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Temps et progrès dans la biologie du XIXe siècle

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Temps et progrès dans la biologie du XIXe siècle

Jean-Michel Pouget

To cite this version:

Jean-Michel Pouget. Temps et progrès dans la biologie du XIXe siècle. Cahiers d’études germaniques,

Université de Provence-Aix-Marseille, 2004, Temps et progrès, pp.101-116. �hal-02001433�

(2)

Temps et progrès

dans la biologie du

x1x·

siècle

Jean-Michel POUGET

Université Lyon 2

La biologie est une sciençe qui s'est constituée relativement tardivement au tout début du XIX' siècle. Le XVIII' fut dominé par une histoire naturelle tournée exclusivement vers l'identification et la classification des êtres.' Elle va passer en l'espace de quelques décennies de ce stade pré-scientifique au stade scientifique. Cette rapide transition s'est effectuée à la faveur d'une approche entièrement nouvelle de l'objet d'étude que reflète le tenue de bio-logie: c'est le phénomène du vivant dans l'unité de ses manifestations qui est désormais au centre des préoccupations des naturalistes.

li

ne s'agit plus de répertorier et de classer dans l'espace des êtres que finalement rien ne distin-guait fondamentalement des choses. L'abandon de la catégorie spatiale atem-porelle issue de la physique au profit de la composante tematem-porelle a permis aux sciences de la vie de s'affranchir de la tutelle des sciences physiques et de se constituer comme science autonome. La découverte du temps est ! 'acte de naissance de la biologie.

Dans les développements qui vont suivre, nous proposons d'étudier com-ment la réhabilitation progressive du temps dans les sciences du vivant a affecté la notion de progrès des organismes. Prenant comme point de départ l'histoire naturelle à l'âge classique qui prolonge l'étude des êtres amorcée dans

I

'Antiquité par Platon et Aristote, nous aborderons ensuite le tournant qui s'amorce avec la naissance de la biologie. Au sein de cette dernière, le rôle nouveau dévolu au temps et la conception qui en découle pour ! 'idée de progrès des organismes ne seront qu'une étape intennédiaire sur la voie de l'évolutionnisme dans lequel la notion de temps joue un rôle fondamental. Dans une troisième et dernière partie, c'est ce nouveau paradigme de la biologie évolutionniste que nous traiterons afin de dégager la spécificité de l'articulation du couple temps-progrès.

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L'histoire naturelle

à

l'âge classique

L 'Antiquité

Dans son

Histoire de la biologie,

l'épistémologue américain Ernst Mayr souligne que "l'essor des conceptions biologiques modernes ne put se faire, en grande partie, qu'en s'émancipant de la philosophie platonicienne."2 Cette philosophie essentialiste issue de la géométrie postule. l'existence d'un 1'.1on~e immuable d'essences qui induit une approche des vivants totalement made-quate qualifiée de "véritable désastre" par E. Mayr. Cette appr~che est désas-treuse précisément parce que le facteur temps n'est pas pns en compte. L'existence d'un. "ordre ontologique des formes substantielles"3 qui a tout

autant de poids dans la pensée d'Aristote, fondateur de l'anatomie comparée, fonctionne comme un frein puissant à une véritable prise en compte du temps dans l'étude des vivants. Car dans une telle logique, l'essence prime sur le devenir propre des êtres dont le destin est d'emblée confisqué au profit d'instances transcendantes et de dignités ontologiques situées hors du temps. Aristote écrit ainsi : "Aussi faut~il insister sur cette idée que l'essence de l'homme explique son organisation[ ... ]. Et il en va ainsi uniformément pour tous les êtres que la nature organise."4 La genèse est clairement subordonnée à l'essence, ce qui induit une négativité du temps expli~itement fo~ulée p~r

Aristote : "On voit donc que le temps est cause par soi de destruct10n plutot que de génération [ ... ] car le changement est par soi défaisant; s'il est bien cause de génération et d'existence, ce n'est que par accident."5 Si l'action du

temps n'est pas niée en elle-même, elle n'est conçue que comme pouvant apporter des dégradations accidentelles, des altérations de l'essence originaire seule parfaite. Tout processus d'innovation au sein des organismes vivants est d'emblée exclu. Un tel cadre conceptuel ne permettait pas d'envisager une quelconque idée de progrès au sein du monde vivant dont le destin était réglé pour l'éternité par le monde premier des essences.

L'âge classique

L'histoire naturelle à l'âge classique, période qui s'étend du XVII° à la fin du

xvm•

siècle environ, se développe sur les bases jetées par les philosophes antiques. Une nouvelle forme, religieuse, de transcendance et de providence continue d'exercer son emprise sans faille sur le destin des vivants, empê-chant le temps de jouer un rôle véritable et verrouillant ainsi l'émergence de l'idée de progrès. Deux exemples vont nous servir à illustrer la façon dont l'autonomie créatrice des êtres se trouve irrémédiablement bloquée au sein de l'histoire naturelle : d'une part la théorie de la génération des êtres dite de

2 Ernst MA YR, Histoire de la biologie, Paris, 1989, vol. 1, p.131. 3 Bernard BALAN, L'ordre et le temps, Paris, 1979, p. 32. 4 ARISTOTE, Analytiques seconds 71 b 9-1 O.

<; A Y>T<1TnTi' ~Aotnnhuoimu> th 1 O'iO"'

préformation des organes, d'autre part le modèle dominant de représentation du monde vivant, la Chaîne des êtres.

D'après la théorie préformationniste, tous les êtres à l'état de germes pos-sèdent déjà, mais en miniature, les organes du futur organisme qu'ils seront un jour. La génération se présente dès lors sous la forme d'un déploiement progressif d'êtres miniatures déjà formés. Complémentaire de la précédente et assurant la cohésion de l'ensemble, la théorie de ! 'emboîtement des germes se fonde sur l'idée que les êtres apparus à l'origine de la création contenaient dans leur semence l'ensemble des êtres de toutes les générations à venir, ceux-ci étant stockés sous forme de germes miniatures emboîtés les uns dans les autres et n'ayant plus qu'à attendre patiemment le moment de leur nais-sance. Les vivants étaient conçus comme produit d'une création originelle, la fécondation n'étant qu'un appel différé à la vie d'un être déjà entièrement formé. Le Créateur gardait ainsi la main mise absolue sur sa création. Depuis cet acte créateur originel, le·monde vivant se résumait à une longue et mono-tone succession d'êtres rigoureusement identiques. Cette théorie, parfaitement compatible avec le dogme chrétien, s'accordait avec une conception purement mécanique des êtres dont la génération était un phénomène de même nature que la chute d'une pierre ou le mouvement des planètes: soumise à des lois immuables parfaitement prévisibles, l'apparition des lignées successives des vivants était aussi bien réglée que la trajectoire d'une planète. Le temps n'avait tout au plus qu'une valeur cyclique liée au rythme de la monotone succession des générations, il ne pouvait en aucun cas avoir de rôle véritable pour le destin des êtres, à plus forte raison suggérer une quelconque idée de progrès dans leur organisation.

Il est d'usage de faire remonter l'idée de Chaîne ou échelle des êtres (scala naturae) reliant tous les êtres à Aristote, Leibniz l'ayant réactualisée au XVII°

siècle. À partir des- trois principes de continuité, de gradation et de plénitude, le philosophe mathématicien contribua à poser les bases d'un modèle de représentation de la diversité des créations naturelles qui marqua de manière profonde et durable la pensée naturaliste. En vertu du principe de continuité, exprimé par la maxime natura

nonfecit

saltus, Leibniz considérait que toutes les productions naturelles dispersées dans la nature répondent en réalité

à

un agencement précis le long d'une ligne continue où chaque être et chaque chose trouve sa place précise. De plus, une gradation continue existait entre toutes les formes ainsi regroupées, des plus rudimentaires aux plus évoluées. La Chaîne se présentait ainsi comme une échelle permettant de hiérarchiser les êtres et les choses. Finalement, le principe de plénitude, d'après lequel toutes les créations possibles sont effectivement réalisées, conférait à l'ensemble son harmonie et sa perfection immuables, reflet de la volonté du Créateur. La grande Chaîne des Êtres déroulait dans une progression sans faille toutes les productions de la nature qui s'imbriquaient ainsi les unes dans les autres pour former un ensemble harmonieux, parfait et stable.

-Ce modèle de représentation atemporel de la diversité propre à véhiculer une conception d'un monde vivant immobile et sans histoire contenait néan-moins une dimension potentiellement dynamique dans la mesure où il donnait

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à voir la complexification progressive des organismes, suggérant ainsi un acheminement progressif dans le temps du monde vivant vers plus de perfection. C'est ainsi que Charles Bonnet et Jean-Baptiste Robinet, les deux naturalistes majeurs ayant œuvré à la construction d'une échelle des êtres,6

ont tenté d'en élaborer des. versions dynamiques intégrant l'idée de perfec-tionnement progressif dans le temps. Toutefois, la progression envisagée ne résultait pas d'une évolution propre aux êtres eux-mêmes mais, comme le souligne François Jacob, "d'une translation de tout le monde vivant le long de l'axe du temps."7 En dépit de cette réserve, il y avait là déjà une brèche

ouverte dans la conception d'un monde vivant immuable et parfait dès l'ori-gine. Il appartiendra à d'autres de libérer les êtres de la double tutelle de la transcendance et de la providence en appliquant l'idée de progrès non plus au monde vivant dans sa globalité mais aux êtres eux-mêmes. En attendant de voir comment s'est opéré cet affranchissement, évoquons, pour clôturer ce tour d'horizon de la pensée naturaliste à l'âge classique, le cas d'une des figures les plus marquantes de l'histoire naturelle au

xvm•

siècle: Buffon.

Buffon et la dégénération des essences

L'exemple de Buffon peut servir d'illustration à la situation singulière dans laquelle se trouvent les sciences de la vie dans la seconde moitié du

xvm·

siècle: l'histoire naturelle prend conscience des contradictions majeures auxquelles l'a conduite une approche trop statique et mécanique des êtres inféodés à un système anthropocentrique et théocentrique. Chez Buffon coexistent les deux versants d'une science établie en crise qui remet en cause ses propres fondements. C'est ainsi que la persistance du thème antique de la dégradation des essences s'accompagne chez lui d'une critique de cette conception. Parlant de l'âne et du cheval, Buffon écrit:

car si quelque espèce a été produite par la dégénération d'une autre, si l'espèce de l'âne vient de l'espèce du cheval, cela n'a pu se faire que successivement et par nuances, il y aurait eu entre le cheval et l'âne un grand nombre d'animaux intermédiaires, dont les premiers se seraient peu à peu éloignés de la nature du cheval, et les derniers se seraient approchés peu à peu de celle de l'âne.8

Au travers de ce propos,

il

semble à première vue que l'hypothèse de dégradation des essences semble conserver tout sa validité. Mais en réalité, ce propos est une remise en cause de l'idée de dégradation, de dégénérescence. Cette remise en cause est induite par la reconnaissance nouvelle du travail propre à la nature et par l'idée nouvelle d'un échelonnement de ses· tions dans le temps. Buffon s'affiche en défenseur de la dignité des produc-tions naturelles postérieures à la création, plaidant pour une réhabilitation de l'âne:

6 Charles BONNET, Contemplation de la nl!ture, in Œuvres d'histoire naturelle et de phi-losophie, Amsterdam 1764; Jean-Baptiste ROBINET, Considérations philosophiques de Ja gradation naturelle des formes de /'être, Paris 1768.

7 François JACOB, La logique du vivant, Paris 1970, p. 152 8 Georges-Louis BUFFON, Histoire naturelle, Paris 1992, p. 198.

L'âne est donc un.âne, et n'est point un cheval dégénéré, un cheval à queue nue, il n'est, ni étranger, ni intrus, ni bâtard; il a, comme tous les autres animaux, sa famille, son espèce et son rang.

La pensée de Buffon tend vers une réhabilitation du temps qui commence

à jouer un rôle positif, mais ce temps fonctionne surtout comme simple facteur de diversification et non comme facteur de perfectionnement et de complexification des organismes comme ce sera le cas dans la biologie du début du

xrx•

siècle.

La naissance de la biologie

On peut présenter l'histoire de la biologie sous l'angle d'une redécouverte par étapes des racines terrestres des organismes vivants. Cette redécouverte progressive fut rythmée par les changements induits par l'importance crois-sante dévolue au temps. A l'époque de l'histoire naturelle abordée précédem-ment, une approche foncièrement indifférente au temps empêchait toute confrontation véritable avec la question du devenir propre des organismes. L'élément décisif ayant permis l'émergence de la biologie au début du

xrx•

siècle est assurément la prééminence du facteur temporel sur le facteur spatial dans l'étude des phénomènes vivants. Le premier aspect de ce phénomène touche la découverte du temps ontogénique, c'est-à-dire du cycle de dévelop-pement embryonnaire.

La découverte du temps ontogénique des organismes

Comme l'a montré l'épistémologue Thomas Kuhn,9 les découvertes

scien-tifiques sont conditionnées en grande partie par la nature du regard porté sur l'objet d'étude. En l'occurrence, la perception nouvelle des êtres au sein de la nouvelle biologie consiste à considérer ces derniers comme étant le siège d'un ensemble de rapports internes nécessaires contribuant à une finalité propre aux êtres eux-mêmes. Dans le vocabulaire, cette évolution se traduit par l'émergence du terme d'organisme vivant.1

°

Ce nouveau regard devient

attentif au temps ontogénique du cycle de développement à partir du germe. C'est en observant minutieusement la formation des embryons de poulet que Wolff11 énonce la théorie dite de l'épigenèse qui sonne le glas de l'ancienne

théorie préformationniste. Wolff montre que les futurs organes du poulet ne sont pas préfonnés dans le germe mais qu'ils s'élaborent un à un à partir de la matière homogène contenue dans le germe.12 En clair, cela signifie que

9 Thomas KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Paris 1983.

1 O Rappelons la distinction décisive opérée par Kant entre machine et organisme vivant dans la Critique de la/acuité de juger, 1790, § 65.

11 Caspar Friedrich WOLFF, Theoria generalionis,-1759.

12 Goethe saluera les travaux de Wolff. Au regard de l'histoire de la biologie, la théorie goethéenne de la métamorphose des plantes (1790) est l'une des toutes premières manifes-tations de cette nouvelle conception épigénétique.

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l'être vivant a désormais l'entière initiative de la formation de ses organes, que c'est lui qui doit les façonner car aucun d'eux n'est préexistant. Le temps ontogénique du développement introduit ainsi un espace de liberté ou plutôt d'incertitude au sein duquel rien n'est joué d'avance et où tout peut arriver. Théoriquement, la reconnaissance de cette autonomie des organismes pourrait conduire à supposer qu'elle peut être source d'innovation et donc de progrès. Mais dans la pratique, les premiers biologistes épigénétistes s'intéressent exclusivement aux phénomènes d'anomalies dans Je processus de formation des organes. Peut-être est-ce là une survivance dans les esprits de l'idée de dégradation de l'essence ? Ils ne voient que les déviations négatives ou plutôt pathologiques, par rapport à la norme d'un développement régulier encore considérée comme transcendante. Même si la reproduction est au centre de la définition qu'ils donnent du vivant,

il

est encore trop tôt pour qu'ils envi-sagent qu'elle puisse fonctionner comme moteur d'évolution des organismes. En somme, la prise en compte du temps ontogénique ne redonne aux êtres qu'une liberté fort relative, celle, négative, de s'écarter d'une norme prééta-blie. Il serait néanmoins erroné de croire qu'il s'agit là d'un simple avatar de l'idée de dégénération des essences: la découverte de l'autonomie des orga-nismes au sein du temps ontogénique fut une étape décisive pour l'avancée de la biologie.

Les problèmes liés

à

la prise en compte du temps phylogénique

Au temps ontogénique du développement de l'individu vient se superposer celui, phylogénique, du développement de l'espèce. Le temps ontogénique est fini, le temps phylogénique est infini. La biologie moderne est née de la double découverte ontogénique et phylogénique dans l'étude des organismes. Si le temps ontogénique a pu être intégré sans trop de difficulté dans la bio-logie du premier tiers du XIX" siècle, celle du temps phylogénique a posé davantage de problèmes. Paradoxalement, c'est de l'étude de la terre et non de celle des êtres vivants qu'est venue l'impulsion qui a permis d'envisager que l'histoire du monde vivant était considérablement plus longue que la maigre poignée de millénaires dont parle la Bible. Dès 1774, Buffon, mathé-maticien de formation, évaluait l'âge de la terre à plusieurs dizaines de milliers d'années par le simple calcul du temps nécessaire au refroidissement des roches terrestres superficielles. Parallèlement à cette dilatation de l'échelle du temps, la multiplication des découvertes géologiques sur le passé riche et mouvementé de la terre a peu à peu accoutumé les naturalistes à l'idée que Je monde vivant était moins le résultat d'une création instantanée que celui d'une lente évolution à l'image de celle de la terre. Par ailleurs, la mise à jour d'un nombre croissant d'organi~mes fossiles apportait la preuve irré-futable des grandes variations subies par les organismes au fil des âges géo-logiq_ues et de l'extinction d'un grand.nombre d'espèces.

Voyons comment cette nouvelle dimension du temps phylogénique issue de la géologie fut intégrée dans l'étude des organismes vivants. Pour les bio-logistes, ce temps phylogénique constituait un immense défi. Pour le relever,

ils ont adopté deux approches opposées. La première est celle des création-nistes, opposants farouches à toute idée selon laquelle les organismes auraient pu évoluer et par conséquent progresser durant de longues périodes géolo-giques.

La perspective créationniste

Elle est incarnée par le baron Georges Cuvier, l'une des figures les plus importantes du siècle dans le domaine des sciences de la vie. Son anatomie comparée de type fonctionnel cherche à identifier les plans d'organisation du règne vivant. Elle est du côté du créationnisme dans la mesure où l'hypothèse centrale est que la nature a créé à l'origine différents plans d'organisation animale qui n'ont rien de commun ou presque entre eux: le monde vivant est fondamentalement discontinu, aucun pont ne relie entre eux les grands types d'organisation animale qui restent dissociés.13 Une telle conception est un

frein puissant à toute idée d1évolution des organismes puisque ceux-ci ont été

dotés d'emblée d'une organisation spécifique garantissant leur adaptation par-faite à un certain type de milieu. La fameuse théorie des catastrophes éla-borée par Cuvier en offre une illustration frappante. Elle permet de rendre compte des variations importantes des organismes dans le temps en faisant l'économie d'une évolution du monde vivant lui-même. Cuvier explique que des cataclysmes d'une ampleur inouïe ont jalonné l'histoire de la terre, anéantissant un grand nombre d'espèces aujourd'hui disparues. Les variations de formes par rapport aux organismes actuels s'expliqueraient ainsi non pas par une évolution continue reliant les formes anciennes aux formes présentes mais par de nouvelles créations successives intervenues après chaque catas-trophe. C'est la négation de toute action constructive du temps phylogénique sur les organismes. Dans une telle perspective, l'histoire du monde vivant est entièrement indexée sur celle de la terre dont elle est le reflet direct. Le monde vivant reflète seulement les vicissitudes de la croûte terrestre, lui même n'a pas d'histoire propre et ne peut être vecteur de progrès, il reste un monde immobile soumis aux caprices de la nature.14 En face des

création-nistes, dont l'approche évite soigneusement la confrontation directe avec le temps, on trouve les partisans d'une continuité sans faille du monde vivant

à

travers les âges. Dans leur perspective que l'on peut qualifier de préévolu-tionniste, le rapport au temps phylogénique est beaucoup plus complexe.

La perspective préévolutionniste

Les biologistes préévolutionnistes contestent l'existence de différents plans d'organisation dans le règne animal et postulent l'existence d'un plan unique

13 En 1817, Cuvier distingue quatre embranchements distincts au sein du règne animal: les vertébrés,-les mollusques, les articulata et les radiata.

-14 Ce verdict ne doit pas faire oublier que les travaux anatomiques de Cuvier ont eu une importance capitale pour le développement de la biologie au XIX' siècle et singulièrement pour la biologie évolutionniste.

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varié à 1 'infini par la nature. Le point crucial porte sur les modalités de cette variation: est-elle donnée dès l'origine ou bien est-elle le produit du temps phylogénique

?

Quand on étudie la pensée de ces naturalistes préévolution-nistes, tout laisse à penser qu'ils envisagent une action continue du temps sur les organismes. Mais en réalité, les modalités de l'action de ce temps phylo-génique ne sont en général pas évoquées ou alors de manière vague en restant au niveau de l'implicite, en tout cas elles ne sont jamais traitées de manière scientifique. Reprenant à son compte l'ancienne notion d'échelle des êtres dont le principe de continuité s'accorde avec l'objectif de mise en évidence de

!

'unité fondamentale du règne animal, ce courant de pensée préévolution-niste a donné naissance à une morphologie de type structurel dont la figure la plus marquante fut l'adversaire majeur de Cuvier au sein de l'Académie Royale des Sciences, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Abordons de plus près le rapport ambigu de cette morphologie structurelle au temps (phylogénique).

Pour la morphologie structurelle soucieuse de continuité, les espèces ani-males affichent une complexification croissante de leur organisation des orga-nismes rudimentaires jusqu'aux vertébrés supérieurs. Cette morphologie penche naturellement vers l'hypothèse selon laquelle cette complexification est l'œuvre du temps, et le monde vivant en progression constante vers des organismes de plus en plus complexes. Mais en réalité, cette morphologie envisage ces transformations de façon purement abstraite, d'où son autre désignation de morphologie idéale. D'inspiration géométrique, elle procède en effet par schémas transformationnels abstraits lui permettant de faire le lien entre des anatomies très éloignées les unes des autres, mais elle ne pose pas la question des modalités concrètes de ces transformations dans le temps qui restent finalement purement abstraites. Quand Goethe, qui se rattache

également à cette morphologie structurelle, confie à Riemer que la nature "ne

pourrait par exemple pas faire de cheval si ne le précédaient tous les autres animaux à partir desquels elle s'élève pour se rapprocher comme sur une échelle de la structure du cheval",15 il convient de s'interroger sur le sens

véritable de cette proclamation du travail constructif de la nature qui suggère

à l'évidence que le temps phylogénique joue un rôle décisif. Pour mieux comprendre, il convient de rappeler que dans le cadre de ses travaux d'anato-mie comparée, Goethe a élaboré un type ostéologique, sorte de plan de struc-ture invariable applicable à tous les animaux, qui est la variante goethéenne du plan unique recherché par les préévolutionnistes. S'il a pu réaliser cette prouesse, c'est grâce à l'application de l'idée de métamorphose issue de la botanique qui lui a largement facilité la pratique de ces fameux schémas transformationnels permettant de dégager les analogies profondes entre les anatomies les plus diverses. Mais cette approche a pu se mettre en place sans aucun égard pour le facteur temps, la morphologie goethéenne comme la morphologie structurelle est ainsi restée foncièrement indifférente au temps phylogénique.

15 Conversation du 19/03/1807, Goethes Gesprache, Zürich-Stuttgart 1972, vol. 2,

p. 201.

Revenons maintenant à l'attitude adoptée par les penseurs préévolution-nistes se réclamant de la morphologie structurelle face au défi que repré-sentent les p~euves irréfutables de l'action du temps phylogénique sur les

1

organismes. A la différence des créationnistes, ils reconnaissent que les

varia-, tions morphologiques sont le produit de l'action continue du temps sans

tau-. tefois être en mesure d'apporter d'explication scientifique véritable. Repre-nons le cas de Goethe. Il existe bien pour lui un devenir des espèces à travers les âges, mais celui-ci se résume à un acheminement progressif vers une

i

réalisation de plus en plus parfaite du type ostéologique, le monde vivant

· progressant peu à peu vers cet idéal atemporel de! 'animalité. On aboutit ainsi à une forme de platonisme inversé: le temps n'est plus un facteur négatif de corruption des essences originaires comme chez Platon mais un facteur positif, les espèces se bonifiant au fil des âges en se rapprochant de plus en plus de la structure idéale du type ostéologique. Ceci est très net dans l'inter-prétation donnée par Goethe. des organismes fossiles. Goethe évalue les restes d'espèces disparues à l'aune du type ostéologique, lui-même construit à partir de ! 'étude des espèces animales actuelles. Sa lecture des restes fossiles est largement conditionnée par l'intention qui est la sienne, à savoir montrer que les formes des animaux étaient jadis beaucoup plus grossières, que les formes carrément monstrueuses ou celles qui affichaient des anomalies par rapport au type ostéologique actuel ont été à juste titre supprimées par la nature car non viables. La prise en compte du temps phylogénique ne pouvant recevoir de réponse scientifique véritable chez Goethe, elle a tendance à dériver vers une forme singulière d'anthropoqiorphisme consistant à appliquer une approche associant l'idée de progrès à des considérations esthétiques pour rendre compte des variations morphologiques des organismes à travers les âges. C'est ainsi que la nature est assimilée à un artiste qui progresse

à

tâtons, multipliant les ébauches imparfaites qui sont la condition de la réalisation de ces deux-chefs d'œuvres ultimes que sont le cheval et l'homme, ce dernier restant le sommet ipcontesté de la création.

Le cas de Goethe illustre

à

lui seul toute l'ambiguïté inhérente

à

une science qui n'a pas encore identifié clairement te rôle précis joué par le temps phylogénique, ce dernier restant sous la tutelle d'une transcendance (le type

ostéologique) et d'une providence (l'idée de progrès). Précisons toutefois

qu'il s'agit ici de formes sécularisées de transcendance et de providence. Il n'en reste pas moins que l'acteur majeur de l'évolution du monde vivant, ce ne sont pas les êtres eux-mêmes, mais la nature qui fonctionne comme ins-tance supérieure de régulation du devenir des organismes. Si ces derniers ont retrouvé leur racines terrestres au niveau du temps ontogénique de leur développement individuel, leur destin phylogénique reste confisqué au profit d'une entité extérieure qui se distingue néarunoins des formes antérieures de

j transcendance et de providence sur le point clé de la positivité du temps. Avec Goethe, c'est le monde vivant dans sa globalité qui progresse de manière

; linéaire et uniforme sur la voie d'un perfectionnement programmé, calqué sur le modèle d'évolution du progrès humain.

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La biologie évolutionniste

Avec la biologie évolutionniste la confrontation avec le temps phylogé-nique cesse d'être fictive et conjecturale pour devenir totalement empirique : il s'agit de rechercher l'ancêtre commun qui a réellement existé. L'autono-mie est restituée aux organismes au niveau du temps phylogénique et non plus simplement à celui du temps ontogénique. Le monde vivant va enfin pouvoir avoir sa propre histoire qui n'est plus le reflet ni de l'histoire de la terre, ni d'une projection de type anthropomorphique. Pour illustrer l

'articu-lation du couple temps-progrès et son évolution au sein de cette biologie, nous allons prendre trois repères chronologiques précis : Lamarck, Darwin, et la biologie post-darwinienne.

Lamarck

Jean Baptiste Lamarck (1744-1829) est un cas à part dans l'histoire de la biologie. Sa Philosophie zoologique parue en l 809 est le première formu-lation d'une pensée authentiquement évolutionniste et ce bien avant Darwin. La pensée de Lamarck qui reste isolée en ce début de siècle permet de faire ressortir avec beaucoup de netteté le nouveau pas franchi dans la reconnais-sance de l'autonomie des organismes. Lamarck attribue à ces derniers un effet de volition, ce sont eux qui ont désormais l'initiative des variations morphologiques, ils deviennent porteurs d'une tendance à la complexifica-tion, alors que jusqu'à présent ils subissaient passivement l'action des cir-constances (l'eau enfle les corps, l'air les assèche, expliquait Goethe) ou étaient entièrement tributaires d'un mouvement d'ensemble du monde vivant vers plus de perfection, extérieur aux êtres eux-mêmes. Avec Lamarck, penseur matérialiste, les organismes sont entièrement livrés à leur destin de créatures terrestres, ce qui veut dire que seuls les facteurs d'ordre naturel induisent les transformations des organismes. Même l'existence de ces der-niers est entièrement conditionnée par ces facteurs naturels, de sorte que Lamarck rompt définitivement avec le dogme d'une création originelle, ce

qui d'ailleurs le fait retomber dans l'ancienne croyance de la génération spontanée. "Le besoin crée l'organe", cette formule fameuse de Lamarck a des conséquences incalculables. Elle marque la chute du dogme encore tenace de la préexistence des organes : ceux-ci ne sont pas l'ceuvre d'un créateur, ils se créent, évoluent, se modifient, disparaissent selon le jeu des seuls facteurs terrestres : temps, poussée interne des organismes, contraintes imposées par les circonstances· extérieures à cette poussée venue des organismes. Tout organisme est la résultante de l'action de ces trois facteurs. Mais l'impulsion première vient des organismes qui sont en mesure de créer eux-mêmes Jeurs propres organes par le biais de cette poussée interne qui à force de se mani-fester peut façonner les organes: la fonction appelle l'organe ·et non l'inverse comme c'était le cas auparavant De même que l'usage crée l'organe, le non-usage provoque à la longue sa disparition, c'est le triomphe de la logique physique, terrestre, sur la logique métaphysique, transcendante. Dès lors, le

temps phylogénique devient un espace ouvert à toutes les variations grâce à la conjonction d'un temps et d'une plasticité organique l'un et l'autre infinis. Dans cet espace, tout devient théoriquement possible. Théoriquement, car Lamarck, penseur à cheval sur le

xvrn•

et le XIX" siècle, ne pouvait envisager qu'une évolution de type linéaire sur le modèle d'une échelle des êtres en constante progression dans une seule direction. En d'autres termes, la théorie lamarckienne de l'évolution conserve une orientation anthropomorphique et procède du "besoin de calquer les processus biologiques sur les processus mentaux des êtres humains."16 L'élément central de cet anthropomorphisme

est la fameuse hérédité des caractères acquis. D'après Lamarck, ces derniers ont la faculté de transmettre à leur descendance les caractères qu'ils ont contractés par la répétition des mêmes actes tout au long de ce qui se présente sous l'aspect d'une phase d'apprentissage. Lamarck transpose ainsi les pro-cessus d'apprentissage et de transmission chez l'homme dans le monde vivant; autrement dit,

il

imagine que la mémoire génétique fonctionne sur le modèle de la mémoire nerveuse. Dans le transformisme de Lamarck, on retrouve les deux piliers qui sont au fondement de tout progrès humain : l'apprentissage et la transmission. Il faudra attendre l'avènement de la théorie évolutionniste dans la seconde moitié du siècle pour assister à un reflux des explications anthropomorphiques de la marche du monde vivant.

Darwin

Darwin et les penseurs ~volutionnistes achèvent l'entreprise de Lamarck en faisant sauter le dernier verrou téléologique qui imposait à la marche du monde vivant un progrès linéaire, unidirectionnel, sur le modèle du progrès humain. Pour ces naturalistes d'un genre nouveau que sont les évolution

-nistes, la réalité du monde vivant ne s'appréhende plus dans sa globalité comme une abstraction mais en termes de populations d'individus. Celles-ci sont soumises à la pression concurrentielle des populations d'autres espèces évoluant dans le même environnement. La résultante de cette concurrence et des conditions spécifiques de l'environnement conduit une population donnée à évoluer pour s'adapter au mieux et maximiser ses chances de survie. Le vecteur de cette évolution, la reproduction, introduit des variations qui, cumulées sur un grand nombre de générations, finissent par modifier considé-rablement la morphologie des organismes. Pour illustrer ce processus, on peut citer l'exemple du flamant rose qui a inspiré un livre fameux

à

l'histo-rien à succès Stephen Jay Gould. 17 Le flamant rose est le seul oiseau qui

dispose d'un bec retourné lui permettant de se nourrir le bec à l'envers en filtrant les eaux marécageuses peu profondes. Ce bec inédit est le résultat d'une adaptation développée sous la pression concurrentielle d'autres espèces voisines. En se spécialisant dans la filtration des eaux peu profondes, Je fla-mant rose a pu s'installer dans une niche écologique délaissée par-les autres oiseaux incapables d'exploiter les ressources d'un tel milieu. Cet exemple

16 François JACOB, Le jeu des possibles, Paris 1981, p. 34.

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montre comment fonctionne la fameuse sélection naturelle du plus apte, prin-cipal moteur de l'évolution des organismes pour Darwin. Il montre égale-ment comégale-ment cette théorie remet en cause l'idée traditionnelle de progrès des préévolutionnistes selon laquelle les organismes vivants sont soumis à la loi du progrès de leur organisation. À partir de cet exemple représentatif des mécanismes d'évolution agissant dans l'ensemble du monde vivant, on ne saurait en effet conclure que le flamant rose représente un progrès par rapport

à ses concurrents ni qu'il leur est supérieur d'une quelconque manière; on peut seulement dire qu'il a évolué vers une autre voie, ce qui lui a permis de ne pas disparaître. On voit par là que la marche du monde vivant n'est pas une marche linéaire uniforme sur une voie unique, elle se présente plutôt comme une marche en crabe multidirectionnelle. Darwin qui affectionnait particulièrement les images, illustra ce mode de progression du monde vivant par l'image de l'arborescence. L'arbre de la vie développe ses ramifications dans toutes les directions de façon totalement aléatoire selon la seule logique de l'adaptation à l'environnement. Le hasard et la contingence évacuent défi-nitivement la providence et la transcendance. Stephen Jay Gould explique que dans le contexte d'une société victorienne à l'apogée de son développement industriel et colonial, la relativisation de la notion de progrès induite par la théorie de Darwin ne fut pas sans poser quelques problèmes au célèbre biologiste britannique :

Darwin comprit clairement que les mécanismes fondamentaux de la sélection naturelle n'impliquaient pas qu'il y ait progrès, car cette théorie ne concernait que l'adaptation locale aux changements d'environnement. Mais, en tant qu'éminent membre de la société victorienne, il ne pouvait laisser tomber com-plètement le concept de progrès. Il aurait voulu que la notion d'un progrès iné-luctable se lise dans les archives fossiles, mais il savait que la théorie de la sélec-tion naturelle, dans son essence, ne pouvait pas fournir de bases rasélec-tionnelles à un tel souhait. 18

Cette analyse révèle combien est forte la tentation des naturalistes - même parmi les plus grands- de projeter des catégories issues du domaine de la culture humaine, ici la notion de progrès, dans l'étude des phénomènes natu-rels. Si Goethe avait encore pu se laisser aller à une lecture des archives fos-siles fondée sur la notion de progrès, cela n'était plus possible pour Darwin qui tentera néanmoins de sauver l'idée de progrès en la combinant avec le principe de la sélection naturelle. Le passage suivant extrait de /'Origine des espèces ( 1859) donne une idée des contours de cette tentative de conciliation :

Dans le cadre de ma théorie, les organismes les plus récents doivent nécessaire-ment être supérieurs aux organismes les plus anciens; car chaque nouvelle espèce se forme par le biais de quelque avantage dans la lutte pour la vie sur les autres espèces plus ancienne[ ... ] Je n'ai pas le moindre doute que ce processus d'amélioration a affecté de manière marquée l'organisation des formes vivantes les plus récentes et victorieuses, par comparaison avec les formes anciennes et

vaincues.19 •·

18 Stephen JAY GouLD, Comme les huit doigts de la main. Réflexions sur l'histoire naturelle, Paris 1988, p. 372.

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Dans Je même temps, !'Origine des espèces est remplie de passages qui vont au contraire dans Je sens d'une réfutation de l'idée de progrès, Darwin insistant sur les imperfections du monde vivant où les bizarreries sont légion et où de nombreuses évolutions organiques s'avèrent totalement inutiles voire nuisibles. Un autre aspect important de la relativisation de l'idée de progrès induit par l'œuvre de Darwin concerne l'extinction des espèces qui se chiffre par millions. Pourquoi des espèces affichant un progrès dans leur organisa-tion viendraient-elles à disparaître? Au travers de l'ambiguïté de la pensée de Darwin face à l'idée de progrès, on perçoit très nettement à quel point cette dernière poursuit son œuvre souterraine même chez les esprits les plus lucides. Son évacuation plus ou moins définitive des sciences de la vie sera l'œuvre de la biologie post-darwinienne.

La biologie après Darwi"!

Depuis Darwin, la biologie a considérablement évolué, écartant la notion de progrès des organismes. Elle a définitivement établi que l'évolution des formes vivantes n'est pas le produit d'une concurrence entre les espèces, génératrice de progrès. Même si ce mode d'évolution par le biais du progrès n'est pas totalement exclu, il reste tout à fait marginal. La notion de progrès ne semble en fait plus faire partie de l'outillage conceptuel du biologiste. Un autre correctif apporté à la pensée darwinienne concerne le principe de conti-nuité étroitement lié à l'idée de progrès. En bon leibnizien, Darwin envisa-geait une évolution graduelle et continue des espèces. Les variations mor-phologiques importantes affichées par des espèces voisines ne pouvaient pas s'expliquer pour lui par des changements brusques de l'organisation : il fallait forcément qu'existent des maillons intermédiaires permettant de reconstituer la progression continue des formes entre les extrêmes. Si ces maillons venaient à manquer, cela ne pouvait provenir que d'un état imparfait des connais-sances. Le dévoilement des mécanismes réglant l'évolution par le biais de la génétique a permis de comprendre que les organismes pouvaient évoluer très rapidement, modifiant brusquement et sans préavis leur organisation au moyen de mutations génétiques. Cette découverte a contribué à saper encore davan-tage l'idée selon laquelle le monde vivant progresse pas à pas, préparant rationnellement et consciemment ses innovations à l'image de l'homme. Ce qui s'est effondré dans la biologie post-darwinienne, c'est cette vision fina-liste, téléologique issue d'un· réflexe anthropomorphique qui consiste à

considérer que le monde vivant est en marche vers un progrès constant. Au lieu de cette image rassurante et familière, s'est imposée une autre image d'une inquiétante étrangeté: celle du bricolage. Le vivant est perçu comme étant le siège d'une évolution anarchique et aveugle, il n'est plus l'œuvre d'un créateur omniscient, ni celle d'une nature rationnelle, économe de ses moyens qui jamais ne fait banqüeroute, comme le disait Goethe, ni même celle d'un architecte ou d'un aitiste qui multiplie les ébauches et per-fectionne peu à peu son œuvre, pas même celle d'êtres devenus entièrement autonomes en lutte pour la survie: en effet, c'est encore imposer une forme

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de rati?nalité hum~ine au monde vi~ant que de supposer comme Darwin que la survie des orgamsmes dépend entièrement de leur aptitude à lutter contre la concurrence, que le ,monde vivant est le théâtre d'une compétition perma-nente entre espèces. A l'inverse de toutes ces hypothèses plus ou moins mar-quées au sceau de l'anthropomorphisme, l'évolution du vivant semble au contraire aux antipodes de la rationalité humaine. Pour illustrer cette étran-geté radicale du monde vivant, citons Je commentaire que fait François Jacob

du processus d'hominisation dans Le jeu des possibles :

Fonnation d'un néocortex dominant, maintien d'un antique système nerveux et hormonal, en partie resté autonome, en partie placé sous la tutelle du néocortex tout ce processus évolutif ressemble fort à du bricolage. C'est un peu comm~ l'installation d'un moteur à réaction sur une vieille charrette à cheval. Rien d'étonnant s'il arrive des accidents.20

~'homme n'est plus ce sommet de la création qu'il a été pour des

géné-rations de naturalistes, il n'est que le produit aléatoire d'un bricolage très

hasardeux, voire dangereux quant à ses résultats. La comparaison de la char-rette et du moteur à réaction qui montre l'ampleur du progrès accompli par l'homme à l'échelle de son histoire rappelle également que le progrès humain est régi par une loi linéaire, rationnelle. Mais le vivant auquel l'homme, l'être biologique, appartient, fonctionne selon une toute autre logique.

Té~oin l'organisme humain lui-même qui est le résultat non d'un progrès

rat10nnel à son image, mais d'une évolution totalement irrationnelle et

incon-grue s~ l'on rapporte cette dernière à la conception humaine du progrès.

François Jacob a rendu de façon saisissante cette incongruité en renversant la

perspective : si l'homme procédait comme le vivant, il aurait été amené à

monter un moteur à réaction sur une charrette ! On imagine le résultat. Mais

surtout, on comprend que la logique du vivant est fondamentalement

étran-gèr~ à la logiq~e du progrès hui:iain. Avec comme unique souci celui, péda-gogique, de mieux mettre en évidence les mécanismes de l'évolution

Fran-çois Jacob procède à une distinction entre la démarche propre à

l'ingé~ieur

et

celle du bricoleur. L'ingénieur conçoit ses productions selon un plan précis,

chaque. élément ét~nt spécifiquement élaboré pour remplir une fonction

pré-déterm1?ée. Le bricoleur en revanche doit se débrouiller avec les moyens du bord, faire du neuf avec du vieux, utiliser d'anciennes pièces pour les affecter

~ de nouv~lles fonctions', ?e sac?ant jamais précisément à l'avance ce à quoi

11 va aboutir. Il y a dans 1 evolut1on des espèces une très grande inertie car Je

vi~ant

est co?:raint de

con~erve:

les structures déjà en place. Cette irr:age du

bncoleur facthte la comprehenston des mécanismes évolutifs : le vivant bâtit nécessairement sur les bases existantes, de plus sous la contrainte de la sélection naturelle. D'une nageoire il a tiré une patte, d'un œsophage un

pou1'.1on, ~'une patte une ~ile. Tout ceci à l'aveugle, sans aucun plan

prédé-!ermm~ m aucune garantie de résultat. Les modifications organiques sont

-mtrodmtes au hasard et seul le passage du cap délicat de la sélection naturelle

décide de leur destin futur, ce qui veut dire que seules les modifications qui 20 François JACOB, p. 69 (note 16).

s'avèrent présenter après coup un avantage sélectif pour l'espèce sont trans-mises et intégrées dans le patrimoine génétique, comme dans le cas du bec retourné du flamant rose. Les espèces sont ainsi en constant devenir, portant les vestiges de plusieurs stades évolutifs consécutifs. Ainsi s'explique la coexistence chez l'homme d'un ancestral système nerveux et d'un cerveau

performant. Le progrès humain, lui, fonctionne différemment, il peut

s'affran-chir beaucoup plus facilement du passé et de la tradition. L'homme n'était

pas contraint de développer l'ampoule électrique à partir de la bougie !

Dans l'ouvrage qu'il a consacré à ces instruments d'apparence anodine que sont les sabliers, Ernst Jünger distingue deux types de temps, le temps cos-mique et le temps terrestre. Chacun correspond à deux dispositions fonda-mentales de l'homme: le souvenir et l'espoir, l'esprit conservateur et l'esprit de changement. Le temps cosmique est de nature cyclique, c'est le temps des rythmes cosmiques des planètes, des marées, des saisons, des jours et des nuits, c'est le temps nietzschéen de l'éternel retour du même. Le temps ter-restre est un temps linéaire et uniforme, c'est le temps du progrès constam-ment orienté vers un but. Pour Jünger, la sensibilité au temps cosmique s'est traduite par l'invention des horloges cosmiques que sont le cadran solaire, le sablier ou encore la clepsydre. L'invention de l'horloge mécanique coïnci-derait, dans l'histoire de l'humanité, avec un changement de perception du temps, son expansion au détriment des horloges cosmiques marquerait la victoire du temps terrestre sur le temps cyclique. Jünger souligne que cette évolution s'accompagne d'une valorisation considérable du temps qui

peut devenir une puissancè religieuse comme c'est d~jà largement le cas aujour-d'hui. Son rôle remarquable dans le darwinisme comme dans le matérialisme en général entre dans ce cadre là. Que seraient ces théories si on leur ôtait la com-posante temporelle? Il n'y a pas que dans le domaine technique que les utopies se nourrissent de cette Ruissance [ ... ] qu'est le temps mais aussi dans le domaine social et éthique. 1

Notre rapide tour d'horizon de la pensée biologique au XIX' siècle pourrait

servir d'illustration à ce propos de Jünger. L'évolution de la biologie est allée

de pair avec une réhabilitation progressive du temps dont l'importance n'a cessé de croître pour finalement culminer dans la biologie évolutionniste. C'est sur la base d'une perception cyclique du temps que l'homme a

com-mencé à étudier les êtres vivants. De !'Antiquité à la fin de l'âge classique, le

temps n'a joué quasiment aucun rôle. Dans cette phase de son histoire, l'homme cultivait le souvenir et la nostalgie de la perfection des origines. Le monde vivant lui apparaissait comme un éternel renouvellement d'une créa-tion originelle seule parfaite, émanacréa-tion d'une transcendance et d'une provi-dence situées hors du temps. Il ne pouvait y avoir de place pour un progrès quelconque des êtres vivants. Le basculement dans une perception linéaire du

temp~ a progressivement mis fin à cette approche conservatrice, passéiste du

monde vivant. L'esprit de changement a investi la biologie, mettant le monde vivant en mouvement et ouvrant ce dernier sur l'avenir au lieu de l'enfermer

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dans le passé. La première étape fut celle de la reconnaissance de l'autonomie des organismes au sein du temps ontogénique, première brèche dans la conception immobile et statique des êtres qui prévalait jusque là. La seconde étape, plus laborieuse, a consisté à restituer aux organismes leur autonomie dans le cadre du temps phylogénique de leur devenir en tant qu 'espèces. Mais l'homme semble n'avoir reconnu l'autonomie des organismes et ouvert l'horizon de leur avenir que pour mieux remplir ce nouvel espace de liberté de ses propres projections, imaginant pour le monde vivant un devenir à son image, plaquant sur ce dernier la marche du progrès dans laquelle il était lui-même engagé. C'était oublier que le progrès n'est pas un phénomène naturel mais un phénomène culturel, c'était confondre nature et culture. Par chance, la science est une entreprise de désillusionnement total. Elle ne tolère pas que l'on reste dans l'erreur. La biologie a pu aller au bout de cette logique de res-titution d'autonomie, elle a pu se débarrasser des derniers résidus tenaces d'anthropomorphisme et mettre fin aux transpositions abusives dans le domaine de la biologie des processus mentaux dont l'homme est le siège. Aujourd'hui, l'homme est seul face aux mécanismes de l'évolution du monde vivant. Le concept culturel du progrès n'y a plus sa place. Plus il avance dans le dévoilement des mystères du vivant, plus ce dernier lui paraît étrange. La biologie a permis de mettre en évidence le fossé immense qui sépare le pro-grès humain des mécanismes évolutifs. Cette logique de l'évolution propre au vivant est peut-être une occasion pour l'homme de mieux cerner par contraste la nature véritable de son progrès.

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