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Traduction de «Mrs. Golightly and Other Stories» d'Ethel Wilson suivi de «Ethel Wilson : l'absurde simplicité du quotidien»

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Traduction de Mrs. Golightly and Other Stories d’Ethel Wilson

suivi de

Ethel Wilson : l’absurde simplicité du quotidien

par Lidia Merola

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

Octobre 2009

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Remerciements

Je tiens d’abord et avant tout à remercier madame Annick Chapdelaine pour les lectures, commentaires et conseils qui ont ponctué le processus d’écriture de ce mémoire. L’idée de ce projet est née grâce à elle et n’aurait pu se concrétiser sans ses encouragements, sa bonne humeur intarissable et sa confiance inconditionnelle.

Mes remerciements les plus sincères vont aussi à monsieur Yvan Lamonde, dont le soutien financier et moral depuis le baccalauréat a connu une incidence indéniable sur mon parcours intellectuel.

Je tiens aussi à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) dont le soutien financier tout au long de la rédaction de ce mémoire a considérablement allégé les préoccupations d’ordre financier associées à l’accomplissement de ce projet.

Je remercie également l’Université de Colombie-Britannique (UBC) qui a accepté de m’accorder les droits de traduction et de reproduction pour les cinq nouvelles d’Ethel Wilson qui font l’objet du mémoire.

Je souhaite exprimer ma gratitude à l’endroit de ma famille pour leur appui et leurs encouragements constants, non seulement pendant la rédaction de ce mémoire mais tout au long de mes études. Je leur saurai éternellement gré d’avoir mis en place tous les outils nécessaires à ma réussite.

Finalement, je ne pourrais passer sous silence la contribution de Laurence Côté-Fournier, Anouk Laurence et Elvan Sayarer, qui ont accepté avec bonté de relire mes traductions. Leurs remarques, commentaires, corrections et suggestions invariablement judicieux ont contribué à une meilleure saisie du texte de Wilson, et les nombreuses discussions entreprises ont indubitablement relevé la qualité de la traduction produite.

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Résumé

La première section de ce mémoire se compose de la traduction française de cinq nouvelles extraites du recueil Mrs. Golightly and Other Stories de l’auteure canadienne Ethel Wilson (1888-1980), recueil paru en 1961. Jusqu’à présent, cette auteure jouissant d’une certaine renommée n’a jamais fait l’objet de traduction en français.

La seconde partie qui se veut le volet critique du mémoire s’ouvre sur l’énonciation de la politique ayant sous-tendu la traduction. Cette politique, qui s’inspire principalement des théories d’Antoine Berman et de Barbara Folkart, préconise le recours à une approche « littérale », tel que l’entend Berman, mais « subjective », en réponse au souhait de Barbara Folkart, qui milite en faveur de l’inscription de la subjectivité du traducteur dans le texte traduit. En second lieu, quelques problèmes de traduction qui ont jalonné l’entreprise traductive et soulevé des enjeux particuliers sont examinés et analysés.

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Abstract

The first part of this Master’s thesis consists of the translation into French of five stories taken from Canadian author Ethel Wilson’s (1888-1980) Mrs. Golightly

and Other Stories first published in 1961. To date, this author who has garnered

much praise does not appear to have been translated into French.

The second part which comprises the critical section will open with the statement and presentation of the translation policy that underscored the translated text. We have drawn primarily on the theories of Antoine Berman and Barbara Folkart to elaborate a policy that takes a literal approach (Berman) with “subjective” underpinnings, in accordance with Folkart’s wish to acknowledge the translating agent’s subjectivity and have it be brought to the forefront of the translating act. Secondly, a number of translation problems that we encountered during the translation process and that raised specific issues will be examined and analyzed.

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TABLE DES MATIÈRES

Remerciements i

Résumé ii

Abstract iii

Table des matières iv

Introduction – Ethel Wilson : l’absurde simplicité du quotidien 1

Traduction – Mrs. Golightly and Other Stories 7

Mrs. Golightly et le premier Congrès 8

De Flores 29

Que Dieu vienne en aide au poissonnier 43

Brouillard 49

Vite, vite 61

Texte critique – Politique et enjeux 67

de la traduction de Mrs. Golightly and Other Stories

Politique de traduction 68

Répétition et inadéquation lexicale 74

Respect de l’onomastique et de l’épidéictique 81

Interxtualité : le cas du « Jabberwocky » 88

Conclusion 96

Bibliographie 100

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Ethel Wilson : l’absurde simplicité du quotidien

The short story is slippery – hard to catch and hold in the hand. -Ethel Wilson1

Née en Afrique du Sud en 1888, élevée au Royaume-Uni et à Vancouver, Ethel Wilson occupe une place importante au sein de la tradition littéraire canadienne d’expression anglaise. Sans pour autant appartenir au panthéon des auteurs canoniques de cette littérature, Wilson est néanmoins une auteure majeure, à telle enseigne que The Annotated Bibliography of Canada’s Major Authors lui consacre une bibliographie critique dans son cinquième volume, honneur de taille qui atteste de son statut privilégié, bien que non central, dans la littérature canadienne-anglaise. Son œuvre romanesque comprend cinq livres, dont le plus célèbre, Swamp Angel,

a prose poem about the cosmic web of life, about time and eternity, man’s relationship with God, virtually all aspects of man’s relations with his fellows […], the individual’s struggle for survival in a universe which at least seems to be profoundly indifferent to him, and the relations of the animate creation with the inanimate (Pacey, p. 136),

paraît en 1954. Dix-huit nouvelles2 rassemblées dans le recueil Mrs. Golightly and

Other Stories qui est publié en 1961 chez Macmillan of Canada viennent clore la

carrière littéraire de l’auteur, Wilson ne publiant aucun autre texte de fiction jusqu’à son décès en 1980.

1 Lettre datée du 25 juillet 1953 de Bowen Island (C.-B.); citée dans D. Pacey, Ethel Wilson, p. 36. Dorénavant, l’appel « Pacey » sera utilisé dans le texte pour renvoyer à l’ouvrage.

2 Certaines nouvelles inédites ont été recueillies par David Stouck dans Ethel Wilson : Stories,

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Un accueil chaleureux fut réservé à Mrs. Golightly and Other Stories à sa parution. Desmond Pacey relate, dans sa monographie Ethel Wilson publiée en 1967, « the first book-length study » de l’œuvre de Wilson, que « the short stories were highly praised » (Pacey, p. 29). Il cite, en guise d’exemple, la critique signée par Patricia Gallagher dans le Tamarack Review en 1962, qu’il considère « the most perceptive review of Mrs. Golightly » :

Mrs. Wilson has insight and objectivity and a remarkable talent for distilling the essence of a situation so that glimpsing the world through her eyes we see more subtlety of character, more love, fear, confusion, tenderness and bitterness – more of human feeling and human relationship than we could ever see with our own eyes. She is a verbal painter whose pictures are often worth a thousand words from lesser craftsmen3.

David Stouck, dans sa biographie critique de Wilson, confirme l’engouement pour ce recueil à sa publication, ajoutant même que ce livre valut à l’auteure « the best reviews that any of Wilson’s books had received4 »; dans les nombreux « book reviews » portant sur le recueil, on vante tantôt « her delicacy of perception, dry wit, and her ability to suggest so much more than was actually said », tantôt « [her] incisive curiosity, her exact sense of timing, and remarkable sense of place » (Stouck, 2003, p. 251). En dépit de commentaires aussi laudatifs, « the book did not sell well, and copies were eventually remaindered » (Stouck, 2003, p. 252). Ce succès commercial modeste n’empêchera pas, selon Stouck toujours, que la renommée ultérieure de Wilson s’édifie aussi sur sa production de nouvelles : « Nonetheless, Ethel Wilson is probably as well known today as a short-story writer as a novelist because her short stories are an essential ingredient

3Tamarack Review, XXII, hiver 1962, p. 95-96; cité dans Pacey, p. 29.

4 D. Stouck, Ethel Wilson: A Critical Biography, p. 251. Dorénavant, l’appel « Stouck, 2003 » sera utilisé dans le texte pour renvoyer à l’ouvrage.

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in anthologies of Canadian writing » (Stouck, 2003, p. 252). Si les nouvelles de Wilson connaissent une certaine fortune comme objet d’anthologie ou outil pédagogique, il n’en va pas tout à fait de même auprès de la critique littéraire : en effet, la littérature critique consacrée exclusivement aux nouvelles de Wilson est pratiquement inexistante, comme en fait foi ce commentaire de Nicholette Evangeline Anand, qui note qu’à la rédaction de son mémoire de maîtrise Ethel

Wilson’s Mrs. Golightly and Other Stories, soit en 1996, « the stories are only

mentioned as part of larger studies of all Wilson’s works, and are independently addressed by only two articles 5». Ainsi, jusqu’à présent, la critique s’est gardée d’aborder les nouvelles qui constituent Mrs. Golightly and Other Stories séparément, préférant les resituer au sein du contexte plus général de l’œuvre entière d’Ethel Wilson.

Ce choix s’explique peut-être en partie par le fait que, d’un point de vue thématique et stylistique, les nouvelles développent les enjeux de prédilection communs à tous les écrits de Wilson. À l’instar de ses autres récits, son recueil de nouvelles se caractérise, entre autres, par les portraits psychologiques minutieux des personnages qu’elle campe habituellement dans des contextes très simples et qui sont, pour la plupart, en proie à l’isolement, et par les tableaux majestueux de la Colombie-Britannique qui constellent ses récits et qu’elle brosse avec une « scientific accuracy » (Anand, p. 104). Son style se distingue par une prose fine et fluide, souvent ironique, donc instaurant une « discrepancy between tone and meaning » (Anand, p. 83), qui témoigne d’un grand souci de mesure et de retenue.

5 N. E. Anand, Ethel Wilson’s Mrs. Golightly and Other Stories, p. 4. Dorénavant, l’appel « Anand » sera utilisé dans le texte pour renvoyer à l’ouvrage.

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La prose de Wilson est de la sorte traversée de part en part d’enjeux interpelant un(e) traducteur(trice) qui s’attelle à la tâche de traduire l’auteure britanno-colombienne, que ce soit la solitude qui appelle une nécessaire interaction entre humains, l’incommunicabilité inhérente aux rapports entre les personnages, la prégnance de la nature ou d’un « sense of place », pour emprunter l’expression de Pacey, l’ambiguïté et le décalage entre réalité et apparence, ou la banalité du quotidien tempérée par les aléas de la condition humaine. Voilà autant de traits caractéristiques auxquels il faut être sensible lors de la traduction.

Le texte de création que nous soumettons dans le cadre de ce travail se compose de la traduction de cinq nouvelles extraites du recueil Mrs. Golightly and

Other Stories. Les nouvelles ont été sélectionnées en fonction de la typologie

esquissée par Barbara Campbell6, qui les classe en quatre catégories : les nouvelles humoristiques ou comiques (« humourous »), les nouvelles de facture tragique (« reflective or tragic »), les nouvelles surnaturelles ou génératrices de suspense (« supernatural or suspenseful ») et les nouvelles qui s’apparentent à l’essai (« essay »)7. Nous avions, à l’origine du projet, prévu traduire une sixième nouvelle, « The corner of X & Y streets », nouvelle d’essence « essayistique », ce qui aurait ainsi permis à notre exercice traductif de proposer un échantillon complet de la division quadruple du recueil de Wilson. Cependant, en cours de route, nous avons décidé, faute d’espace, d’abandonner la traduction de cette ultime nouvelle.

6 B. Campbell, The Themes and Techniques of the Fiction of Ethel Wilson, p. 137.

7 Les nouvelles « God help the young fishman » et « Mrs. Golightly and the First Convention » assureraient la représentation des nouvelles « humoristiques », « From Flores » et « Fog » s’inscriraient dans la catégorie des nouvelles « tragiques », tandis que « Hurry, hurry » appartiendrait au registre du « suspense ».

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Notre expérience de traduction a soulevé des problèmes de traduction singuliers nécessitant compromis et négociations. En ce sens, nous présentons un texte critique à la suite de la traduction, dont l’objectif sera de produire un pendant critique au texte de création où nous pourrons, avec interventions de théoriciens de la traduction à l’appui, rendre compte de notre expérience traductologique. Dans un premier temps, nous y effectuerons une synthèse de quelques notions théoriques, au terme de laquelle nous énoncerons notre politique de traduction. En second lieu, nous aborderons différents nœuds d’ordre traductif qui ont ponctué notre entreprise et nous livrerons les conclusions aux interrogations suscitées par la résistance qu’offre le texte de Wilson à la traduction. Cet exercice se voudra ainsi un collationnement critique de notre texte de création et du texte source au cours duquel nous émettrons un commentaire par rapport à notre traduction et justifierons certains choix méthodologiques et stratégies de traduction retenus. En procédant de la sorte à un examen critique de notre expérience dans un mouvement réflexif entre la pratique et la théorie, nous répondons au souhait de Berman qui envisage la traductologie comme « la réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature d’expérience8. » L’acte de traduire serait donc indissociable d’un va-et-vient critique entre la traduction et la réflexion9.

8 A. Berman, La Traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, p. 17. Dorénavant, l’appel « Berman, 1999 » sera utilisé dans le texte pour renvoyer à l’ouvrage.

9 Signalons aussi que, en réponse au programme exposé par Antoine Berman dans Pour une

critique des traductions : John Donne, nous avons accompli un travail d’« étayage traductif »,

l’étayage traductif étant l’étape qui précède toute critique de traduction et au cours de laquelle le critique doit s’imprégner de l’œuvre traduite en recourant à « de multiples lectures collatérales, d’autres œuvres de l’auteur, d’ouvrages divers sur cet auteur, son époque, etc. » (A. Berman, Pour

une critique des traductions: John Donne, p. 68. Dorénavant, l’appel « Berman, 1995 » sera utilisé

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La portion critique se veut un prolongement au texte de création. Ce faisant, nous estimons instaurer une certaine porosité entre les deux textes, qui se côtoient selon une dynamique dialogique, d’après l’acception bakhtinienne; comme l’a synthétisé Corinne Durin dans l’introduction à Faulkner. Une expérience de

retraduction, le GRETI, ayant aussi fait du rapport dialogique entre la réflexion et

la pratique la pierre angulaire de leur expérience de re-traduction, envisage, dans le sillon de Bakhtine, le rapport dialogique comme

un rapport non dialectique, non hiérarchique, non clôturé entre réflexion et pratique. Autrement dit, aucun des deux termes n’est privilégié au détriment de l’autre, tout comme aucune synthèse (ou tierce entité) entre pratique et réflexion n’est possible10.

Pareillement, nous préférons ne pas considérer ces parties comme deux entités distinctes, mais plutôt comme les deux côtés d’une même médaille : nous répondrons dans le texte critique aux interrogations survenues lors de la traduction. Le texte critique en ce sens nous permettra d’assumer pleinement « l’inscription du sujet (ré)énonciateur dans le texte qu’il produit11 », de faire dialoguer entre eux les différents partis prenant part aux conflits traductifs, de soupeser les options qui s’offrent à nous et de tenter d’en tirer la résolution la plus probe et conséquente avec le projet de traduction convenu.

travail d’état présent, se voulait un tour d’horizon des discours qui circulent dans la littérature critique au sujet d’Ethel Wilson et de son œuvre. Nous avons dégagé les axes et pistes de réflexion susceptibles de s’avérer utiles lors de la traduction. Nous ne rendrons compte de cet étayage dans le présent travail qu’à l’occasion de l’analyse de problèmes traductifs, dans la mesure où celle-ci fait appel à une connaissance fine des enjeux principaux des nouvelles.

10 C. Durin, « Vers une traduction-texte par un travail sur la lettre », p. 12.

11 B. Folkart, Le Conflit des énonciations. Traduction et discours rapporté, p. 436. Dorénavant, l’appel « Folkart » sera utilisé dans le texte pour renvoyer à l’ouvrage.

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Mrs. Golightly et le premier Congrès

Mrs. Golightly était une femme timide. Elle vivait à Vancouver. Son mari, Tommy Golightly, n’était pas timide. Il était affable et attachant. C’était un ingénieur conseil sollicité par bon nombre de sociétés d’ingénierie, d’entreprises de construction et tout particulièrement d’exploitation forestière, bref de toute société ou entreprise éprouvant des problèmes reliés à la traction. Lorsqu’il n’était pas en consultation, il jouait au golf, au tennis ou au bridge, selon que la saison était le printemps, l’été, l’automne ou l’hiver. Le temps qui lui restait était consacré à sa femme et à ses trois jeunes enfants, pour lesquels il avait beaucoup d’affection. Le temps passé en leur compagnie semblait être ce qu’il préférait. C’était un homme très extroverti, débonnaire et avenant, et sa petite femme était si timide que c’en était injuste.

À l’époque dont je fais le récit, les congrès n’occupaient pas encore la place qu’ils sont venus à gagner dans le quotidien nord-américain. À12 cette

époque, lorsqu’un homme disait avec componction, Je participe à un congrès, il était fort probable que quelqu’un s’enquière, Qu’est-ce qu’un congrès? Tous s’entendaient pour dire qu’il s’agissait certainement de quelque chose de très bien, ce qui évidemment était le cas. Aujourd’hui nous les considérons comme allant de soi.

12 N.d.l.t. : La phrase suivante est intraduisible en ce qu’elle s’appuie de manière ludique sur la polysémie du mot « convention » en anglais. Nous produisons néanmoins une traduction qu’il aurait été malséant d’insérer dans le texte français, puisque le terme « congrès » ne jouit pas d’une bisémie analogue : « Je parle ici de Conventions qui prennent la majuscule : les conventions avec un “c” minuscule ont existé depuis toujours, mais à présent de manière moins ostentatoire qu’auparavant. » [« I am speaking of Conventions with a capital C. Conventions with a small c have, of course, always been with us, but not as conspicuously now as formerly. » (E. Wilson,

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Mr. Golightly s’était désormais admirablement adapté aux congrès. Il était très doué pour retenir les noms et les visages; il se plaisait à être avec des gens, que ce soit dans de grands groupes ou dans des contextes plus intimes; il collectionnait les connaissances qui devenaient rapidement des amis. Il était apprécié de tous.

Un jour, il rentra à la maison et annonça à sa femme, « Aimerais-tu faire un voyage en Californie? »

Mrs. Golightly eut le souffle coupé. Son visage s’illumina et elle dit, « Oh Tom…! »

« Un Congrès de l’Ouest et du Midwest aura lieu à Del Monte la première semaine de mars, et toi et moi y allons », dit Mr. Golightly.

Le visage de Mrs. Golightly se rembrunit et elle dit d’un ton très différent avec grande inquiétude, « Oh Tom…! »

« Eh bien, quoi? », dit son mari.

Mrs. Golightly se livra à l’hésitation qui la gagnait si facilement. « Bien, Tom », dit-elle, « il faudrait que j’achète un nouveau chapeau, et un tailleur et une robe de soirée aussi j’imagine, et ce n’est pas une bonne idée de laisser les enfants avec Emmeline et tu sais que je ne suis pas à l’aise avec les foules, je ne sais jamais ce que je dois dire et… »

« Eh bien, toi un nouveau chapeau », répondit son mari, « achète-toi un de ces chapeaux que je vois sur la tête des femmes avec de longues plumes dessus. Et achète-toi une nouvelle robe. Achète-toi une vingtaine de nouvelles robes. Et Emmeline s’occupe très bien des enfants et ce dont tu as besoin, c’est de changer d’air, et je suis le seul de ma profession invité de Colombie-Britannique.

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Achète-toi un chapeau avec la plume la plus longue en ville et une belle robe de soirée! » Mr. Golightly jeta un regard tendre à sa femme et vit sous un nouveau jour qu’elle paraissait anxieuse et pas tout à fait aussi jolie qu’elle pouvait l’être parfois. Il l’embrassa et elle lui promit qu’elle s’achèterait un nouveau chapeau, mais il ignorait jusqu’à quel point le congrès et toutes les foules la terrifiaient, et que la simple pensée d’y aller la faisait souffrir. Elle s’en sortait très bien à la maison, mais faire la conversation avec des inconnus – oh, pauvre Mrs. Golightly. Ce genre de chose était certainement injuste. Toujours est-il qu’elle s’acheta la robe, et un nouveau chapeau avec la plume la plus longue en ville. Elle passa beaucoup de temps chez le coiffeur; comme elle était jolie et comme elle se sentait troublée! « Je vais briser la plume à chaque fois que je vais entrer dans la voiture, Tom », dit-elle. « Ba-li-vernes», rétorqua son mari et ils se mirent en route pour la Californie.

Mrs. Golightly portait un vieux tailleur en tricot et un chapeau de feutre rabattu sur sa tête, en observance d’une théorie héritée de sa mère selon laquelle on ne devrait jamais revêtir de bons habits pour voyager. La nuit précédant leur arrivée à Del Monte, une voiture les dépassant à toute allure accrocha leur véhicule très légèrement, mais les dégâts mineurs causés et le trouble qui en découla les retardèrent pendant un bon moment. Le résultat net fut qu’ils se couchèrent tard ce soir-là, dormirent peu, se levèrent tôt et durent parcourir plus de 300 miles avant le dîner. Mrs. Golightly commença à se sentir très fatiguée, en dépit de l’excitation grandissante, mais elle ne manqua tout de même pas de demander à son mari de s’arrêter en périphérie de Del Monte afin qu’elle puisse retirer le nouveau chapeau de son sac et le mettre. Mr. Golightly se réjouissait de

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la manière dont sa femme se prêtait de bon cœur au jeu de l’événement. « Bravo chérie », dit-il, ce qui fit plaisir à Mrs. Golightly, et ni l’un ni l’autre ne remarqua que rien n’allait dans la tenue de Mrs. Golightly hormis son chapeauet mêmes les chapeaux de bon goût, portés dans de telles circonstances, ne vont pas du tout.

Comme c’était impressionnant pour Mrs. Golightly, armée de son chapeau, de s’approcher du portail du cossu Del Monte Hotel. De grosses voitures disposées en rangs, certaines rutilantes, d’autres dont l’éclat était terni par une couche de poussière, toutes très luxueuses. Des hommes et femmes radieux, habillés avec opulence (les héritiers de la terre, manifestement), se baladaient sans le moindre souci, ou se prélassaient sur le patio, inspectant de leurs yeux avertis les nouveaux arrivants. Mrs. Golightly avait déjà décelé quelque chose de formidablement enjoué dans l’air californien, tout habituée qu’elle était à l’air doux, tempéré et (à vrai dire) quelquefois délicieusement soporifique de la côte britanno-colombienne. L’air qu’elle respirait en Californie l’inquiétait en quelque sorte. Les créatures qui respiraient régulièrement cet air devaient être, à son avis, par nature, enjouées, sûres de soi – précisément tout ce que Mrs. Golighlty n’était pas. Les fleurs s’épanouissaient, les arbres dispensaient de l’ombre, les oiseaux fendaient l’air, le ciel bleu étincelait et Mrs. Golightly, éblouie, accrocha son chapeau en sortant de la voiture et la plume effilée demeura coincée dans la porte. Elle la sentit se rompre. Oh, pensa-t-elle, ma chère plume!

À peine eurent-ils quitté la voiture, qui fut sur-le-champ assaillie de tous côtés par des domestiques de l’hôtel fort compétents, que son mari fut entouré d’hommes prospères qui lancèrent, « Ah bien Tom! Comment ça va, mon vieux? Dis donc Tom, c’est vraiment génial! » Et Tom se tourna, saluant d’un côté puis

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de l’autre, volubile, décidément l’homme le plus populaire présent. Mrs. Golightly ignorait que Tom avait autant de collègues de travail qui l’appréciaient chèrement. Puis de concert ces hommes prospères tournèrent aimablement leur attention sur Mrs. Golightly. Elle en fut bouleversée, mais cela lui fit vraiment chaud au cœur de sentir qu’ils étaient tous enchantés de la savoir parmi eux et qu’elle soit venue de si loin et, malgré sa timidité et l’épuisement du voyage, elle fit de son mieux et son visage rayonna gentiment du désir de plaire.

« Maintenant », dit le plus corpulent des hommes, « les gars t’attendent en haut, Tom. Au trente-trois. Oui au cent trente-trois. Et Mrs. Golightly j’aimerais vous présenter Mrs. Allyman du Comité des dames. Mrs. Allyman je vous présente Mrs. Tom Golightly de Colombie-Britannique. Pourriez-vous l’inscrire s’il vous plaît, on a prévu du bon temps pour les dames, Tom… on va prendre bien soin de Tom, Mrs. Golightly ». Et Mr. Golightly dit, « Mais ma femme… » et puis un flot de personnes entra et Tom et les autres hommes s’exclamèrent « Eh

bien, le voilà, Ed! Dis donc, Ed… » et le flot de mots dépassa Mrs. Golightly et

Tom disparut de sa vue.

Elle sentit une grosse boule lui monter à la gorge parce qu’elle était si timide et que Tom était introuvable, mais Mrs. Allyman était très gentille et elle la propulsa vers un groupe de dames et dit, « Oh, voici la dame de Colombie-Britannique, votre nom c’est Golightly, c’est bien ça? Mrs. Golightly j’aimerais vous présenter Mrs. Finkel et Mrs. Connolly et Mrs. Magnus et – je suis navrée, je n’ai pas bien saisi votre nom – Mrs. Sloper du Colorado. Oh voici l’épouse du Président Mrs. Bagg. Eh bien, Mrs. Bagg, êtes-vous finalement parvenue à retrouver Mr. Bagg, il est probablement au cent trente-trois. Mrs. Golightly

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j’aimerais que vous fassiez la connaissance de Mrs. Bagg et Mrs. Simmons, Mrs. Bagg, Mrs. Finkel, Mrs. Bagg, et Mrs. Sloper, Mrs. Bagg. Mrs. Golightly vient tout droit de Colombie-Britannique, je pense bien, c’est bien de là que vous venez, Mrs. Golightly? » Mrs. Allyman, parlant sans interruption, semblait tout débiter d’un même souffle. Le temps que la vue de Mrs. Golightly se précisât (bien qu’elle se sentît plutôt étourdie), elle remarqua que toutes ces dames étaient chic, et qu’elles portaient des chapeaux ornés de très longues plumes, plus longues même que la sienne, ce qui la rassura. Cependant, son euphorie s’estompait; elle se rendit compte qu’elle était assez fatiguée, et elle dit, en souriant gentiment, « Je pense qu’il vaudrait mieux que je trouve ma chambre. » Le brouhaha dans la rotonde de l’hôtel s’amplifiait sans cesse.

Lorsqu’elle arriva à sa chambre, elle vit que Tom avait déjà fait monter les valises, et elle se dit qu’elle pourrait les défaire et s’allonger quelques instants afin de se reposer un peu, et qu’elle descendrait ensuite et dînerait tranquillement. Peut-être croiserait-elle Tom quelque part. Mais tout d’abord elle alla à la fenêtre et contempla l’incroyable éclat de bleu, de vert et d’or, et le chatoiement de l’air éthéré. Elle regarda les grands chênes et les gracieux mimosas et elle se dit, Dès que j’aurai mis de l’ordre et que j’aurai mangé, je vais aller m’asseoir sous un de ces beaux mimosas et je me gaverai de cette… munificence d’air et de senteurs et de beauté. Mrs. Golightly n’avait jamais rien vu de pareil. L’air lumineux l’éblouissait, et la rendait triste et gaie. À ce moment même, le téléphone sonna. Une voix d’homme puissante et résolue dit, « Je suis désolé de vous déranger, mais puis-je parler à Tom? »

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« Pouvez-vous me dire où je pourrais le rejoindre? » demanda la voix impérieusement.

« Je suis désolée… », bafouilla Mrs. Golightly.

« Désolé de vous avoir dé… » dit la voix et un déclic se fit entendre. Voilà. Le congrès avait envahi jusqu’à la chambre à coucher, le ciel azur et la grâce passagère du mimosa sous la fenêtre.

« Je pense que », se dit Mrs. Golightly, « si je prenais un bain, ça me rafraîchirait; je commence à avoir un mal de tête. » Elle entra dans la salle de bain et contempla avec plaisir la pâleur, la fraîcheur et la brillance de la pièce, ainsi que le riche assortiment de serviettes de bain, et l’image indistincte de leur propre salle de bain surgit dans son esprit et le quitta aussitôt, une salle de bain remplie, il lui sembla, des indispensables pour subvenir continuellement à l’hygiène et aux premiers soins d’un père et d’une mère et de trois jeunes enfants. La paix! La paix de cet endroit! Elle demeura allongée dans l’eau chaude, considérant avec nonchalance tour à tour le savon qui flottait agréablement sur l’eau et la fenêtre à travers laquelle elle apercevait le ciel d’un azur prodigieux.

Le téléphone sonna. Elle se rendit au téléphone, ruisselante. « Est-ce que c’est Mrs. Goodman à l’appareil? », roucoula la voix.

« Non, non, ce n’est pas Mrs. Goodman », répondit Mrs. Golightly, enveloppée d’une serviette.

« Toutes mes excuses », roucoula la voix.

Mrs. Golightly regagna la baignoire avec soulagement et fit couler d’autre eau.

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Elle sortit péniblement du bain, « Allo, allo? »

« Il y a un télégramme à la réception pour Mr. Golightly », dit une voix, « pouvons-nous vous l’envoyer? »

« Oh là là », répondit Mrs. Golightly, enveloppée d’une serviette, « eh bien… pas pour l’instant… pas pour une demi-heure encore environ. »

« Très bien », dit la voix.

Elle regagna la baignoire. Elle ferma les paupières, recouvrant la félicité interrompue.

Le téléphone sonna.

« Allo, allo », dit Mrs. Golightly plaintivement, enveloppée d’une serviette très humide.

« Est-ce bien Mrs. Golightly à l’appareil? », dit une voix chaleureuse. « Oui, c’est moi », acquiesça Mrs. Golightly.

« C’est Mrs. Porter qui parle et nous serions ravies si vous pouviez vous joindre à Mrs. Bagg, Mrs. Wilkins et moi-même au bar et rencontrer les autres dames et prendre un verre avant le dîner. »

« Oh je vous remercie, merci, ce sera charmant », dit Mrs. Golightly. Adieu ciel, oiseaux, bain et mimosa.

« Oui, ce sera charmant », répondit Mrs. Porter, « dans une demi-heure environ? »

« Oh merci, vraiment merci, ce sera charmant…! » dit Mrs. Golightly, se répétant considérablement.

Elle revêtit son nouveau tailleur en flanelle grise qui n’était que légèrement froissé et redressa la pointe de sa plume du mieux qu’elle le put. Elle

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s’aspergea le front endolori d’eau froide et se sentit quelque peu rafraîchie. Elle porta un soin tout particulier et délicat à son visage et quitta la chambre plutôt coquette, mais agitée.

Lorsqu’elle arriva au bar, tout le monde avait un Old-Fashioned à la main, et une petite dame vêtue de gris s’approcha et dit , « Je vous demande pardon, mais êtes-vous Mrs. Golightly de Colombie-Britannique? Mrs. Golightly, j’aimerais que vous fassiez la connaissance de Mrs. Bagg (l’épouse du Président) et Mrs. Gillingham de Saint-Louis, Mrs. Wilkins de Pasadena; Mrs. Golightly, Mrs. Finkel et – je vous demande pardon? – Mrs. Connelly et Mrs. Allyman de Los Angeles. »

Mrs. Golightly était un peu désorientée, mais elle sourit à tour de rôle à chaque personne, répétant « Enchantée de faire votre connaissance », mais elle omit de retenir ou de répéter leurs noms, du fait de son inexpérience. Elle se glissa sur une chaise et un serveur lui apporta un Old-Fashioned. Elle regarda autour d’elle et tenta de retenir le nom des convives, qui, pour la plupart, portaient des chapeaux à la mode ornés de très longues plumes. Mrs. Bagg très chic. Mrs. Wilkins avec un pince-nez. La petite Mrs. Porter toute de gris vêtue. Mrs. Simmons, Mrs. Connelly et Mrs. Finkel en pèlerines de fourrure courtes. Mrs. Finkel était ravissante, une beauté d’une somptueuse pâleur. Mrs. Golightly sirota son Old-Fashioned et s’efforça de s’égayer. Mrs. Connelly, qui venait de Chicago, et elle découvrirent qu’elles avaient toutes deux trois jeunes enfants et avant que leur conversation ne prît fin un serveur leur apporta un autre Old-Fashioned. Puis Mrs. Connelly dut parler à une dame qui se trouvait du côté opposé et Mrs. Golightly se tourna vers la dame qui était à sa gauche. Cette dame ne parlait à

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personne, sirotant plutôt son Old-Fashioned tranquillement. Mrs. Golightly avait déjà commencé à se sentir plus audacieuse et plus entreprenante qu’à l’habitude, tout à fait comme une femme du monde. Elle se dit, Voyons, ils sont tous si charmants et tout le monde essaie de mettre les autres à l’aise, alors je dois bien faire un effort aussi.

Ainsi dit-elle à l’inconnue, « Je pense que nous n’avons pas encore fait connaissance, n’est-ce pas? Je suis Mrs. Golightly et je viens de Colombie-Britannique. » Et la dame répondit, « Enchantée de faire votre connaissance. Je suis Mrs. Gampish et je viens de Toledo, en Ohio. » Et Mrs. Golightly enchaîna, « N’est-ce que pas que cet hôtel est tout simplement superbe et n’aimeriez-vous pas visiter les jardins? » et tout d’un coup tout le monde se mit à bouger.

Lorsque Mrs. Golightly se leva, elle se sentit légère comme l’air, mais eut l’impression d’enjamber une marche un peu haute. Lorsqu’elles arrivèrent à la table de dîner, il y avait environ une centaine de dames et, bien sûr, elles bavardaient toutes. Une place entre deux personnes des plus agréables, Mrs. Carillo de Little Rock, en Arkansas, et Mrs. Clark de Phoenix, en Arizona, lui fut assignée. Les deux lui firent la remarque qu’elle avait un adorable petit accent anglais, et elle dut leur avouer, puisqu’elle était honnête, qu’elle n’était jamais allée en Angleterre. C’était plutôt laborieux de parler, puisqu’il y avait un orchestre et que Mrs. Golightly, Mrs. Carillo et Mrs. Clark étaient assises tout juste à côté des saxophones. Mrs. Golightly ne parvenait pas à déterminer si elle éprouvait le pire mal de tête de sa vie ou si au contraire elle n’avait pas mal à la tête du tout. C’est absolument charmant, se dit Mrs. Golightly en souriant à ses compagnes qui s’égosillaient, mais comme ce serait agréable de pouvoir monter à

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la chambre et m’étendre. Pour une demi-heure seulement après le dîner, avant que je n’aille m’assoir sous le mimosa.

Mais une fois le dîner terminé, Mrs. Wilkins tapa des mains et dit , « Maintenant, mesdames, des voitures nous attendent à la porte et nous allons nous rassembler dans le hall afin de partir pour la promenade. » Et Mrs. Golightly dit, « Oh, il vaudrait peut-être mieux que je monte pour voir si mon mari… » Mais Mrs. Wilkins répéta, « Maintenant mesdames! » Alors elles se regroupèrent dans le hall et pendant un instant, un seul instant, Mrs. Golightly fut immobile.

Oh, pensa-t-elle, je ne me sens pas bien du tout, et j’ai si sommeil et je me sens plutôt étrange. Mais elle se remit aussitôt à sourire, et elles montèrent toutes dans les voitures.

Elle prit place dans une belle voiture en compagnie d’autres dames qu’elle ne connaissait pas. Chacune portait un chapeau orné d’une longue plume, ce qui était peu commode. Mrs. Golightly était la plus petite d’entre elles et elle se plaça au centre. Elle tournait d’un côté puis de l’autre, avec une politesse extrême. Flic flic, faisaient les plumes qui s’entrechoquaient violemment. Bon, il vaut mieux que nous nous présentions, pensa-t-elle. Mais la dame à sa droite lui avait déjà expliqué qu’elle était Mrs. Johnson de Seattle, alors elle se tourna à sa voisine de gauche et dit à l’inconnue, « Veuillez bien me dire votre nom? Je suis Mrs. Golightly et je viens de Colombie-Britannique. »

La dame répondit un peu sèchement,« Eh bien, je suis Mrs. Gampish et je viens de Toledo, en Ohio », et Mrs. Golightly se sentit terriblement mal et dit, « Oh Mrs. Gampish, comme je suis sotte, nous avons fait connaissance dans le bar, bien sûr! Il y a tant de personnes! » « Oh, ce n’est pas bien grave », dit Mrs.

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Gampish plutôt froidement. Mais Mrs. Johnson et elles eurent tôt fait de découvrir que leurs époux souffraient d’ulcères à l’estomac et elles entreprirent une conversation très très intéressante. Mrs. Golightly n’y participa pas, n’ayant rien à partager en matière d’ulcères puisque Tom, les enfants et elle n’étaient presque jamais malades et les autres dames ne semblaient pas vraiment avoir besoin de compassion de sa part. Elle baissait vivement de la tête ici et là derrière Mrs. Gampish et Mrs. Johnson, s’empêtrant dans leurs plumes, et scruta les villas espagnoles reluisantes entourées de vert, les touffes de fleurs fulgurantes, les vagues qui déferlaient et écumaient, un pin de Monterey tordu – tout défilait en un éclair éblouissant à travers la vitre de la voiture – villas, pins et océan. Si j’étais courageuse ou si j’avais un peu de tact, pensa Mrs. Golightly, je demanderais à m’asseoir auprès de la fenêtre, là où j’aimerais être, et les autres dames pourraient s’entretenir à leur aise (elles avaient délaissé les ulcères au profit des fraternités étudiantes de leurs fils), ce qui est ce qu’elles souhaitent, mais elle savait trop bien qu’elle n’était pas assez douée pour ce genre de choses et ça ne valait pas la peine d’y penser. Oh, soupira-t-elle, si seulement je pouvais être une femme du monde et maîtriser ce genre de savoir-faire!

Puis, toutes les voitures s’immobilisèrent à un endroit appelé Point Lobos et tout le monde sortit.

Mrs. Golightly s’élança en trombe seule vers les falaises. Elle se tint sur un haut rocher surplombant l’océan vaste et le vent rugissait et sifflait autour d’elle. Elle retira son chapeau, puisque la plume qui battait au vent et à travers laquelle le vent sifflait semblait la gêner. Elle baissa les yeux et peina à croire la beauté qui se déployait sous elle. L’océan vert venait s’écraser contre les îlots

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rocailleux âpres et contre la falaise sur laquelle elle se tenait, et éclatait en mille embruns s’engouffrant dans des baies et des cavernes tels de courants tourbillonnants aspirant tout sur leur passage. Dans les vagues vertes translucides s’ébattaient des bandes de phoques joyeux, si joyeux que leur vue plongea Mrs. Golightly dans un état de ravissement profond. Des phoques grimpaient gauchement les rochers en bêlant, mais le grondement du vent et de l’océan étouffait leurs bêlements. L’envoûtement provoqué par la mer et le ciel et le vent et les corps enjoués et vigoureux des phoques l’émut si vivement que Mrs. Golightly oublia de se dire, Oh, il faut que j’en parle aux enfants, et comme Tom aimerait ça! Elle ne faisait qu’un avec l’extase de ce moment sublime et imprévu. Elle sentit une présence derrière elle et se retourna. C’était Mrs. Carillo, avec son visage radieux. Elles se parlaient en hurlant, riant aux éclats, mais elles ne s’entendaient pas, et se tinrent bras dessus, bras dessous, arc-boutées contre le vent, le regard braqué sur la bande de phoques enjoués.

Lorsque le groupe se rassembla de nouveau, Mrs. Golightly s’écarta et attendit que Mrs. Gampish et Mrs. Johnson furent montées à bord de la voiture. Puis elle monta et s’assit près de la fenêtre. La conversation portant sur Point Lobos et sur les phoques se généralisa et Mrs. Johnson, qui était au centre de la banquette, tournait d’un côté puis de l’autre, pliant et accrochant sa plume. Puis toutes se firent silencieuses et le trajet du retour fut paisible. Je n’oublierai jamais, pensa Mrs. Golightly, alors que les paysages terrestre et marin défilaient sous ses yeux abîmés par la fatigue, la majesté de Point Lobos et les corps vigoureux des phoques qui s’ébattaient dans l’eau translucide. Quoi qu’il m’arrive, je ne l'oublierai jamais.

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De retour à l’hôtel, elle constata que l’émoi, le bruit et la fatigue l’avaient complètement vidée, et lorsque Tom entra, elle s’exclama, puisqu’elle était simple et naïve, « Oh, chéri, est-ce qu’on ne pourrait pas souper dans un petit endroit tranquille ce soir, il faut que je te parle des phoques. » Tom la fixa, perplexe, et dit, « Des phoques? Mais chérie, ne t’amuses-tu pas ici? Je parlais à Mr. Bagg et il m’a dit que tu connaissais un franc succès auprès de sa femme. C’est un congrès ici, tu sais », lui dit-il d’un ton réprobateur, « et tu ne peux pas faire ce genre de choses! Des phoques, tu parles! Où est ton programme? Oui, le souper des dames dans la salle Jacobean, et je serai au souper des hommes. » Et Mrs. Golightly reconnut, « Oh Tom… Oui, bien sûr, je sais, quelle sottise de ma part… Tout est

si charmant, Tom, et la promenade de cet après-midi était si charmante, et

maintenant, je vais prendre un bain et me reposer un peu avant de faire ma toilette. » Et Tom répliqua « Excellent! Mais est-ce que je pourrais me servir de la salle de bain d’abord, parce que… » et puis le téléphone sonna et Tom répondit « Oui? Oui, Al, comment? Dans le bar? Dans quinze minutes? Disons plutôt une vingtaine de minutes, Al, j’aimerais prendre un bain et changer de vêtements. D’accord, Al… C’était Al, chérie. Il faudra que je me dépêche, mais repose-toi bien. » Puis le téléphone sonna et c’était Mrs. Wilkinson et elle dit, « Oh Mrs. Golighlty, pourriez-vous vous joindre à Mrs. Porter et à moi et à d’autres dames pour des cocktails dans ma chambre, au cent soixante-quinze, vers six heures? J’espère que ce n’est pas trop tôt pour vous. Cent soixante-quinze. Oh ce sera charmant. » « Oh, oui, ce sera charmant », répondit Mrs. Golightly. Elle porta les mains au visage, puis sortit sa robe de soirée bleue et se mit à la repasser, et adieu bain, repos et mimosa. Tom sortit de la salle de bain et dit, « Pourquoi

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donc n’es-tu pas allongée? C’est ça le problème avec toi, tu ne te reposes jamais! Bon, à bientôt, chérie, amuse-toi bien. » Il quitta et elle compléta le repassage de sa robe et l’enfila.

La prochaine fois que Mrs. Golightly vit Tom, c’était dans le hall de l’hôtel, alors qu’elle attendait d’entrer dans la salle où avait lieu le souper des dames en compagnie d’autres épouses. Tom se tenait au beau milieu d’un groupe d’hommes qui traversait le centre du hall. Ils marchaient dans le hall, roulant presque, avec noblesse ou quelque chose de ce genre, en maîtres des lieux, se suffisant amplement à eux-mêmes, riant entre eux de blagues qui leur étaient réservées, inconscients des autres. Mais le regard de Mr. Golightly s’arrêta sur sa femme. Il remarqua à quel point elle était jolie et s’en réjouissait. Il jeta un coup d’œil à la foule d’hommes dans le hall, s’avança et dit, « Terry, j’aimerais te présenter Mr. Flanagan; Bill, voici ma femme. » Un petit homme plein d’entrain et puissant s’empara de la main de Mrs. Golightly et la tint et regarda la dame avec émerveillement, « Eh bien, Mrs. Golightly, je suis absolument enchanté de faire votre connaissance. Je viens tout juste d’obtenir de Tom la promesse que vous allez passer quelques jours avec Mrs. Flanagan et moi cet automne à notre résidence en Oregon quand la chasse s’ra bonne – ça ne sert à rien de débattre, c’est décidé, vous venez! » Quel hôte cordial! Quel plaisir que ce serait de passer quelques jours chez Mr. Flanagan.

Tom sourit avec satisfaction et le visage de Mrs. Golightly resplendit de plaisir. « Oh, Mr. Flanagan », dit-elle, « c’est si aimable de votre part! Il nous ferait plaisir de venir. » (Elle n’eut pas un seul mot, pas une seule pensée comme, Que ferons-nous avec les enfants – simplement « Il nous ferait plaisir de venir. »)

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« Alors c’est réglé », dit Mr. Flanagan d’un ton jovial, et la circulation des hommes dans le hall de l’hôtel reprit.

Au souper, Mrs. Golightly s’assit à côté d’une sympathique dame de San Francisco qui s’appelait Mrs. de Kay et qui avait déjà vécu à Toronto, et les deux avaient ainsi évidemment plusieurs choses en commun. Avant le souper, tout le monde but un Old-Fashioned ou deux et, alors que les vapeurs commençaient à se dissiper quelque peu, Mrs. Golightly reconnut Mrs. Bagg, Mrs. Connelly, la chère Mrs. Carillo et la ravissante Mrs. Finkel. Comme elle était belle, Mrs. Finkel, trônant dans une blonde sérénité au sein de tout ce brouhaha, silencieuse, promenant autour d’elle un regard doux et heureux. Il vous était impossible d’oublier Mrs. Finkel. Son visage, sa personne, son maintien, ses yeux sombres invitaient les regards inquisiteurs. Vous la contempliez avec admiration et gentiment elle acceptait votre admiration. Alors que tout autour d’elle débordait de vivacité, Mrs. Finkel était tranquille. Mais Mrs. Finkel et Mrs. Carillo étaient maintenant à l’autre bout de la table, et Mrs. Golightly causait avec Mrs. de Kay d’une femme du monde à une autre. Comme je fais des progrès!, pensa-t-elle, bouffie d’orgueil.

Pendant le dessert, elle devint rouge de honte! Elle n’avait pas adressé la parole à sa voisine de gauche qui portait une robe de velours rouge. Elle se tourna et dit de manière très démonstrative à la dame à la robe rouge qui, Mrs. Golightly observa, ne parlait à personne en ce moment, « N’est-ce pas que c’est un souper délectable! Nous n’avons pas encore eu la chance d’échanger un mot, n’est-ce pas, et je pense que nous ne nous sommes pas présentées, mais je suis Mrs. Golightly de Colombie-Britannique. »

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La dame à la robe de velours coupé rouge se tourna vers Mrs. Golightly et dit distinctement, « Je suis Mrs. Gampish et je viens de Toledo en Ohio. » Leurs regards se croisèrent.

Mrs. Golightly demeura muette. Ses joues s’enflammèrent. Elle pensa, Il s’agit sans doute d’un cauchemar abominable dont je vais me réveiller à tout moment. Pourtant le bavardage, le tapage et la musique perduraient. Mrs. Golightly ne trouvait rien à dire. Mrs. Gampish continua de manger son dessert. Mrs. Golightly tenta d’esquisser un sourire mondain, mais rien n’y fit et elle ne parvint pas à parler.

Après le souper, une partie de bridge s’organisa et, que figurez-vous arriva? Il fut décidé que Mrs. Golightly jouerait aux côtés de Mrs. Magnus, Mrs. Finkel et Mrs. Gampish. Tremblante, elle se leva.

« Je pense que je vais aller me coucher », annonça-t-elle. Elle ne pouvait souffrir la pensée de voir Mrs. Gampish contrainte à jouer au bridge avec elle.

« Non, je vais aller me coucher », dit Mrs. Gampish.

« Non, je vous prie de me laisser aller me coucher », implora Mrs. Golightly. « J’insiste pour aller me coucher. »

« Et j’insiste aussi pour aller me coucher », répondit Mrs. Gampish fermement. « De toute façon, j’ai mal à la tête. » Mrs. Magnus et Mrs. Finkel les fixaient, interdites.

« Non, non, je vais aller me coucher », dit Mrs. Golightly avec détresse. « Non, je vais aller me coucher », insista Mrs. Gampish. C’était très absurde.

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Mrs. Bagg s’approcha vivement. « Tout est prêt ici? », s’enquit-elle de sa voix d’hôtesse. Mrs. Gampish et Mrs. Golightly dirent à l’unisson, « Je vais me coucher. »

« Oh, ne partez pas toutes les deux », supplia Mrs. Bagg, inconsciente d’un quelconque malaise. « Si une d’entre vous doit aller se coucher, que l’autre reste s’il vous plaît et je la remplacerai comme quatrième joueuse. »

Mrs. Golightly réfléchit et agit rapidement. « Si Mrs. Gampish veut

vraiment aller se coucher », dit-elle timidement mais d’un ton emphatique, « je

vais rester… un léger mal de tête… », dit-elle vaillamment, agitant doucement les mains et battant des cils, qu’elle avait plutôt longs.

Mrs. Gampish cessa de débattre. Elle souhaita une bonne soirée aux autres dames et prit congé d’elles.

« Oh je vous prie de m’excuser un instant », dit Mrs. Golightly, battant des cils, et elle rejoignit Mrs. Gampish à l’ascenseur. Mrs. Gampish la considéra avec dédain.

« J’aimerais vous dire, Mrs. Gampish », commença Mrs. Golightly avec une humilité sincère et à voix très basse, « que je n’ai jamais participé à un congrès auparavant, et je veux vous avouer ma bêtise. Je ne suis pas vraiment insolente, seulement bête et tellement timide bien que j’aie trois enfants que j’en suis complètement étourdie. Auriez-vous l’obligeance de me pardonner?… Ce serait très aimable de votre part si vous pensiez être en mesure de le faire. Oh, s’il vous plaît, je vous prie de bien vouloir essayer. »

Il y eut un silence entre elles pendant que les ascenseurs montaient et descendaient. Puis Mrs. Gampish ébaucha un sourire.

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« Vous êtes trop honnête », (« Comme vous êtes bonne », souffla Mrs. Golightly.) « Je suis moi-même incapable de reconnaître quiconque dans tout ce congrès – sauf Mrs. Finkel, et personne ne pourrait l’oublier, elle », continua Mrs. Gampish, « et j’ignorais vraiment qui vous étiez chaque fois avant que vous ne vous présentiez, alors vous n’auriez pas dû vous faire du souci. Si vous voulez savoir pourquoi je tiens à aller me coucher, c’est que je n’aime pas le bridge et, de toute façon, j’ai réellement mal à la tête. »

« Oh je suis si soulagée que vous ayez vraiment mal à la tête, non, je veux dire, je suis navrée, et je pense que vous êtes tout à fait aimable, Mrs. Gampish, et si jamais vous vous trouvez au Canada… » et elle vit le sourire légèrement amusé de Mrs. Gampish qui montait dans l’ascenseur. « Eh bien ça alors », dit-elle, mais elle se sentit plus joyeuse.

Elle se retourna et vit Tom qui passa en coup de vent devant elle. « Oh Tom », appela-t-elle. Il s’arrêta.

« Est-ce que tu t’amuses, chérie? », lança-t-il à la hâte. « Veux-tu v’nir à la conférence à Salt Lake City l’an prochain? » dit-il sur ton d’encouragement.

« Oh Tom », s’écria-t-elle, « j’adorerais venir! » (Quelle vie transformée. Del Monte, le pavillon de chasse de Mr. Flanagan, Salt Lake City, tout en un clin d’œil, l’on pourrait dire.)

« Eh bien! », répondit Tom avec étonnement, puis il disparut.

Alors qu’elle se rendait à sa chambre ce soir-là, Mrs. Golightly croisa Mr. Flanagan qui marchait très lentement dans le hall.

« Comment allez-vous, Mr. Flanagan! », dit Mrs. Golightly gaiement. Elle se pensa déjà son invitée au pavillon de chasse.

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Mr. Flanagan s’arrêta et la fixa gravement, comme si une grande distance les séparait. Il était évident qu’il ne la reconnaissait pas. « Comment allez-vous », prononça-t-il prudemment avec un regard vitreux. « Est-ce que nous avons fait connaissance, ma chère? En tout cas, enchanté. » Et il poursuivit sa marche avec un soin extrême le long du corridor.

« Oh… », dit Mrs. Golightly, les yeux grand ouverts… « oh… » Il était probable que Mr. Flanagan invitait tout le monde au pavillon de chasse. Le pavillon de chasse s’évanouit en fumée.

Lorsqu’elle entra dans sa chambre, elle constata que, dans sa hâte, elle n’avait pas rangé son chapeau avant le souper. La plume était pliée à deux endroits et elle pendait. Elle prit des ciseaux et la raccourcit. Voilà, se dit-elle, caressant et lissant la plume, c’est très bien comme ça, n’est-ce pas? Elle s’était sentie abattue pour un instant, comme désintégrée, mais maintenant, assise sur le bord du lit dans sa robe de soirée bleue, elle pensa, Mr. Flanagan n’a pas peur du tout d’être lui-même et Mrs. Gampish n’a pas peur du tout d’être elle-même et maintenant je n’ai pas peur du tout d’être moi-même… ou, du moins, pas trop. Alors qu’elle baissa les yeux, lissant sa courte plume effilée, un sourire rêveur se dessina sur son visage. Des phoques nageaient dans les eaux vertes de son esprit, Mrs. Finkel passait et repassait avec un charme insouciant. Mrs. Gampish disait d’un ton austère « Trop honnête, mon enfant, trop honnête. » Le spectre du mimosa se brouillait, se brouillait. Salt Lake City, pensa-t-elle affectueusement… et ensuite… où?… impatience… une appréhension délicieuse… un plaisir inconnu.

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Mrs. Golightly quittait tranquillement le niveau pour débutants. Elle est beaucoup plus adroite maintenant (comme ses cils sont agiles et inspirent la confiance!) et lorsque son mari annonce, « Il va y avoir un congrès à Mexico » (ou Chilliwack ou Trois-Rivières), elle s’exclame, ravie, « Oh, Tom…! »

Merola, Lidia “[Mrs. Golightly et le premier Congrès]” Copyright © 2009, The University of British Columbia Translated by permission of The University of British Columbia

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De Flores

Au loin, où se trouvait l’île de Flores, le Capitaine Findlay Crabbe apprêtait son bateau de pêche le Effie Cee pour le retour et leva l’ancre de bonne humeur profitant du temps clément. Mais au moment où il aperçut la chemise rouge qui battait furieusement au vent à la crête rocheuse tout juste au nord de chez l’Indien, le vent s’était déjà rafraîchi. Quoi qu’il en soit, Fin Crabbe donna l’ordre à l’imposant homme au gouvernail d’accoster le rivage, parce qu’il y avait sûrement là des ennuis et que cette famille d’Indiens était plutôt isolée. Alors que l’homme au gouvernail guida la proue du bateau vers le rivage, le patron écouta la radio. Les prévisions météorologiques étaient bonnes, alors il sortit sur le pont, satisfait, et se tint là, les mains sur les hanches, considérant le rivage où se trouvait le drapeau rouge.

Le troisième membre de l’équipage était un jeune homme. À l’île de Flores, il s’était rendu à la flotte avec son matériel empaqueté dans un sac marin et avait demandé au patron de le conduire à Port Alberni. C’était un jeune angoissé, grand, sombre, au visage étroit. Il avait dit qu’il était prêt à payer pour le voyage et invoqua des mauvaises nouvelles qui, chez un jeune homme, renvoyaient sans doute aux parents ou à une fille, et, chez un jeune homme plus âgé, renvoyaient à une épouse, ou aux enfants, ou à une fille. Fin Crabbe répondit promptement que le garçon pouvait embarquer, bien que le Effie Cee ne fût pas équipé pour avoir des passagers. Il n’avait pas besoin de payer.

Capitaine Crabbe était petit. Il était arrivé sur la côte ouest de l’île de Vancouver alors qu’il était un jeune homme chétif et il y était resté. Il avait été

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blond et était désormais chauve. Ses yeux étaient tristes comme ceux d’un petit limier et étaient cernés de rose, mais il n’était pas triste. C’était un homme comblé qui toujours se réjouissait de rejoindre sa femme, et son fils et sa fille dégingandés. Mrs. Crabbe s’appelait Effie, mais elle était plutôt connue sous le nom de Mrs. Crabbe ou Maman, et son prénom ne désignait plus que le Effie Cee, qui était désormais plus Effie que Mrs. Crabbe ne l’était elle-même. « Je rapporte un panier indien pour Mrs. Crabbe », disait parfois le patron. « Mrs. Crabbe s’y connaît en paniers indiens, en tout cas. » On l’appelait Fin Crabbe le long de la côte, mais à la maison, il était le Capitaine, ou Papa, et aussi Mrs. Crabbe disait-elle, « Le Capitaine pense être de retour à la maison pour Noël. Le Capitaine est un très bon père de famille. Je lui ai dit, “Pôpa, si tu n’es pas de retour pour Noël, je vais…!” » Ainsi, les deux se rendaient quotidiennement la pareille dans leurs éloges et s’aimaient tendrement en s’apportant une satisfaction simple et réciproque. Au lit, les noms étaient superflus pour Mrs. Crabbe et le Capitaine. (Lorsqu’ils seront morts, puisqu’ils le seront, que subsistera-t-il de cette joyeuse autosuffisance. Mais pour l’instant ils ne sont pas morts, et la femme du Capitaine comme tant de fois auparavant attend le Capitaine en route vers la maison pour Noël depuis la côte de l’île de Flores.)

Fin Crabbe avait prévu depuis un certain temps d’atteindre Port Alberni en début de semaine de Noël ce qui convenait aussi à Ed, le marin costaud. Ed n’aimait pas la vie de famille, bien qu’il eût une femme quelque part; mais quelle chevelure frisée indisciplinée il avait et quels yeux noirs de joueur invétéré. Il était puissant, indomptable, et c’était un vrai démon lorsqu’il avait bu. Il était prompt à rire, prompt à envoyer des coups, prompt à prendre une fille, prompt à

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s’en défaire, un homme colérique, obstiné, imprévisible, un hédoniste au piètre jugement, mais il s’entendait bien avec le petit Fin Crabbe. Il ne voulait pas passer Noël à l’île de Flores alors qu’il y avait tant à faire à Alberni et à Port Alberni.

La famille du Capitaine Crabbe habitait Alberni même, un endroit qui, aux yeux du citadin, s’apparentait à un petit village assez rustique situé à l’extrémité d’un long tronçon de route à travers une forêt qui ne mène nulle part, et aux yeux de l’habitant de la côte ou des îles de la Reine-Charlotte, s’apparentait à une petite ville avec tous ses agréments, tout son luxe, des automobiles filant à toute allure sur la longue route qui débouchait à travers la forêt sur la superbe Island Highway, des rues éclairées, un système d’aqueducs, des débits de boisson, un hôpital, des églises, des écoles, des scieries, des quais. Alberni vit par et pour les arbres et l’eau de mer. Derrière la ville s’étend un vaste arrière-pays d’arbres géants. Devant la ville se déploie le long et tortueux bras de la haute mer saline.

Le Capitaine Crabbe, alors que la proue du Effie Cee se tournait vers le rivage parsemé de pins mais néanmoins désolé et rocailleux, fendant les ondulations traîtresses de l’océan, jeta de nouveau son regard habituel vers le ciel, au nord et à l’ouest. Le ciel était couvert, mais il l’est généralement dans cette région à ce temps-ci de l’année. Puisque ces rivages rocailleux ne sont pas protégés comme le sont les rivages rocailleux de la Colombie-Britannique continentale par les longues étendues des îles charmantes et vivables du golfe et par le haut rempart que constitue la montagneuse île de Vancouver, la côte occidentale de l’île est exposée à l’océan Pacifique qui roule depuis l’Asie et déferle contre les récifs, les rochers et les sables durs, et l’air en proie à un constant brassage dans une marmite aérienne nordique bouillonne et déborde et se

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précipite hors du golfe de l’Alaska, se tempérant habituellement avant d’atteindre des latitudes inférieures; mais parfois il rugit et s’abat en un déchaînement infernal. Les équipages des bateaux de pêche et des remorqueurs ne connaissent que trop bien ce genre de phénomènes et agissent en conséquence. Le lendemain matin l’océan sourit peut-être comme un ange dissolu. Les équipages sont habitués à cela aussi, et ne sont pas dupes. Ainsi, bien que Fin Crabbe connût les caprices de la mer aussi bien que le fond de sa poche, il n’hésita pas à détourner le

Effie Cee vers le rivage lorsqu’il vit la chemise rouge battant à la crête du rocher,

mais il n’avait pas du tout l’intention de s’y arrêter ou d’y passer du temps à moins que son jugement ne légitime l’escale, puisque lors de ce voyage son esprit était fixé inéluctablement sur l’idée du retour à la maison.

La décision de dévier le bateau de son trajet contraria terriblement le jeune passager. Puisque les prévisions météorologiques à la radio étaient assez bonnes et que, de toute façon, il était habitué au mauvais temps, ceci ne l’inquiéta pas outre mesure. Mais maintenant voici qu’un retard survenait, et un retard incalculable. Il ne comptait plus le nombre de fois qu’il avait lu la lettre qu’il sortit de nouveau de sa poche, ne regardant ni le gros Ed, ni le petit Capitaine Crabbe, mais fronçant plutôt les sourcils devant la lettre et devant un certain souvenir. Il était complètement accaparé, usurpé, par l’impatience d’un contact, par lettre, par télégramme ou – mieux encore – par parole et vue et toucher avec l’auteure de la lettre. Maintenant qu’il était parti pour le périple qui le conduirait à ses côtés, maintenant qu’il était parti, maintenant qu’il était en chemin, son tourment semblait se dissiper. Il relut une autre fois dans la lettre : « Cher Jason Je suis très maleureuse je sais pas il faut que je te dise jai réfléchi et réfléchi avant

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de técrire et puis quel genre de lettre parce que je pourais dire des choses terribles et dire tu dois venir à Vancouver tout de suite et mépouser ou crois-moi je pourais pleurer et pleurer ou je pourais écrire carrément Oh Jason je ten conjure pense-tu si on ne pourait pas se marier tout de suite. Je pourais dire je taime et cest vrai. »

Le jeune homme plia de nouveau la lettre. Il regarda avec dégoût le drapeau rouge qui signalait les ennuis d’un Indien et son propre retard et encore une fois son esprit se mit en marche à reculons. La lettre l’avait finalement trouvé il y a deux jours seulement. Il avait quitté le camp et s’était rendu jusqu’à Flores où un vieil homme barbu lui apprit que Fin Crabbe s’apprêtait à lever l’ancre pour Alberni le lendemain et il avait demandé à parler au Capitaine Crabbe. Alors qu’il avait fait les cent pas le long de la flotte en bousculant le temps, par moments une joie violente montait en lui et l’étonnait. À ceci succédait la peur réelle que quelque chose surviendrait qui empêcherait le départ du bateau de pêche, les empêcherait d’atteindre Alberni très bientôt, et pendant tout ce temps Josie ignorait même s’il avait reçu la lettre. Plusieurs émotions furent suscitées en lui par ce que Josie lui avait écrit, et il pensait sans cesse maintenant à celle à qui, seulement trois jours auparavant, il n’accordait pas la moindre pensée. Il déplia la lettre de nouveau.

« Je supose que jen sais pas trop sur l’amour comme dans les vues mais je taime vraiment Jason et je serais jamais jamais le genre de personnes qui te lancerait ça à la figure. Je dors pas bien et certaines nuits je me menasse de me tuer et même si ça me fait vraiment peur peut-être que ce serait mieux et que ce serait plus simple pour tout le monde et la nuit suivante je me dis non. Plein de

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filles vont jusquau bout mais quest-ce quelles font avec le Bébé et pas vraiment de maison pour lui et après je suis encore perplèxe et le temps passe. »

Jason, qui regardait l’océan sans vraiment le voir, découvrait une autre Josie. Si quelqu’un m’avait dit, pensa-t-il, que je voudrais me marier et que je serais fou de ce bébé je leur aurais dit qu’ils sont fous, et l’impatience causée par le retard le submergea de nouveau. Le bateau s’approcha de l’embouchure de la baie.

« Ce que je sais cest que je pourais pas retourner dans les prairies avec le Bébé », (non, effectivement, tu ne pourrais pas) « alors où jirais avec le Bébé. Mère me le ferait sentir à chaque jour même si elle le ferait pas exprès mais elle nous accepterait mais Père non jamais. Dans ce cas je pense que cest la meilleure chose à faire pour le Bébé je devrais me noyer cest pas mal facile à faire à Vancouver cest pas comme dans les prairies je suis sérieuse. »

Le patron échangeait des propos avec l’homme au gouvernail et le Effie

Cee ralentit. Des rayons de soleil apparaissaient et disparaissent.

« Je peux pas croire que cest moi et jai vraiment pittié de toute jeune fille mais pas te supplier Jason parce que tu dois décider par toi-même. La plupart du monde ignorerait cette lettre mais jai l’impression que tu nes pas comme les autres mais Oh sil te plait Jason répond vite et je pourai savoir quoi. Josie. »

Des pages se dégageait l’impuissante et solitaire détresse de la petite Josie et cette détresse le pénétra et le consuma lui aussi et se confondit en une même tempête d’angoisse et de colère parce qu’elle était seule et elle si réservée et ce n’est pas de sa faute (dit-il), et l’impatience monta en lui jusqu’à atteindre un endroit où il pourrait lui dire Ne t’en fais pas, petite, j’arrive! Il pensa avec

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étonnement Peut-être que je suis quelqu’un de vraiment méchant et que je n’étais pas au courant, peut-être que tout le monde est vraiment méchant et que personne n’est au courant. Il relut une autre fois : « je suis encore perplèxe et le temps passe… je t’aime vraiment Jason. » Il prit sa tête entre ses mains aux prises avec une colère muette parce qu’elle en était rendue là, mais dès qu’il aurait accès à un téléphone à Alberni, tout irait mieux. Lorsqu’il leva tout d’un coup les yeux, il pensa perdre la raison à cause de ce changement de trajectoire, que ce soit pour un quelconque malade ou un quelconque jeune assez écervelé pour se fracturer un bras. Sa frustration et son impatience étaient mitigées du désir d’agir en héros et de se précipiter auprès de quelqu’un pour le secourir. Tout un héros, se dit-il amèrement, tout un héros.

Le Effie Cee ralentit jusqu’à s’arrêter et une nuée noire de cormorans,

agitée, s’envola en une formation linéaire sombre. Un Indien, une Indienne et un petit garçon étaient à bord d’une chaloupe à rames arrêtée tout près du bateau de pêche. Le garçon était à demi allongé dans une position inconfortable et deux bâtons raboteux étaient fixés à sa jambe. Trois enfants plus jeunes se tenaient solennellement sur le rivage rocailleux et regardaient les deux embarcations. Puis ils se tournèrent et se mirent à jouer de façon maladroite et cérémonieuse parmi les roches où pullulaient les bernacles. Ils jouaient sans rire.

Jason remit la lettre dans sa poche et se leva. La chaloupe ondoya sur l’eau et le Capitaine Crabbe se pencha et parla à l’Indien. Il écouta et parla et expliqua. La voix de l’Indien était lente et étouffée, mais peu de mots étaient nécessaires. Quiconque aurait compris. « D’accord », dit le patron, puis il se redressa et se tourna en direction d’Ed et de Jason comme pour dire… et Jason dit, « Ce serait

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mieux que je descende dans la chaloupe et que je l’aide à soulever le garçon », et le patron répondit « D’accord. »

Pendant tout ce temps la femme ne dit pas un mot. Elle gardait les mains enfouies sous sa robe de laine et détournait le regard ou regardait l’enfant. Jason se glissa dans la chaloupe et celle-ci devint aussitôt surchargée, ce qui compliqua la tâche pour Jason et l’Indien qui tentaient de soulever l’enfant tranquillement sans lui faire mal et sans séparer les deux bateaux. L’enfant indien n’émettait aucun son et aucune expression ne se lisait sur son visage, si bien que personne ne sut combien il souffrait ou s’il souffrait du tout. Ses yeux étaient bruns et vides, comme les yeux ternes et opaques d’un faon. L’Indien parla à sa femme et elle tendit les mains et retint le bateau de pêche pour empêcher que les deux embarcations ne s’éloignent l’une de l’autre. Jason et le père parvinrent à glisser tour à tour leurs bras – « De cette manière », dit Jason – « vous voyez? faites-le de cette manière » – sous l’enfant et le soulevèrent graduellement jusqu’à la hauteur d’Ed et du Capitaine qui étaient agenouillés. Tout le monde penchait trop d’un côté de la chaloupe et Jason essaya de la maintenir en équilibre afin d’éviter qu’ils ne basculent à la mer avec l’enfant. Pendant tout ce temps la femme n’avait toujours pas prononcé un seul mot mais avait plutôt accepté sans broncher ce que les autres effectuaient comme si elle n’avait pas voix au chapitre dans cette affaire. Une fois l’enfant embarqué sain et sauf dans le bateau, Jason sauta sur le pont et, vite, vite, le Effie Cee fit demi-tour et fendit les flots en trombe, répandant une écume d’une blancheur d’os et laissant derrière lui un sillage de mousse blanche, se distançant des Indiens dans leur chaloupe et des enfants jouant sur le rivage qui le suivaient du regard.

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« Ce serait mieux de l’allonger sur le sol, il pourrait tomber de sa couchette », dit Fin Crabbe lorsqu’ils eurent déposé l’enfant dans le bateau. « Faudrait pas que tu prennes du froid, fiston, », dit-il, et il décrocha un manteau qui pendait à un crochet. L’enfant le regarda en silence, le cœur rempli de terreur. Un deux un autre Blanc l’emportant vers un lieu qui lui était inconnu.

« Prépare le souper Ed et je vais me charger du gouvernail », dit le patron. Le bateau accéléra, s’élançant et plongeant, chevauchant la mer qui était maintenant houleuse.

Qu’est-ce c’est que je devrais faire, pensa Fin Crabbe sans consulter l’autre membre de l’équipage, qui manquait de jugement. Plusieurs bonnes raisons justifiaient que l’on poursuivît la route et tentât d’atteindre Alberni tard dans la nuit ou tôt le lendemain matin. Cela causerait toute une surprise à Mrs. Crabbe et elle en serait ravie, et le jeune type semblait désespérément pressé de se rendre à Alberni, à cause de ses mauvaises nouvelles; mais maintenant il y avait ce garçon à bord et le plus tôt qu’ils le conduiraient à l’hôpital, le mieux ce serait. Je pense que c’est sa hanche (pensa-t-il), je pourrais faire demi-tour et mettre le cap sur Tofino, mais il ferait noir à ce moment-là et est-ce que ce serait bien mieux d’accoster là en pleine noirceur alors qu’il n’y aurait probablement même pas de médecin. De toute manière, je peux atteindre Ucluelet facilement et y passer la nuit. J’aime pas prendre de risque mais au bout du compte je pense qu’on va aller de l’avant. Et ils allèrent de l’avant.

Le soir tomba et ce fut nuit noire. Il faisait un froid hivernal dehors et Jason s’entassa dans la timonerie et fixa la noirceur. La tombée de la nuit le

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