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Le thème du vertige dans l'oeuvre de Flaubert.

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

Department of French Language and Literature,

Master of Arts.

ABSTRACT

Vertigo, the illusion of whirling or fear of height,

can be found all through Flaubert's writ1ngs.

In the works of the young Flaubert, Vert1go is

ele~rly

and frequently expressed. In the great worka of the

later Flaubert, Vertigo appeara

~

more elaborate or

symbo-lic forms.

in

some instances, Vertigo hides under maaks to

be reaoved. Flaubert combats Vertijo but he does not always

succeed in prevent1ng ita appearance.

Bouvard et Pécuehet stands on a spec1al plane : in

that book, two bourgeois attempt to explore the phenomenon

of stupidity wh1eh 1a cons1dered as a vacuum of thought.

The or1gin of th1a Vertigo may be

t~eed

e1ther to

a memory of childhood, the sight of en anatomieal

exper1-mentation laboratory in Rouents hosp1tal as seen through

open windows, or to Flaubert's nervous disease.

(2)
(3)

by

Jean SCHNErDER

A Thesis

Submi tted to

The Faculty of Graduate Studies and Research

MOULL UNIVERSITY

In partial fulfilment of the requirements For the Degree of

Master of Arts

Department of French Language and Literature

*

@

Jean Schneider 1970

(4)

Le th\me du vertige dans l'oeuvre de Flaubert

Introduction •••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• page 1

Chapter l Les Oeuvres de Jeunesse •••••••••••••••••

6

Chapter II Connnent lutter contre le vertige ••••••••

29

Chapter

m

L'Exploration du gouffre ••••••••••••••••

70

Conclusion Origine et Importance du tht,me du vertige 78

Bibliographie ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 87

(5)
(6)

A.vant de traiter le thtlme du vertige dans l'oeuvre de Flaubert, il faut préciser le sens que l'on attachera

l

ce mot. Ce sens n'est autre que celui que Flaubert lui donnait. Fils et rrtlre de médecins, il entendait le langage médical qui "réserve le nom de' vertige

l

l'illusion d'un IIIOUvement de rotation,,1; écrivain, il suivait l'usage courant qui désigne sous le nom de vertige "d'autres troubles ••• d'une nature toute différente; le vertige d'altitude Il'tst une phobie.,,2

Le mot vertige sous la plume de Flaubert participe des deux sensl illusion d'un mouvement de rotation et phobie causée par l'altitude, les séparant parfois, les malant le plus souvent. Flaubert a été sensible aux deux pulsions contradictoires qui composent le vertigel attirance vers le gouffre et crainte d'y tomber. C'est l'image de la nature double de Flaubert, écartelé entre le dégodt de la vie et le besoin de rire, entre le romantisme et le réalisme, entre lIidéalisme et le matérialisme.

1 "Vertige," Grand Larousse ensrclopédigue, 1960-64, X, 772. 2

!!:2à.

(7)

La présente étude a pour but de montrer que le thhte du vertige court

l

travers l'oeuvre de Flaubert comme une expression et peut-8tre une explication des contradictions de celui en qui on trouve Hdeux bonshommes distincts: un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d'aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l'idée; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qU'il peut. Hi

Au th'me principal du vertige se rattachent d'autres th'mes voisins. Le vertige suppoae l'existence d'Un gouffre, d'un ab!me, réel ou imaginaire, qui en est la cause. L'ab!me est l'image par excellence de l' éterni té car l'ab!me n'a pas de fond et l' éterni té n'a pas de fin. Tout vient de l'ab!me, comme l'a dit Flaubert. "Au commencement

Bythos était.H2 H(Bythos était l'un des trente éons dans la doctrine de l'hérésiarque Valentin. Il désignait 'L'Ab!me' .)")

La présence du thtlme du vertige chez Flaubert a été notée par un cri tique, Jean-Pierre Richard, qui a écrit.

Mais tandis que le vertige intervient chez Hugo lIa suite d'un débordement de mati're, d'un trop plein d'3tre qui, faute de s'immobiliser en un équilibre solide, s'engloutit lourdement dans l'ab!me, il répond chez Flaubert lune angoisse plus permanente.4

Ce caract're de permanence fait qU'on peut prendre ce th'me comme fil conducteur

l

travers l'oeuvre de Flaubert, car il est un lien qui unit les parties souvent dissemblables de cette oeuvre.

1 Gustave Flaubert, Lettre

l

Louise Colet (16 janvier 1852), Oeuvres (18 vols. J Laus~e. Editions Rencontre, 1964-65), VI, 209.

2 Flaubert, La tentation de saint Antoine, version de 1856, Oeuvres, VI, 47.

:3

Flaubert, Oeuvres, note par Maurice Nadeau, VI, 192.

(8)

Il est nécessaire, avant d'entrer dans l'oeuvre de Flaubert, de préciser ce qu'il faut entendre par th~me. Nous suivrons Serge Doubrovsky pour qui

le th~me, notion-clé de la critique moderne, n'est

rien d'autre que la coloration affective de toute expérience humaine, au niveau o~ elle met en jeu les relations fondamentales de l'existence, c'est-'-dire la façon particuli~re dont chaque homme vit son rapport au monde, aux autres et

l

Dieu. 1

Comment Flaubert vivait-il ce rapport? Il a répondu d'une

mani~re tr~s nette. Son rapport avec le monde?

Souvent je me suis demandé pourquoi je vivais, ce que j'étais venu faire au monde, et je n'ai trouvé ll.-dedans qu'un ahfme derri~re moi, un abtme devant;

l.

droite,

l.

gauche, en-haut, en bas, partout des tén~bres.2

Comment échapper au vertige si, de tous c~tés, c'est l'abfme?

Quand Flaubert parle de la condition de l' homme, il la décrit comme un tournoiement dont il est le centre. La t3te lui tourne 1

"La vie humaine roulait, pour moi, sur deux ou trois idées, sur deux ou trois mots, autour desquels tout le reste tournait comme des satelli tes autour de leur astre.,,3 Cette sensation de vertige lui fai t direl tt je contemplais tout d'un regard béant.tt4 Un tel regard est un signe de fascination.

1 Pourguoi la nouvelle critigue (Parisl Mercure de France,

1967),

p.103. 2 Flaubert, Agonies, Oeuvres, Vol. l, p. 212.

3 Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol. l, p. 388.

4

Ibid., p. 389.

(9)

Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde, que je m'étonne parfois d'entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal. me tient parfois en singuli're admiration. Il y a des gestes, des sons de voix dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertigeo As-tu quelquefois écouté

attenti-vement des gens qui parlaient une langue étrang're que tu n'entendais pas? J'en suis

n..

A force de vouloir tout comprendre, tout me fait rIver. Il me semble

pourtant que cet ébahissement-Il n'est pas de la bltise. Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d'infini ••• Pour qu'une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.1

Tout ce passage exprime un subtil équilibre entre des forces contra-dictoires qui s'exercent dans l'esprit de Flaubert. Toutes ces forces se conjuguent pour l'amener l l'immobilité, par crainte de rompre l'équilibre, de tomber dans le gouffre.

Devant les femmes aussi, Flaubert est déchiré par deux ten-dances contradictoires. L'écrivain le dit. "Etrange contradiction:

je fuyais la société des femmes et j'éprouvais devant elles un plaisir délicieux."2 L'homme le dit lui aussi. "La femme me semble une chose impossible. Et plus je l'étudie, et moins je la comprends. Je m'en suis toujours écarté le plus que j'ai pu. C'est un abfme qui attire et qui me fait peurS"3

Flaubert ne pouvait aller vers Dieu

l

cause de l'attraction qu'il ressentait pour l'abfme et qui l'élOignait de Dieui

1 Flaubert, Lettre

l

Alfred Le Poi ttevin (septembre 1845), Oeuvres, Vol. III, p. 457.

2 Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol. l, p. 388.

3 Flaubert, Lettre

l

Mlle Leroyer de Chantepie (18 décembre 1859), Oeuvres, Vol. IX, p. 242.

(10)

Quel gouffre s'élargit sous nous

l

ce mot. éternité' Pensons un' instant' ce que veulent dire ces mots. vie, mort, désespoir, joie, bonheur; ••• , demandez-vous pour-quoi nous vivons, pourpour-quoi nous IIOlU'l"Ons, et dans quel

bu.t? ••• ? pourquoi tout cela? ••• et alors le vertige vous prend, et l'on se sant entrdné vers un gouffre incommensurable, au fond duquel on entend vibrer un gigantesque rire de damné.

Il est des choses dans 1& vie et des idées dans l'tme qui vous attirent fata1811e1'lt vers les régions sataniques, comme si votre tlte était de fer et qu'un aimant de malheur vous y entrdnlt •

• •

• •

•••

• • • • C'est dans cet abfme sans fond du doute le plus cuisant, de la plus am\re douleur, ••• 1

Il faut remarquer que c'est dans des oeuvres de jeunesse, Agonies, Novembre et Qu;idguid volueris, que Flaubert a exprimé si nettement sa conception de ses rapports avec le monde, les autres et Dieu. Il s'agit l ' , non pas d'une expression élaborée par un artiste mdtre de ses procédés, mais de quelque chose de profond qui se rév~le

en venant" la surface avec une :force irrésistible.

Dans cette étude du th~me du vertige chez Flaubert, on s'atta-chera d'abord " l'expression de cette émotion dans les oeuvres de jeunesse ob. elle se montre "nu. On recherchera ensui te, pour les démasquer, les mille déguisements dont Flaubert l'a rev3tue dans les oeuvres de la maturité. Chemin faisant on verra les alternatives de bonheur quand le vertige est vaincu et de souffrance quand il est le plus fort. Enfin" on examinera ce qui peut expliquer la présence et la conti nui. té de ce th~me chez Flaubert.

(11)

LES OEUVRES DE JEUNESSE

Les oeuvres compl'tes de Flaubert commencent avec Voyage en Enfer, un conte écrit" l'Age de douze ans qui débute par ces motSI

l Et j'étais au haut du mont Atlas, et de

I l

je contemplais le monde, et son or et sa boue, et sa vertu et son orgueil.

II Et Satan m'apparut, et Satan me di ta 'Viens avec moi, regarde, vois, et puis ensuite tu verras mon royaume, mon monde

l

DI.::>i l '

III Et Satan m'emmena avec lui et me montra le monde.

IV Et planant sur les airs, nous arri vtmes en Europe. 1

Ainsi, d's que Flaubert a pu tenir une plume, il a exprimé sa vision du monde. Le "haut du mont Atlas" est une expression ambigu'!, c'est,

l

la fois, géographiquement, un lieu élevé d'ob. l'on domine le monde, et, mythologiquement, le point de support du monde. C'est donc un lieu privilégié par rapport" l'abtmel un point

ot

l!en peut s'appuyer pour regarder au loin, ce qui supprime le vertige.

Mais Flaubert ne se cor/Gente pas d'une perspective fixe; il veut explorer l'espace béant. Satan l"emm'ne dans les airs. Flaubert ne pouvait choisir de meilleur guide que Satan qui rév'le

l

Smarhl

1 Gustave Flaubert, Oeuvres compl'tes, Tome l (2 tomes, Paris 1 Editions

(12)

"ne t'ai-je pas dit que le mal était l'infini?"l

Les oeuvres ultérieures de la jeunesse de Flaubert développeront

le th~me. Flaubert se représente la vie conune une chute dans un gouffre

ob. l'honune se brisel

La vie de l'honune est conune une malédiction partie de la poitrine d'un géant, et qui va se briser de rochers en rochers, en mourant

l

cha-que vibration qui retentit dans les airs. 2

Au gouffre extérieur correspond un ab!me intérieurl (c'est Satan qui parle)

oui, tu vois ces gouffres ouverts sous tes pièds, cette inunensité pendue sous nous, celle qui nous entoure, celle qui s'élargit sur nos t3tes, eh bienl entre dans ton coeur et tu y verras des abfmes plus profonds encore, des gouffres plus terribles •

•••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

Oui, sonde ta pensée, chaque pensée te montrera des horizons qu'elle ne pourra atteindre, des hauteurs ob. elle ne pourra monter, et, plus que tout cela, des gouffres dont tu auras peur et que tu voudras

combler. Tu fuiras, mais' en vain;

l

chaque instant tu te sentiras le pied glisser et tu rouleras dans ton

tmG,

brisé:3

Cette idée d'un gouffre intérieur' l'honune est souvent exprimée sous des formes voisinesl

Oh: l'infiniS l'infini, gouffre inunense, spirale qui monte des ab1mes aux plus hautes régions de l'inconnu, vieille idée dans laquelle nous tournons tous, pris par le vertige, abfme que chacun a dan~

le coeur, abtme inconunensurll.ble, ab1me sans fond:

lFlaubert, Smarh, Oeuvres compl~tes, Tome I, p. 198. 2Flaubert, Agonies, Oeuvres, Vol. I, p. 2i2.

3F1aubert, Smarh, Oeuvres, Vol. I, p. 335.

(13)

Cette image de l'homme obsédé par le vertige est modulée de bien des façons dans les oeuvres de jeunesse de Flaubert. la coloration change pour s'adapter au sujet.

Par exemple dans Un parfum

l

sentir, Flaubert s'est représenté lui-m3me sous les traits d'Ernesto, un garçon

l

peu pr\s du mime Age· que le jeune Flaubert, quatorze &.'1S, et digne d'admiration parce qU'il

est danseur de corde, ce qui prouve qu'il a vaincu le vertige.

L'enthousiasme pour le métier de funambule est révélé par cette phrase. "Cette derni\re sc\ne [la chute de Marguerite, la m\re d'Ernesto]

•••

avai t ••• désenchanté un petit garçon aux joues rondes et rosées, qui jusqu'alors avait souhaité d' 3tre danseur de corde, ••• " 1 Ce jeune spectateur aussi n' est-dl pas Flaubert lui-mbe?

Giacomo, le libraire de Bibliomani.e, est un homme

l

qui les li vres permettent d'échapper au vertige en bornant sa vue. Il peut rester tr\s longtemps

l

admirer un livre.

Il prenait un livre, en retournait les feuillets, en tttai t le papier, en examinait les dorures, le couvert, les lettres, l'encre, les plis, et l'arran-gement des dessins pour le mot finis; puis il le changeai t de place, le mettait dans un rayon plus élevé, et restait des heures enti\res

l

en regarder le titre et la rorme. 2

Pour contempler un livre, Giacomo le place en hauteur parce que, les yeux levés, le vertige est oublié. Giacomo est heureux quand il est entouré, donc protégé par ses livres.

1 Flaubert, Un parfum

l

sentir, Oeuvres, Vol. I, pp. 47-48. 2 Flaubert, Bibliomanie, Oeuvres, Vol. I, p. 98.

(14)

Comme il respirait

l

son aise, comme il était fier et puissant, lorsqu'il plongeait sa vue dans les immenses galeries o~ son oml se perdait dans les livres' il levait la tate? des livresl il l'abaissait? des li vresl

l

droite,

l

gauche, enaorel 1

Il est fier et puissant d'avoir réussi

l

vaincre le vertige par les livres qui limitent sa vue. Est-il éloigné de ses livres, il les voit encore par la pensée.

Pendant qu'il allait par les rues, il ne voyait rien de tout ce qui l'entourait, tout passait devant lui comme une fantasmagorie dont il ne comprenait pas l'énigme, il n'entendait ni la marche des passants, ni le bruit des roues sur le pavé; il ne pensai t, .il ne rivait, il ne voyait qu'une chose. les livres. Il pensai t au Myst\re de Saint Michel, il se le créai t, dans son imagination, .,

,2

L'espace est aboli, privé de réalité par un objet qui 'devient, gr4ce " l'imagination, assez important pour occuper l' espri t tout entier. Quand Giacomo est déçu de ne pas pouvoir se procurer le livre convoi té, plus rien n'emp3che le vertige. Giacomo en présente les sympt8mesl

En retournant

Pt!

les rues, sa démarche était lente et pénible, il aval. t sa figure étrange et stupide, sa tournure grotesque et ridicule, il a-vait l'air d'un homme enivré, car il chancelait;. ••

3

Rave d'enfer raconte la lutte du duc Arthur d'Almaro~s, qui n'a pas d'be, contre Satan. Les ennemis se rencontrent d'abord au chtteau du dUCI

1 Flaubert, Bibliomanie, Oeuvres, Vol. l, p.

99.

2 ~., pp. 102-103.

(15)

Un chlteau en ruines, si tué sur une haute colline, lui parut un séjour conforme

1

sa pensée, •••

••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••

C' étai t

I l

qu'il vi vai t ••• ; lui ,qui était tombé de si haut pour descendre si bas, il aimait quelque chose de tombé aussi ; lui , qui était désillusionné, il voulait des ruines, il avait trouvé le néant dans l'éternité, il voulait la destruction dans le temps.1

La lutte se poursuit sur une falaise, autre lieu élevé d'ob. l'on peut défier la mort et le vertige.

Mais lui' [le duc] le suicide? Ohl que de fois on le surprit, monté sur la haute falaise, regar-dant d'un rire amer la mort qui était

I l

devant, lui riant en face et le narguant avec le vide de l'espace qui se refusait

l

l'engloutirl2

Le duc est vainqueur du vertige parce qu'il est condamné

l

vivrel s'il ne peut se suicider, il ne peut craindre le vertige. Dans une autre occasion, le duc d'A1maro~s s'envole apr\s avoir triomphé de Satan dans une discussion!

Arthur était resté sur les rochers, et quand la lune connnença

l

pardtre, il ouvrit ses immen-ses ailes vertes, déploya son corps blanc comme la neige, et s'envola vers les nues.3

Au contraire, Julietta, la femme qui aime le duc, est faible et craint le vertige. Satan se sert de la falaise pour remporter la victoire sur Juliettal

A demain' Oh' demainl et elle courut comme une folle vers la falaise, on ne la revit plus dans le village, •••

4

Satan l' avai t emportée.

1 Flaubert, R3ve d'enfer, Oeuvres compl\tes, Tome l, pp. 92-93. 2 Ibid., p. 91.

-3

~., p.

95.

4

~., p.

98.

(16)

Satan veut éprouver Arthur pour savoir si celui-ci est vraiment dépourvu d'be. L'épreuve doit consister" braver le vertige du haut de la falaise. Julietta et Arthur doivent s'y rendre. Satan s'adresse au duci

- ••• elle t'attend Elle m'a.ttend?

Oui, sur la falaise. Ne lui a.vaia-tu pas proms? il y a longtemps qu'elle y est, elle t'attend.

Eh bien j'irai.

Tu iras? eh bien, Arthur, je ne te demande que cette derni're grlce;apr\s tu feras de moi tout ce qu'il te plaira, je t'appartiens. 1

Julietta, qui a une

lme,

cMe

l

l'attirance du gouffre. Arthur résiste au vertige, ce qui prouve bien qU'il n'a pas d'be.

Ju.1iettal il la laissa tomber épuisée; puis elle tenta un demier effort ••• et courut vers les rochers les plus élevés et s'élança d'un seul bond; il se fit un silence de quelques secondes, et Arthur entendit le bruit d'un corps lourd qui tombe dans l'eau.2

Dans R.ve d'enfer, Flaubert commence

l

raffiner l'expression du vertige. L'esprit se distingue de la mati're par sa sensibilité au vertige. C'est le douloureux pri vi.l'ge de l'artiste de vouloir explo-rer le gouffre et de s'y perdrel "Ohl l'ArtS l'Artl quel gouffre! et que nous sommes petits pour y desc3ndre, moi surtoutS"3

Le vertige est le symbole de l'amour dans Passion et Vertu. Mazza sent ndtre son amour pour Ernest, elle veut résistera "Sur le penchant du gouffre, elle prenait de belles résolutions ••• "4

1 Flaubert, R3ve d'enfer, Oeuvres compl'tes, Tome I, p. 98.

2 ~., p. 100.

3 Flaubert, Lettre

l

Louise Colet

(1847),

Oeuvres, Vol. IV, p. 288.

(17)

Quand Mazza va rendre vi si te

l

Ernest, elle hésite au moment du geste déai.sif qui doit déterminer sa perte ou son saluts sonnera-t-elle " la porte d'Ernest?

••• , elle monta. L'escalier lui semblai. t d'une intel'lldnable longueur, et, quand elle fut parvenue au second étage, elle s'appuya sur la rampe et se senti t défaillir; elle crut alors que tout tournait autour d'elle ••• 1

Aprtts avoir cédé

l

Ernest, Mazza a l'impression d'avoir cédé au vertiges

Car i l lui sembla, lorsqu'elle fut dégagée des bras de ~on amant, qu'il y avait en elle quelque chose de froissé coDDlle ses dtements, de fatigué et d'abattu comme son ~ard, et qu'elle était tombée de bien haut, •••

Par la sui te elle trouve des moments de bonheur ob elle ne craint plus le vertiges

••• il Y eut tout

l

coup, pour elle, une mélodie jusqu'alors inconnue dans la nature et dans son

he,

et elle découvrit dans l'une et dans l'autre des mondes nouveaux, des espaces immenses, des hori zons sans bornes, •••

:3

Souvent, dans les transports du délire, ••• , elle demandait

l

son amant s'il n'aurait pas sou-haité, coDDlle elle, de vivre des si'cles ensemble, seuls, sur une haute montagne, sur un :roc aigu, au

bas duquel viendraient se briser les vagues, = 0 = ;

et puis elle le regardait longtemps, •••

--4

et elle tombait entre ses bras, muette et évanouie.

1 Flaubert, Passion et Vertu, OSUVTeS, Vol. I, p. 182.

2 ~., p. 184.

3~.

(18)

Pour Nazza, l'image du bonheul' c'est d'abord le vertige vaincu, qu'elle ne craint plus, puis o'est l'abandon au vertige, la. plongée dans le néant •

8 les deux cas c'est la fin de la peur de tomber.

Un jour arrive of! Emest, effrayé par la passion de Nazza, doit choisir de se préen.pi ter avec elle dans le tourbillon ou de partir. (Ernest ne peut plus rester sur le bord du gouffre, il doit s'y jeter ou s'en éloigner)1

Il fallait donc partir, la quitter pour toujours, ou bien se jeter avec elle dans ce tourbillon qui vous entrdne comme un vertige, dans cette route immense de 1& passion, qui commence avec un sourire

et qui ne finit que sur une tombe.1

Ernest décide de tuir Mazza. Celle-en. part

l

sa poursui te,

arri ve trop tard au Havre et se trouve face au vide. A peine descemdue, elle courut au bout de la jetée et regarda sur la mer ••• Une vc!.le blanche s'enfonçait sous l'horizon. 2

Il était partiS parti pour toujours: ••• , elle ne vit plus rien ••• que l'immensité de l'Océan •

• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • w • • • • • •

Il Y avait dans cela une sauvage harmonie. Mazza l'écouta longtemps, fasen.née par sa puissance; •••

3

Cette fasen.nation ~ntre que Nazza ne peut résister

l

l'attirance du gouffre et elle pense s'y pré en. pi ter pour échapper

l

la vie, ttElle entendai t alors une voix qui l'appelait au fond du gouffre, et, la t3te penchée vers l'abtme, elle calculait combien il lui faudrait de minutes et de secondes pour rtler et mourir.n4 Quand le vertige est

---

1

Flaubert, Passion et Vertu, Oeuvres, Vol. l, p.

189.

2~.

3

~., p.

190.

4

~., p.

191.

(19)

le plus fort, il est le symbole du malheur.

Mazza reçoit une lettre d'Ernest ~ il lui annonce qu'il va épouser une jeune personne de dix-sept ans. Mazza sent "qu'il la repousse au loin, et la jette' l'abtme sans fond, celui du crime et du désespoirS,,1 Elle accepte son destin, tue son mari et ses enfants, puis se suiaide "apr\s s'3tre demandé ce que c'était que la mort, et s'3tre perdue dans ce gouffre sans fond de la pensée.qui se ronge et se déchire de rage et d'impuissance, ••• "2

Passion et Vertu n'est autre que l'histoire de la lutte de Nazza contre le gouffre qui l'attire. Apr~s des alternatives de doMination du vertige et de retour vers le gouffre, celui-ai est vainqueur de Mazza. Image pessimi..ste de l'amour et du monde. C'est que. ce conte

philosophi-que date de

1837,

l'année suivant celle ob. Flaubert rencontre madame Sclùesinger 'Trouville. Le pessimi..sme de ce conte traduit le désen-chantement de Flaubert apr\s un amour malheureux.· Il a raconté dans Mémoires d'un fou, cet amour sans espoir ho cause de la timidité de son

jeune ftge; amour qui lui a fait dire' la foisa " ••• je me plongeais dans mon coeur et j'y trouvais des voluptés infinies.n'et " ••• j'eus dans l'tme toutes les tortures d'un damné ••• J'étais comme-ces gens qu'on fait mourir de faim dans des cages et entourés de mets les plus exquis. n4 Il était donc normal que Flaubert adolescent représentlt

1 Flaubert, Passion et Vertu, Oeuvres, Vol. l, p. 204.

2 ~., p. 207.

3

Flaubert, Mémoires d'un fou, Oeuvres, Vol. l, p. 286.

(20)

l'amour comme un vertige, une attirance vers ce qui est hors de portée. Dans une lettre h Ernest Chevalier, Flaubert résume ainsi Smarh, véri table épopée du vertige.

Voici en deux mots ce que c'est. Satan conduit un homme (Smar).:: f~] dans l'infini, ils s'él~ent tous deux dans les airs des distances immenses. Alors, en découvra..'lt tant de chose$, Smar est plein d'orgueil. Il croit que tous les myst'res de la création et de l'infini lui sont révélés, mais Satan le conduit encore plus haut. Alors il a peur, il tremble, tout cet ab!me .semble le dévorer, il est faible dans le vide. Ils redescendent sur la terre. Lh c'est son sol J il dit qu'il est fait pour y vivre et que tout lui est soumis dans la nature. Alors survient une temptte, la mer va l'engloutir. Il avoue encore sa fai blesse et son néant. Satan va le mener parmi les hommes; 10 le sauvage chante son bonheur, sa vie nomade,

mais tout

l

coup un désir d'aller vers la aité le. prend, il ne peut y résister, il part ••• 20 ils entrent dans la

ville, ••• , dans l'église qui est déserte. Toutes les parties de l'édifice prennent une voix pour se plaindre; depuis la nef jusqu'aux dalles, tout parle et maudit Dieu. Alors l'église devenue impie s'écroule. Il y a dans tout

cela un personnage qui prend part

l

tous

les

événements

1

et les tourne en charge. C'est Yuk, le dieu du grotesque.

Il y a dans ce réait un vert1igineux mouvement de contraction de l'espace, de l'infini" la terre, de la terre

l

la aité puis

l

l'église et, pour finir, de l'église qui s'écroule " un seul personnage, Yuk, le dieu du grotesque. Au vertige devant l'infini succMe la peur d'3tre en-glouti par la mer. Puis le sauvage cMe ·ll'attirance vers la aité et l'église s'écroule ap~s avoir maudit Dieu; elle aussi succombe au vertige. Il ne reste que Yuk parce que Ille Dieu du grotesque est un bon interpr'te pour expliquer le monde.H2 Le vertige aboutit au

1 Flaubert, Lettre

l

Ernest Chevalier (18 mars 1839), Oeuvres, Vol. II, pp. 427428.

(21)

grotesque, l ce qui attire l'attention par son apparence bizarre. L' atti tude de Flaubert devAn.t le grotesque est un subtil équilibre entre l'attirance et la répulsion. C'est ainsi que Flaubert a toujours montré de l'intér3t pour la b3tise et les bourgeois que pourtant il unissai t dans un mime mépris.

Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde,que je m'étonne parfois d'entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singuli're admiration. Il y a des gestes, des sons de voix dont je ne reviens pas, et des niaiseries qüi me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois scouté atten-ti vement des gens qui parlaient une langue étrangtre que tu n'entendais pas? J'en suis Il. A force de vouloir tout comprendre, tout me fait r3ver. Il me semble pourtant que cet ébahissement-ll n'est pas de la b3tise. Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d'infini ••• Pour qu'une chose soi t

1 intéressante, il suffit de la regarder longtemps.

Ce que Flaubert trouve grotesque, c'est ce que le bourgeois trouve raisonnable.

J'ai une tirade de Romais

sur

l'éducation des enfants ••• qui, je crois pourra faire rire. Mais moi qui la trouve tr's grotesque, je serai sans doute fort attrapé, car pour le bourgeois c'est profondément raisonnable.2

On voit quel chemin suit l' espri t de Flaubert, du vertige devant le vide spatial

l

la fasaination devant la b3tise et le bourgeois,

c'est-1 Flaubert, Lettre l Alfred Le Poi ttevin (septembre c'est-1845), Oeuvres, Vol. III, p.

457.

2 Flaubert, Lettre l Louise Colet (26-27 avril 1853), Oeuvres, Vol. VII, p. 123.

(22)

l-dire devant le vide de la pensée. Cette évolution de Flaubert se précisera au cours de sa vie et aboutl.ra, nous y reviendrons,

l

Bouvard et Pécuohet, histoire de deux bourgeois qui veulent combler l tout prix le vide intellectuel qu'ils réssentent.

Mémoires d'un fou, premi.er roman écrit par Flaubert, est "un livre ••• qui parle d'un fou, c'est-l-dire le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de si'c1es clans ltespace sans faire un pas,

•••

Voi11 le cadre de ce l i vrel le m~!lde en proie au tournoiement, au vertige. Il s' agit d'une oeuvre largement autobiographique, destinée l perpétuer le souvenir de la rencontre d'Elisa Schlesinger, rencontre

"1

qui fut un moment essentiel de la vie de Flaubert. L' amour est pour Flaubert un sentiment ob. les contraires se m'lent comme dans le vertige, ob. l'on reste immobile dans li extase 1

J'étais immobile de stupeur, ••• J'aimais.

Ohl les premiers battements du coeur de l'homme, ses premi.'res palpitations d'amourS q~'e11es sont douces et étranges' Et plus tard, comme elles paraissent niaises et sottement ridicules' Chose bizarreS il y a tout ensemble du tourment et de la joie dans cette insomnie.2

Pour décrire son amour, Flaubert commence

l

élaborer sa mani're de parler du vertige. Le mot vertige, comme dO ai.11eurs les mots "gouffre" et "abtme", ne se trouvent pas ici, mais les sensations notées sont

anaJ.ogues

l

celles du vertigel immobilité, images vagues, vaporeuses,

1 Flaubert, Mémoires d'un fou, Oeuvres, Vol. I, p. 258. 2 Ibid., p. 281.

(23)

impression de se trouver en altitude ("j'étais plus grand"), battements de coeur, palpitations, sentiments contraires de tourment et de joie.

La déception amoureuse de Flaubert adolescent lui fait prendre conscience de son rapport au mondel il se trouve face au néant et il est tenté de s'y jeter.

A peine ai-je w la vie, qu'il y a eu un immense dégo~t dans mon be; j'ai porté" ma bouche tous les fruits, ils m'ont semblé amers,

je les ai repoussés et vaill que je meurs de faim. Mourir si jeune, sans espoir dans la tombe, sans 3tre ~r d'y dormir, sans savoir

si sa paix est inviolableS Se jeter dans les bras du néant et douter s'il vous recevral 1

La vie est une chute dans le néant et c'est en vain que l'homme cherche une prise solide, une réalité, une certi tudel

Tout n'est donc que tén~bres autour de l'honnne; tout est vide, et il voudrait quelque chose de fixe; il roule lui-m3me dans cette immensi té du vague

ob.

il voudrait s' arr~ter,

il se cramponne

l

tout et tout lui manque; patrie, liberté, croyance, Dieu, vertu, il a pris tout cela, et tout cela lui est tombé des mains; ••• 2

Dans Mémoires d'un rou~ Flaubert s'exprime sur un ton personnel. Il emploie le pronom

'1

je" comme dans Agonies (voir supra p.

5).

Ces deux: oeuvres datent de la m3me année, 1838. Flaubert a dix-sept ans,

1 Flaubert, Mémoires d'un fou, Oeuvres, Vol. l, pp. 275-76. 2 ~., p. 307.

(24)

il a éorit toute une série d'oeuvres assez courtes et il a déj' une certaine expérience de la vie. Il semble éprouver le besoin de "faire le point" avant d'éorire des oeuvres plus importantes, Smarh, l'année suivante et Novembre en 1842.

ob.

en est-il?

••• J en marchant dans la vie, l'horizon s'est écarté par-derri're, et que de choses depuis lorsS car les jours semblent longs, un , un, depuis le matin jusqu'au soir. Mais le passé pardt rapide, tant l'oubai rétrécit le cadre qui l'a ccntenu. 1

Le temps et l'espace sont m'lés dans un double mouvement dans deux sens différentsl l'horizon s'éloigne vers l'arri're et !a cadre se rétréci t. Il Y a instabilité de l'espace et du temps. La m'me instabilité se retrouve dans Smarhl

••• ; , mesure qu'on avance, l'horizon s'agrandi tl on marche, on avance, mais le désert court devant vous, le gouffre s'élargit. La vérité est une ombre, l'homme tend les bras pour la saisir, elle le fui t, il court toujours. 2

Le destin de l'homme est de courir toujours vers le gouffre o~ il doi t tomber 1

L'homme, grain de sable jeté dans l'infini par une main inconnue, pauvre insecte aux faibles pattes qui veut se retenir, sur le

1 Flaubert, Mémoires d'un fou, Oeuvres, Vol. l, p. 278.

(25)

bord du gouffre,

1

toutes les branches, qui se rattache

1

la vertu,

1

l'amour,

(ll'égo!sme,) ll'ambition, et qui fait des vertus de tout cela pour mieux s'y tenir, qui se cramponne

1

Dieu, et qui

fai bli t toujours, liche les mains et tombe

•••

1

Puisque le vertige et la chute dans le gouffre sont inévitables, il faut" y chercher un attrait et c'est dans la poésie romantique que Flaubert cherche une raison de s'abandonner au destin. Apr's avoir énuméré les lectures préférées de son adolescence. des pages de B,yron et de Werther, Hamlet, Roméo, il s·écrie.

Tous ces échos inconnus

1

la somptueuse dignité des littératures classiques a-vaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui m'attirait sans cesse vers

cette poésie géante, qui vous donne le vertige et vous fait tomber dans le gouffre sans fond de l'inf'ini. 2

Le recours de celui qui pensai ta " ••• , je suis si tombé, si désenchantét"3, c'est la poésie, l'oeuvre littéraire devant laquelle il éprouve un

irrésistible vertige et ob. il se jette comme dans le seul abtme qui veuille l'accueillir.

Novembre, derni're des oeuvres de jeunesse de Flaubert, est bien plus qu'un réait autobiographique. l'inspiration en est tr~s

1 Flaubert, Mémoires d'un fou, Oeuvres, Vol. I, pp. 262-63.

2 ~., p. 270.

(26)

-romantique et l'imagination y tient une large place. Le jeune écrivain a fait de grands progr's dans la composition et montre une plus grande mdtrise dans l'expression. C'est pourquoi le th'me du vertige, bien que toujours présent, apparaft moins

l

premi're vue. Flaubert a commencé

l

beaucoup travailler son style et, comme il recherche la variété dans l'expression, le mot vertige se rencontre plus rarement que dans les oeuvres précédentes; mais les manifestations du vertige restent fré-quentesl ce th~e prend des formes diverses, parfois inattendues.

Flaubert croit,

l

certains moments, qU'il est possible d'échap-per au vertige grtce

l

l'art et

l

la poésie.

Quelquefois, l'art et la poésie semblaient ouvrir leurs horizons infinis et s'illuminer l'un l'autre de leur propre éclat, je bltissais des palais de cuivre rouge, je montais éter-nellement dans un ciel radieux, sur un escalier de nuages plus mous que des édredons. 1

Il pense que l'artiste peut se détacher du monde et de la viel

Du haut de ces sommets, la terre dis-pardt et tout ce qu'on s'y arrache. Il y a ,,·également des douleurs du haut des-quelles on n'est plus rien et l'on méprise tout; quand elles ne vous tuent pas, le suicide seul vous en déli vre. 2

L'idéal, c'est le vertige aboli.

1

Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol.

l,

p.

390.

(27)

~s lors, je ne vécus plus qua dans un idéal sans bomes, ob, libre et volant

1

l'aise, j'allais comme une abeille cueillir

sur toutes choses Je quoi me nourrir et vivre; ••• 1

Flaubert essaie pour cela d'échapper au gouffre, d'imaginer quelque chose de nouveau, une aspiration vers le haut. Il s' agit du contraire du vertige, donc de quelque chose que Flaubert ignore, dont il ne voit pas le but.

J'ai eu ainsi mille petits amours, qui ont duré huit jours ou un mois et que j'ai souhaité prolonger des si'cles; je ne sais en quoi je les faisais consister, ni quel était le but ob ces vagues désirs convergeaient; c'était, je crois, le be-soin d'un sentiment nouveau et comme une aspiration vers quelque chose d'élevé dont je ne voyais pas le fafte. 2

Trouver le bonheur, c' est vaincre le vertige, mais celui-ci ne tarde pas 1 revenir.

L'aigle est un oiseau fier, qui perche sur les hautes cimes; ••• ; paisible, il vole au-dessus et bat des ailes; le bruit de la montagne l'amuse, il pousse des cris de joie, lutte avec les nuées qui courent vite, et monte encore plus haut dans son ciel immense.

Moi ausrrl., je me suis amusé du bruit des temp3tes et du bourdonnement vague des hommes qui montait jusqu'l moi; j'ai vécu dans une aire élevée, ob mon coeur se gonflait d'air pur, ob je poussais des cris de triomphe

1 Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol. l, p. 390. 2 ~., p.

386.

(28)

e

pour me désennuyer de ma. solitude.

Il me vint bien vite un invincible dégo~t

pour les choses d'ici-bas. 1

Novembre est essentiellement le récit d'une initiation sexuelle, le passage de l'amour idéaliste et mystique l l'amour charnel suivi de l'ivresse, puis du désespoir. Le jeune homme sent un gouffre en lui-memel

••• ; je me sentais le coeur vide, mais ce vide-ll était un gouffre.2

Le désir d'aimer traduit le désir de combler ce gouffrel

••• je jouais, vls-l.-vis de mon coeur, une comédie qui ne le dupait point, et cette chute me donnait une longue tristesse; je regrettais presque des amours que je n'avais pas eues, et puis j'en rivais d'autres dont

j'aurais voulu pouvoir me combler l'lme.

3

L'amour est lié au vertige quand l'auteur imagine la femme aimée.

• •• je voyais prtts de moi un 3tre semblable l moi, mais muni des différences qui plaçaient entre nous deux une attraction vertigineuse.

Quand il imagine l'acte sexuel, i l remonte du fond du gouffre pour s'élancer hors du réel.

1 Fla.ubert, Novembre, Oeuvres, Vol. l, pp.

390-91.

2 ~., p.

391.

3

~., p.

386.

4

~., pp.

387-88.

(29)

••• , j'allais jusqu'au fond, je revenais et je recommençais; bient8t c' étai t une course effrénée de l'imagj,.nation, un élan prodigieux hors du réel, ••• 1

Quand il rencontre l'amour, la victoire sur le gouffre est totale et il s'élance encore plus haut, dans le ciel 1

C'étaient les premi\res paroles d'amour que j'entendisse de ma vie ••• Ohl comme je m'élançais vi te dans le ciel nouveau.2

Les réflexions du narrateur, apr\s la perte de sa virginité, le ram\nent au vertigel

••• , car j'avais

l

la fois les nausées de la satiété et l'ardeur des espérances •

••• 1 Pourquoi, ~mon Dieu, avons-nous encore faim alors que nous sommes repus? •••

?

pourquoi le coeur de l'homme est-il si grand, et la vie si petite? •••

••• un monde s'ouvre devant nous ••• ••• , j'avais créé pour moi, en deçl de ma

vi rgini té perdue, ••• , d'autres voluptés moins précises comme le désir que j'en avais, mais célestes et infinies ••• tout se résuma

dans le passé et ••• tout s'élança pour l'avenir ••• ; l'envie de la revoir me prit, m'obséda, c' étai t

comme une fatalité qui m'attirai t, une pente ob. je glissais.3

L'expression des sensations du vertige est ici tr\s subtile. On voit,

1

Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol.

I,

p. 383. 2 ~., p. 425.

(30)

cODDlle dans le vertige, des contraires s'unira les nausées de la sat1.été et l'ardeur des espérances; la faim alors qu'on est repu. Il Y a instabilité de l'espaces si le coeur de l'homme est grand, la vie est petite; un monde s'ouvre; l'homme y saute ("tout s'élança pour l'avenir"); pour finir il y a attirance vers 1& pente glissante. Il s'agit bien

n.

d'une évocation poétique du vertige.

Quand le narrateur rencontre Marie, celle-ci est l une fenatrea

Elle avait une robe blanche,

l

manches courtes, elle se tenait le coude appuyé sur le rebord de la fenatre, une main pr\s de la bouche, et semblait

regarder par terre quelque chose de vague et d'indécis, ... 1

On voit souvent les héro!nes de Flaubert se tenir

l

la fenatre. Jean Rousset l'a remarqué apr\s Georges Poulet.

La Marie de Novembre, ••• pass [el ses joumées devant sa fenAtrea lieu de l' attente,vigie sur le vide d'ob. peut surgir le client, l'événement. La fenttre est un poste privilégié pour ces

per-sonnages flaubertiens l la fois immobiles et portés l la dérive, englués dans leur inertie et li vrés au vagabondage de leur pensée; •••

La fen~tre unit la fermeture et l'ouverture,

l'entrave et l'envol, la c18ture dans la chambre et l'expansion au dehors, l'illimité dans le

circonscrit; absent ob. il est, présent ob. il n'est pas, oscillant entre le resserrement et la dila-tation, oomme l'a si bien montré Georges Poulet, le personnage flaubertien était prédisposé l fixer son existence sur ce point limitrophe ob. l'on peut se fuir en demeurant, sur cette fen3tre qui semble le site idéal de sa rtverie. 2

1 Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol. I, p.

413.

(31)

En somme une fen8tre permet de braver le vertige en se tenant au bord du vide sans craindre d'y tomber; ainsi peut-on s'abandonner

l

la rtverie. Pour Marie aussi, l'amour et le bonheur sont représentés par l'oubli du vertige. Voici. comment elle a la révélation du plaisir sensuel quand elle se sent soulevée de terre, arrachée

l

la pesanteurl

••• il Y avait des choses que je ne comprenais pas, les garçons embrassaient les filles, on ri ai t aux éclats; cela m'attristait et me faisait r8ver. Quelquefois, sur la route, en m'en retournant

l

la maison, je demandais

l

monter dans une voiture de foin, l'homme me prenait avec lui et me plaçait sur les bottes de luzerne, croirais-tu que je finis par gottter un indici.ble plaisir

l

me sentir soulever de terre par les mains fortes et robustes d'un gars solide, ••• 1

Le bonheur, pour elle, c'est d'ttre semblable

l

un oiseau.

-Qu'ai-je donc, ce soir? tu m'as mise toute en feu, j'ai envie de boire et de danser en chantant. As-tu quelquefois voulu ttre petit oiseau? nous volerions ensemble, ça doit 8tre si doux de faire l'amour dans l'air, les vents vous poussent, les nuages vous entourent.2

Il est bien évident qu'un oiseau ne craint pas le vertige, que le

gouffre n'est pas un danger pour lui. Marie a eu son heure de triomphel elle occupait une situation élevée, dans une loge de théttre, d'ob. elle dominait la foule (une loge dans un théttre est un lieu privilégié au . e titre qu'une fen3tre) 1

1 Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol. l, p. 429. 2 ~., p. 425.

(32)

Eh bienS j'ai été reine, reine cOllDlle on peut

l'~tre maintenant; en entrant dans ma loge, je

promenais sur le public un regard triomphant st provocateur, mille t~tes suivaient le mouvement de mes sourcils, je dominais tout par l'insolence de ma beauté.l

La femme est soumdse, comme l'homme,

l

la loi du vertige et de l'attirance vers le gouffrel

••• , elle dans sa prostitution et moi dans ma chasteté, nous avions suivi le m~me chemin, aboutissant au m~me gouffre. 2

Il est possible de résumer l'infini pour s'en rendre mdtre un instant.

Car les souvenirs sont doux, tristes ou gais, n'importel et les plus tristes sont encore les plus délectables pour nous; ne résument-i1s pas l'infini?

3

mais bientat l'a'btme appelle de nouveau.

Et cependant les voix de l'a'btme l'appelaient, les flots s'ouvraient comme un tombeau pr3ts de suite

l

se refermer sur lui ~t

l

l'envelopper dans leurs plis liquides •••

Il faut répondre

l

cet appel.

1 Flaubert, Novembre, Oeuvres,

Vol.

l, p.

439.

2 Ibid.,

-

p.

443.

3~., p. 404.

(33)

Et je montais au haut des tours, je me penchais sur l'abfme, j'attendais le vertige venir, j'avais une inconcevable envie de m'élancer, de voler dan! l'air, de me dissi-per avec les vents; •••

Pour finir, l'homme doit toujours céder au vertige, se laisser tomber dans l'ab!me, se laisser aller au néant,

Quelquefois, n'en pouvant plus, dévoré de passions sans bornes, plein de la lave ardente qui coulait de mon be, aimant d'un amour furieux des choses sans nomj ~rettant des r8ves

magnifi-ques, tenté par toutes les voluptés de la pensée, aspirant

l

moi toutes les poésies, to~tes les harmonies, et écrasé sous le poids de If...;.l coeur

et de mon orgueil, je tombais anéanti dans un ab!me de douleurs, le sang me fouettait la figure, mes art\res m'étourdissaient, ma poitrine semblait rompre, je ne voyais plus rien, j' étais ivre,

j'étais fou, je m'imaginais 8tre grand, je m'imaginais contenir une incamation supr3me, dont la révélation eftt émerveillé le monde, ••• 2

Flaubert semble prévoir, dans ces lignes écrites en 1842, l'attaque nerveuse dont il sera victime en janvier

1844.

Il décrit le malaise qu'il ressentira sur la route de Deauville

l

Pont-l'EvAque. S'agit-il d'une prémonition? du souvenir d'une attaque antérieure restée secr~te?

ou bien de sensations diffuses de malaise physique? C'est en tout cas la preuve que Flaubert a mis beaucoup de lui-m3me dans ce qu'il a écrit.

On ne peut douter que les manifestations du vertige étaient une réalité de sa vie.

1

Flaubert, Novembre, Oeuvres, Vol. I, pp.

402-403.

(34)

COMMENT LUTrER CONTRE LE VERTIGE

Au moment ob. il écrivait ses demi'res oeuvres de jeunesse, Mémoires d'un fou et Novembre, Flaubert risquait de s'engager dans une impasses recommencer toujours des variations de caract're auto-biographique sur la déception amoureuse. Il a été conscient de ce danger comme le montre ce passage de Novembres

La manuscrit s'arr3te ici, mais j'en ai connu l'auteur, •••

Sans doute que notre homme n'aura plus rien trouvé " dire; il se trouve un point ob. l'on n'écrit plus et

ob.

l'on pense davantage; c'est

l

ce point qu'il

s'arr3ta, •••

1

Alors s'ouvre une période de réflexion pendant laquelle Flaubert écrit sa premi.'re grande oeuvre narrative, la version de 1845 de L'Education sentimentale. Cette période est marquée par la crise nerveuse de janvier 1844 qui 8te l Flaubert toute possibilité d'une vie normale et le fait se tourner vers l'art comme seule consolation

l

son malheur. Flaubert a vu cette crise et l'évolution psychologique qui l'a suivie, comme une lutte contre le vertige, lutte dont il est sorti victorieuxl

(35)

De sa douleur particuli\re il a contemplé toutes les autres, et il a

vu

assez Iain dans ce spectacle pour le pouvoir regarder toujours; un moment l'art l'a ébloui, ainsi que la tate tourne

l

ceux qui se trouvent

l

des hauteurs extraordinai-res, et il a fermé les yeux pour n'en 3tre pas aveuglé; puis toutes les lignes ont repris leur place, les plans se sont étatais, les détails ont sailli, les ensembles sont venus, les horizons se sont élargis, l·ordre qu'il a découvert a passé

l

lui, ses forces se sont réparties, son intelligence s'est équilibrée.1

Ainsi se trouve expliquée la nouvelle orientation que prend l'oeuvre de Flaubert. L'art a ébloui Flaubert, l'a obligé de fermer les yeux. Flaubert s'est détourné du monde. Alors le monde s'est reconstruit. l'espace a repris sa stabilité, un ordre s'est créé qui a pénétré Flaubert et lui a permis de retrouver un équilibre intérieur. Pour Flaubert, le monde est le gouffre qui donne le vertige, et l'art est le moyen d'échapper au monde, donc au vertige. DésormaiS Flaubert fermera les yeux, dans sa vie et dans son oeuvre, pour ne pas voir le monde. Un travail acharné dans sa retraite de Croisset sera l'antidote du vertige. Dans la suite de l'oeuvre le th\me du vertige est moins visible mais il court en profondeur au lieu de s'étaler en surface comme aupara.vant. Toutefois le vertige reste menaçant. Flaubert ne réussit pas toujours

l

l'emp3cher de reparattre, mais il le maftrise, le dé-guise, l'apprivoise en quelque sorte pour en faire un élément familier Q.u service de son art. Le vertige dompté sera le symbole de la. réussi te

1 Flaubert, La premi.\re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, pp. 309-310.

(36)

artistique.

La premi're Education sentimentale montre

l

l'évidence cette évolution, avec ses deux héros, Jules qui est celui que Flaubert a été dans sa jeunesse, et Henry celui que Flaubert voudrait devenir en arrivant

t

l'Ige d'homme.

Jules et Henry pouvaient, de concert, parcourir l'espace en imagination, sans craindre la chute. Jules écrit

l

Henrys

• •• nos esprits, partant de concert comme deux oiseaux qui rasent la cime des blés et des grands ch8nes, couraient sur le monde entier et s'envo-laient jusqu'aux li mi tes de l'infini S 1

Henry était celui qui entrdnai t Jules l. travers l'espace, car ils étaient tr's différents.

Quelque ressarnbJ.êù"1Ce qu'il y ~t entre Henry et lui, c'étaient deux hommes fort distincts. Henry était plus libre, plus léger, plus net dans ses allures; Jules était toujours g3né comme quelqu'un qui étouffe, ••• 2

Henry est léger, tandis que Jules est pesant, c'est-l.-dire attiré vers l'abtme. Jules est g~né, il étouffe, ce qui trahit la crainte.

D'ailleurs, aprês leur séparation, Jules ressent un vide intérieur; il écrits "Quand tu es parti, quand j'ai vu la diligence t'emmener,

je suis rentré chez moi, vide et désolé, ••• t.J et aussi. " ••• , ton

1 Flaubert, La premi.~re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, p.

57.

2 ~., pp. 119-120.

(37)

absence m'a laissé un vide affreux. n1 Jules va au théltre pour y chercher l'amour. A son approche il contemple les hauteursl

••• , la t3te levée au ciel, ••• et flottant alors dans je ne sais quelle capricieuse r8verie m3lée d'art et d'amour, ••• , je contemplais la frise du manteau d'Arlequin ••• 2

Jules tombe amoureux d'une actrice, Lucinde, et il voit celle qu'il aime comme dé~tvrée du vertige, capable de l'emmener

l

travers l'espac'3l

••• , elle est faite pour passer sa vie couchée dans un hamac, ••• , au-dessus des nuées, plus haut que les plus hautes neiges, enveloppée de son amour, et de

11

planant sur le monde comme du haut du ciel; c'est avec elle qu'on voudrait se sentir monter vers les étoiles, vers la lu-mi\re, vers l'éternelle extase, d'un vol plus rapide et plus tranquille que celui des aigles et des ramiers sauvages, ••• , pour mourir dans un espace pur et sans linti. tes.

3

Jules pense que Lucinde lui a permis de franchir l'abfme, donc de le vaincre. Il l' écn t

l

Henrys

"J'

étais délivré, régénéré, un abfme me séparai t de ma vie passée."4 L'amour est donc un moyen, pour Jules,

1 Flaubert, La premi\re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, p. 30.

2

~., pp.

87-88.

3

~.,

pp.

89-90.

4

~., p.

93.

(38)

de vaincre le vertige. L'art en est un autre et Jules,

l

l'image de Flaubert, veut se réfugier dans la création littéraire. Il écrit un drame, Le Chevalier de Calatrava. Pendant qu'il termine le cinqui~me

acte, il croit déj' voir le succ~s qui l'arrachera au vertiges "En vain je rappelais cent fois mon esprit, il me trdnai t en avant, vers un horizon radieux, sur une pente pleine de vertiges; ••• "1

Un peu plus tard, Jules a la révélation qu'il a été joué par Lucindel elle lui a emprunté de l'argent, la veille de son départ au bras de son 8.mliIllt, Bemardi, le directeur de la troupe. Le désespoir de Jules se traduit par une sensation d 'instabili té (la roue qui va tomber) et de chute dans l'abfmel

Je n'ai plus ni espérance, ni projet, ni force,

ni volonté, je vais et je vis comme une roue qu'on a poussée et qui roulera jusqu" ce qu'elle tombe, comme une feuille qui vole au vent tant que l'air la soutient, comme la pierre jetée, gui descend jusqu" ce qu'elle trouve le fond - 2

Le vertige se déguise sous des masques tragiques. Jules est tenté de se suicider ce qui s'exprime par l'attirance qu'un ruisseau exerce sur lui s

Je suis redescendu dans la vallée, ••• , je me suis accoudé sur le parapet du pont pour voir l'eau tourbillonner sous l'arche et emporter

1 Flaubert, La premi~re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, p.

95.

(39)

les brins d'herbe qu'elle arrachait sur les bords J la mousse montait le lol'.g dl1 mur et courai t vers moi, comme pour me prendre, le torrent parlait et m'appelait

l

lui. 1

La tentation de commettre un meurtre est liée au vertige, elle aussi 1

- La chari tél la chari tél JIIlll"lIBlra

l

mes oreilles une petite fille en guenilles, qui

marchait pieds nus dans la poussi're et me tendai t la main avec un visage souriant.

- Va-t'en, va-t'enl lui criai-je de toute ma force.

Car l'envie m' avai t pris de sui te de la pel'dre avec moi dans un vertige, d'entendre ses cris de détresse, de la voir se déchirer, avec les nots, contre les murs glissants o~

ruisselait la rivi're; et je m'enfuis comme

si je l'avais tuée. 2

Jules ressent n ••• toute l'humiliation de ses chutes, plus profondes chaque fois de la hauteur d'ob il est tombé. n

3

Pour Jules comme pour Flaubert, toute tentative pour s'élever se te:rmi.ne par une chute dans le gouffre.

1 Flaubert, La premi.'re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III,

p.

135.

2

.~., pp.

135-136.

3

~., p.

253.

(40)

Si Jules est faible, Henry est fort. C'est lui qui est le héros du livre; Flaubert l'affirme d~s la premi~re phrase. Henry est tel que Flaubert voudrait 3tre. Henry est le mod~le admiré, l'homme indifférent au vertige.

Il montait sur les tours des églises et restai t longtemps appuyé sur les balustrades de pierre qui les couronnent, contemplant les toits des maisons, la fUmée des cheminées, et, en bas, les hommes tout petits qui rampent comme des mouches sur le pavé. 1

Henry trouve le bonheur, c'est-l-dire qU'il domine le monde sans avoir le vertige.

Elle l'aimai. tl il s'aimait lui-mbe, il étai t grand, il était magnifique, il do-minai t tout, il pouvait tout, il aurait volé avec les aigles, ••• L'uni vers lui apparut alors dans une perspective lumi-neuse, tout plein de gloire et d'amour,

••• ; le bonheur planait sur lui-mame ••• 2

Remarquons le lyrisme de Flaubert pour exalter cette domination du monde et de l'espace~ La gloire et l'amour ont rempli l'univers; l'ab!me et le néant sont oubliés. Le mot vertige est absent de ce

1 Flaubert, La premi.\re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, p.28.

(41)

passage, et c'est ). juste titre, puisque Flaubert décrit le contraire du vertigel l'espace est mdtrisé, dominé sans qu'aucune crainte n'apparaisse. Le vertige a été vaincu grtce , la. femme aimée qui a guidé son amant jusqu'au sommet du bonheurl " • •• ; ne lui avait-elle pas fait parcourir, un , un, tous les pas de ce sentier magique qui m~e " des sommets d'ob. l'on contemple la vie d'un regard si ébloui?"1

Le personnage d'Henry, qui est le nouveau Flaubert sorti de l'adolescence, permet d'apercevoir l'évolution de l'auteur. Apr's avoir placé tr's haut son idéal, au début du livre, allant jusqu" nier le vertige, Flaubert doit composer avec une tendance profonde qui ne se laisse pas aisément réprimer. Le vertige réapparaft malgré tout chez Henry et il se manifeste selon certaines formes qui se re-trouveront tout au long de l'oeuvre de Flaubert.

Henry prend une attitude habituelle aux héros flaubertiensl il se met

1

la fen3tre pour contempler le monde,

1

l'unisson avec ·madame Renaud 1

Le soir, dans sa chambre, il ouvrait la fen3tre, Mme Renaud aussi ouvrait quelquefois la sienne; il restait longtemps accoudé, 1

regarder la figure de la lune et les nuages rouler; il eftt voulu loger dans les étoiles,

1 Flaubert, La premi.~re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III,

(42)

-et puis quelque chose se crispait en lui -et il soupirai t. Ah! quel soupirS un soupir immense, avec lequel il e~t voulu partir tout entier.

Il ne travaillait plus, tout l' ennuyai t, et cependant un bonheur naissant ouvrait ses ailes dans son he et chantait comme les oiseaux l l'aurore. 1

Les ailes, les oiseaux, voill de nouveau le th~me familier de l'envol dans le ciel sans crainte du vertige. A la fen8tre est associée une sensation ambigu@ de claustrationa le bonheur est passager, c'est un état transitoire ob. l'on ne peut demeurer longtemps et bient8t on débouche sur le gouffre retrouvé.

Le bonheur est de m8me, cage plus ou moins large pour des b3tes petites ou grandes; le milan étoufferait dans celle ob. le serin vole

h

l'aise, et d'autres, ob. l'on enferme des vautours, feraient mourir les lions; mais que les barreaux soient resserrés ou 61argis, il arr! ve un jour ob. l'on se trouve tout haletant sur le bord, regardant le ciel et r8va.nt

l'espace sans limi tes.2

La naissance de l'amour s'accompagne chez Henry d'un sentiment t~s vague ressemblant au vertige. Voici Henry au bal

chez les Renaud, préfiguration d'Emma. Bova.ry au bal de la Vaubyessard.

1 Flaubert, La premi~re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, pp.

68-69.

(43)

ses dentelles, humant sa chevelure, toujours tournoyant dans les glaces, ••• , jusqu" ce qu'un doux malaise vous gagne ••• 1 c'est l ' souvent que l'amour commence et que le

mal

de coeur arrive. 1

Il faut remarquer l'ambigu!té de l'expression "mal de coeur" qui peut vouloir dire aussi bien un malaise physique causé par le tour-noiement de la valse qu'un amour naissant qui craint d'8tre malheureux.

Apr\s le bal, Henry se met

l

la fenStre de sa chambre (Emma fera de mtme' la Vau~ssard)1

Quand tout le monde fut parti, il monta dans sa chambre, mais ne se coucha pas; il ouvri t sa fen8tre et respira. La nuit était douce, il en savoura le silence; ••• ; long-temps il resta ainsi, accoudé sur sa croisée et regardant la nuit;2

L'amour qui grandit en lui accél\re le tourbillon de ses pensées, il estl

••• étourdi de mille pensées diverses, fragments d'idées et de souvenirs, qui roul!m1) dans sa t8te, plus rapides et plus confus que les feuilles des bois

emportées ll'automne dans une m3me rafale, •••

3

1 Flaubert, La premi\re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, p.100. 2 ~., p. 102.

(44)

Ce tourbillon s'élargit toujours et permet de prendre conscience d'un grand vides l'homme s'agite dans le néant; Henry finit par le comprendre, sur le bateau qui l'emm\ne en Amérique avec madame Renauds "Au milieu de ce bonheur était pourtant un grand vide, son lme y

tournait irrésolue."1

S'il fallait encore une preuve que le personnage d'Henr,y est l'intennédiaire entre la jeunesse et la maturité de Flaubert, on la trouverait dans le passage suivant, ob. l'on voit lIa fois l'ad-miration pour l'écuy\re qui tourne sans crainte, en équilibre sur son cheval, ce qui ram\ne l Un parfum l sentir (voir supra, p. 8), une des toutes premi.\res oeuvres de Flaubert, et la fascination pour la b8tise qui sera le sujet de Bouvard et Pécuchet, dernier livre de Fla.ubert.

Henr,y était tellement occupé l parler des balourdises du p\re Renaud, de sa sotte figure de mari, de son adorable femme et des tours délicieux qu'elle lui jouait, que son compagnon perdit bien la moitié du spectacle, obligé

l

toute minute de détourner la t~te pour lui répondre, et quoique placé au premier rang,

l

paine si,

l

force de binocle, il pouvait voir en entier, lorsqu'elle passait devant lui, l'écuy\re souriante qui, debout sur la pointe du pied, l'autre en l'air, les bras étendus en rond, tournait emportée le long des gale~es, ••• 2

1 Flaubert, La premi\re éducation sentimentale, Oeuvres, Vol. III, p.202. 2 ~., p.

155.

(45)

Dans la seconde Fducation sentimentale, un quart de si~cle plus

tard,

il Y aura de nouveau deux amis qui se quittent. Frédéric ira, comme Henry, vivre

l

Paris, tandis que Charles restera comme Jules dans sa ville natale. Frédéric, le nouveau Flaubert, aura beaucoup plus d'importance qu'Henry, alors que Charles sera plus effa-cé que ne l'était Jules. Les deux tendances opposées représentées par ces couples d'amis se concilient dans Bouvard et Pécuchet, qui sont in-séparables, comme attirance et crainte s'unissent dans le vertige. Un pont relie les premi.~res oeuvres aux derni~res; il Y a changement

d'o~entation mais non rupture de continuité dans l'oeuvre de Flaubert.

La premi're version de l' Education sentimentale annonce les autres oeuvres. Il n'est S#UlS doute pas exagéré de dire que ce premier

roman de Flaubert contient en germe les réussi tes de la maturité. Il serait fastidieux de relever dans les grandes oeuvres de Flaubert

toutes les manifestations du vertige. Qu'il nous soit permis de nous borner, afin d'éviter les redites,

l

quelques exemples seulement, pour montrer comment le th~me du vertige est lié aux plus grandes réussites artistiques.

Il n'est sans doute pas de personnage plus flaubertien qu'Emma. Bovary dont Flaubert disaitl "MMe Bovary, c'est moUnt Tout au long du roman, on voit Emma qui essaie d'échapper au vertige.

1 René Descharmes, Flaubert avant 1857 (Pa.rlSI Ferrond, 1909), p. 103,

(46)

Le roman finit quand elle se précipite vers le gouffre de la mort qui l'attire irrésistiblement.

Dans son enfance, elle admire ceux qui méprisent le vertigel

• •• elle avait ravé ••• surtout l'ami. tié douce de quelque bon petit frbre, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui ••• , vous apport

[el

un nid d'oiseau.1

Dans ses r3veries de jeune fille, elle croit tantet dominer le monde sans avoir le vertige, tantet lui échapper par la claustrations

Que ne pouvait-elle s'accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, ••• 2

On voit déjl esquissé l'avenir amoureux d'Emmal dans la sc~ne des comices, elle dominera, en compagnie de Rodolphe, les paysans et les notables assemblés; ses amours avec Léon seront cachées dans un fiacre

~en clos qui parcourt internnnablement les rues de Rouen.

La piété d'Emma est liée au besoin de se cacher dans l'ombre pour échapper

h

la fascination du mondel

Quand elle allait

h

confesse, elle inventait

de petits péchés, afin de rester

Il

plus longtemps,

h

genoux dans l'ombre, les mains jointes, le visage

h

la grille sous le chuchotement du pr3tre.3

1 Flaubert, Madame Bovary, Oeuvres, Vol. VIII, p. 70.

2 ~., p.

76.

3

~., pp. 70-71.

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