Traditions et transferts culturels
e n
République
centrafri
du Ve millénaire au IVe siècle av. notre ère
Etienne Zangato (UMR 7055 Préhistoire et technologie)C 'est à partir d e l'analyse régionale d e deux ph én o m èn es culturels, mégalithisme e t métallurgie du fer, que nous tenterons d 'a b o rd e r la question d e s traditions e t d e s transferts culturels dans le nord-ouest d e la République centrafricaine entre 4750 e t 750 av. notre ère (d a te s non calibrées).
L'échelle d e tem ps e t la nature d e s donn ées nous donnent l'opportunité d e saisir c e qui relève d e la tradition (ou d e l'identité com m unautaire) e t c e qui relève des transferts culturels entre différentes entités villageoises voisines. Les monuments m égalithiques apparaissent vers 800 av. notre ère, en contexte néolithique (Zangato 1999). C e sont les premières m anifestations d'u n e représentation symbolique. Puis, vers -700, la technologie du fer est introduite par une nouvelle com m unauté qui s'installe d an s la région. Cela m arque alors une réelle p hase d e transformation socio-économ ique. L’é tu d e régionale qui a é té la nôtre perm et d'étudier les mégalithes d an s un territoire socialisé, com prenant é g a le m e n t d e s villages, parfois d es sites d e surface, d e s cimetières, d e s ateliers d e d é b ita g e e t des ateliers métallurgiques.
Contextes géographique et archéologique
Le nord-ouest d e la République centrafricaine est c o n n u e pour sa forte concentration mégalithique s'étendant, d 'e s t en ouest, sur plus d e mille cinq cents kilomètres (fig. 1). L'analyse d'une importante base d e données (com prenant 25 000 vestiges e t plus d ’une centaine d e d ates C l4) nous a permis d e proposer une évolution chrono-culturelle régionale, actuellem ent divisée en trois grandes périodes : (1) une période néolithique qui s'éten d (d e - 4700 à -750 environ) ; (2) une p ériode du fer (d e -750 environ à la fin du XVe siècle d e notre ère) subdivisée en trois phases : Fer 1 d e -650 à -350 environ, Fer 2 d e -350 à 750 environ e t Fer 3 d e 750 jusqu'à la fin du XVe d e notre ère ; e t (3) la p ériode « sub-actuelle » qui voit disparaître les mégalithes. Six unités d'analyses archéologiques ont é té définies pour toute c e tte sé q u en c e , dont deux correspondant aux Fer 1 et Fer 2.
L’ém ergence des territoires villageois d e -700 à la fin du 1er siècle d e notre ère
Pour la p h a se culturelle, dite Fer 1, six m onuments non funéraires, une to m b e mégalithique, des tom bes en pleine terre e t en jarre ont é té mis a u jour, contem porains d e s deux villages (sites 77 e t 68) connus pour la région. Ces derniers, distants d e q u a tre kilomètres, ont é té implantés d e part e t d 'a u tre d e la ligne d e crê te séparant la cu v e tte tchadienne d e la cuvette congolaise (fig. 2). La mise en p la c e du village d e Gbabiri 1 (site 77) vers -750 a créé une nouvelle dynam ique régionale, caractérisée par l'ém e rg e n c e d e deux territoires villageois, définis ici c o m m e deux e s p a c e s au sein d e chacun desquels s'est e x e rc é e une autorité culturelle e t économ ique.
Les premiers objets métalliques d e b o n n e factu re e t des fours d e réduction ont é té retrouvés dans l’e s p a c e g é o g rap h iq u e du site 77. La c é ra m iq u e du site 6 8 (déjà o c c u p é au néolithique) a, quant à elle, a é té fabriquée à partir d 'u n e «terre à potier », naturellement riche en dégraissants minéraux. De forme globuleuse, ces poteries ont généralem ent é t é d é c o ré e s d e motifs aux c a ra c tè re s grossiers. En revanche, les potiers du site 77 ont utilisé deux types d e m atière première, enrichie d e cham otte ou d e dégraissants végétaux. La céram ique retrouvée est d e form e étroite e t d é c o ré e d e motifs très fins. Enfin, les m onuments à vocation non funéraire sont d e m êm e type q u e c e u x du néolithique. Localisés dans l’e s p a c e g é o g ra p h iq u e du site 68, sur les rebords d e plateaux, ils sont interprétés co m m e d e s marqueurs territoriaux. Le territoire du site 6 8
com prendrait d e s zones d'approvisionnem ent en ressources minérales, animales e t végétales, ainsi que des lieux d e culte (monument à v o c a tio n non funéraire hors village, lieux d'inhumation à l'intérieur du village.
tom bes e n pleine terre). Le territoire du site 77 com prend un lieu d'inhumation et d e s aires d'activités métallurgiques situées hors e t dans le village.
! existe d e s élém ents tém oignant d e l'interaction d e ces deux entités culturelles (à « tradition mégalithique » e t « p ro d ucteur d e fer »), notam m ent la présence d'une to m b e mégalithique d a té e d e -650 e t située « en territoire G babiri ». C ette to m b e a livré un mobilier funéraire a b o n d a n t e t diversifié, a v e c d e s céram iques d e s factures d e s sites 68 e t 77. L'implantation d'une tom be m onum entale s'est ajouté à des pratiques funéraires spécifiques à c h a q u e village (tom be en jarre identifiée dans le site 77, e t tom be en pleine terre dans le site
6 8). Elle constitue un tém oignage indéniable d e la distinction d e deux entités culturelles. Elle correspondrait au d é b u t d e la com plexité des structures sociales. En outre, deux monuments à vocation non funéraire, d a té s d e -490 et -450 e t installés dans l'e s p a c e du site 68, ont é té en relation a v e c les sites villageois 6 8 et 77. La p rése n c e d e s céram iques du site 77 dans ces monuments sem ble signaler l'adhésion, voire la participation des c o m m u n a u té s villageoises d e Gbabiri 1 à cette forme d e représentation symbolique, tout en étan t restées culturellement autonom es. C ette autonomie se serait traduite par l'existence d e savoir-faire spécifiques en m atière d e poterie e t d e métallurgie du fer, venant s'ajouter à la culture mégalithique. La construction d e ces monuments par les deux com m unautés villageoises a pro b ab lem en t joué un rôle d 'a tté n u a tio n des conflits e t d e régulation des activités économ iques.
Transferts d e traditions culturelles
À partir d e la fin du 1 er siècle d e notre ère, on assiste à une nouvelle forme d'interaction entre les deux entités culturelles, m arquée par des transferts d e traditions. C h a q u e territoire villageois est caractérisé par d e s configurations archéologiques distribuées d e manière analogue. On peut en modéliser la répartition spatiale sous form e d e cercles concentriques dont le centre serait le village, e t la périphérie serait le gradient d e distribution d e s monuments non funéraires (fig 3). Dans la plupart d e ces monuments non funéraires, on ne trouve qu'un type d e céram ique : celle produite par le village, situé dans le m êm e e s p a c e q u e le monument.
La circulation croisée des pratiques céram iques est un autre élém ent pertinent pour la mise en év id en ce d e s transferts culturels. Parallèlement à l'emploi des « anciennes » pâtes, les potiers ou les potières du site 68 ont utilisé d e nouvelles p â te s (identiques à celles du site 77) pour la fabrication d e récipients identiques à ceux fabriqués d u rant le néolithique. Seul le m o d e décoratif a c h a n g é . On observe en effet une recomposition des d é c o rs céram iq u es dans ch acu n des sites villageois (6 8 e t 77), par emprunt et ajout à l'une ou l'autre des
deux traditions céram iques régionales. Par exemple, les motifs grossiers en chevrons d e la production du site
6 8 ont é té intégrés au répertoire décoratif du site 77. De m êm e, les motifs géom étriques rectangulaires (spécificité d u site 77) ont ajouté à ceux du site 6 8 (fig. 4). La p résen ce d e ces élém ents décoratifs ex o g èn es, ajo u tée au fonds commun traditionnel propre à c h a q u e village, perm et d e suggérer d e s ch an g em en ts culturels importants, notam m ent dans les systèmes d'alliances matrimoniales, g râc e auxquelles la circulation croisée d e s produits e t des idées ont pu se mettre en p lac e . L'hypothèse d e circulation d e s poteries entre les deux villages serait confirm ée par la présence des céram iques fabriquées sur les m odèles respectifs d e s chaînes o p érato ires observées dans chacun d e ces sites. E existe toutefois, dans les deux villages, une utilisation sim ultanée des chaînes opératoires appliquées à une autre p â te céram ique qui pourrait suggérer des c h a n g e m e n ts importants dans les systèmes d'alliances matrimoniales. Cette circulation croisée d e s pratiques céram iques, intégrant les deux techniques d e fabrication et d'application d e s motifs décoratifs, aurait d o n n é lieu à une recomposition d es décors céram ique dans chacun des sites villageois Balimbé (site
68) et Gbabiri 1 (site 77). De c e tte transformation, seraient nés d e nouveaux schèm es décoratifs, dont les élém ents so n t assez facilem ent identifiables e t attribuables à l'une ou l'autre des deux traditions céram iques villageoises régionales.
Pour conclure, on peut suggérer q u e la circulation croisée d e s céram iques e t des savoir faire entre les deux entités villageoises signe, à notre sens, des changem ents socio-culturels importants dont les fondem ents ont p eut-être re p o sé sur des formes d'alliances matrimoniales nouvelles ou plus systém atiques. Tout c e la suggère i n systèm e d'organisation com plexe au niveau régional, m arqué par l'éclatem en t d e la tradition com m unautaire jadis propre à c h a q u e village (métallurgie du fer pour l'un, et construction des m égalithes pour l'autre). Il y a dans c e tte p h ase un phénom ène d'em prunt e t d 'é c h a n g e à tous les niveaux des systèmes techniques e t symbolique, tant au niveau du système technique (par la production métallurgique acquise par les c o m m u n a u té du site 6 8), qu'au niveau du système symbolique (par l'apparition d e s constructions m égalithiques dans l’e s p a c e géo g rap h iq u e du site 77).
éléments bibliographiques
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Zangato E. 1999. Sociétés préhistoriques et mégalithes dans le nord-ouest de la République centrafricaine. Oxford : British A rchaeological Report. PH A SE S CULTURELLES U N I T E S D i A N A L Y S E A R C H E O L 0 G 1 Q U E site 55 (couche 2 /3 ) site 57 (couche 1 / 2) 190 ± 90 BP site 99 (couche 2 / 3 / 4 )
15 site de réduction du fer
650 ± 60 BP 6 cimétières Bouboun 650 ± 60 BP à 1210± 110 BP Fer 3 site 57 (couche 3) site 58 (couches 3 / 1 ) site 60 (couches 2 /3 ) site 99 (couche 2 /3 ) 2 monuments non funéraire 10 tombes en pleine terre 3 hauts fourneaux 8 bas fourneaux 1 forge__________________ F e r Balimbé-gbabiri II 1210 ± 110 BP à 2300 ±40 BP Fer 2 site 68 (couche 2) site 77 (couches 2 /1 ) 5 monuments non funéraire 3 tombes mégalithiques 12 tombes en pleine terre 31 structures cinéraires 8 bas fourneaux D Balimbé-gbabiri I 2360 ±40 BP à 2680 ± 40 BP Fer 1 Site 68 (couche 3) site 77 (couche 4 /3 ) 5 monuments non funéraire 1 tombe mégalithique 1 tombe en pleine terre 4 fours 2 forges N é 0 1 i t h i
q
u e Néolithique à mégalithe 2680 ± 40 BP à 2750 ± 6 0 BP site 68 (couche 4) 3 monuments à vocation non funéraire 4 sites de surface B 2750 ± 60 BP à 6700 ±140 BP Néolithique pré-mégalithique site 68 (couche 5) site 24 (couche 4/5) 9 sites de surfaceFigure 1 - Région de Bouar : unités d'analyse archéologique
Figure 2 - Zone d e Ndio : Fer 1 ; répartition g én ér a le d e s sites
an n ô onn m ^ 1000 à 1100 m ■ ■ > 1200 m !— i 800 a 900 m
E 3 900 à 1000 m 1100 à 1200 m
★ village fe atelier métallurgique • to m b e mégalithique . monument non funéraire o site funéraire
v
Figure 3 - Z one d e Ndio : Fer 2 ; répartition générale d e s sites
cz] 8 0 0 à 9 0 0 m ssMOOOà 1 1 0 0 m — > l 2 0 0 m r~g 900 à 1000 m 1100 à 1 2 0 0 m
* village te atelier métallurgique • tombe mégalithique . monument non funéraire o site funéraire
Fer 1
A
diversité d e s motifs décoratifs site 68 Fer 1 diversité d es formesm
site 77 Fer 2emprunt d e s motifs du site 68 emprunt d e s motifs du site 77
Réflexions sur l'usage des attributions ethniques
L'exemple de la région de la Cross-River
(Nigeria-Cameroun)
Claire B oullier (P ost-d oc, african iste).
C 'e st le fleuve Cross, dont le cours est à cheval sur le Nigéria (à l'extrême sud-est) e t le C am eroun (à l'ouest), q u ia p rê té son nom pour désigner la région qu'il traverse, la Cross River. Voisine d e trois com plexes culturels m ajeurs (au nord, celui d e la Bénoué ; à l'ouest, celui des Ibo ; et, à l'est, le Grassland), la région d e la Cross River s'e st distinguée par l'emploi d 'u n e technique artistique, hautem ent originale et unique en Afrique, qui consiste à recouvrir d e p e a u animale, en générale d'antilope, une â m e d e bois. C ette technique fut utilisée pour confectionner des heaum es, d es m asques heaum es mais surtout des cimiers dont d e très nombreux ex em ples figurent aujourd'hui d an s les collections o c c id e n ta le s privées et publiques. Depuis sa d écouverte, c e tt e pratique a captivé spécialistes e t am ateurs qui se sont interrogés sur la nature d e la p e a u em ployée — était-elle humaine ? — e t les raisons profondes du choix d e c e matériau.
La fascination pour les oeuvres couvertes d e p e a u d e la Cross River a eu plusieurs c o n séq u en ces. Elle a tout d 'a b o rd o c c u lté le reste d e la production artistique et notamment la sculpture en bois, mais elle a aussi incité à classer les arts d e la Cross River selon un critère technique plutôt q u e la stylistique habituellement e m p lo y é e pour attribuer les arts d e l'Afrique à une ethnie. Ainsi, les œuvres recouvertes d e p eau sont d o n n é e s soit aux Ejagham soit aux Ekoï, e t plus rarement aux Widekum1 ; les extrémités d e tam bour en bois sont invariablement attribuées aux M b e m b e 2; tandis q u e les cimiers et les m asques en bois, sans couverture d e peau , sont supposés « Boki », d an s la plupart des cas. L'ensemble des arts d e la Cross River se trouve d onc répartie sous cinq appellations ethniques.
La re c h e rc h e q u e nous avons entreprise sur les arts d e c e tte région (Boullier 1995) et, plus particulièrement, sur c e q u e recouvraient les différentes appellations ethniques en usage d a n s la Cross River nous a montré qu'il existait d e nom breuses ambiguïtés. Celles-ci a ffe c te n t tous les niveaux d e l'étu d e des arts d e la région d e la Cross River, spécifiquem ent la géographie ethnique et, par conséquent, la g é o g ra p h ie stylistique.
Si l'on rech erch e, p a r exemple, la logique d'attribution des œ uvres couvertes d e p e a u à l'une ou l'autre d e s appellations ethniques (Ekoï ou Ejagham), on com prend rapidem ent qu'elle n'est ni iconographique (ou stylistique) ni b a s é e sur des donn ées g é o g rap h iq u es ou culturelles c a r i règne la plus g ra n d e confusion sur ces deux term es. Employés dans b e a u c o u p d'ouvrages com m e synonymes, ils recouvrent, selon les auteurs, des e s p a c e s e t d e s populations bien souvent différents. Pour Harter (1994), les Ejagham seraient les Ekoï du nord; alors que, pour Bockiau (Tamisier 1998) e t d e nombreux am ateurs, Ejagham serait l'appellation anglophone du p eu p le nom m é Ekoï par les francophones. Pour Thompson (1974): « Il y a b e a u c o u p d e termes pour d ésigner les Ejagham. Les Efik les appellent Ekoï. Les Efik désignent aussi com m e Q u a les A b a k p a Ejagham d e C a la b a r. Les Banyang d e la région d e Manfe ap p e llen t leurs voisins Ejagham Kéaka » ; alors que, pour C am pbell (1983) : « Les Ejagham se com posent essentiellem ent d e groupes relativem ent petits connus actu ellem en t en tant d'A kparabong, Etung septentrionaux e t méridionaux, Ekwe, Keaka, Kwa et O bang » ; et, enfin, Jones (1984) pen se q u e ie nom d e Ekoï fut d o n n é par leurs voisins à in ensem ble d'ethnies, divisé p a r la frontière Nigéria / Cam eroun, qui s'appellent eux-m êm es Etung et Ejagham du c ô té nigérian e t Ekwe e t Keaka d e l'autre.
'Q uelques m a s q u e s h e a u m e s e t cimiers recouverts d e p e a u , ico n ag rap h iq u em en t e t stylistiquement bien distincts d e s autres productions utilisant la m ê m e tec h n iq u e , sont très justem ent attribués aux Widekum.
2 Certaines sculptures attrib u ée s aux M b em b e sont p ro b a b le m e n t Ibo.