnement, l'invention et la découverte.
3. Ces XIIèmes Journées ont aussi leurs lacunes. Il est très regrettable qu'à cause de défections de dernière heure, la place occupée par l'invention technique ait été si faible. Ainsi, avons nous manqué d'aliments pour réfléchir aux matériaux, aux sources, aux cadres sociaux, aux stratégies, aux procédés de dissociation et de construction qui se cristallisent dans les projets de l'ingénieur et les ouvrages du technicien. Pour une part, nous avons dû passer à côté des "pouvoirs du rêve".
4. C'est bien comme didacticiens des sciences et des techniques, que nous nous intéressons à l'imaginaire; carilest d'abord cette capacité de se projeter dans le possible, d'aller au-delà du familier, et donc:
de poser des questions. . de faire jouer des analogies. . de construire des modèles.
Il y a longtemps que les recherches didactiques sur les conceptions et les inférences ont frôlé et même affronté le monde de l'imaginaire, de ses élaborations individuelles comme de ses stéréotypes sociaux. En physique et en biologie, les publications sont même fort nombreuses, et on peut espérer que la chimie, les sciences de la terre et de l'univers, les techniques et la technologie susciteront aussi des travaux originaux.
Progressivement libérés des jugements
a priori
sur le vrai et le faux de scientifiques trop dédaigneux des idées des autres, nous savons mieux maintenant penser à la fois les valeurs d'appui et d'obstacle de ce que nous désignions il n'y a pas si longtemps comme erreurs ou "misconceptions". Peu à peu ont été dégagés des grands types d'organisation et de fonctionnement des connaissances, intermédiaires entre des structures logiques sans contenu et des représentations de choses: primitives phénoménologiques de Di Sessa, raisonnement linéaire causal de Vi'ennol.Mais, nous sommes encore loin de ce que doit nous amener à mettre à jour une prise en compte plus sérieuse de toutes les dimensions de l'imaginaire. Pour ne prendre qu'un exemple, pourquoi continuons-nous à nous intéresser plus aux réponses, au risque de les prendre pour des productions définitives, et moins aux questions, aux capacités de questionnement, qui sont la vraie marque d'accès au concept ou au modèle, et donc le critère d'un progrès de la pensée, dans son dynamisme?
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s.
Cest qu'il nous faut sûrement faire effort pour aller plus loin. Je me bornerai ici àquelques remarques et suggestions.5.1.Dans un article du premier numéro desCahiers de l'imaginaire,consacrés à l'imaginaire dans les sciences et les arts, Raymond Ledrut propose de distinguer nettement imaginé, correspondant à l'activité imageante, et imaginaire (modèles d'imaginés) correspondant à l'activité imaginante. Cest un appelàconcevoir et réaliser des activités d'apprentissage sur deux niveaux;iln'est pas besoin d'insister sur l'importance que cela peut avoir, dans une perspective développementale, pour ceux qui veulent un enseignement de la modélisation, et pas seulement une appropriation de modèles.
5.2. Les rapports du rationnel et de l'irrationnel, en tout cas du non-rationnel, sont l'objet d'un vieux débat au coeur de l'éducation scientifique. Certains ont insisté ici-même sur cette spécificité de la science d'être une conquête au profit du rationnel, conquête qui s'affirme par le formalisme et la preuve ; et la technique contemporaine apparaît comme la concrétisation de cette conquête de la puissance par le rationnel. On peut s'imaginer alors que le domaine de l'irrationnel s'amenuise continûment.
Mais c'est avoir une vision bien réductrice.Carla science ne saisit pas tout dans ses mets, et ce qui lui échappe sur le front de la recherche et de la rationalité, n'en devient que plus "irrationnel", au moinspourun moment. Paradoxalement, par sa conquête partielle sur l'irrationnel, la science peut aussi le renforcer localement. Je n'ai pas le temps d'illustrer ici par des exemples dans tous les domaines de la physiques, de la biologie, de la médecine,...ou de la pédagogie. Mais cela doit nous interroger, en tant qu'enseignants ou médiateurs. Nous avons parléunpeu de mythes, et très peu de magie ; or nous ne sommes pas sans responsabilité dans le développement de l'irrationalisme, au coeur même des processus d'apprentissage ou d'information dont nous avons la charge.
S.3.Je ne pense pas qu'on gagne quoi que ce soit à masquer les différences entre sciences et arts. Si le mot rigueur parle aussi bien aux artistes qu'aux scientifiques, leur pratique et leur "morale" à son égard ne sont pas superposables. Par contre, le thème de l'imaginaire attire l'attention sur la communauté de certaines sources d'invention, et sur le fait déjà fortement signalé par Henri Wallon que la capacité de revenir à ces sources, de retourner par instant, en tant qu'adulte instruit, à un mode de pensée syncrétique, est une condition nécessaire de créativité. C'est en ce sens qu'art et science peuvent se prêter appui mutuel; il était utile que les projections du dernier exposé nous en rende témoignage, du côté des artistes.
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