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L'ekphrasis photographique et le rapport au biographique chez Annie Ernaux et Patrick Modiano : le cas d'Une femme et de Chien de printemps

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L’ekphrasis photographique et le rapport au

biographique chez Annie Ernaux et Patrick Modiano

Le cas d'Une femme et de Chien de printemps

Mémoire

Marie-Hélène Morand-Dupuis

MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES

Maitre ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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L’ekphrasis photographique et le rapport au

biographique chez Annie Ernaux et Patrick Modiano

Le cas d'Une femme et de Chien de printemps

Mémoire

Marie-Hélène Morand-Dupuis

Sous la direction de :

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Résumé

L’objectif de ce mémoire consiste à comparer le rapport au photographique et au biographique dans l’œuvre d’Annie Ernaux et celle de Patrick Modiano. Nous pensons que ces deux auteurs ont une conception similaire de l’écriture qu’une telle étude, centrée sur Une femme et Chien de printemps, permet de mettre de l’avant. Notre analyse a révélé que ces deux œuvres remettent en question le caractère référentiel du photographique et du biographique. Les ekphraseis photographiques et la dimension biographique des textes soulignent l’impossibilité de récupérer le passé dans son intégralité. En plus d’interroger le rapport à l’objet photographique et biographique, les deux auteurs interrogent le rapport au sujet photographique et biographique. Le narrateur de chacun des récits s’assimile peu à peu au sujet dont il relate le vécu, de sorte que la dimension biographique des textes prend une tournure autobiographique. De plus, l’obsession des narrateurs pour les traces du passé et leur désir de ressusciter les êtres sans histoire les amènent à nier la perte qui est à l’origine de leur travail d’écriture. Ils sont cependant partagés entre ce désir et celui de témoigner de l’expérience de ces individus pour les sortir de l’oubli, désir qui implique une reconnaissance de la perte initiale. Enfin, les deux auteurs insistent sur la dimension collective du photographique et du biographique. Ils s’inspirent du caractère fragmentaire du photographique, qui rappelle le fonctionnement de la mémoire, pour proposer une alternative au récit traditionnel comme modalité d’écriture de l’Histoire. Ainsi, le photographique et le biographique dans leurs limites mêmes sont significatifs puisqu’ils permettent de livrer une représentation du passé qui est davantage de l’ordre de la recherche que de l’ordre de l’affirmation d’une vérité.

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Table des matières

Résumé ...iii

Liste des abréviations ... v

Dédicace ... vi

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Chapitre I : Entre réalité et fiction ... 15

L’ambivalence du photographique : le cas d’Une femme ... 16

L’ambivalence du biographique : le cas d’Une femme ... 21

L’ambivalence du photographique : le cas de Chien de printemps ... 29

L’ambivalence du biographique : le cas de Chien de printemps ... 36

Chapitre II : Entre subjectivation de l’objet et objectivation du sujet ... 42

Annie Ernaux : l’autre est « je » ... 44

La prosopopée du biophotographique : le cas d’Une femme ... 47

Le mémorial comme métaphore du biophotographique : le cas d’Une femme .... 49

La « mise en abyme des figurations de soi » : le cas de Chien de printemps ... 52

La prosopopée du biophotographique : le cas de Chien de printemps ... 55

Le mémorial comme métaphore du biophotographique : le cas de Chien de printemps ... 59

Chapitre III : Le rapport à l’histoire du biographique et du photographique ... 67

Penser l’Histoire à l’instar du fonctionnement de la mémoire ... 69

La quête de l’origine chez Modiano : le cas de Chien de printemps ... 71

La photographie comme modèle d’écriture a-narratif : le cas de Chien de printemps ... 75

L’interminable ronde de nuit modianesque ... 77

Une femme, un récit « à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire » (UF, 23) ... 79

La photographie comme modèle d’écriture a-narratif : le cas d’Une femme ... 82

L’écriture des origines comme recherche continue ... 84

Conclusion ... 88

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Liste des abréviations

AF : Annie Ernaux, L’autre fille, Paris, NiL (Affranchis), 2011. ChP : Patrick Modiano, Chien de printemps, Paris, Seuil, 1993. ÉV : Annie Ernaux, Écrire la vie, Gallimard (Quarto), 2011. Ro : Patrick Modiano, Romans, Gallimard (Quarto), 2013. UF : Annie Ernaux, Une femme, Paris, Gallimard (Folio), 1988.

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Dédicace

Je dédie ce mémoire à mon père Clermont, mon modèle de respect, de persévérance et de rigueur, qui me citait les fameux vers de Boileau — « Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage […] »1

dès que j’apprenais à écrire en lettres attachées.

1 Nicolas Boileau Despréaux, L’Art poétique. Suivi de Horace, épitre aux pisons, Montréal, Paris,

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Remerciements

En préambule à ce mémoire, je souhaite adresser ici mes remerciements aux personnes qui m'ont apporté leur aide et qui ont ainsi contribué, un chapitre à la fois, à son élaboration.

Un sincère merci, tout d'abord, à ma directrice, Madame Andrée Mercier. Ses précieux conseils et ses encouragements ont grandement enrichi la lecture que j'ai faite d’Une femme et de Chien de printemps. Je lui suis très reconnaissante de m'avoir si bien dirigée, de m'avoir poussée à persévérer lors des périodes de rédaction plus difficiles, et ce, toujours dans le respect de ma personne et de mon travail.

Enfin, un merci tout particulier à tous ceux qui, de près ou de loin, ont eu une incidence sur l'accomplissement de ce projet. Le support de mes proches, je pense en particulier à ma mère Claudine, ma sœur Myriam et mon amoureux Alexandre, a rendu ce parcours beaucoup plus aisé.

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1

Introduction

Dans « La mémoire en noir et blanc »2, Philippe Ortel propose une réflexion sur la

place de la photographie dans la littérature contemporaine. Il décrit celle-ci comme étant non seulement « thématique ou illustrative », mais avant tout esthétique3. Il

relève d’ailleurs une différence majeure entre l’usage de la photographie par les auteurs du XIXe siècle et celui des auteurs de la fin du XXe siècle. Si ceux-là

considéraient le médium pour sa valeur référentielle (Hugo, Baudelaire ou Bourget, par exemple), ceux-ci l’exploitent surtout pour ses vertus restauratrices, voire résurrectionnistes et rédemptrices4. Cela s’explique par le passage de la

photographie du statut d’icône, qui implique l’idée de ressemblance avec son référent, à celui d’index, qui, sans exclure la possibilité de ressemblance, implique cependant l’idée de proximité physique avec le référent. Cette nouvelle manière de concevoir l’image photographique comme étant « indissociable de l’acte qui la fait être, […] une tranche unique et singulière d’espace-temps, littéralement taillée

dans le vif »5, entraîne un retournement sur le plan de la relation texte/image.

Ainsi, si au XIXe siècle les deux pratiques travaillaient l’une contre l’autre dans leur

objectif respectif de mimésis, à l’inverse, dans les œuvres contemporaines, elles collaborent à une quête de l’« origine »6 qui préoccupe désormais les écrivains et

pour laquelle la mémoire, plus que l’imagination, est sollicitée à l’extrême. Dans La

littérature française au présent, Dominique Viart et Bruno Vercier soulignent

d’ailleurs la tendance actuelle des écrivains à vouloir revisiter le passé en

2 Philippe Ortel, « La mémoire en noir et blanc », dans Esprit, n° 11 (novembre 1994), p. 126-134.

3 À propos de la notion d’esthétique, Gérard Dessons mentionne : « Les approches contemporaines de

l’esthétique, en s’appuyant sur l’étymologie du terme, ont favorisé la surdétermination de l’art par la sensation (aïsthèsis). D’où l’accent mis sur la réception de l’œuvre. » Gérard Dessons, « Esthétique », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala [dir.], Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF (Quadrige. Dicos poche), 2010, p. 254.

4 Ortel souligne la tendance des auteurs contemporains à organiser leur récit autour de ce qui

pourrait être le commencement de toute histoire, comme un événement obscur dont il ne reste que des traces disparates. Philippe Ortel, « La mémoire en noir et blanc », art. cit., p. 130-131.

5 Philippe Dubois, L’acte photographique et autres essais, Paris, Nathan (Dossiers media), 1983,

p. 153.

6 Ortel précise : « L’idée d’origine renvoie, en-deçà des apparences, au cadre temporel dans lequel

l’existence des choses s’est déployée, ainsi qu’à leur degré de dégradation ou de conservation au moment présent de l’écriture, qu’il s’agisse d’un souvenir, d’un fantasme, ou d’un élément du monde extérieur. » Philippe Ortel, « La mémoire en noir et blanc », art. cit., p. 129.

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s’intéressant au parcours d’individus, aux histoires familiales, aux conditions sociales et/ou à l’Histoire7.

Les références à la photographie chez plusieurs auteurs contemporains appellent des références au biographique et inversement. Dans un ouvrage portant sur la place de la photographie dans la littérature de la fin du XXe siècle, Danièle

Méaux rappelle que, malgré une « forme d’autonomie »8, la scène saisie paraît

toujours, à différents degrés, liée au vécu de l’observateur ou du/des sujets photographiés9. C’est sous cet angle du rapport photographique/biographique que

nous entendons approfondir les liens entre l’écriture d’Annie Ernaux et celle de Patrick Modiano. Dans la mesure où les références à la photographie et à la biographie foisonnent dans les textes et les paratextes de ces deux auteurs, on peut y voir les symptômes d’un rapport intense et complexe à ces deux modes d’expression, qu’il serait, à notre avis, intéressant de comparer. Voyons maintenant comment se présente ce rapport, afin de mieux comprendre les fondements de cette hypothèse de départ.

Dans l’œuvre ernalienne, les photographies sont pour la plupart décrites sous forme d’ekphraseis et apparaissent qu’une fois la posture romanesque rejetée au profit d’une posture novatrice, l’auto-socio-biographie. Elles représentent le plus souvent des membres de la famille de la narratrice (La place, Une femme, L’autre

fille, etc.) et/ou la narratrice elle-même (La honte, Les années)10. Elles ont aussi

diverses fonctions telles que classer socialement le sujet photographié, doter une scène d’un aspect psychologique, remonter le cours du temps, consolider ou remettre en question l’identité du sujet ou encore servir de métaphore du souvenir11. Par ailleurs, la publication de L’usage de la photo, texte écrit en

collaboration avec le photographe Marc Marie, témoigne du lien fort entre photographie et écriture littéraire pour Ernaux. Non seulement décrites, mais

7 Dominique Viart et Bruno Vercier, « Introduction », dans La littérature française au présent : héritage,

modernité, mutations, deuxième édition augmentée, Paris, Bordas, 2008, p. 7-8.

8 Méaux précise qu’en tant qu’« espace de représentation et de suggestion » le cliché demeure sujet

aux diverses interprétations de l’observateur.Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray [dir.], Traces

photographiques, traces autobiographiques, Étienne, Publications de l'Université de

Saint-Étienne, 2004, p. 7.

9 Id.

10 L’usage de la photo, texte écrit à partir de scènes photographiées de vêtements éparpillés sur le sol,

fait ici exception puisqu’aucun individu ne figure sur les photographies.

11 Michèle Bacholle-Bošković, Annie Ernaux : de la perte au corps glorieux, Rennes, Presses

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également intégrées visuellement au texte pour la première fois, les photographies sont, dans cet ouvrage, mises au service d’une écriture expérimentale qui aborde les questions de la vie et de la mort. En plus de ce dernier titre, le journal d’écriture

L’atelier noir évoque de façon manifeste la chambre noire comme métaphore du

processus d’écriture. Enfin, dans la collection Quarto de Gallimard, Écrire la vie, volume regroupant onze ouvrages et dix textes brefs déjà parus, s’ouvre sur des séquences de photographies présentées chronologiquement — dont plusieurs sont décrites dans les textes suivant cette préface — et sont accompagnées d’extraits du journal intime inédit de l’auteure12. Les photographies décrites et/ou insérées dans

l’œuvre mettent en évidence la propension de l’auteure pour les univers restreints, à savoir sa famille, le milieu semi-rural de son enfance, son expérience en tant que « transfuge de classe » et/ou sa découverte de la sexualité et des tabous qui s’y rattachent13. Ainsi, l’intérêt de l’auteure pour la photographie peut, semble-t-il,

s’expliquer par la recherche de la Vérité qui obsède l’écrivaine et qui l’amène à revisiter sans cesse son passé.

Dans la plupart des romans de Modiano, le narrateur, qui partage plusieurs points communs avec son créateur, tente de renouer avec son passé ou avec celui d’un personnage réel ou fictif14. Dans cette perpétuelle quête du passé, la photographie,

par sa ressemblance avec son référent et surtout par sa référence à un espace-temps précis, tient une place considérable (Les boulevards de ceinture, Villa triste,

Rue des Boutiques obscures, De si braves garçons, Dimanches d'août, Chien de printemps, Du plus loin de l'oubli, Dora Bruder)15. Objet de descriptions plus ou

moins détaillées, elle occupe de multiples fonctions au sein du récit, comme a su le démontrer Marja Warehime. Pour cette dernière, “photographs serve as evidence,

12 Annie Ernaux, Écrire la vie, Gallimard (Quarto), 2011. Chaque titre de cette collection comprend

un dossier illustré sur la vie et l’œuvre de l’écrivain. Désormais, les références à ce texte seront indiquées par le sigle ÉV, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

13 Jacques Dubois, « préface », dans Danielle Bajomée et Juliette Dor [dir.], Annie Ernaux : se perdre

dans l’écriture de soi, Paris, Klincksieck (Circare, n° 10), 2011, p. 12. Ernaux se définit souvent comme

une « transfuge de classe », puisque la littérature lui a permis de passer du « milieu dominé » de son enfance au « monde dominant des mots et des idées » (UF, 106).

14 Roger-Yves Roche, « Le roman fantôme d’un vrai photographe (Patrick Modiano, Chien de

Printemps) », dans Photofictions : Perec, Modiano, Duras, Goldschmidt, Barthes, Villeneuve-d'Ascq

(France), Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 97-100.

15 Cette liste est basée sur l’ouvrage d’Alan Morris et ne tient donc pas compte des œuvres publiées

après Dora Bruder (1997). Alan Morris, Patrick Modiano, Amsterdam, Atlanta, Rodopi (Collection monographique Rodopi en littérature française contemporaine), 2000, p. 72-75.

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found objects, clues, souvenirs, symbols, metaphors and narrative shifters”16. De

plus, comme dans le cas d’Ernaux, plusieurs ouvrages précédemment publiés de Modiano ont été regroupés dans la collection Quarto de Gallimard sous le titre

Romans. On y retrouve aussi, en guise de préface, des photographies de l’univers

romanesque et réel de Patrick Modiano — comme quoi l’un et l’autre sont souvent difficiles à différencier — qui sont parfois accompagnées de légendes écrites par l’auteur et/ou d’extraits tirés de ses romans17. Enfin, notons la participation de

Modiano à deux ouvrages de collaboration alliant photographies (visuellement intégrées) et écriture. En 1990, il écrit « avec » les photographies de Brassaï dans

Paris Tendresse18, puis en 1996, il participe à l’album commémoratif Elle s’appelait

Françoise en l’honneur de la défunte actrice Françoise Dorléac19.

Dans le cadre de ce mémoire, nous centrerons notre analyse sur l’ekphrasis photographique et le rapport au biographique dans Une femme, d’Ernaux, et Chien

de printemps, de Modiano. Dans sa définition courante, l’ekphrasis est un « [c]as

particulier de description : celle d'un objet d'art »20. Nous ne nous limiterons

cependant pas qu’aux descriptions d’images photographiques qui parsèment les récits. C’est dans une perspective beaucoup plus élargie que nous entendons analyser les fonctions des ekphraseis. Nous nous intéresserons notamment à l’écriture de ces deux auteurs, que l’on peut qualifier de photographique puisqu’elle cherche plus à faire voir qu’à dire, à exposer qu’à expliquer21. Pour ces derniers,

l’écriture permet également de fixer l’éphémère, de sauver les « images » qui disparaîtront au fil du temps et de préserver de l’oubli les êtres anonymes. L’acte

16 Marja Warehime, “Conjugating Time and Space: Photography in the Work of Patrick Modiano”,

dans Contemporary French and Francophone Studies, vol. X, n° 3 (septembre 2006), p. 311.

17 Patrick Modiano, Romans, Gallimard (Quarto), 2013. Désormais, les références à ce texte seront

indiquées par le sigle Ro, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

18 Emma Beltaief défend l’idée que les photographies de Brassaï ne servent pas de « pré-texte », mais

enrichissent l’imaginaire du romancier. En effet, les propos de ce dernier s’écartent souvent du sujet photographié. Emma Beltaief, « Paris Tendresse, Brassaï, Modiano : de la photographie à l’écriture », dans Paul Edwards, Vincent Lavoie et Jean-Pierre Montier [dir.], Actes du colloque « Photolittérature,

littératie visuelle et nouvelles textualités », New York University, Paris, 26 et 27 octobre 2012, [en ligne].

http://phlit.org/press/?p=1434 [Texte consulté le 16 août 2016].

19 À ce propos, Sylvie Robic mentionne que ce dernier ouvrage s’avère, pour le romancier, une

« occasion d’approfondir sa pratique de l’autofiction, dans la réécriture, la réinvention de son destin à la lumière d’un autre ». Sylvie Robic, « Françoise Dorléac, fantôme modianesque », dans Anne-Yvonne Julien [dir.], Patrick Modiano ou Les intermittences de la mémoire, Paris, Hermann éditeurs (Savoir), 2010, p. 414.

20 Hendrik Van Gorp [dir.], Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 165.

21 Roger-Yves Roche, « Le roman fantôme d’un vrai photographe », loc. cit., p. 117. Annie Ernaux,

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d’écriture est ainsi envisagé de façon similaire à l’acte photographique. Si nous tenons néanmoins à employer le terme « ekphrasis » dans le titre de cette analyse, c’est afin d’insister sur le travail d’écriture d’Ernaux et de Modiano. Les photographies dans les livres retenus et de façon générale dans l’ensemble de l’œuvre des deux auteurs ne sont pas insérées concrètement dans le texte, mais bien montrées par l’intermédiaire de l’écriture.

Les photographies décrites dans Une femme et Chien de printemps influencent la temporalité des récits, selon qu’elles évoquent des souvenirs oubliés, voire refoulés, ou, au contraire, procurent un sentiment d’étrangeté qui incite à l’investigation du passé et à la mise en récit. Elles marquent également des pauses dans la narration qui donnent un certain rythme au récit. La valeur qui leur est associée varie considérablement d’une occurrence à l’autre : parfois l’ekphrasis tient sur quelques lignes et est vite escamotée — ce qui ne la rend pas négligeable pour autant puisque ce silence s’avère souvent significatif —, parfois elle s’étend sur une page entière et est suivie d’un commentaire du narrateur ; tantôt la photographie est insuffisante pour combler les failles de la mémoire et tantôt elle constitue un élément de preuve par sa forte impression de réalité. Ainsi, le caractère ambivalent de la photographie est mis à l’avant-plan. Nous reviendrons sur cette dernière remarque puisqu’elle sera au cœur de notre réflexion, mais d’abord, nous aimerions apporter quelques précisions sur le deuxième concept-clé de notre étude : le biographique.

Dans un ouvrage collectif dans lequel les auteurs interrogent les genres du portrait et de la biographie, Mahigan Lepage propose un rapprochement entre le photographique et le biographique dans la littérature contemporaine22. Selon lui,

les deux médiations ont plusieurs points en commun et s’éclairent l’une et l’autre. La lecture de ce texte a grandement fait avancer notre réflexion, dans la mesure où l’étude du biographique vient appuyer les observations que l’étude du photographique nous a permis de soulever. De plus, le rapprochement suggéré par Lepage entre les deux médiations invite à insister non seulement sur la présence du photographique, mais sur le caractère photographique de l’écriture d’Ernaux et de Modiano. Ce rapprochement invite aussi à souligner que les ekphraseis

22 Mahigan Lepage, « Photographique et biographique : éléments de théorie », dans Robert Dion et

Mahigan Lepage [dir.], Portraits biographiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Publications de la licorne), 2009, p. 51-71.

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présentes dans les textes ne sont pas purement esthétiques, mais surtout mises au service de l’écriture biographique de ces auteurs. Enfin, cette lecture a facilité la comparaison entre le texte d’Ernaux, dans lequel la part biographique est manifeste, et celui de Modiano, qui, au contraire, relève de la fiction. En effet, Lepage privilégie la forme adjectivale du terme « biographique », qui regroupe le récit de vie sous ses différentes formes, à sa forme nominale « biographie », qui renvoie à un genre littéraire spécifique. Cette distinction faite par l’auteur nous a poussé à creuser plus loin la question des catégories génériques dans la littérature contemporaine. Nous avons déduit de nos lectures que le terme « biographie » pouvait de façon sûre être employé pour référer à la fois au récit d’Ernaux et au roman de Modiano. Plusieurs chercheurs s’entendent, en effet, pour octroyer à la biographie un sens plus adapté aux productions actuelles, qui se caractérisent par une tendance à puiser dans les différentes catégories génériques. Parmi ceux-ci, Simon Fournier affirme que la biographie (ou l’autobiographie) n’exclut désormais plus les textes de fiction :

Ne relevant ni de l’essai biographique, ni de la biographie traditionnelle, ni du roman biographique à teneur historique, mais procédant plutôt d’un mélange de ces genres, les textes littéraires contemporains présentés sous les noms de biographies fictionnelles, de fictions biographiques et de biographies fictives tendent à montrer en effet qu’on ne peut pas distribuer des types de textes dans deux catégories génériques mutuellement exclusives dont une comporterait des biographies, des écrits scientifiques et historiques alors que l’autre contiendrait des récits de fiction, des romans et des pièces de théâtre. Il existe en fait un faisceau complexe de relations qui se tissent entre les catégories génériques préexistantes, rendant ainsi possible la formation de nouvelles classes génériques23.

Un résumé de chacun des textes nous permettra de mieux comprendre en quoi ils relèvent du biographique.

Dans Une femme, Annie Ernaux relate les moments importants de la vie de sa mère, de l’enfance jusqu’à sa mort, en s’appuyant sur des photographies. Bien que ce texte ait été écrit après l’abandon de la posture romanesque et qu’il comporte un pacte référentiel24, Une femme est bien plus qu’un simple portrait de la mère de

l’auteure. En effet, Ernaux mentionne à maintes reprises son désir de se détacher

23 Simon Fournier, « La genèse de la biographie fictionnelle selon la théorie des actes de discours »,

dans Revue canadienne d'esthétique, vol. XI (juillet 2005), [en ligne]. http://www.uqtr.ca/AE/Vol_11/ libre/fournier.htm [Texte consulté le 26 octobre 2016].

24 Les informations livrées dans le texte en lien avec la vie de Mme Dufresne peuvent être confirmées

par d’autres textes de l’auteure, notamment le journal des visites de la fille à sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer paru sous le titre « Je ne suis pas sortie de ma nuit » (ÉV, 607-655). De plus, la narratrice insiste sur son désir de trouver une vérité sur sa mère (UF, 23,44).

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du destin individuel pour témoigner de la condition sociale et historique de cette femme. Elle cherche ainsi à poser un regard objectif sur la relation complexe qu’elle

entretenait avec sa mère, pour tenter de comprendre cette sensation souvent éprouvée : « À certains moments, elle avait dans sa fille en face d’elle, une ennemie

de classe » (UF, 65). Le texte comprend donc une part autobiographique considérable : le vécu de la mère est juxtaposé à celui de la fille, au point où certains passages suggèrent une inversion des rôles, voire une fusion entre les deux femmes.

La confusion entre le sujet qui écrit et le sujet raconté et entre ce qui relève du rêve ou du souvenir invite au rapprochement avec le roman de Modiano. Comparativement à Une femme, la teneur biographique de Chien de printemps est plus subtile en raison de son appartenance au genre romanesque25. Le roman met

en scène un narrateur écrivain anonyme obsédé par le vécu d’un photographe, Francis Jansen, dont il a fait la rencontre près de trente ans plus tôt. Dès les premières pages, le narrateur précise ses intentions : à partir des quelques données biographiques qu’il possède sur Jansen, d’un catalogue détaillé de photos disparues et des souvenirs des rares moments passés en sa compagnie, il souhaite investiguer le passé du photographe pour le sortir de l’oubli. Au fil de l’enquête, le narrateur puise dans ses propres souvenirs d’enfance pour combler l’insuffisance des données ramassées. Il en vient à confondre son parcours à celui de Jansen, jusqu’à perdre ses repères. L’entreprise biographique prend ainsi une tournure autobiographique. Enfin, Modiano se plaît à insérer des éléments réels dans cet univers fictif, ce qui vient perturber l’illusion romanesque. En effet, le comportement du narrateur et les informations livrées à son sujet suggèrent un rapprochement avec Modiano. C’est également le cas avec le photographe, qui

25 Dans une étude sur Dora Bruder, Jeanne Bem laisse cependant entendre que Modiano se plaît à

embarrasser son lecteur sur la question du genre : « Il a l'habitude dans ses bibliographies de faire suivre ses titres de la mention « roman ». Il le fait même pour Livret de famille : avec un tel titre on

s'attend à une autobiographie, mais une note préliminaire donne ce livre pour une autofiction (« l'autobiographie la plus précise se mêle aux souvenirs imaginaires »). […] Sur la couverture de Dora

Bruder, comme d'habitude il n'y a aucune mention. Ce livre a paru en 1997 dans la collection blanche chez Gallimard. Mais le livre suivant, Des inconnues, paru en 1999 chez le même éditeur, précise dans sa bibliographie : Dora Bruder, roman ». Bem ajoute au sujet de ce dernier roman : « [I]l ne faisait aucun doute pour moi que Dora Bruder était une biographie. Certes une biographie pas comme les autres, “déplacée” en ce sens que rien n'y est tout à fait à sa place ». Jeanne Bem, « Dora Bruder ou la biographie déplacée de Modiano », dans Cahiers de l'Association internationale des études

françaises, vol. LII, n°1 (2000), p. 221-222 [en ligne].

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comme la plupart des figures paternelles présentes dans l’œuvre, rappelle Albert Modiano, le père de l’auteur. Chien de printemps illustre donc la tendance actuelle des écrivains à fusionner différents genres littéraires26.

Malgré une appartenance plus nette à la fiction chez Modiano et à une écriture du réel chez Ernaux, les deux textes sélectionnés ont un rapport similaire au biographique et au photographique. Certains passages, notamment ceux où les narrateurs s’expriment sur la visée de leur projet d’écriture, ainsi que les

ekphraseis photographiques mettent cette similitude en évidence. C’est la valeur

documentaire de la photographie, en tant que trace du passé, qui incite la narratrice d’Une femme et le narrateur de Chien de printemps à vouloir reconstruire le vécu du sujet photographié. À ce propos, Dominique Viart prétend que la photographie est « sans doute [l’image] la plus proche du biographique par son usage le plus répandu, qui fixe sur la pellicule des "moments de vie" »27. Cependant,

les photographies éveillent aussi l’imaginaire, d’où l’importance du rêve dans chacun des récits. De plus, les photographies sèment souvent le doute dans l’esprit des narrateurs quant à l’identité des sujets photographiés, ce qui a nécessairement des répercussions sur leur projet d’écriture. Dans les deux textes, les narrateurs en viennent à s’identifier à leur sujet d’étude, de sorte que les récits prennent une dimension autobiographique. Enfin, si les photographies renvoient le plus souvent au vécu d’une personne et de son entourage, elles renvoient également à une réalité partagée par un groupe social. À partir de leurs expériences personnelles, de celles d’un proche et d’individus, les narrateurs d’Ernaux et de Modiano cherchent à comprendre un contexte social particulier (la vie à Paris sous l’Occupation, dans le cas de Modiano, et la vie en province et le passage du statut d’ouvrier à celui de petit commerçant, dans le cas d’Ernaux) par un travail de remémoration et d’investigation pour lequel les photographies jouent un rôle central. Par conséquent, nous nous permettrons de tenir compte des possibilités souvent

26 Dans une étude sur Chien de printemps, Roger-Yves Roche souligne la prédilection de Modiano

pour le type de récit hybride, entre (auto)biographie et roman : « À défaut d’avoir vu [le passé de Jansen], le fils d’un père se fait donc “voyant”, conjuguant à un mode plus que parfait le passé de Jansen : lui taillant une biographie sur mesure. » Roger-Yves Roche, « Le roman fantôme d’un vrai photographe », loc. cit., p. 104.

27 Dominique Viart, « Dis-moi qui te hante : paradoxes du biographique », dans Revue des sciences

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contradictoires que la photographie, par l’entremise de la narration, offre au récit biographique et à son inscription dans un cadre social plus large.

L’œuvre d’Annie Ernaux et celle de Patrick Modiano ont suscité une somme importante d’études et de commentaires, ce qui témoigne de leur complexité et de leur intérêt. Parmi les travaux sur Ernaux qui se rapprochent de notre sujet de recherche, Nora Cottille-Foley s’est intéressée à la relation paradoxale de l’absence à la présence, évoquant finalement le mystère de la mort, dans L’Usage de la

photo28. Michèle Bacholle-Bošković a consacré un chapitre entier de son ouvrage

Annie Ernaux. De la perte au corps glorieux au rapport qu’entretient l’auteure avec

la photographie sur pratiquement l’ensemble de sa production29. Fabien

Arribert-Narce a, quant à lui, publié un ouvrage émanant de sa thèse de doctorat, qui étudie le genre de la photobiographie à travers l’œuvre de Roland Barthes, Denis Roche et d’Annie Ernaux30. Il y défend l’idée que ces auteurs exploitent la photographie pour

s'interroger sur le genre autobiographique en tant que récit rétrospectif et sur la notion d’identité. Dans une autre étude, Arribert-Narce présente également comment le genre photobiographique de ces mêmes auteurs autorise une critique de l’Histoire, au sens de suite d’événements ayant marqué le passé d’une collectivité31. Enfin, en 2014, les actes du colloque de Cerisy ont été publiés sous

le titre Annie Ernaux : le temps et la mémoire32. L’ouvrage, sous la direction de

Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes, comporte un texte de Dominique Viart dans lequel le chercheur étudie l’œuvre d’Ernaux sous l’angle historique, en établissant des rapprochements entre l’écriture ernalienne et celle de Patrick Modiano33.

28 Nora Cotille-Foley, « L’usage de la photographie chez Annie Ernaux », dans French Studies, vol.

LXII, n° 4 (2008), p. 442-454.

29 Michèle Bacholle-Bošković, « Ce qui a été : photos, taches et traces », dans Annie Ernaux. De la

perte au corps glorieux, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2011, p. 63-106.

30 Fabien Arribert-Narce, Photobiographies : pour une écriture de notation de la vie (Roland Barthes,

Denis Roche, Annie Ernaux), Paris, Honoré Champion (collection "Poétiques et Esthétiques"), 2014.

31 Fabien Arribert-Narce, « De le photobiographie comme anti-récit (Roland Barthes, Denis Roche,

Annie Ernaux) » dans Fabien Arribert-Narce et Alain Ausoni [dir.], L'autobiographie entre autres : écrire

la vie aujourd'hui, Communications présentées lors d'une conférence internationale tenue le 11

décembre 2010 à l'Université Kent à Paris, Bern, Peter Lang (Modern French Identities, n° 110), 2013, p. 87-104.

32 Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes [dir.], Annie Ernaux : le temps et la

mémoire : Colloque de Cerisy, avec la participation d'Annie Ernaux, Paris, Stock, 2014.

33 Viart relève entre autres la recherche d’une méthode historique qui s’appuie sur la sociologie,

l’importance des objets comme marqueurs temporels et le retour sur les lieux significatifs du passé. Dominique Viart, « Annie Ernaux, historicité d’une œuvre », dans Francine Best, Bruno Blanckeman et Francine Dugast-Portes [dir.], op. cit., p. 47-48.

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En ce qui concerne les travaux portant sur l’œuvre de Modiano liés à notre étude, Christine Jérusalem a analysé le triple statut de la trace argentique (image surgissante, image revenante et image survivante) dans Chien de printemps34.

Roger-Yves Roche a, pour sa part, consacré, dans son ouvrage intitulé Photofictions, un chapitre complet au roman Chien de Printemps35. Les questionnements que le

narrateur-écrivain porte aux photographies d’une vie qu’il n’a pas connue et l’adresse d’un fils faite à un père disparu sont au cœur de cette dernière analyse. L’ouvrage collectif sous la direction d’Anne-Yvonne Julien, Modiano ou les

Intermittences de la mémoire, comprend également un chapitre dans lequel sont

réunis des textes qui portent sur les références à la photographie et au cinéma dans l’œuvre de Modiano36. Enfin, Christian Donadille, dans une étude qui porte

sur plusieurs romans de Modiano, notamment Chien de printemps, émet l’hypothèse que l’œuvre de ce dernier est en apparence contre l’oubli, mais débouche étrangement sur l’oubli. Le chercheur présente l’écrivain silencieux comme un « passeur d’images »37.

La lecture de ces travaux nous a permis de préciser notre première hypothèse : l’étude du rapport entre le photographique et le biographique dans

chacun des textes sélectionnés permettrait de soulever certaines préoccupations souvent contradictoires, qui témoigneraient d'une conception similaire de l’écriture chez Ernaux et Modiano. Nous pensons principalement à la volonté de conserver, par le biais de l’écriture, les traces du passé d’un individu, de ressusciter les spectres auxquels les photographies, même si elles ne sont que décrites, accordent une intensité de présence et de rattacher au vécu du personnage principal le vécu de tous ces êtres anonymes au sujet desquels l’Histoire reste muette. Enfin, dans

34 Christine Jérusalem, « Photographie et spectralité dans les romans de Patrick Modiano », dans

Danièle Méaux [dir.], Photographie et romanesque, Caen, Lettres modernes Minard (Études romanesques, n° 10), 2006, p. 227-239.

35 Roche fait même un parallèle entre l’écriture de Chien de printemps et d’Une femme dans ce

chapitre : « Il n’est pas étonnant de constater à quel point certains autobiographes passent sous silence, ou mieux, incorporent en douceur la photographie dans le texte. C’est le cas, par exemple, d’Annie Ernaux, pour qui les photographies de sa mère ne sont que des résurgences d’un temps ancien, d’une temporalité sans faille qui a continué jusqu’au décès de celle-ci, survenu dans le “tard de la vie”. Roger-Yves Roche, « Le roman fantôme d’un vrai photographe », loc. cit., p. 134.

36 Sylvie Robic, Laurence Schifano, Alain Kleinberger et al., « Empreintes photographiques et relais

cinématographiques », dans Anne-Yvonne Julien [dir.], Modiano ou les Intermittences de la mémoire, Paris, Hermann (Savoir lettres), 2010, p. 413-484.

37 Christian Donadille, « Entre chien et loup : Incertitude de l’apparence et écriture du silence dans

les œuvres illustrées et les images textuelles de Patrick Modiano », dans French Cultural Studies, vol. XXIII, n° 4 (novembre 2012), p. 329-340.

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les deux textes sélectionnés, l’écriture biophotographique38 permet le redoublement

et le brouillage identitaire et l’évocation de l’absence : les narrateurs tentent de compenser un vide, un manque, par la recherche d’une vérité qui ne peut se faire que par l’écriture.

Jusqu’à présent, la plupart des études qui portent sur Une femme ont approché l’œuvre selon des perspectives sociologique, narratologique ou thématique, sans néanmoins se pencher attentivement sur les fonctions qu’occupe la photographie dans le texte. Si La place marque un tournant quant à la posture de l’écrivaine,

Une femme est l’œuvre d’une auteure dont le style est désormais pleinement

assumé, celui de l’auto-socio-biographie39. Par ailleurs, trois éléments ont

particulièrement joué dans le choix de ce livre. Premièrement, contrairement à La

place, qui fut rédigé plusieurs années après la mort du père, Une femme est un

écrit de deuil, c’est-à-dire que le temps de l’écriture est un entre-deux temps40, à la

manière de l’instant photographique qui se situe en dehors du « temps chronique, réel, évolutif », pour reprendre l’expression de Philippe Dubois41. De plus, l’histoire

racontée est aussi celle d’une femme qui est atteinte, à la fin de sa vie, de la maladie d’Alzheimer. Ce deuxième élément incite le parallèle entre boîte noire psychique et boîte noire photographique : Ernaux écrit le parcours d’une femme sans histoire et sans mémoire, destinée à tomber doublement dans l’oubli. L’écriture biophotographique d’Une femme va donc à l’encontre de ce mouvement de disparition. Enfin, la mère est une figure de proue dans l’œuvre ernalienne qui se démarque par sa complexité, parfois présentée comme un modèle et parfois comme un contre-modèle. Ce faisant, nous pensons que le récit qui la concerne principalement soit en mesure de rendre compte des multiples tensions qui traversent l’écriture d’Ernaux. Pour ces raisons, l’étude de ce texte nous permettra d’aborder le rapport entre écriture biographique et photographie autrement que le

38 Certains auteurs, dont Gilles Mora et Fabien Arribert-Narce, utilisent plutôt le terme

« photobiographique ». Nous privilégierons cependant le terme « biophotographique » comme il s’agit du terme employé par Mahigan Lepage dans son texte théorique.

39 Cette remarque est importante puisque nous nous attarderons au chapitre III sur la dimension

collective du biographique, telle qu’elle est exploitée par nos deux auteurs.

40 Le temps de l’écriture se situe entre le temps où la mère est toujours vivante et celui où, une fois

le travail du deuil achevé (moment qui concorde avec l’achèvement d’Une femme), la narratrice accepte l’idée du décès de sa mère.

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permettrait l’étude de textes plus tardifs, dans lesquels les références à la photographie sont plus explicites42.

En ce qui concerne le deuxième texte de notre corpus, notre choix s’est arrêté sur un roman qui met en scène un narrateur biographe dont la quête consiste à rassembler des bribes du passé d’un photographe. Si des photographes font des apparitions succinctes dans l’œuvre de Modiano, Chien de printemps est le seul roman dans lequel un photographe occupe un rôle central et, par le fait même, la photographie. Plus important encore, ce roman propose un parallèle entre les deux modes d’expressions qui nous préoccupent pour notre étude : la biographie partielle du narrateur et les photos de Jansen privilégient la suggestion à l’énonciation, le silence aux mots. Enfin, de manière plus implicite que dans Une

femme, où la part sociale du projet d’écriture est explicitée dans les

métacommentaires, et surtout que dans les autres romans de Modiano, où l’Occupation est envisagée sous différents angles subjectifs, la dimension collective de Chien de printemps est évoquée à travers les fragments du vécu de Jansen et à travers les ekphraseis photographiques. Nous pensons que le silence entourant les années de l’Occupation et qui obsèdent pourtant l’écrivain depuis ses débuts est significatif et fortement lié au style d’« écriture » des deux figures d’auteurs présentes dans Chien de printemps. Ainsi, notre recherche permettra d’étudier deux textes qui n'ont, à notre connaissance, jamais été comparés sous l'angle que nous proposons, soit le rapport au biographique et au photographique. Elle nous permettra également de mettre de l'avant les similitudes entre l'écriture de nos deux auteurs, et ce, malgré les divergences apparentes qui peuvent décourager un tel rapprochement.

Pour ne pas perdre de vue l’objectif de ce mémoire, lié au rapport complexe d’Ernaux et de Modiano au biographique et au photographique, la théorie de Mahigan Lepage sur une poétique du composite servira de cadre à ce travail qui s’inscrit dans une approche intermédiale43. Cette théorie s’intéresse aux rapports

42 Nous pensons particulièrement à L’usage de la photo et à Les années.

43 Mahigan Lepage, « Photographique et biographique », loc. cit., p. 51 à 71. À ce propos, Silvestra

Mariniello précise que plus qu’une simple « rencontre [ou] relation entre deux ou plusieurs pratiques signifiantes […] à l’intérieur d’un média, […] [l]’intermédialité est [avant tout] du côté du mouvement et de devenir. Silvestra Mariniello, « Présentation », dans Silvestra Mariniello [dir.] Cinéma et

intermédialité, Montréal, Revue CiNéMAS (Cinémas, Université de Montréal. Programme d'études

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entre biographique et photographique, deux notions souples qui nous permettront de comparer les fonctions de l’ekphrasis dans le récit auto-socio-biographique d’Annie Ernaux et la pratique entre deux genres (autobiographie et roman) de Patrick Modiano. Lepage laisse effectivement de côté les catégorisations génériques et médiatiques et envisage plutôt le biographique et le photographique comme des médiations, c’est-à-dire « [des] forme[s] intermédiaire[s] qui f[on]t passer l’expérience »44. De plus, en se référant aux divers travaux sur le sujet, Lepage situe

ces deux médiations « dans une zone médiane entre documentarisation et fictionnalisation »45, zone dans laquelle nous pourrions également classer l’œuvre

de nos auteurs. Il retient ensuite trois principaux arguments soutenant l’idée d’un rapprochement entre biographique et photographique : l’argument

ontologique, l’argument générique et l’argument narratologique. Au final, c’est

l’aspect dialectique de ces trois arguments qui permet le rapprochement entre les deux médiations : « la notion [de "biophotographique"] se situerait à la

confluence de trois axes oppositionnels : documentarisation/fictionnalisation, subjectivation/objectivation et fragmentation/composition »46. Cette division en

trois parties et six sous-parties, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus en détail, servira de modèle à la structure de notre analyse. L’axe

documentarisation/fictionnalisation nous permettra, dans un premier chapitre, de mettre en doute le rapport à l’objet de la photographie et du biographique. L’axe subjectivation/objectivation nous permettra, dans un deuxième chapitre, de nous interroger notamment sur le rapport au sujet photographique et biographique et, de façon plus générale, sur la coprésence paradoxale de la vie et de la mort qui module ce rapport. Dans un troisième temps, l’axe

fragmentation/composition nous permettra de remettre en question le rôle de la narration dans le devoir de mémoire auquel s’astreignent les narrateurs. Pour ce dernier chapitre, nous laisserons cependant quelque peu de côté la théorie de Lepage pour nous baser principalement sur les travaux de Fabien Arribert-Narce mentionnés précédemment. Ceux-ci nous permettront d’analyser plus en profondeur le rôle critique de la photographie à l’égard du récit comme façon de penser le biographique et, à une autre échelle, l’Histoire. Ainsi, ce processus en

44 Mahigan Lepage, « Photographique et biographique », loc. cit., p. 53.

45 Ibid., p. 58. 46 Ibid., p. 70.

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trois temps vise à sonder sous toutes ces facettes le lien entre la présence du photographique et du biographique dans notre corpus, sans omettre leur dimension collective.

En ce qui concerne finalement l’analyse d’Une femme et de Chien de printemps comme telle, outre les articles et chapitres d’ouvrages mentionnés plus haut, nous alimenterons principalement notre réflexion à partir de l’étude de Michèle Bacholle-Bošković, Annie Ernaux. De la perte au corps glorieux, et du collectif Modiano ou les

Intermittences de la mémoire, sous la direction d’Anne-Yvonne Julien. En plus de

consacrer une place importante aux références photographiques, ces deux ouvrages sensiblement récents favoriseront la mise en relation de chacun des récits à l’étude avec pratiquement l’ensemble de la production respective des deux auteurs. Enfin, les essais de Philippe Dubois, rassemblés dans un seul et même ouvrage, nous permettront de réfléchir au caractère ambivalent de la photographie, en interrogeant le rapport qu’entretient celle-ci avec le réel, la mémoire, la mort et le temps. En somme, la notion d’« image-acte »47 sur laquelle insiste l’auteur

favorisera le parallèle entre acte photographique et acte d’écriture.

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Chapitre I : Entre réalité et fiction

Dans ce premier chapitre, nous nous appuierons sur l’argument ontologique de Mahigan Lepage pour interroger la référentialité du biographique et du photographique dans Une femme et Chien de printemps. Si, comme le précise Lepage, tout texte biographique, voire partiellement biographique, renvoie à une personne ayant réellement existé, l’image photographique tient, pour sa part, sa spécificité du fait qu’« elle est générée par une relation de contiguïté ou de coprésence immédiate avec son objet »48. De plus, la conception qui domine depuis

trente ans le large champ du photographique est celle qui envisage la photographie comme « trace d’un réel »49. La référence au réel est donc une caractéristique

commune au biographique et au photographique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on attribue aux deux médiums une valeur documentaire. Cela dit, plusieurs théoriciens situent le biographique et/ou le photographique dans « une zone médiane entre la documentarisation et la fictionnalisation »50. Linda Haverty Rugg,

par exemple, ranime la question longuement débattue par les spécialistes de l’autobiographie, à savoir si le sujet crée lui-même son autobiographie ou si c’est plutôt l’autobiographie qui crée le sujet51. Daniel Méaux, pour sa part, constate que

« la photo s’avère à même de jouer simultanément sur deux registres, de se faire le pivot articulant réalité passée et projections imaginaires »52. En effet, les

photographies livrent parfois peu d’indices à propos de leur référent. Énigmatiques, ces instants figés invitent de cette façon au rêve, à l’inspiration. L’observateur peut ainsi être tenté d’élaborer un récit autour des photographies, afin de pallier le manque d’information qu’elles divulguent. Lepage propose donc de partir de l’ambivalence de l’image photographique pour remettre en question le rapport au réel du biographique, qui présente, selon lui, la même ambiguïté. En présentant différents points de vue théoriques sur le sujet, il constate effectivement que « ni le

48 Mahigan Lepage, « Photographique et biographique : éléments de théorie », dans Robert Dion et

Mahigan Lepage [dir.], Portraits biographiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Publications de la licorne), 2009, p. 57.

49 Id.

50 Ibid., p. 58.

51 Linda Haverty Rugg, Picturing Ourselves: Photography and Autobiography, Chicago, Londres, The

University of Chicago Press, 1997, p. 1.

52 Danièle Méaux, « Le Romanesque réfracté par la photographie », dans Danièle Méaux [dir.],

Photographie et romanesque, Caen, Lettres modernes Minard (Études romanesques, n° 10), 2006,

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biographique ni le photographique ne permettent de trancher nettement entre la documentarisation et la fictionnalisation »53. Dans ce chapitre, nous mettrons en

application cette méthode suggérée par Lepage, en prenant soin d’analyser chacune des ekphraseis selon leur ordre d’apparition dans les deux textes à l’étude. Nous serons ensuite à même d’analyser la part biographique des textes du point de vue de la référentialité, et cela dans notre objectif global d’étudier la relation du photographique et du biographique au sein de notre corpus. Enfin, les considérations qui seront émises nous permettront d’ouvrir la réflexion du chapitre III, où il sera à nouveau question du rapport au réel et du récit, mais cette fois à l’échelle collective.

L’ambivalence du photographique : le cas d’Une femme

En octobre 2011, lors d’un entretien avec Nathalie Jungerman, Annie Ernaux soulève le caractère ambigu de la photographie dont elle a su tirer profit :

Je n’ai attaché de l’importance aux photographies qu’à partir de La Place. Cela faisait partie de mon projet d’écrire en me fondant sur des faits, des « preuves » et les photos de mon père me sont apparues comme des documents sensibles, très porteurs de sens. Ainsi, la première photo que j’évoque, qui le montre avec d’autres ouvriers sur un chantier au bord de la Seine et que j’ai trouvée après sa mort, cachée dans son portefeuille, signifie une secrète fierté ouvrière vivace dans sa situation de petit-commerçant. Quelquefois, les photos sont aussi une façon de suggérer, ainsi celles qui figurent réellement dans L’usage de la photo, vêtements en désordre après l’amour, évoquent les corps absents et la mort comme horizon possible à cause du cancer du sein pour lequel je suis alors traitée54.

Avec La place, l’auteure abandonne la forme romanesque utilisée pour ses trois premières publications pour adopter un style neutre, sans jugement ni métaphore, qu’elle nomme « écriture plate » (ÉV, 442). Les photographies sont alors considérées pour leur intérêt documentaire et mises au service « de l’écriture concertée, non de l’écriture spontanée », comme le précise Michèle Bacholle-Bošković55. Toutefois,

l’image photographique peut également servir de métaphore au texte et ouvrir ainsi à un second niveau de sens. C’est le cas des photographies décrites et exposées pour la première fois au lecteur, plus de vingt ans après La place, dans L’usage de

53 Lepage poursuit ici la réflexion de Linda Haverty Rugg qui compare l’ambivalence de

l’autobiographie à celle de la photographie. Mahigan Lepage, « Photographique et biographique », loc.

cit., p. 59. Linda Haverty Rugg, Picturing Ourselves, op. cit., p. 1.

54 Annie Ernaux et Nathalie Jungerman, « Entretien avec Annie Ernaux », dans Fondation

La Poste, Fondation d’Entreprise La Poste, [en ligne].http://www.fondationlaposte.org/

article.php3?id_article=1339 [Site consulté le 15 août 2016]. Nous soulignons.

55 Par « écriture concertée », Bacholle-Bošković veut dire que les photographies servent le projet

ethno-biographique de l’auteur dans La place. Michèle Bacholle-Bošković, « Ph-auto•bio•graphie : Écrire La Vie Par Des Photos (Annie Ernaux) », dans Women in French Studies, vol. XXI (2013), p. 79-80.

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la photo56, texte écrit en collaboration avec Marc Marie. Par conséquent, ces deux

façons d’exploiter l’image photographique témoignent de l’ambivalence de celle-ci et s’accordent aux remarques de Méaux et de Lepage. Nous observerons ci-dessous comment cela se manifeste dans le texte à l’étude. Ernaux se sert-elle de la photographie pour garder une « distance objectivante »57 comme dans La place,

dont la rédaction précède immédiatement celle d’Une femme, ou, au contraire, l’utilisation qu’elle fait de l’image photographique dans Une femme annonce-t-elle l’écriture de L’usage de la photo ?

Dans Une femme, cinquième texte à saveur (auto)biographique, l’observation de photographies accompagne le travail d’écriture : « Avant-hier seulement, j’ai surmonté la terreur d’écrire dans le haut d’une feuille blanche, comme un début de livre, non de lettre à quelqu’un, “ma mère est morte”. J’ai pu aussi regarder des photos d’elle. » (UF, 21) La première ekphrasis vient immédiatement après ce passage. En dépit de sa brièveté et du peu d’information qu’elle fournit — la date de la prise de vue n’est pas spécifiée, uniquement le lieu, la pose du sujet et la saturation de l’image —, cette description illustre bien l’ambiguïté documentaire du photographique, telle que Lepage la présente. Dans la première partie de la citation, la photographie est considérée comme telle, c’est-à-dire comme une image résultant d’une suite de procédures, qui pourrait servir en tant que preuve les intentions de la narratrice-archiviste (UF, 26) : « Sur l’une [des photographies], au bord de la Seine, elle est assise, les jambes repliées. Une photo en noir et blanc […] » (UF, 21-22). Dans la suite de l’extrait, « le référent adhère »58, pour reprendre

la formule célèbre de Barthes. En d’autres mots, le référent frappe au point de faire disparaître la photographie. L’imaginaire de la narratrice, stimulé par les souvenirs qu’elle a du temps où sa mère vivait toujours, rend l’image invisible : « […], mais c’est comme si je voyais ses cheveux roux, les reflets de son tailleur en alpaga noir » (Id.). La valeur documentaire du photographique est ici précarisée par l’emploi de la locution conjonctive de subordination « comme si », qui marque le glissement d’un regard objectif vers un regard plongé dans le passé, au temps où

56 Annie Ernaux et Marc Marie, L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005. Désormais, les références

à ce texte seront indiquées par le sigle UP, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

57 Annie Ernaux et Frédéric-Yves Jeannet, L’écriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003, p. 34.

58 Roland Barthes, La Chambre Claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard ; Seuil (Cahiers du

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la mère vivait toujours. L’emplacement de ce passage descriptif est, de plus, significatif puisqu’il précède la formulation du projet d’écriture qui consiste à « chercher une vérité sur [s]a mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni [s]es souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent […] donner cette vérité) »59 (UF, 23 ; nos italiques). L’opposition qui

détermine l’ekphrasis et sur laquelle nous avons insisté annonce donc la tension entre réalité et fiction qui sous-tend tout le texte :

Mon premier mouvement, en parlant d’elle, c’est de la fixer dans des images sans notion de temps […]. Je ne retrouve ainsi que la femme de mon imaginaire, la même que, depuis quelques jours, dans mes rêves, je vois à nouveau vivante, sans âge précis, dans une atmosphère de tension semblable à celle des films d’angoisse. Je voudrais saisir aussi la femme qui a existé en dehors de moi, la femme réelle, née dans le quartier rural d’une petite ville de Normandie et morte dans le service de gériatrie d’un hôpital de la région parisienne. Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial

et du social, du mythe et de l’histoire (UF, 22-23 ; nos italiques).

La deuxième ekphrasis, plus détaillée que la première, est celle de la photo de mariage des parents de la narratrice. Cette fois, le contexte de la prise de vue est précisé, ce qui a pour effet de favoriser l’illusion du réel. Le cliché est daté de l’année 1928 et le lieu de la capture est amplement décrit : « Ils sont dans un chemin, au bord d’une cour avec l’herbe haute. Derrière eux, les feuillages de deux pommiers qui se rejoignent leur font un dôme. Au fond, la façade d’une maison basse. » (UF, 37) Cependant, l’illusion est rapidement anéantie puisque la

narratrice dit éprouver un sentiment d’étrangeté en examinant de plus près la jeune mariée : « Mais ce n’est pas ma mère. J’ai beau fixer la photo longtemps, jusqu’à l’hallucinante impression de croire que les visages bougent, je ne vois qu’une femme lisse, un peu empruntée dans un costume de film des années vingt. » (UF, 37-38) Seuls certains détails — « sa main large serrant les gants, une façon de porter haut la tête » (UF, 38) — viennent lier la femme de ses souvenirs à celle d’avant sa naissance. Cet état de quasi non-reconnaissance invite la

59 Cette idée que l’image photographique est insuffisante à la recherche d’une vérité est présente dans

un des extraits du journal intime inédit, retranscrit dans Écrire la vie : « J’ai regardé des photos et ça ne m’apprend rien, c’est par la mémoire et l’écriture que je retrouve, les photos disent à quoi je ressemblais, non ce que je pensais, sentais, elles disent ce que j’étais pour les autres, rien de plus. » (ÉV, 37) Cette citation appuie également la pensée d’André Rouillé, pour qui « jamais la vérité, non plus que la réalité d’ailleurs, ne se dévoile directement, par simple enregistrement. La vérité est toujours seconde, en creux, pliée comme un secret. Elle ne se constate ni ne s’enregistre. Elle ne se glane pas à la surface des choses et des phénomènes. Elle s’établit. […] En dépit de son contact avec les choses, la photographie-document n’échappe pas à la règle : elle obéit elle-même à la logique du vraisemblable, non à celle du vrai ». André Rouillé, La photographie : entre document et art

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narratrice à s’interroger sur les sentiments de la jeune mariée, dans l’intention peut-être de suppléer au mystère qui entoure l’image, mais qui résiste malgré tout : « Du bonheur et de la fierté de cette jeune mariée, je suis presque sûre. De ses désirs, je ne sais rien. » (Id.) Ce passage met de l’avant l’incapacité de la photographie à livrer une vérité sur la mère et remet en cause ipso facto « une conception objectiviste selon laquelle la réalité serait principalement matérielle, et la vérité entièrement contenue dans les objets, tout entière accessible par la vision »60. Cette idée est, de plus, renforcée par le contraste entre cette description

et celle de la même photographie que l’on retrouve dans La place, où la narratrice adopte un jugement beaucoup plus sévère à l’égard de sa mère : « Sur la photo de mariage, on lui voit les genoux. Elle fixe durement l’objectif sous le voile qui lui enserre le front jusqu’au-dessus des yeux. Elle ressemble à Sarah Bernhardt. […]

Ils ne sourient ni l’un ni l’autre » (ÉV, 448 ; nos italiques). Au contraire, la narratrice

d’Une Femme pose sur la jeune mariée le même regard admiratif qu’elle avait enfant, au temps où elle croyait qu’en grandissant elle serait cette femme au corps fascinant (UF, 46) : « [E]lle a un visage régulier de madone, pâle, avec deux mèches en accroche-cœur, sous un voile qui enserre la tête et descend jusqu’aux yeux. Forte des seins et des hanches, de jolies jambes (la robe ne couvre pas les genoux) » (UF, 37)61. Si la description de la même photographie dans deux textes

écrits à cinq années d’intervalle atteste l’existence du cliché en question, le contraste que nous avons évoqué entre les deux ekphraseis remet cependant en cause le prétendu « objectivisme photographique qui veut que “l’objet lui-même ait le secret du signe qu’il émet” »62, pour reprendre les mots d’André Rouillé citant

Gilles Deleuze.

La troisième et la quatrième photographies, qu’il convient d’étudier ensemble puisqu’elles traitent du même sujet, se suivent immédiatement dans le texte. Il s’agit des clichés de la sœur défunte : « Sur une photo, elle apparaît grande pour

60 André Rouillé, La photographie, op. cit., p. 79.

61 Toutefois, pour Élise Hugueny-Léger, « cette dimension mythique qu’elle réfutait dans La place mais

qui accompagne le portrait de la mère » ne va pas à l’encontre des « objectifs réalistes » de l’auteure, puisqu’elle sert l’intention de la narratrice de présenter un personnage en « continuel processus de transformation ». Élise Hugueny-Léger, « Je e(s)t les autres : transgressions textuelles, déplacement littéraires et enjeux sociopolitiques du transpersonnel dans l’œuvre d’Annie Ernaux », Thèse de doctorat, Durham, Durham University, 2007, f. 81-82.

62 André Rouillé, La photographie, op. cit., p. 76. Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, Presses

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son âge, les jambes menues, avec des genoux proéminents. Elle rit, une main au-dessus du front pour ne pas avoir le soleil dans les yeux. Sur une autre, près d’une cousine en communiante, elle est sérieuse, jouant cependant avec ses doigts, écartés devant elle. » (UF, 42) Contrairement à la photo de mariage des parents, ces deux portraits de la fillette sont décrits très simplement — l’âge de l’enfant n’est pas révélé ni le lieu de la prise de vue — et la narratrice ne tente pas de combler le manque d’informations divulguées par l’image en laissant libre cours à son imagination. L’énoncé qui vient juste après propose d’ailleurs une explication au silence qui entoure ces deux instants figés par le dispositif : « En 1938, elle est morte de diphtérie trois jours avant Pâques. Ils ne voulaient qu’un seul enfant pour qu’il soit plus heureux. » (Id.) Tout porte à croire que la narratrice ne s’autorise pas à commenter ces photos qui ont forcément évoqué pour ses parents les souvenirs d’une période éprouvante. Elle ne fait que mentionner avec pudeur cette terrible épreuve qu’est la perte d’un enfant dans l’existence de sa mère : « La douleur qui se recouvre, simplement le silence de la neurasthénie, les prières et la croyance d’une “petite sainte au ciel”. » (UF, 43) Ces images sont donc considérées comme des documents, sur lesquelles la narratrice peut se reposer pour parler d’une période qui précède sa naissance. Il faudra encore plusieurs années et de nombreuses autres publications avant que l’écrivaine s’autorise, dans L’autre fille, à décrire de façon plus exhaustive et surtout plus subjective les photographies de cette sœur « sans corps, sans voix, juste une image plate »63 dont elle ne garde

aucun souvenir64. D’ailleurs, dans ce dernier texte paru en 2011, plusieurs détails

signalés dans Une femme — les jambes frêles, le geste du bras pour se protéger du soleil, l’air grave, les doigts écartés — sont à nouveau mentionnés (AF, 36, 66-67).

63 Annie Ernaux, L’autre fille, Paris, NiL (Affranchis), 2011, p. 12. Désormais, les références à ce texte

seront indiquées par le sigle AF, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

64 Dans L’autre fille, la photo de la sœur aînée en compagnie de la cousine en communiante est, en

effet, longuement décrite : « J’ai devant moi une photo que ma cousine C. m’a envoyée il y a une vingtaine d’années. Vous êtes trois sur un trottoir, à l’angle de deux rues. Mon père, grand, souriant, en costume croisé foncé, très endimanché, un chapeau à la main (je ne lui ai connu que des bérets). À côté de lui une communiante, sa nièce Denise, en longue robe blanche et dont on ne voit que le visage, encadré par le bonnet auquel s’attache le voile, et les chevilles. Devant elle, une petite fille, dont la tête brune lui arrive à la poitrine. C’est toi. Tu es aussi tout en blanc, la robe à manches courtes, les sandalettes et les socquettes. Tes cheveux coupés au carré juste au-dessus des oreilles, raie au milieu, nœud piqué à gauche, forment un arc sombre, d’une étrange perfection, autour de ton front très haut bombé. Tu regardes l’objectif sans sourire avec un air de gravité. Ta bouche paraît d’un rouge sombre, détail frappant, comme aussi ton geste : tu fais se toucher les extrémités des doigts, largement écartés, de tes deux mains. À cause du blanc superposé des robes, tu sembles te fondre dans la communiante dont le voile te recouvre le haut des bras. […] La photo a été prise au Havre en 1937. Tu as cinq ans. Il te reste un an à vivre » (AF, 66-67).

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