ABSTRACT
En nous basant sur un corpus constitué de récits de la Comtesse de Ségur, publiés aux Editions Jean-Jacques Pauvert, nous tenterons une étude sémiotique et idéologique de s es romans.
Il s'agira, pour commencer, d'une analyse formelle, inspirée de celles de Vladimir Propp et de Claude Bremond. Puis, nous mettrons en évidence les situations empiriques et recurrentes, auxquelles nous joindrons, dans une troisième p~te, une analyse des actants et des rôles sociaUx. C'est
alors que dans un quatrième temps, nous dégagerons l'idéologie qui sous-tend le monde "ségurien". Et nous décrirons, dans
la dernière phase de ce travail, les tech~iques narratives. Cette démarche veut montrer l'interaction entre les motifs idéologiques de la Comtesse de Segur, et par là-même, de la haute bourgeoisie, en matière d'éducation et de morale, et l'analyse fonctionnelle, actantielle et narrative des récits. Un dechiffrement deT' idéologie dans un corpus paralittéraire.
LAC 0 M TES S E DES E G UR,
ROMANCIERE ET IDEOLOGUE
A thesis submitted to the
Facu1ty of Graduate Studies and Research, McGi11 University
in partial fu1fi1ment of the requirements for the Degree of
Mas ter of Arts.
Department of French Language and Literature
@
Suzy Cohen 19'72Suzy COHEN May' 1972.
CHAMP DE RECHERCHE ET METHODE
En nous basant sur tm corpus constitué de récits de la Comtesse de Ségur, publiés aux Editions Jean-Jacques Pauvert, nous tenterons tme étude sémiotique et idéologique de ses romans.
Il s'agira, pour commencer, d'une analyse formelle, inspirée de celle de Vladimir Propp, développée dans son ouvrage intitulé Morphologie du conte, et s'appliquant à des messages narratifs, en l'occurrence dans notre propos, à l'ensemble des neuf récits suivants:
- Les Malheurs de Sophie - Les Petites Filles modèles - Les Vacances
- Les Mémoires d'un âne - Pauvre Blaise
-2-- Le Général Dourakine - Un Bon Petit Diable - La Fortune de Gaspard
De ceci, nous tirerons une analyse fonctionnelle(l) qui consiste a priori à relever les unités narratives cardinales, à extraire des variables les invariants fondamentaux et à donner les lois des enchaînements et des transformations de ces fonctions:
Ce qui compte c'est de savoir ce què fait un personnage, quelle fonction il remplit; quant à la question de savoir par qui la chose est faite, quels moyens cet aglEmt utilise pour la faire, et dans quelle intention il la fait, elle tombe, nous dit Propp, 2 dans le domaine de l'étude accessoire. ( )
Mais comme nous découvrirons que l'ensemble du récit est composé de sous-récits, que leur narration est "stéréophonique" et non linéaire comme celle des contes, nous devrons aussi nous servir des recherches de Claude Bremond, pour approfondir cette approche.
Puis, nous mettrons en évidence les situations empiriques et récurrentes, auxquelles nous joindrons, dans une troisième partie, une analyse des actants et des rôles sociaux.
(1) Vladimir Propp, MOrphologie du conte (Paris: Le Seuil, 1965), p. 29.
-3-C'est alors que dans un quatrième temps nous dégagerons l'idéologie qui sous-tend le monde "ségurien".
Enfin, toute étude sémiologique de récits peut être divisée en deux secteurs:
1. les lois qui régissent l'univers de ce qui nous est raconté
2. la narration.
Comme la première partie aura déjà été étudiée, il ne nous restera plus, dans la dernière phase de ce travail, qu'à décrire les teChniques narratives.
Cette démarChe veut montrer l'interaction entre les motifs idéo~ogiques de la Comtesse de Ségur, et par là-même, de la haute bourgeoisie, en matière d'éducation et de morale, et
l'analyse fonctionnelle, actantielle et narrative des récits. Un déChiffrement de l'idéologie dans un corpus paralittéraire.
Nous avons mis en annexe des resumes des récits de la Comtesse de Ségur, pour faciliter la lecture du premier chapitre.
ŒIAPITRE PREMIER
ANALYSE FONCTIONNELLE
Nous nous proposons de relever les fonctions distribu-tionnelles, de tirer des variables les invariants fondamen-taux et de montrer leurs enChaînements et leurs transformations.
Les récits de la Comtesse de Ségur s'ouvrent tous sur un déséquilibre; manque ou méfait auquel d'autres fonctions viennent s'ajouter, lesquelles relancent l'action. Il arrive
aussi que des mécanismes de transformation s'intègrent eux aussi au déroulement de l'action. Mais tme séquence apparaît toujours: l'épreuve, offensive du mal. Alors, le héros prend
le dessus, l'initiative lui appartient désormais et il finira par triompher.
Du malheur, on s'aChemine vers le bonheur. Nous assistons toujours à un processus d'amélioration; à un état initial déficient correspond un obstacle qui évidemment contrarie le processus d'amélioration. Mais invariablement le conflit sera
-6-surmonté au cours du développement de l'intrigue. (1)
schématisation d'une élimination graduelle de l'obstacle due aux moyens mis en oeuvre:
amélioration à obtenir
1
l
obstacle à éliminerl
moyens virtuels1
actualisation de ces moyensl
succès --_). récompense.C'est au cours du développement de l'action que peuvent intervenir d'autres séquences: (2)
(1) intrigue: "ensemble des fonctions" (la fonction étant l'uni té de base, l'atome narratif). Claude Bremond, "La Logique des possibles narratifs", Communications no 8, 1966, p. 60. (2) "Elles peuvent être, selon le désir du narrateur, maintenues
-7-1. modalités et conséquences d'alliance 2. modalités et conséquences d'entreprise de
luttes avec des adversaires.
Au schéma d'amélioration correspond celui de la dégra-dation, la récompense a pour corollaire la punition, si l'on se place dans le camp de l'agresseur.
On se trouve donc avec les récits de la Comtesse devant un petit nombre de fonctions de base. Leurs variations ont
donné les structures suivantes:
Nous pouvons prendre par exemple, pour commencer, Les Petites Filles modèles. (schéma page suivante)
Les épisodes intitulés: "Camille punie", "Les Hérissons", "Poires volées", "La poupée mouillée" peuvent être les uns
après les autres, schématisés selon le modèle décrit à la page suivante. C'est après. ces séquences que se développe
un processus de transformation à la suite de la séquence:
dépendance
/
éloignement hérofne confiéedu mauvais du mauvais à l'éducateur
éducateur éducateur capable.
correspondant à la visite au château de Madame Fichini, la belle-mère de Sophie, à l'annonce de son départ pour l'Italie, et au fait que Sophie désormais habitera au château de
\ fai t à rétribuer ~ processus rébributeur
1
compassion, auto-punition compréhens ionintroduction d'un [ mmque
exempZes:
élément problématique Zes fraises de cami 'l le ou les hérissons
méfait 'les poires
- 'la poupée
avertissements soit
j j
1
-
des grandes personnes - des enfants euz-mêmes - aonventions soaia'lesréPonr.e immédiate "p sitive" des petites filles
odèles réponse immédiate "négati ve" de Sophie fait à redresser
j
processus de redressement'JI
punition
-9-C'est alors que les mêmes schémas se reproduisent pour les ch api tres : "Sophie mange du Cassis", "Le Cabinet de péni tence", "Sophie veut exercer la charité", ou encore "La Partie d'âne", mais les-résultats sont différents. La dernière partie du schema se trouve alors formulée de la façon suivante:
pour les petites filles modèles
l
pardon, amitié grandissante affection
pour Sophie
regrets, repentir auto-punition
Dans Les Mémoires d'un âne, les séquences s'enchaînent suivant le modèle:
l - MAUVAIS MArTRES
~eunesse, esprit de vengeîPce
INTE'RDICTION
1ÎIOLATION
1(de IZa fenrriè:r>e) (fai.:r>e torribe:r>' p:r>ovisions)
(mange:r> le aontenu du panie:r»
1
POURS~ITE
(paX' ses anciens matt:r>es et
1 leU:!'s ahiens)
II - NOUVEAUX MAITRES
:Cmais les parents de fauline ne l'aiment pas
l ,
(bons moments
EPREUVE
avea Pauline) (l'inaendie du ahâteau
et de l'éaurie) 1
ELOIGNEMENT
(C1p:r>ès la mo:r>t de Pauline)
,
III -:BONS MAITRES
Ivers la vieillesse,
Ivers la sagessi. èt la tolérance.
(:r>enaont:r>e de
EPREUVE
REHABILITATION
Jacques, sa soeU:!' (l'affai:r>e (aX':r>ête des voleu:r>s)
et sa g:r>and-mè:r>e) d'Auguste et (sauve Auguste de la
ses suites) : noyade)
L _ _ ~_ ______ sa _'\T~e__ _ _ _ _
'>
tend ver:;_l_eu bo~eur: ...
equi lfore dans 7
déséquilibre dans ascension sa vieillesse
Quant au Bon Petit diable, le schéma est essentiellement topologique, avec une origine, un moment neutre et une fin:
Q)
'f:l
Q) .-t.g
:s
encore quelques méchancetés notamment envers le chato
déséquilibre l - chez la mère Mac'Miche (milieu mauvais) conflit/vengeance(coup
depoing
)
(lui fait
peu~) ' \ . .
(veut
mett~ele feu)
II -à
la Pension(utilise les fées )
Old Nick(et les
viscè~s) (milieu mauvais)(subtilise u n e )
,
,
lett~e)confllt/tromperle-,
--
.
-
-
_
...
,'"
-.
-mais ql.telques bons traits rœe
(l'homme
noi~)
(mo~tdu chat
)
( vol
dela cloche)
(les
enfe~eà la )
(cavej les colle à)
(leu~
siège
)
...
-
-
-
-_
...
-
...
-
...
-lieu du conflit: Charles Mac' Lance
1
t
~
JII -
chez Marianneet Juliette (milieu favorable) conflit/bon mouvement, bonté
(s'occupe de
Mac'~chemalade)
sagesse) évolution psychologique ---~)~ tend vers le mérite, la charité
~
ascension
Nous avons porté en ordonnée, l'intensité de diablerie et en abscisse la chronologie. cheminement, il s'effectue en diagonale.
équiliore , Quant au
-12-Avec la Fortune de Gaspard, le même sChéma est reproduit. Nous assistons ainsi à l'ascension de Gaspard à la fortune, à
la réussite financière, à son ascension sociale, à son a.ccession à une classe supérieure:
1. une situation initiale défavorable par rapport au but fixé (milieu paysan, inculte, petite fortune)
2. éloignement de ce milieu (Gaspard va à la ville chez M. Féréor)
3. moyens utilisés pour réaliser son projet: - des valeurs comme:
- le travail qui poussées - la vérité à l'extrême - l'honnêteté deviennent
des !Iloyens peu louables permettant:
Mais des transformations ont lieu:
a) d'évincer ses ennemis
b) de réussir.
1. l'avare Féréor est touChé par l'attitude de Gaspard
2. Gaspard,qui croyait trouver le bonheur avec la fortune, ne le trouve pas.
-13-C'est alors que s'ouvre une nouvelle séquence: Pour des raisons économiques, Gaspard se marie avec Mina (la fille de Frtllichein, leur concurrent direct).
D'où naissance d'une tangente, qui fait dévier le schéma. premier: Gaspard découvre le bonheur, là où il ne pensait
pas le trouver.
Mina devient le nouveau moteur de l'action. Elle transforme:
1. Féréor ) découverte de
)
2. Gaspard ) la gentillesse, de la
)
3. les gens autour d'eux) pitié, de la charité et de la reconnaissance. Accession à l'équilibre et au bonheur.
Il arrive que ce soit un processus de dégradation qui est déclenché, par exemple dans Les Malheurs de Sophie. Ici au contraire, le milieu est favorable, il y a manque mais celui-ci ,est interne au personnage: Sophie manque de qualités (elle est désobéissante, elle n'écoute pas les conseils, elle est
étourdie, coquette, gourmande, colère, voleuse, menteuse, cruelle • . . ). Le récit des Malheurs de Sophie n'est qu'une suite de mauvaises actions punies. Ses différentes mésaventures relèvent toutes du même schéma et peuvent être représentées par
-14-d'après les neuf épisodes: "Les Petits Poissons ':, "Le Pain des chevaux", "La Crème" et le "pain chaud", le "thé", "les loups", "la joue écorchée", "les fruits confits", "la boîte à ouvrage" et "l'âne".
Les séquences sont ternaires:
(1) avertissement
l
(2) transgression!
(3) faute conunisel
(1) manoeuvre de tromperie, (2)t
mensonge (1)1
duperie (3) (2) démasquage~
(3) vérité rétablie échec de 1 a tromperie (1)
}
action justicière (2)
!
-15-Cependant, le schema precedent est incomplet, car le processus d'amelfuoration existe; ce" livre
a une suite,
Les Petites Filles modèles:Si vous desirez savoir ce que devient Sophie, demandez à vos mamans de vous faire lire Les Petites Filles modèles, où-VOus retrouverez Sophie. (1)
(1) La Comtesse de Segur, Les Malheurs de Sophie (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 221.
-16-Un récit comme Pauvre Blaise possède la structure des romans de l'erreur judiciaire:
Dans ce récit, le personnage principal est la victime. Ses souffrances nous sont très longuement décrites, pendant plus de la moitié du livre. On persécute un innocent, il est
condamné pour des actions qu'il n'a pas commises. C'est le développement d'une longue disculpation qui est le sujet de ce récit. L'aut~ur dévoile peu à peu aux personnages-inculpa-teurs, les indices de l'innocence de Blaise, alors que les faits montraient le contraire:
Prenons, par exemple, la rencontre du Comte et d'Anfry après l'épisode de la mare aux sangsues: (1)
Pardon, Monsieur le Comte; entendons-nous. Blaise a donné ses vêtements à M. Jules, qui grelottait dans 'les siens tout trempés, lorsque, l'entendant crier, il est venu. à son secours; mais ils étaient si peu ensemble, que M. Jules a été du côté de la mare aux sangsues pour le cherCher.
M. de Trénilly
C'est votre vaurien de fils qui vous a conté cela et vous le croyez, en père faible que vous êtes ?
Anfry (avec émotion)
Pardon, M. le Comte, vous êtes le maître
-17-et je suis le serviteur, -17-et je ne puis
répondre comme je le ferais
àmon égal,
pour justifier mon fils; mais je puis
s ans manquer au respect que je dois à
Monsieur le Comte, protester que Blaise
est innocent des accusations fausses
que M. Jules a portées contre lui.
M. de Trenilly (avec colère)
C'est-à-dire que Jules
àmenti ?
Anfry (avec calme)
Je le crains, Monsieur le Comte
,le
récit franc et ferme d' Anfry
fit impression sur M. de Trénilly, qui
commença lui-même à douter de la verité
du recit de Jules, mais sans pouvoir
admettre Chez son fils une pareille
fausseté
" (1)
ou bien l'épisode du vin:
Le Comte
Que fais-tu ici? Pourquoi
es~tuseul
devant ces armoires ouvertes, cette
bouteille posee devant toi, et ce verre
plein place pour être bu ?
Blaise
Vous dire qui, Monsieur le Comte, je
ne le puis, quoique je le sache. Je
suis ici pour avoir de quoi faire un
cerf-volant
à M. Jules, qui m'attend.
Quant aux armoires et au reste, je n'en
suis pas coupable, et je vous supplie
de me croire.
-- Ce garçon-là est incompréhensible,
dit le Comte
à mi-vob:; il vous domine
(1) La Comtesse de Ségur, Pauvre Blaise (Paris: Jean-Jacques
Pauvert, 1966), pp. 85-86.
-18-malgré vous: me voici disposé et obligé à le croire, malgré ma raison et l'évidence des faits . . . (1)
Il s'agit là de tout un déchiffrement sémiologique, d'un décryptage minutieux d'indices, qui aboutit au niveau des fonctions à la réhabilitation de Blaise, à la conversion des méchants, à la reconnaissance de leur erreur et du tort qu'ils lui ont fait subir. Alors que le lecteur savait dès le début que l'innocent n'était pas le coupable:
Jules pr6fitait des absences plus fréquentes d'Hélène pour multiplier
ses sottises. dont le pm1vre RlaLseL---était toujours l'innocente victime
comme on va le voir dans les chapitres suivants. (2)
et que le coupable était protégé:
Le lendemain, la comtesse alla seule chez Anfry; elle fit venir Blaise, qu'elle questionna beaucoup, et elle acquit la . certitude de l'innocence de Blaise et de la méchanceté de Jules; mais la crainte de rabaisser son fils en donnant raison à un petit paysan l'empê~a de punir Jules comme il le méritait. ( )
(1) La Comtesse de Ségur, Pauvre Blaise (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 166.
(2) La Comtesse de Ségur, Ibid., p. 59.
-19-Un récit comme Le Général Dourakine a une structure de roman policier caractérisée par:
1. un retardement de la Vorgeschichte telle que définie par Tomachevsk~.-: "Exposé successif d'une grande partie des évènements ayant précede ceux au cours desquels cet exposé est introduit • " (1)
la. le recit du prince forçat et son évasion
lb. le recit de ce qui s'est passe à Gromiline après le départ du Genéral, de Madame Dabrovine, de ses enfants, du Prince et des Derigny.
2. tout un déchiffrage d'indices 3. les sequences suivantes:
Une situation initiale qui debute évidemment sur un désequi-libre; la berline quitte la France et Loumigny pour aller en Russie. L'entrée en scène de la nièce du General, Madame Papofski,et de ses enfants, qui se revèleront bientôt être des ennends. Puis l'apparition d'un nouveau personnage, le Prince, qui précipite et donne un dynamisme nouveau à l'action.
Desormais, Madame Papofski prend l'initiative des opérations: Je les surveillerai; j'inventerai quelque
conspiration; je les dénoncerai à la
(1) B. Tomachevski, "Thematique", Théorie de la littérature, (Paris: Seuil) p. 277.
-20-police comme conspirateurs,
révolu-tionnaires polonais, • . . , catholiques, . . . , je trouverai bien quelque chose de louche dans leurs allures. Je les ferai tous arrêter, e~risonner, knouter . . . (1) .
Elle ouvre une enquête, découvre des indices, a des soupçons et élabore des projets d'attaque:
Depuis six mois que Romane (le Prince) était là, elle avait observé bien des choses qui lui semblaient étranges: l'amitié familière de son oncle pour lui, la politesse et les déférences de sa soeur, les manières nobles et aisées du gouverneur; sa conversation qui indi-quait l'habitude du grand monde; de fré-quentes et longues conversations à voix basse avec son oncle, des tressaillements, des rougeurs et des pâleurs subites au moindre mouvement extraordinaire
au-dehors, le service empressé de Dérigny près du nouveau venu, tous ces détails étaient pour elle dés indices d'un ~stère qu'on lui
cachait, . . . , personne, dans la ville, n'avait vu ni reçu cet étranger. Il y avait donc un mystère là-dedans. Sa soeur et Natasha étaient sans doute dans le secret; tous alors étaient du complot, et leur éloi- (2) gnement rendrait la dénonciation plus facile. Ils sont donc en danger et une seule solution s'offre à eux: la fuite
Derigny
Contre des maux pareils, mon général, je ne connais qu'un moyen, la fuite
(1) La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 148.
-21-le Général
Et comment fuir, six personnes ensemble? Et comment vivre, sans argent en pays étranger ?
Dérigny
Pourquoi, mon général, ne prépareriez-vous pas les voies en vendant quelque
Chose de votre immense fortune ? (1) C'est alors que Madame Papofski Change ses plans:
A partir de ce moment, elle résolut de Changer de tactique et d'attendre avec patiènce et douceur le départ de l'oncle et de ses favoris. (2)
Cette maladresse profitera par la suite aux héros. Pour l'instant la situation s'aggrave et devient même tragique car Madame Papofski vient de découvrir que:
C'est un Polonais ! Je le soupçonnais depuis quelque temps; j'en suis sûre maintenant! Et mon oncle le sait et
le cache . . . (3)
Mais le général a déjà vendu ses biens et les aides prévoyants "parent les coups":
(1)
(2) (3)
Dérigny
PaS de danger, mon général. Grâce à votre coup de maître d'avoir abandonné
à Madame Papofski, en votre absence,
La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 175.
La Comtesse de Ségur, Ibid. , p. 186.
-22-l'administration de vos biens, son
intérêt est de vous laisser partir, . . . , Il n'y a qu'une Chose à faire, ce me
semble, mon général, c'est de partir bien exactement le premier mais dans douze jours; mais de ne le déclarer à Madame Papofski quel
la veille, de peur 4e quelque coup fourré. ( ) Après la frontière ils sont enfin sauvés:
Les formalités d'usage s'accomplirent promptement et facilement, grâce à l'in-tervention du feltyègre, qui devait recevoir sa paye quand la frontière serait franChie; la générosité du général dépassa ses espé-rances; le passeport anglais non visé de Jackson aurait souffert quelques. difficultés sans les ordres et les menaces du feltyègre, • . • , quand tout danger fut écarté 'sauvé! mon enfant, sauvé ! ' dit le général ave c'un
accent pénétré. (2)
Et c'est le retour vers la France, les récompenses et le bonheur pour les occupants de la berline. 'Quant à Madame Papofski, les Châtiments déferleront sur elle.
(1) La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 198.
-23-L'Auberge de l'Ange-Gardien, comme Les Vacances, possèdent des structures de récits progressifs-régressifs:
Les récits ont une VorgesChiChte, telle que définie par TomaChevski(l) aussi importante que la fable:
L'ensemble des éléments liés entre eux qui nous sont communiqués au cours de
l'oeuvre, . . • , suivant l'ordre naturel, à savoir l'ordre chronologique et causal des évènements, indépendamment de la (2) manière dont ils sont disposés
Autrement dit, nous assistons à des récits progressifs où les changements de lieux permettent de nouvelles rencontres, l'entrée sur scène de nouveaux personnages qui font avancer la situation et qui permettent des reconstitutions du passé des personnages (récits régressifs)car avant cela nous ne possédions que quelques indices:
ou
Voici mon histoire plus triste que longue . . • (3)
J'étais bien petite, car j'avais à
peine quatre ans et j'avais tout oublié. (4)
(1) B. Tomachevski, "Thématique", Théorie de la littérature (Paris: Le Seuil, 1965), p. 277.
(2) B. Tomachevski, Ibid., p. 268.
(3) Là Comtesse de Segur, L'Auberge de l'Ange-Gardien (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 249.
(4) La Comtesse de Ségur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 115.
ou encore
-24-Après dîner les enfants demandèrent à Paul de leur raconter. ses aventures, tout le monde se grou~a autour de lui, et il commença • • . LI)
ou bien d'une façon plus schématique, considérons le récit de L'Auberge de l'Ange-Gardien: (2)
Nous représentons sur un axe le déroulement chronologique des évènements ayant une origine 0 (le début du récit). Les rectangles au-dessus de l'axe symbolisent les séquences les
,
unes après les autres, dans le temps. Les rectangles au-dessous de l'axe désignent les moments où des évènements anté-ce dents nous sont rapportés et nous avons indiqué par ailleurs, avec de mêmes rectangles (toujours en-dessous de l'axe), les évènements antérieurs au récit, dans l'ordre chronologique où ils se sont déroulés, c'est-à-dire avant que le récit ne commence.
Nous retrouvons le même schéma dans le récit des Vacances; le passé des personnages ne nous est révélé que tardivement: seulement après que l'auteur ait introduit des séquences de rencontre:
(1) La Comtesse de Ségur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 141.
emmene par les soldafs
-25-g-g.
li li a (1)\ ~ (") a 1-" ... rta OC! 1-" (1) (début du ré ci t)de Moutier et des enfants récit deS---I1I1
enfants U.~~~L l'Auberge Boumier
arr1vee à l'Auberge de l'Ange-Gardien '/ les enfants y restent
~encontre de Torchonnet de l'Auberge
o
"Boumier1-rT':-:Tf-'~h"" outier revient à Loumigny Moutier raconte sa---nTn~
campagne de Crimée
t
le Général raconte son guet-apens
Moutier sauve le Général qui l'accom-pagne du guet-apens des aubergistes
.~~~~ Boumier
le Général organise le mariage de Moutier et d'Elfy
le Général et Moutier partent; ils rencontrent un soldat
Dérigny restera avec eux, aux eaux de Bagnols
Dérigny sa vie
retour de tous à l'Auberge de l'Ange-.~~~~ Gardien; rencontre des enfants et
~---I de Dérigny
'~~~~le Général arrange un autre mar~5e:
Dérigny et Madame Blidot
départ de ceux-ci, des enfants et du
~ Général pour la Russie.
'
-26-1. rencontre de Lucie et des enfants dans la forêt
2. rencontre de Sophie et du Norm.and (père de
Lucie et second sur le navire de M. de Rosbourg). C'est alors que nous apprenons que la mère de Sophie, son cousin Paul et ses parents et le père de Marguerite ont disparu dans un naufrage (antérieur au récit lui-même). Ces intermédiaires permettent ces assemblages régressifs, ainsi qu'à la situation d'avancer et de trouver une fin heureuse. Aussi donc ces récits se développent par des séquences répétitives -- ou différentielles. Ce qui nous permet
d'affirmer que les rencontres, les hasards, les coups de théâtre ne sont pas gratuits mais nécessaires, obligatoires à cette structure.
ou
Sophie le regardait avec une surprise mêlée d'émotion; elle CherChait à
recueil-lir ses souvenirs; il lui semblait avoir déjà vu ce visage brfilé par le soleil, cette figure franChe et honnête; il lui (1)
semblait avoir entendu cette voix . . .
En approchant du perron, elle crut recon-naître M. de Traypi. Impatiente de savoir s'il lui apportait des nouvelles de son mari, elle hâta le pas, et, montant rapide-ment les marches du perron, elle se heurta
(1) La Comtesse de Ségur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 97.
-27-contre, • • • , M. de Rosbourg lui-même. Tous deux poussèrent ensemble un cri de bonheur . . • (1)
Nous avons donc relevé.une structure à procès amelioratif, des structures de dégradation, des structures de l'élucidation où la connaissance part d'un temps faible pour aboutir à un temps fort. Il existe bien une forme domimmte et ses dérivées.
L'analyse fonctionnelle à priori appauvrissante est ici révélatrice du caractère ~epetitif et stereotype des récits de la Comtesse de Segur.
(1) La Comtesse de Ségur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 128.
' -,
OlAPITRE SECOND
TOP l QUE DES S l TUA T ION S
La Comtesse de Ségur reste souvent fidèle aux thèmes mélodramatiques (disparitions de parents, abandons d'enfants, parâtres et marâtres, problèmes familiaux, rebondissements extraordinaires, fausses morts, scènes de reconnaissances, persécutions d'innocents • . • ). Ces thèmes s'insèrent dans un monde en conflits où se confrontent le Bien et le Mal, les vengeances et les pardons, les châtiments et les récom-penses. C'est dans cette perspective que s'inscrit ce chapitre. Nous essayerons de dégager la topique des situations propres à
l'univers ségurien.
La famille est fréquemment le lieu de déchirements, de conflits de générations.
Paul et le petit Jacques de L'Auberge de l'Ange-Gardien sont tout seuls sur une route de France:
Parce que maman est morte et papa a été pris par des gendarmes, et nous
-29-n'avons plus de mais on (1)
Quant à Sophie, elle n'a guère plus de chance: A quatre ans, elle avait perdu sa
mère dans un naufrage; son père se remaria. et mourut aussi peu de
temps après; Sophie resta chez sa(2) belle-mère, Madame Fichini . . .
qui se révélera être une des sources de son malheur: Mais j'ai si peur de ma bëlle-mère !
Elle ne me dit pas ce que je dois faire, mais elle me bat toUjOUîS. (3) Gaspard, lui, aura deux pères:
Il songeait à la différence de ses sentiments pour le père qu'il venait de perdre et pour celui qu'il priait Dieu de lui conserver; du premier il m'avait eu que des duretés, des répri-mandes et des coups; du second il n'avait reçu que de l'âffection, de la confiance et une position magnifique. (4)
Dans Les Vacances, on ne sait où est le mari de Madame de Fleurville, la maman de Camille et Madeleine. Quant au ménage Ros~ourg, dans ce même récit, il est l'un des rares où l'autorité maritale et paternelle se fasse sentir mais seulement après que la famille ait dû rester six ans sans
chef.
(1) La Comtesse de Ségur, L'Auberge de l'Ange-Gardien (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 13.
(2) La Comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 44.
(3) La Comtesse de Ségur, Ibid., p. 62.
(4) La Comtesse de Ségur, La Fortune de GasEard (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 314.
-30-D'une façon generale, la Comtesse de Segur ne nous decrit pas de menages où l'homme gouverne.
Au fur et à mesure que se nouent les intrigues, on s'aperçoit de la possibilite d'existence de certains person-nages qui avaient ete donnes jusque-là comme etant morts:
Car, dit M. de Traypi, il est très possible que M. de Rosbourg et Paul
aient pu s'eChapper de leur côte, comme l'a fait Lecomte. D'après le peu qu'il m'a raconte, les sauvages qui les ont pris ne sont pas feroces • . • (1)
Ces intrigues sont suivies de très près par des scènes de reconnaissances:
ou
Et montant rapidement les marches du perron, elle se heurta contre, •.. ') M. de Rosbourg lui-même. Tous deux poussèrent ensemble un cri de bonheur. Madame de Rosbourg tomba dans les bras de son mari en sanglotant et en remer-ciant Dieu. (2)
Derigny au contact de son enfant, commença à reprendre connaissance; il ouvrit les yeux, aperçut Jacques et fit un effort pour se relever et le serrer contre son coeur. Moutier le soutint, et 1 'heureux père put à son aise couvrir de baisers ses enfants perdus et tant regrettes. (3)
(1) La Comtesse de Segur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 113.
(2) La Comtesse de Segur, Ibid., p. 128.
(3) La Comtesse de Segur, L'Auberge de l'Ange-Gardien (Paris; Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 246.
-31-La persécution d'un innocent consiste toujours en une mise en accusation de celui-ci qui devient alors une victime, seule contre toute une société:
Jules avait reçu la défense expresse de jouer avec Blaise, que' les gens du château regardaient d'un air de méfiance. Personne ne lui parlait; on lui tournait le dos quand il venait faire une commis-sion au château; on refusait sèchement ses offres de serv:ice ~ • .
Cl)
Un jour je lui ai demandé pourquoi i l
pleurait; il m'a répondu que c'était parce qu'il ne pouvait rencontrer aucun de ses camarades sans qu'ils lui disent qu'il était un voleur, un menteur, un malheureux, et personne ne veut ni jouer ni se promener avec lui. (2)
Nous assistons alors à des "cas de conscience", à des "tempêtes sous un crâne", où la victime finit par se résigner et à patienter:
Mais non se dit-il, ce serait de
l'orgueil; je suis le serviteur, c'est certain; je dois faire les volontés des maîtres et souffrir les humiliations. Tant pis pour M. Jules s'il est égo~ste
et dur: tant mieux pour moi si je le sers avec soumission et patience. (3) ou encore
(1) La Comtesse de Ségur, Pauvre Blaise (Paris: Pauvert, 1966), p. 88.
(2) La Comtesse de Ségur, Ibid. , p. 110.
(3) La Comtesse de Ségur, Ibid. , p. 158.
Jean-Jacques
-32-Il n'y a que le premier moment qui nous emporte quelquefois . . . Avec la réflexion, on se résigne . . . (1)
C'est par des délibérations intimes qui précèdent l'activité que s'élaborent au niveau intropsychique les décisions volontaires du personnage. Toute une physiologie des comportements entre en jeu, basée sur la volonté libre qui est la maîtrise des désirs, la capacité essentielle de
remplacer les buts insensés par des buts sensés, valorisés, et qui permet le contrôle de leur tension affective par la capacité de rétention patiente, la sublimation.
Cette victime reste alors volontairement en-deça de ses possibilités légales ou matérielles; elle se garde des actions que lui permettraient les lois ou mêmè ses forces; elle
conserve une certaine marge entre ce qu'elle pourrait faire, en droit comme en fait, et ce dont elle se contente. Chaque douleur est une avance sur le prix du bonheur. La souffrance est elle-même justifiée: elle apparaît comme l'indispensable
condition à la joie: l'obstacle à surmonter. Ce sont des efforts journellement répétés qui conduisent à la victoire.
Le pauvre Blaise dormit bien cette nuit; son coeur était plein de recon-naissance pour le bon Dieu, pour le
comte, pour Jules. Il ne se souvenait
(1) La Comtesse de Ségur, Pauvre Blaise (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 245.
'-, ,
-33-plus des sévérités du comte, des méchan-cetés et des calomnies de Jules. Il ne pensait qu'aux bonnes paroles qu'il
avait reçues, qu'il attribuait à un aveu complet de Jules. Il se réveilla donc le lendemain gai et heureux; sa tristesse était remplacée par un sourire radieux . Cher Monsieur le comte, le bon Dieu fait bien tout ce qu'il fait; ce qui arrive est peut-être pour notre bien à tous. Et d'abord, n'est-ce pas un bonheur de souffrir en ce monde pour recevoir une plus grande récompense dans l'autre vie ? • • • (2)
Sans doute, papa, et c'est un vrai bonheur que le chagrin . • . (3)
(1)
La sanctification est l'illustration de la justice imma-nente et c'est pour cela que la Comtesse s'y attarde si souvent.
Les récits sont tous pleins d'engrenages, de chemins difficiles et escarpés, où s'entrem~lent vengeance et récom-pense:
(1)
(2) (3) (4)
Nous ne devenons colères, désobéissants et entêtés, que pour nous venger des coups et des injures que nous recevons. Quand on nous traite bien, nous sommes bons, bien meilleurs que les autres animaux. (4)
La Comtesse de Ségur, Pauvre Blaise (Paris: Pauvert, 1966), p. 177.
La Comtesse de Ségur, Ibid. , p. 224.
"
"
Ibid. , p. 246.Jean-Jacques
"
"
Les Mémoires d'un âne (Paris:Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 17.
,-
-34-ou l'execution de la vengeance envers Paul, dans Le General Dourakine, menee par Mitineka, Sonushka et Yègor:
ont voulu le forcer à avaler une
boulette de toiles d'araignees . (1) ou la fin de Madame Bapofski toujours dans Le General Dourakine:
ou encore:
Un acte de vengeance fut le dernier signal de son existence. (2)
Tous les coups que vous m'avez donnes s'ecria-t-elle, je les rendrai à votre fille . . . (3)
Même dans le camp des bons on trouve des adeptes de la vengeance, qui ne reculent pas devant des solutions violentes; ils se plaisent même si c'est par souci de justice à des
cruautes (notamment tout au long du General Dourakine): Le General la regardait en-dessous; il
etait rayonnant de la peur visible de cette nièce qu'il n'aimait pas, et de
l'heureuse idee de faire venir l'autre soeur, dont i l 'avait conserve un souvenir doux et agreable, et qui, par discretion sans doute, ne demandait pas à venir à Gromiline.
Madame Papofski continua à dissuader son oncle de faire venir Madame Dabrovine.
(1) La Comtesse de Segur, Le General Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 130.
(2) La Comtesse de Segur, Ibid., p. 260.
(3) " " L e s Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 119.
-35-Le Général eut l'air de se rendre à ses raisonnements et le dtner s'acheva assez gaiement. Madame Papofski était satisfai te d'avoir évincé sa soeur • • . (1) Il descendit, se tourna vers la portière, descendit sa petite-nièce (Madame
Papofski étouffa un cri de rage), • • • , puis sa nièce, . . • , (Madame Papofski ne put retenir un sourd gémissement, une pâleur livide remplaça l'animation de son teint; elle chancela et s'appuya sur l'épaule de son oncle. (2)
Quant aux récompenses, elles sont corrélatives, elles ne font qu'une avec les bonnes actions:
ou
(1) (2) (3)
(4)
J'étais décidée à le garder ici en ré-compense de ses anciens services. A présent, non seulement il restera avec nous, mais je veillerai à ce qu'il y
soit heureux. (3) ~
Sophie avait été très sage depuis qUlnze jours; elle n'avait pas fait une seule grosse faute; Paul disait .qu t elle ne s ' était pas mise en colère
depuis longtemps; la bonne disait qu'elle était devenur obéissante. La maman trouvait qu'elle n'était plus ni gourmande, ni menteuse, ni paresseuse; (4) elle voulait récompenser Sophie • • •
La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 82.
La Comtesse de Ségur, Ibid., p. 115.
La Comtesse de Ségur, Les Mémoires d'un âne (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 326.
La Comtesse de Ségur, Les Malheurs de SOEhie (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 164.
"1. _ _ •
i -1
-36-Pour la Comtesse, récompense et châtiment sont immanents au fonctionnement psychique de ses personnages. La récompense et le châtiment sont les thèmes essentiels de ses récits, où cette justice temporelle se décèle au niveau des délibérations, des auto-analyses, des auto-contrôles introspectifs de ses actants. Il nous est possible de constater que leur code de comportements est des plus rigides, qu'il réfère à toute une idéologie morale et sociale, à une psychologie bien définie: où est appelé en santé psychique celui qui dans toutes les circonstances saura changer ou accepter les situations
~ontrai-gnantes, ne tombant jamais dans un état d'insatisfaction démesurée. La juste mesure, le bon sens, une valorisation sensée, le protégeront contre le déséquilibre psychique, état de celui qui est exalté par des "valeurs inconsidérées" qu'il veut obtenir à tout prix, qui s'agite et s'indigne.
La pureté devient alors à la fois la santé, la vigueur, la bravoure, la chance, la longévité, la dextérité, la richesse, le bonheur, la sainteté; l'impureté rassemble en elle la maladie, la faiblesse, la lâcheté, la gaucherie, l'infirmité, la malchance, la misère, l'infortune, la damna-tion. Une tare physique, un échec sont blâmés au même titre qu'une volonté perverse et passent pour en être le signe ou la conséquence:
L'air déterminé de Paul, sa taille élevée, son apparence vigoureuse, sa figure
intelli-
-37-gente et bonne disposèrent en sa faveur les coeurs des enfants • . . (1)
Lorsqu'il la fit entrer dans la mairie et que Gaspard put la voir, il recula stupéfait. I l avait devant lui la plus
jolie et la plus gracieuse figure qu'il fût possible d'imaginer. Taille au-dessus de la moyenne, tournure charmante, élégante et distinguée; tête ravissante, cheveux abondants, blonds cendrés, visa-ge ovale, traits fins et réguliers, grands yeux bleus, doux, intelligents,
~t qui devaient être riants quand ils n'étaient pas comme à ce moment, rougis par des larmes. La finesse de la peau, la blancheur et la fraîcheur du teint, complétaient la beauté remarquable de Mina. (2)
Parce que je le vois bien à son air impertinent, à son nez en l'air quand elle passe devant nous, parce qu'à l'église elle se tient très mal, elle se couche sur son banc,elle baille, elle
cause, elle rit; et puis elle a un air faux et méchant. (3)
Le processus de délibération constitue, dans les récits de la Comtesse, un continuum ininterrompu de tous les états d'âme, valorisés positivement ou négativement:
Charles ne disait plus rien; il pleu-rait tout bas et il réfléchissait; tous les bons sentiments de son coeur se réveillèrent en lui et il comparait
(1) La Comtesse de Ségur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 130.
(2) La Comtesse de Ségur, La Fortune de Gaspard (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 320.
(3) La Comtesse de Ségur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 44.
,-
-.38-ses emportements, -.38-ses dés.irs de ven-geance, son orgueil, avec la douceur, la charité, l'hunâlité de Juliette. (1) Sophie ne répondit rien; elle était honteuse et elle reconnaissait la
justesse de ce que disait Madame de Fleurville, . . • , elle eut tout le temps de réfléchir aux dangers de la gourmandise et élIe se ~romit bien de ne jamais recommencer. L2)
De temps à autre, les paroles du martre d'école revenaient à l'esprit de Gaspard, sa conscience n'était pas tranquille. Il sentait bien qu'il n'avait pas assez d'affection pour ses parents et que M. Féréor n'était pour lui que le moyen d'arriver au but de ses désirs;malgré lui son coeur sec et égo~ste lui reprochait quelquefois sa conduite envers ses camarades. (3)
Tous les récits de la Comtesse de Ségur sont dominés par un schéme rétributif où l'évolution positive consacre la réussite du bien et l'échec du mal.
Mais la positivité de la fin ne garantit pas celle des moyens qui sont parfois violents. Aussi la Comtesse rêcherche-t-elle le plus souvent à raconter des entreprises méritoires où
(1) La Comtesse de Ségur, Un Bon Petit Diable (Paris: Je an-Jacques Pauvert, 1964), p. 85.
(2) La Comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 144.
(3) La Comtesse de Ségur, La Fortune de Gaspard (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 169.
-39-le succès s'obtient sans élimination bruta-39-le de l'adversaire. Plus encore, elle aime à nous narrer la victoire de l'homme sur la part de mal qui peut exister en lui, le repentir, la
conversion.
Ces sChèmes exemplaires ont pour corollaires les sChémas de l'éChec du mal: une entreprise coupable devient édifiantè par la démonstration"des catastrophes qu'elle engendre.
'
CHAPITRE TROISIEME
ANALYSE DES ACTANTS ET DES ROLES SOCIAUX
I. SPHERES DES ACTIONS
Les personnages peuvent se définir par des "sphères d'action bien circonscrites". (1) "Le personnage qui reçoit la teinte émotionnelle la plus vive et la plus marquée s'ap-pelle le héros." (2) C'est lui qui aura don= le rôle
principal, et Chez la Comtesse il donne en général son nom au titre du roman: Les Malheurs de Sophie, Pauvre Blaise, Le Général Dourakine, La Fortune de Gaspard.
a) La sphère d'actions qu'il décrit passe invariablement par ces trois phases: 1. quête de ce qui lui manque
2. lutte contre l'agresseur 3. triomphe-réussite.
(1) Vladimir Propp, Morphologie du conte (Paris: Le Seuil, 1965), p. 97.
(2) B. Tomachevski, "Thématique", Théorie de 1 a littérature (Paris: Le SeUil, 1965), p. 277.
,-,
-41-L'opposition et la collaboration permettent le fonctionnement même du groupe social, aussi le héros sera-t-il tenu
d'entretenir ces deux formes de relations avec les autres personnages. Ceux-ci évoluent à leur tour dans deux sphères d'actions bien délimitées.
b) La sphère d'actions de l'agresseur (ou du méchant) comprend: 1. le méfait
2. le combat et les autres formes de lutte contre le héros
3. la poursuite.
Chez la Comtesse de Ségur, ce sont des méchants sans
religion, ni charité, des mères acariâtres (Madame Fichini dans Les Petites Filles modèles, Madame Papofski dans Le Général Dourakine, Madame Mac'Miche dans Un Bon Petit Diable ... ), des mauvais riches (M. FrBlichein dans La
Fortune de Gaspard, les Tourne-boule dans Les Vacances •.• ), de mauvais domestiques (ceux du Comte de Trénilly dans
Pauvre Blaise, la bonne de Sophie de Réan dans Les Malheurs de Sophie ... ), de mauvais aubergistes (les Boumier dans L'Auberge de l'Ange-Gardien), des voleurs (Les Mémoires d'un âne).
On les retrouve donc dans toutes les classes de la société. c) La sphère d'actions de l'auxiliaire (de l'aide) comprend:
1. intervention dans la réparation du méfait ou du manque
-
-42-2. secours, aide dans l'accomplissement des tâches difficiles
3. contribution à la transfiguration du héros. Les aides du héros peuvent être:
1. des amis (Marianne et Juliette dans Un Bon Petit Diable, Camille et Madeleine dans Les Petites Filles modèles, Paul dans Les Malheurs de Sophie •.. )
2. des parents (Madame de Fleurville ou M. de Traypi dans Les Vacances, Madame de Réan dans Les Malheurs de Sophie .•• )
3. des domestiques (Elisa dans Les Petites Filles modèles, Betty dans Un Bon Petit Diable ..• ) 4. des prêtres (comme dans L'Auberge de
l'Ange-Gardien)
5. des travailleurs (Moutier dans L'Auberge de l'Ange-Gardien, Dérigny dans Le Général Dourakine ... ).
II. STABILITE DES ACTANTS
Les personnages de la Comtesse de Ségur ne changent pas tout au long de ses récits. Celui qui se convertit était déjà bon auparavant, celui qui était méchant meurt impénitent.
Il n'arrive rien en-dehors des codes et des structures. Aucun problème insoluble ne peut se poser aux héros. Le lecteur est
-43-donc réconforté à la fois parce qu'il arrive des évènements extraordinaires et que ces évènements n'altèrent en rien le mouvement des Choses. Tout reste en place. Les actants
demeurent tels qu'ils sont:
Personne chez lui ne le- regretta, • • .". il (M: Fr~liChein) ~our~t (1) comme 11 aVaJ.t vecu, mauval.S nche. Boumier eut la tête tranchée et mourut en proférant des imprécations contre Mbutier et le Général. (2) Un acte de vengeance fut le dernier signal de son existence. Madame
Papôfski ne fut regrettée de personne, sa mort fut l'heure de la délivrance pour ses enfants comme pour ses malheureux domestiques et paysans. (3)
Quant aux transfigurations, ce ne sont que des passages de l'apparence à la réalité:
Elle vivait heureuse Chez ses amies; chaque journée passée avec ces enfants modèles la rendait meilleure et
déve-loppait en elle tous ces bons sentiments
q~e l'ex~essive :é~érité de sa be~le-. (4) mere aval. t compnmes et presque detruJ. ts . Mauvaise tête, dit-elle, mais bon coeur ' s'il était mené moins rudement, le bon
(1) La Comtesse de Ségur, La Fortune de Gaspard- (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 401.
(2) La Comtesse de Ségur, L'AUberge de l'Ange-Gardien (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 356.
(3) La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 260.
(4) La Comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 176.
-44-1 t emporterai t sur le mauvais • (1)
Bon Charles !
tu le voulais
comme tu serais bon si (2)
Marianne
Il passe d'un extrême à l'autre: bon à attendrir, ou mauvais connne un diable.
Juliette (riant) Oui, mais toujours bon diable. (3) Le délire, l'agonie de cette méchante femme, éveillèrent des remords dans cette âme naturellement droite et bonne. (4)
III. IDEAL DE roMPORI'EMENT
Chez la Comtesse de Ségur, les personnages doivent tendre
à un type, à un modèle, à jouer un rôle social: a) les enfants:
Les enfants sont le plus souvent traites en grandes personnes. Incertains, instables, contradictoires, non pas enfant d'une part et adulte de l'autre, mais conjugant les virtualites des deux âges. Les enfants se font eux-mêmes et sont tous
(1) La Comtesse de Ségur, Un Bon Petit Diable (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 15.
(2) La Comtesse de Segur, Ibid. , p. 64.
(3)
"
"
Ibid. , p. 98.(4)
"
"
Ibidl, p. 238.'
-45-respons ab les. Il n 'y a pas de bons enfants mais des enfants luttant pour être bons; pas de natures vicieuses mais des tempéraments faibles, qui choisissent la pente de la facilité. L'enfant est à la recherche de lui-même et de sa condition d'adulte. C'est à cette r~cherche d'intégration de l'univers adulte que nous assistons dans tous les récits de la Comtesse. D'ailleurs, certaines grandes personnes n'y sont pas encore arrivées, elles y parviennent parfois avec l'aide d'enfants déjà adultes: M. le Comte de Trénilly sera aidé par Blaise:
Je m' amé liorerai ave c lui, et notre maître à tous deux sera ce pauvre
enfant calomnié, outragé, maltraité par nous, . . . , j'aime cet enfant;
je l'aime à l'égal du mien, je le respecte, je l'admire~ il sera mon modèle et mon guide. lI)
Natasha
Merci, mon oncle. Vous me pardonnez, n1est-ce-pas, d'avoir parlé franche-ment ?
Le Général
Non seulement je te pardonne, mais je te remercie; et je te nomme mon conseiller privé. (2)
(1) La Comtesse ùe Ségur, Pauvre Blaise (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 191.
(2) La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 126.
~-1
-46-ou les enfants de Dérigny: Jacques
C'est que c'est très dangereux, un homme en colère: il crie, i l bat, i l
jure • • •
Le Général
Pauvre p(~tit! c'est qu'il a raison. Oui, mon ami, tu dis vrai; le ne veux plus :me mettre en colère. ( )
Les enfants de la Comtesse apprennent à devenir des adultes qui à leur tour éduqueront leurs enfants.
b) les parents:
Pour qu'ils soient de bons parents, ils doivent être de bons éducateurs. On peut d'ailleurs reconnaître un bon d 'Wl méchant parent suivant la pratique ou non du fouet, de la gaule, du knout ou de la fessée:
Croyez, chère dame, :répondit Madame Fichini que c'est le seul moyen d'élever les enfants: le fouet est le meilleur des maîtres. Pour moi, je n'en connais pas d'autres. (2)
~~s j'ai si peur de ma belle-mère! Elle ne me dit pas ce que je dois faire, mais elle me bat toujours. (3)
(1) La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 12.
(2) La Comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 69.
(3) La Comtesse de Ségur, Ibid., p. 61.
-47;;':
Madame Mac' Mi che
Voleur! gourmand! tu vas me le payer!
La cousine saisit Charles par le bras, l'entraîna près du bûcher, prit une baguette, jeta Charles par terre comme
la veille, et se mit à le battre sans qu'il fit un mouvement pour se défendre. De même que la veille, elle ne s'arrêta que lorsque son rhumatisme à l'épaule commença à se faire sentir. (1)
Quant à être fouettée, tu peux te
tranquiliser là~dessus: je ne fouette (2) jamais, . . . . dit Madame de Fleurville.
Car dans l'autre camp, d'autres armes sont employées; la douceur, la fermeté, le raisonnement, les épreuves .•.
M. de Rugés
Chère petite, ton oncle de Traypi et moi, nous avons entendu toute votre
conversation, et c'est pour punir Léon de ses rodomontades et de sa poltron-nerie que je le pousse à cet acte de
courage qu'il n'exécutera pas et que je ne laisserai pas s'exécuter. Il va être assez puni par la peur qu'il aura pendant toute la promenade. (3)
Sophie leva les yeux et vit ceux de sa mère fixés sur elle, mais sans colère ni sévérité . . . (4)
(1) La Comtesse de Ségur, Un Bon Petit Diable (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 72.
(2) La Comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 144.
(3) La Comtesse de Ségur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 95.
(4) La Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 38.
,-
-48-Combien la bonté, la piété et la douceur sont des moyens puissants pour corriger les défauts qui semblent être les plus incorrigibles. La sévé-rite rend malheureux et mechant. La bonte attire, adoucit et corrige. (1) c) les domestiques:
Ils doivent servir leurs maîtres le mieux possible. Ils peuvent même tomber malades:
Elisa
Jamais, madame, je n' ab andonnerai ma pauvre enfant malade; quand même
je devrais gagner la petite verole~ je ne manquerai pas à mon devoir. (2) ou se noyer au service de leurs maîtres:
un ouvrier
C'est un grand malheur qui vient d' arriver, madame; on a trouvé dans la rivière le corps d'un brave boucher nomme Hurel ! .
Elisa
Hurel ! ... pauvre Hurel nous l'attendions; il-,venait au château.(S) Mais est-il reellement mort ? . . .
Ils ne doivent pas pretendre à plus haut que leur condition: Elisa
Ce n'est pas pour moi, tout cela;
(1) La Comtesse de Segur, Un Bon Petit Diable (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 371.
(2) La Comtesse de Segur, Les Petites Filles modèles (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 261.
(3) La Comtesse de Segur, Ibid., p. 250.
'
-49-c'est trop beau (1) le Comte
Je te ferai faire un habillement complet pareil à celui de Jules.
Blaise
Oh non! non, Monsieur le Comte, pas pareil, pas si beau! ce ne serait pas bien, voyez-vo~. Le serviteur ne doit pas se vêtir comme le maître . ni commettre de mésalliance:
(2)
Jamais Blaise ne perdit le respect qu'il devait à ses maîtres, . . . , et Blaise lui-même se maria~ à l'âge de vingt-huit ans; il épousa la petite nièce du curé. d) les animaux:
(~
Eux aussi peuvent faire preuve d'une grande abnégation s'ils sont bien traités:
Tant que je pourrai marcher et me soutenir, je mettrai mes forces et mon intelligence au service de mes maîtres. (4)
e) les gendarmes:
Ils arrêtent les voleurs (Les Mémoires d'un âne)~ les fantômes (Les Vacances), les voleurs de légumes et les voleuses de poupées (Les Petites Filles modèles).
(1) La Comtésse de Ségur, Les Petites Filles modèles (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965)~ p. 273.
(2) La Comtesse de Ségur, Pauvre Blaise (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 203.
(3) La Comtesse de Ségur, Ibid., p. 310.
(4) La Comtesse de Ségur, Les Mémoires d'un âne. (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1965), p. 330.
'---.. 1
-50-Le gendarme soutient l'Empire autoritaire, combat pour la morale, défend la vertu et l'innocence.
Nous retrouvons, à ce niveau de l'analyse, par le
comportement des personnages, l'implication ou l'explicitation d'un jugement de valeur sur eux-mêmes et sur leurs partenaires -- toute action est implicitement désignée comme méritoire par l'agent qui l'accomplit: la peine qu'il se donne mérite salaire. Toute dégradation est de même éprouvée comme imméri-tée par celui qui la subit: elle appelle une indemnisation. Le préjudice causé par un agresseur est conçu, dans la perspec-tive d'un éventuel justicier, comme une action déméritoire, appelant un châtiment mérité. Inversement, le service rendu pax un allié appaxaît, dans la perspective commune aux contrac-tants, comme un acte méritoire, appelant récompense.
OfAPITRE QUATRIEME
L IDE 0 LOG l E
Un thème n'a d'intérêt que dans la mesure où il peut mettre en "effervescence", dans la représentation collective
du groupe, un foyer d'excitation émotive ou imaginaire lié aux désirs non satisfaits, aux conflits non résolus des
individus. En ce sens, il n'est pas de thème innocent. Tout élément thématique est déjà grevé, au moment où le narrateur Choisit de l'incorporer à son histoire, d'un statut qui le définit, sur le plan de la décence ou de la moralité, comme Chose plus ou moins bonne à faire, à dire, à montrer. (1)
(1) Claude Bremond, "Ethique du film et morale du censeur", Communications no 9 (Paris: Le Seuil, 1967), p. 47.
-52-Nous allons dégager maintenant les motifs idéologiques qui sous-tendent le monde ségurien.
I. JUSTICE IMMANENTE ET DENOUEMENT
Dans le monde de la Comtesse tout est codé, réglementé, ordonné. Les dénouements des récits sont toujours heureux. "Tout le monde est heureux" conune titre la Comtesse de Ségur au dernier chapitre du Général Dourakine ou encore "chacun est casé selon ses mérites" dans Un Bon Petit Diable. La justice est immanente parce qu'elle est fondée sur "la loi d'harmonie". C'~est une justice qui résulte du cours naturel des choses, qui règne en maîtresse absolue et qui implique les récompenses et les châtiments durant la vie. Les criminels sont indispensables à l'action, leurs expiations sont radicales et promptes car la sanction ne s'ajoute pas à la faute. Mais sont une seule et même chose. Chacun porte faute et sanction entièrement en lui.
Il arrive parfois que ce ne soit pas la société qui punisse, que le crime à choisir est trop démoniaque pour être réparé. On laisse alors aux éléments le soin de le détruire:
Elle (Madame Papofski) poussa un cri et tomba en convulsions sur le parquet, . . . , le mal fit des progrès rapides . . . (1)
(1) La Comtesse de Ségur, Le Général Dourakine (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1966), p. 260.
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-53-M. FrtlliChein est mort depuis long-temps, deux mois après le mariage de sa fille, il fut tué par une explosion en faisant des expériences Chimiques absurdes. (1)
Sans doute comme dans les sociétés primitives, il est devenu dangereux d'attenter directement à la vie du méchant; son impureté même en fait un criminel sacré, le coupable est entré dans le monde du divin, seul le dieu peut désormais le sauver ou le perdre.
Le dénouement heureux, c'est le bonheur des héros sympa-thiques acquis de façon providentielle après des épreuves qui auraient dû normalement entrarner lm éChec ou lme fin
tragique. Quant à la justice immanente, elle signifie la possibilité d'une victoire sur le mal. Cette force
sublima-tive, c'est l'amour dans une relation personnelle à autrui, un bonheur dans le couple et le mariage qui déborde sur la société environnante et qui s'ouvre dans le temps.
Dans La Fortune de Gaspard, par exemple, Gaspard apprendra que "la riChesse ne fait pas le bonheur". Mais que c'est
l'amour et la charité qui sont les plus forts. Il sera un des seuls à atteindre "la récompense suprême: fortune, bonheur et bonne cons dence". (2)
(1) La Comtesse de Ségur, La Fortune de Gaspard (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 401.
(2) La Comtesse de Ségur, Ibid., p. 398.
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-54-L'existence sociale dans son ensemble glisse alors vers l'uniformite. Mariage et bonheur pour tous. De bons mariages, stables, fidèles, qui apportent la sobriete, la vié calme, le confort et la paix dans les foyers. Une vie monotone, tranquille, avec des "signes" qui montrent bien que l'on est dans le bon chemin. Ces signes paraissent être une garantie de vertu. Ce peut être: la prosperite dans le mariage. On a des enfants, et de plus ils sont bons et
charitables: les enfants qui habitent le château de Fleurville ne sont eleves que pour devenir à leur tour de bons educateurs de leurs enfants qui feront le bonheur de leurs parents. Ils vont tous vers une vie adulte, vers un avenir d'actes
cons-cients qu'ils assument:
Camille et Madeleine se marièrent très bien et furent très heureuses; que Sophie devint de plus en plus semblable à ses amies, dont elle ne se separa qu'à l'âge de vingt ans, lorsqu'elle epousa Jean de Rugès; que Marguerite ne voulut j aIDais quitter son père et sa mère, ce qui fut très facile, puisqu'elle epousa Paul quand elle fut grande et que tous deux consa-crèrent leur vie à faire le bonheur de leurs parents. Leon, aussi bon, aussi indulgent, aussi courageux qu'il avait ete hargneux, moquam·et timide, devint un brave militaire . . . (1)
Et ils seront, dit le General, des chretiens fervents et des jeunes gens
(1) La Comtesse de Segur, Les Vacances (Paris: Jean-Jacques Pauvert, 1964), p. 288.