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"Faire l'animal". Quelques sorties de route dans le jeu de l'acteur novarinien

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Preprint submitted on 9 May 2021

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”Faire l’animal”. Quelques sorties de route dans le jeu

de l’acteur novarinien

Louis Dieuzayde

To cite this version:

Louis Dieuzayde. ”Faire l’animal”. Quelques sorties de route dans le jeu de l’acteur novarinien. 2021. �hal-03221758�

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Faire l'animal. Quelques sorties de route dans le jeu de l'acteur novarinien.

Louis Dieuzayde

Aix-Marseille Université, LESA (EA 3274)

Dans Lumières du corps, Valère Novarina écrit : « Sur toute la terre, nous cherchons anxieusement partout notre double, notre pair, notre semblable, notre homonyme. Alors qu'il faudrait porter un regard sur l’homme depuis l’extérieur de l’homme : depuis l’animal, depuis Dieu, depuis le caillou, depuis le pantin1. » De ces quatre contre-modèles de la représentation

humaine, constituant chacun, pour la langue comme pour le jeu de l’acteur, tout à la fois un espace de défiguration et une sorte de ligne de fuite opérante, je retiendrais le premier cité. L’animal est en effet une des figures récurrentes d'un autre de l’homme, coupé du langage, éprouvant une présence dans le monde qui nous est interdite, livré à l’immédiateté et à l’immanence. Georges Bataille formule de la sorte sa singulière phénoménalité : « Tout animal est dans le monde comme de l’eau à l’intérieur de l’eau2. » Ainsi, à l’épreuve du silence des

bêtes, l’écriture théâtrale de Novarina fait-elle, tour à tour, de l’animal, un lieu d’adresse, un sujet d’écoute, un objet de tourments, un philosophème à débattre et, pour reprendre les termes de la citation, la figure décentrée d'un regard porté depuis le vivant d’une altérité à la fois si lointaine et si proche. Dans ses écrits sur l’acteur, un certain devenir-animal3 concurrence

souvent le devenir-marionnette. L’expression « faire l’animal » frappe même avec insistance le lecteur qui peut alors se rappeler quelques fulgurances entre-aperçues sur la scène novarinienne, dans de brèves mais incisives épiphanies relevant d’une « sortie de route », jaillissant du jeu de l’acteur ou l’évidant démesurément. Ce sont ces traces que je vais suivre afin d’analyser ce que la figure animale déplace et performe au sein du travail scénique.

Leçons des ténèbres animales

L’écriture théâtrale de Novarina se connecte régulièrement et de bien des façons avec l’animal. Elle en explore le voisinage, en interroge tour à tour les lignes de coupure et les bordures. Il y a bien sûr Le Discours aux animaux, où ces derniers sont pris à témoin des vicissitudes humaines. Mais une écoute du chant animal peut aussi soudainement surgir :

On entend en ce moment : un léger oiseau chantant assez loin ; un grillon assez loin ; une mouche lointaine ; le bruit de l’air immobile ; le grillon un peu plus fort ; une tôle du toit ; le grillon qui reprend à deux ; la

1 Valère Novarina, Lumières du corps, Paris, P.O.L, 2006, p. 49.

2 Georges Bataille, La Théorie de la religion, Paris, Gallimard, « Idées », 1974, p. 25.

3 Je renvoie le lecteur à Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Devenir-intense, animal,

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mouche à nouveau ; la mouche plus fort ; l’oiseau toujours pareil ; le grillon maintenant insistant4.

Il y a des listes (en particulier celle des noms d’oiseaux du Jardin de reconnaissance5) ; la

référence animale se fait parfois métaphore pour saisir la justesse des opérations à la fois réelles et visées par le théâtre. La Femme spirale de L’Acte inconnu dit ainsi :

Les acteurs bien accordés sont immobiles sur le temps juste comme une compagnie de mouettes posées d’un trait sur la vague : comme les mouettes le sont par la mer, ils sont soulevés par la pulsation du temps juste, la houle respiratoire, le profond battement [...]6.

L’animal est également le motif d’une véritable inquiétude sur ce que l'homme fait subir aux autres espèces : « Nous avons pris les vaches dont Dieu nous avait fait des bêtes normales et nous en avons fait des quadrupèdes sur pied sans cornes vainement nourries d’elles-mêmes7. » Toute l’œuvre tend en fait à placer l’homme sous le regard critique de la question animale car

cette dernière constitue un terrain de traque de l’humanisme particulièrement propice pour démonter les propriétés et les assurances symboliques des êtres parlants :

Qui m’a mis dans la suite et le chantier des mammifères ? Qui m’a mis en vie pour pouvoir en terre parler ? Qui m’a mis au-dessus des bêtes de leur rang ? Je voudrais maintenant vivre au milieu des vaches qui sont des animaux restés très proches des bêtes, pas des chameaux ondulés avec leurs cris d’mélancolie. Il faut que l’humanité cesse de m’emmerder8.

L’œuvre trouve là une sorte de drame exemplaire par lequel tendre le conflit entre le corps et le langage mais aussi déjouer ou suspendre ce conflit, en inventant des connexions inattendues entre le physique et le psychisme pour donner la parole à des sensations sourdes : « Je suis ton corps animal qui te fait mal à ton pied quand mon pied se tord9. » Cette confrontation à l’animal

permet donc de sonder inlassablement les singularités de l’expérience humaine en s’engageant vers une levée parfois merveilleuse et lumineuse de l’imperceptible (j’y reviendrai). D’autres fois encore, la scène et l’acteur sont mis au défi de convoquer l’animal en l’homme et de le faire subitement apparaître :

L’ENFANT TRAVERSANT. Encore un mot ?

4 Valère Novarina, L’Espace furieux, Paris, P.O.L, 2006, p. 173. 5 Valère Novarina, Le Jardin de reconnaissance, Paris, P.O.L, 1997.

6 Valère Novarina, L’Acte Inconnu, Paris, Gallimard, Folio Théâtre, p. 159-160. 7 Valère Novarina, La Scène, Paris, P.O.L, 2003, p. 162.

8 Valère Novarina, L’Espace furieux, op. cit, p. 31.

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SOSIE.

Je désire prouver que je suis un animal.

L’ENFANT D’OUTREBREF. Faites-le.

L’ENFANT TRAVERSANT.

Je préfère pas voir cette scène, je sors ! 10

Dans Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Élisabeth de Fonteney a enquêté sur la façon dont la pensée occidentale, des Grecs jusqu’à nos jours, s’est en partie construite sur la distinction avec l’animal (soit par nature, soit par degrés dans l’échelle des êtres vivants) tout en s’interrogeant à intervalles réguliers sur ce qui fonde cette apparente coupure. Elle montre notamment comment la pensée biblique puis chrétienne a mis fin à la triangulation dieu-homme-animal et comment elle a aboli la pratique sacrificielle, entraînant le fait que l’existence concrète des animaux ne soit plus dès lors relevée par une réalité symbolique. Le processus occidental de la techno-science s’est fondé entre autre sur le procès de séparation suivant : aux animaux, la vie ; aux hommes, une âme... L’animal, écarté du Verbe divin, hors du Logos, exclu du commerce symbolique, s’est donc trouvé réduit à une chose. Il faudra attendre que la pensée s’intéresse de nouveau aux phénomènes de la vie en tant que tels, justement, selon Élisabeth de Fonteney, dans la Phénoménologie, pour que la manifestation animale regagne le champ d’une profondeur théorique.

Certaines citations des théoriciens qui se sont risqués à penser l’animal éclairent d’ailleurs les aspirations novariniennes dans la convocation poétique qu’il entreprend et dans les devenirs-animaux qu’il entend ouvrir à l’acteur. Car une des grandes questions soulevées par les philosophes est celle de l’accès à ce qu’éprouve l’animal. Descartes la pose très tôt : « Il faut reconnaître que le silence de l’animal étouffe peut-être un sujet et une pensée et que nous n’en savons rien11. » La Fontaine la prolonge : « Nous ne saurions connaître ce que c’est que cette

vue purement sensible12. » Michelet la poursuit :

10 Valère Novarina, L'Espace furieux, Paris, P.O.L, 1997, p. 72.

11 René Descartes cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité,

Paris, Fayard, 1998, p. 375.

12 Jean de La Fontaine, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de

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Mais parce qu’il est comme endormi, l’animal a, en récompense, accès vers une sphère de rêves dont nous n’avons pas l’idée. Nous voyons la face lumineuse du monde, lui la face obscure, et qui sait si ce n’est pas la plus vaste des deux ?13

Heidegger la conclut provisoirement :

Le saut de l’animal qui vit à l’homme qui dit est aussi grand, sinon encore plus grand que celui de la pierre sans vie à l’être vivant. […] De tout étant qui est, l’être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser, car s’il est, d’une certaine manière, notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme de notre essence ek-sistante. En revanche, il pourrait sembler que l’essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants14.

Husserl interrompt de façon décisive ce long concert de la séparation et de l’inaccessibilité. Il parle ainsi du contact avec l’animal, non familier, comme « une ouverture authentique au secret du vivant15. » Dans ses pas, Merleau-Ponty précise magnifiquement ce que produit une

apparition animale : « Un champ d’espace-temps a été ouvert : il y a là une bête16 » et il construit

une formulation paradoxale : « L’animalité est un logos du monde sensible, un sens incorporé 17. » Sans doute est-ce Bataille qui écrit les lignes les plus sensiblement

convaincantes:

L’animal n’est pas simplement une chose, n’est pas pour nous fermé et impénétrable. L’animal ouvre devant moi une profondeur qui m’attire et qui m’est familière. Cette profondeur, en un sens, je la connais : c’est la mienne. Elle est aussi ce qui m’est le plus lointainement dérobé, ce qui mérite ce nom de profondeur qui veut dire avec précision ce qui m’échappe. Mais c’est aussi la poésie. Je ne sais quoi de doux, de secret, de douloureux prolonge dans ces ténèbres animales l’intimité de la lueur qui veille en nous18.

Sans oublier, avant lui, la Huitième Élégie de Duino de Rilke :

De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert. Seuls nos yeux

13 Jules Michelet, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité,

Op. cit., p. 863.

14 Martin Heidegger, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité,

Op. cit., p. 927 et 934.

15 Edmond Husserl, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité,

Op. cit.,p. 987.

16 Maurice Merleau-Ponty, cité par Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois,

2013, p. 47.

17 Ibid., p. 923.

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sont comme retournés et posés autour d’elle tels des pièges pour encercler sa libre issue. Ce qui est au-dehors nous ne le connaissons que par les yeux de l’animal. Car dès l’enfance on nous retourne et nous contraint à voir l’envers, les apparences, non l’ouvert, qui dans la vue de l’animal est si profond. Libre de mort19.

Jean-Christophe Bailly pourrait boucler ce long débat lorsqu’il définit de la sorte l’instant si furtif de la rencontre avec l’animal : « Aller brusquement dans cette région du sens qui donne sur l’inconnu et où la signifiance, qui ne se détache pas du sensible, est comme saisie dans l’acte même de son apparition20. »

Que l’on pardonne cette énumération. Chaque citation mériterait un minutieux examen. Néanmoins, comme dans certaines listes novarinennes, l’effet de série a la vertu, semble-t-il, de produire par collusion des éclats de savoir. Je retiendrai donc que se trame, dans cette confrontation avec la dimension animale, tout d’abord la possibilité d’une saisie en acte des effets de clôture que nous imposent le langage et l’épaisseur du jeu des représentations. S’appréhende ensuite, de manière extrêmement subtile, l’amorce d’une expérience du sensible non médiée ou, du moins, presque plus médiée par les constructions symboliques ; une expérience (du) sensible telle qu’elle modifierait alors les perceptions, leur donnant soudainement un champ plus large pour se déployer ou bien même pour se suspendre et comme se volatiliser, du fait, peut-être, d’une sorte de dissolution des formes au profit d'une fulguration des forces. N’est-ce pas cela qu’énonce la phrase de Merleau-Ponty : « Un champ d’espace-temps a été ouvert : il y a là une bête » ? Ne nous fait-elle pas signe vers une altération des coordonnées spatio-temporelles perturbant le régime de pensée et faisant effraction en lui ? Une recherche de cet ordre semble bien à l’œuvre dans le théâtre de Novarina. Pratiquée au sein de l’expérience de l’écriture, elle mène par la suite à celle de l’acteur.

Apnées du symbolique, descentes en animalité

Il faut dire en premier lieu que Novarina se garde de toute fascination ou fantasmatisation de l’animal là où certains metteurs en scène le posent comme un maître ou un modèle pour l’acteur, au nom de sa grâce, de sa pureté ou bien encore de la preuve du réel qu’il exposerait

19 Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, traduit de l’allemand par Rainer Biemel, Paris, Allia, 2017. 20 Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 109.

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littéralement sur la scène. Et il s’agit bien sûr encore moins d’imiter le moindre animal21. C’est

par le frayage poétique manœuvré au sein même de la langue et tel qu’il se répercute dans le corps de l’acteur que le processus d’un devenir-animal peut s’insinuer et s’enclencher. C’est par ce qui s’active dans le texte, cela même que l’acteur écoute et prononce tout à la fois, qu’une sortie hors du corps programmé peut se potentialiser. D’autant plus que l’exploration novarinienne d’une inhumanité du langage tend singulièrement à produire une noce contre-nature de l’acteur avec la physique d’une langue « crépusculaire » à même de générer au sein du corps des régressions, des involutions et des précipitations. Dans un tempo souvent non humain ou plutôt outre-humain, la visée semble bien d’opérer à vue le processus d’une libération des signifiances formelles comme celle des subjectivations personnelles. Comme si l’auteur cherchait à supprimer de soi tout ce qui nous empêchait de nous glisser entre les choses, de pousser au milieu des choses, tout en préservant cependant des effets de mise à distance du protocole d’expérimentation en cours.

Du microcosme scénique novarinien se dégagent en fait deux grands types de devenir-animal : l’un en contraction, l’autre en expansion. Le premier, de nature discrète et à peine perceptible, est proche d’une forme d’ascèse. Il consiste chez l’acteur à se mettre à l’écoute et à devenir impassible, dans une sorte de présence a-signifiante, lors de temps apparents de repos et d’immobilité où pourtant l’acteur est aux aguets, paraissant tourné vers le dedans sans que rien ne lui échappe de ce qui l’entoure. Je me suis surpris à observer ce phénomène en assistant au

Vivier des noms. Prenant le temps d’observer les acteurs qui ne parlaient pas, surtout lors des

scènes collectives, j’ai aperçu alors en eux d’étranges corps et visages, inexpressifs, non réactifs à ce qui se disait, comme en creux ou entre parenthèses, sans cervelle pourrait-on dire, suivant sans doute intérieurement le trajet du texte, attendant nécessairement leur prochaine réplique ou leur déplacement à venir sur le plateau, à la fois absolument là et étrangement pas là. En revenant sur des photographies de L’Origine rouge, cette même vision m’est apparue. Lorsque l’on touche à cette dialectique de l’animé/inanimé, s’impose habituellement la référence à la marionnette. Mais il semble pertinent d’invoquer ici une forme d’écoute animale, dans le sens où elle serait moins connectée au sémantique, au procès du sens, qu’à la logique sonore, rythmique, prosodique et à tous les sauts et les passages, toutes les failles et les transitions inouïes que coud la langue novarinienne, en une série, pour citer les penseurs du «

devenir-21 Il s’agit de « dépasser les ressemblances externes vers les homologies internes », Gilles Deleuze, Félix Guattari,

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animal », « d’étourdissements, de vertiges et d’évanouissements moléculaires22. » L’acteur est

sans doute sommé de refluer, de descendre, de régresser, de s’enfoncer vers la matérialité poétique vocalisée du texte et son cheminement alogique, investissant alors sûrement un intense usage de l’oreille. Car il faudra bien qu’il prenne ou reprenne à un moment donné le relais de la parole et que cela sonne juste, que le processus se poursuive, que l’exercice de pensée sensible si particulier opéré par l'écriture continue à se déployer. Alors, provisoirement muet, à l’écoute de ses partenaires et de la parole opérant dans l’espace, devenu presque sans visage, l’acteur fait en quelque sorte son trou dans les trous du texte, dans les maillons vides et les interstices. Il y mobilise une énergie invisible et prête à rebondir par on ne sait par quel mécanisme d’association ou peut-être de dissociation… Rien de spécial à jouer et pourtant c’est peut-être dans ces phases que tout se joue, comme en-dessous des perceptions que l’on peut en avoir. Comment ne pas penser ici à Jouvet, lequel évoque d’ailleurs incidemment « l’imagination animale23 » de l’acteur ? Jouvet écrit : « Au théâtre, tout est suspect sauf le

corps et ses sensations24 », et nous livre cet énoncé si éclairant : « L’acteur ne joue pas les

phrases, il joue entre les phrases25 ». Le jeu véritablement efficient, selon lui, se logerait ainsi

dans les blancs du texte, dans ces temps en sourdine, dans ces déclenchements intérieurs, dans une involution à la fois propre à chaque acteur et pourtant radicalement désubjectivante, car en prise avec ce que dit et ouvre la frappe du langage et non avec les humeurs de sa réception subjective.

Une réplique du Vivier des noms, à ce titre, m’a particulièrement marqué : « Silence ! Je fabrique mes animaux. Voyez comme je fais. Je ne souhaite à personne de faire ce que je fais26. » Il est difficile de dire ce que peut bien signifier « fabriquer ses animaux » et difficile

de cerner le lien de cette étrange action avec le silence qu’elle semble requérir. L’auteur de cette réplique n’en sait sans doute pas plus, engagé qu’il fut dans le mouvement secret de l’écriture de cette scène. Bien qu’énigmatique, elle n’en est pas moins éloquente des mécanismes de sape des représentations rationnelles œuvrés dans la langue novarinienne. Elle manifeste également le désir de l’auteur-metteur en scène-peintre d’éroder, par la langue, l’aspect des choses comme celui des corps afin de disloquer les surfaces perceptives et leurs appropriations mentales et

22 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 340.

23 Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, Paris, Flammarion, 1954, p. 162. 24 Ibid., p. 217.

25 « C’est le théorème de Jouvet : l’acteur joue entre les phrases. La pensée de l’acteur, c’est son jeu : cette idée

sensible d’une mue interne entre deux phrases qui donne naissance à celle qui vient. » Denis Guénoun, « Le théorème de Louis Jouvet », Actions et acteurs, Paris, Belin, p. 212.

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d’ouvrir ainsi, dans le visible et dans l’expérience perceptuelle, des sortes de trous noirs furtifs qui courent le long de la parole et la dynamitent à intervalles réguliers d’une opérante obscurité. C’est toute l’économie rythmique de ce plastiquage du régime des significations, libérant la puissance du signifiant et ajourant la texture si serrée du régime symbolique, qui peut donner une soudaine vue sur l’imperceptible. Comme Novarina l’écrit si bien d’ailleurs : « L’émotion passe du visible-vu à l’invisible-vu seulement dans le langage27. »

Parmi mes expériences de spectateur, le plus fort souvenir d’un acteur en contraction « animale » s’origine dans la séquence finale de Je suis où André Marcon, sous le nom de Jean Singulier, se livrait à une sorte d’enfance de la danse résolument minimaliste. Yeux baissés, bras ouverts, un pied levé puis un autre, sans effet de ralenti mais plutôt dans une paisible décomposition des mouvements dans le rapport au sol et au centre de gravité, l’acteur donnait la sensation de creuser son propre effacement du monde. Comme s’il se détachait du monde

configuré des hommes, il semblait accéder à un autre espace-temps, se donner tout entier à une

immanence et à une immédiateté à la fois impossibles « en vrai » mais rendues toutefois possibles par le processus poétique du texte. Comme si l’acteur était bel et bien en train de franchir le mur du langage, parvenait à animaliser de façon rilkéenne un regard débouchant sur l’ouvert, devenant durant un court laps de temps « libre de mort ». L’acteur aura peut-être su matérialiser et présentifier à vue une habitation sensible du mouvement, tout autant secrète que transparente, aussi belle à regarder que celle d’un animal en action ; un acteur en mobilité contenue qui ne se sait pas et ne fabrique de lui aucun signe. « Faire l’animal » trouvait là, de manière résorbée, enfoncée, plongée dans on ne sait quelle profondeur a-signifiante, une joie négatrice d’exercer un retranchement du monde parlé pour pénétrer dans le monde taciturne et innommable du vivant. Cette action suspendue se déroulait sous les yeux des spectateurs, commentée par les répliques des autres figures qui l’assistaient dans cette radicale expérience :

- Cet homme meurt.

- Non, il s’éclipse... La mort ne le supprime pas, elle le suspend. - Se pendra-t-il ?

- Non.

- Qu’est-ce qu’il dit ? - Il danse [...]28.

27 Valère Novarina, Lumières du corps, op. cit., p. 93. Ce qui fait résonner cette belle phrase de Marie-José

Mondzain : « L’invisible habite le visible, il en va pour le voir non point des [seuls] yeux mais de l’écoute de la parole qui en modifie la saisie. » Image, icône, économie, Paris, Seuil, 1996, p. 271.

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L’autre grand type de devenir-animal, bien plus manifeste, procède d’une expansion presque sans borne dans la vitesse fulgurante de l’énonciation. Elle consiste pour l’acteur à s’immerger dans l’élément de cette langue profuse et à incarner les pulsations inhumaines de son rythme. Sommé d’aller au bout des mots, au bout du souffle, mobilisant sans cesse les muscles de la mémoire et ceux du travail des organes respiratoires et locutoires, allant chercher de plus en plus loin en eux pour persévérer, l’acteur se met, à la fois progressivement et à de brefs instants d’acmé, à performer29 aussi bien les formes du langage que celles de l’apparence humaine. La

langue s’exténue en matérialité phonique, la voix tend à revenir à la pulsion invocante qui la fait naître, le corps se met à sortir des conduites humaines répertoriées, le temps sort des gonds de la chronologie et se fait sauvage et spasmal, l’espace n’est plus régi par la logique d’une signifiance arrêtée et se laisse traverser par de libres circonvolutions. De l’exploit peut survenir, dans le sens exactement contraire à tout emploi dans lequel se conformerait l’acteur, dans le sens donc littéral d’une sortie des plis, d’une sortie du pliage de l’homme à l’image qu’il se fait de lui-même. Je pense aux grimaces lézardant le visage de Daniel Znyk tout comme aux déraillements éraillés de sa voix dans l’Infini romancier de L’Opérette imaginaire. Je pense aux contractions suivies de sauts et de bonds, à l’imprévisible élasticité de Dominique Pinon récitant la formule mathématique du temps dans L’Origine rouge. Je pense au quasi franchissement du mur du son de Dominique Parent dans Le Vivier des noms, faisant voler en éclats la bêtise télévisuelle par un effet de saturation violemment comique de noms, de détails, d’un mélange abominable des genres et surtout par une sorte de science linguistique en acte des accélérations et des précipités, des césures et des syncopes, de tout le jeu de la ponctuation auquel il donne souffle.

Dans ces moments-là, c’est l’assujettissement complet de l’acteur à la matérialité de la langue qui prend toute la scène, qui la dilate et la contracte, changeant les coordonnées perceptives de l’espace-temps, en une forte discordance avec nos rythmes vitaux quotidiens. D’une certaine façon, on ne voit alors plus rien de stable ou de stabilisé, on voit comme au travers, sur un mode quasiment hallucinatoire. C’est justement ce que ciblent d’ailleurs les auteurs du Devenir-animal : « Les mouvements et les devenirs, les purs rapports de vitesse, les purs affects sont

en-29 La racine indo-européenne Per signifie « aller de l’avant », « passer à travers », indiquant l’idée d’un possible

péril, d’une épreuve (peira) et la mise en jeu des limites (peras). Le verbe grec perainein signifie « traverser de part en part, parcourir jusqu’au bout ».

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dessous du seuil de perception, dans des intervalles en expansion ou en contraction30. » Et sans

doute rejoignent-ils dans cette approche certaines intuitions de Louis Jouvet :

Le théâtre tient réellement et matériellement à une sorte de sorcellerie verbale. Images offertes devant vous et en vous, avec ces sortes de plongées dans tous les dessous intellectuels de l’être, images qui dans leur aspect d’images traînent après elles un véritable courant de vie prometteur, comme dans les rêves, de nouvelles existences et d’actions à l’infini31.

Au sein, donc, de cet assujettissement à la langue, l’acteur prend l’allure de devenir « comme de l’eau à l’intérieur de l’eau » ou, du moins, semble-t-il bel et bien en prise avec des éléments d’une extrême et insoupçonnée physicalité. Une phrase de Kierkegaard, citée par Deleuze et Guattari, me paraît ici nommer la singularité de ce qui se produit et de ce qui se décroche ainsi du visible, de l’audible comme de l’intelligible : « Je ne regarde qu’aux mouvements32. »

Étonnante formulation par l’usage qu’elle fait de la préposition « aux », laquelle brouille la transitivité du verbe tout autant que le caractère terminal du complément d’objet. En troublant ainsi nos repères perceptifs et nos modalités linguistiques, l’expression « ne regarder qu'aux mouvements », dans son insolite restriction, fait signe vers une saisie des phénomènes propre à désarmer l’appareil de la sensibilité comme celui du langage coutumier.

Ne regarder qu’aux mouvements serait peut-être le signal expérientiel d’un devenir-animal, lové dans le texte et mu sur la scène, qui se met à déporter l’acteur dans des zones de prospection où le sensible ne serait plus véritablement joué mais possiblement et littéralement expérimenté sous nos yeux. Sans doute est-ce cela que vise le verbe « faire » dans l’insistante expression novarinienne « faire l'animal ».

30 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 343. 31 Louis Jouvet,Le Comédien désincarné, op. cit., p. 269. 32 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 344.

Références

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