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Réformisme sikh, retour aux sources et identité exemplaire : Bābā Naudh Siṅgh de Bhāī Vīr Siṅgh

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Réformisme sikh, retour aux sources et identité exemplaire :

Bābā Naudh Siṅgh de Bhāī Vīr Siṅgh

par

Denis Matringe

In Jean- Luc Racine, dir.

La question identitaire en Asie du sud. Purusārtha 22.

Paris : École des Hautes Études en Sciences Sociales. 2001. 127-146

« Par la suite, Kālū entendit rapporter que Nānak avait construit un village s’y était établi. Emmenant avec lui tous les membres de sa famille, il se rendit sur place. Tout le monde était très heureux. On se consacrait au travail, aux dons pieux et à la foi. Le Bābā se tenait sous un pipal. Un long temps passa. Un vaste communauté se rassembla1. »

C’est en ces termes que les hagiographies de Nānak (1469-1539) colligées aux 17e-18e siècles, les Janam-sākhī, évoquent la fondation par le premier gurū des Sikhs de Kartārpur (« la ville du Créateur ») sur la rive droite de la Ravi2, en un lieu qui se trouve aujourd’hui dans le Panjab pakistanais. Selon de telles sources, c’est là que Nānak se serait établi après vingt années de voyages à travers le monde oriental, qu’il aurait prêché et enseigné au milieu de la communauté idéale de se premiers disciples, instituant les pratiques toujours en vigueur du lever avant l’aube, du bain, de la récitation du son long poème intité Japu-jī3, du travail tout le jour durant, du rassemblement vespéral pour écouter ses sermons et du chant, avant le coucher, de deux autres de ses compositions, Sodara4 et

Āratī5.

1Janam-sākhī Srī Gurū Nānak Dev Jī

, p. 74. Sur les Janam-sākhī, voir McLeod 1980. 2

La Rāvī est celui des grands affluents de rive gauche de l’Indus qui passe près de Lahore. 3Ādi Granth pp. 1-8. 4Ādi Granth pp. 8-10. 5Ādi Granth p. 13.

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Cette image de la première communauté sikhe, menant une vie heureuse à Kartārpur autour de Gurū Nānak a marqué l’imaginaire religieux des Sikhs6. Il n’est donc pas surprenant qu’à une époque de vives controverses religieuses dans le Panjab7, elle ait été diversement utilisée par les réformateurs sikhs les plus radicaux de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Ces derniers, rassemblés dans le courant dit « Tat Khālsā » des Siṅgh Sabhā, associations réformatrices sikhes fondées dans les années 1870 et finalement unifiées, insistaient sur l’identité radicalement non hindoue des Sikhs et sur la nécessité d’observer le code du Khālsā attribué par la tradition à Gurū Gobind Siṅgh (1666-1708, gurū : 1675), dixième et dernier gurū humain des Sikhs8. Il s’agissait pour eux de faire retrouver au sikhisme ce qu’ils concevaient comme sa pureté originelle, en élaborant une doctrine unifiée et en construisant une identité religieuse clairement établie9. Les principaux moyens mis en œuvre à cette fin furent l’éducation et le militantisme pour la réforme sociale, ainsi que les publications : si l’histoire, le commentaire des Écritures et de l’apologétique furent les genres les plus pratiqués, l’activité des Siṅgh Sabhā généra aussi une importante production d’œuvres littéraires.

L’écrivain le plus prolifique et le plus vénéré fut Bhāī Vīr Siṅgh (1872-1957). Il édita plusieurs textes de la tradition sikhe et un commentaire de l’Ādi Granth, et il écrivit de volumineuses biographies des deux Gurū, Nānak et Gobind, dont la personnalité, l’enseignement et l’activité sont emblématiques des deux pôles idéologiques du sikhisme du Tat Khālsā : la dévotion aimante d’une communauté mystique et le militantisme d’une fraternité martiale. Mais il est aussi l’auteur de pamphlets polémiques et d’articles, ainsi que de pièces de théâtre, de poèmes lyriques, d’un longue épopée spirituelle (Rāṇā Sūrat Siṅgh), de romans historiques et d’un récit réformiste auquel est consacré le présent travail.

Ce récit est intitulé ṅgh (litt. « la réforme de Subhāg

aux mains de Bābā Naudh Siṅgh ») ; mais conformément à l’usage panjabi, nous y ferons référence sous le titre de Bābā Naudh Siṅgh. Cette œuvre, imprimée comme livre pour la première fois en 1921, rassemble des épisodes publiés à partir de 1907 dans les Khālsā Samācār (« Nouvelles du Khālsā »), hebdomadaire fondé par Bhāī Vīr Siṅgh en 1899 pour répandre l’ « éducation » et pour contribuer au « progrès national et religieux » des Sikhs10. Elle se présente comme un gros volume de trois cent quatre pages à l’écriture serrée, au format de 18,5 x 25 cm. Depuis sa publication, elle a connu un succès considérable – la réimpression de 1979, tirée à deux mille cents exemplaires, était la vingt-et-unième.

6

Voir Matringe 1991. 7

Voir Jones 1989 : 85-121. J’ai eu l’occasion de traiter ailleurs des conséquences de cette situation sur les conditions de la production littéraire dans le Panjab à l’époque (Matringe 1985 : 425-434, 1996a : 35-38, 1996b : 41-43).

8

Sur la genèse historique de ce code, voir McLeod 1989a : 60-81. 9

Voir Oberoi 1994. 10

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L’histoire, située dans le Panjab colonisé, est celle d’une jeune veuve hindoue qui, après avoir été trompée par divers charlatans religieux, est convertie au sikhisme par un homme exemplaire, Bābā Naudh Siṅgh. Ce dernier est le chef d’un village idéal rappelant fortement le Kartārpur des Janam-sākhī, et une grande partie du livre est consacrée à ses confrontations victorieuses avec des représentants de l’hindouisme ārya samājī et brahmo samājī11, de l’Islam, du christianisme et du rationalisme occidental.

Cette histoire présente des analogies frappantes avec Rāṇā Sūrat Siṅgh. Dans les deux cas, l’héroïne est une veuve qui, après une longue errance, trouve la béatitude dans la pratique de la vraie religion, et les deux textes ont la même macrostructure : une première partie essentiellement narrative et un interminable appendice de prêchi-prêcha « néo-sikh »12. Mais une différence majeure les sépare : tandis qu’aucune figure charismatique, hormis l’époux défunt, n’intervient dans la première partie de Rāṇā Sūrat Siṅgh, Bābā Naudh Siṅgh est, en même temps qu’un dirigeant temporel, un guide spirituel au charisme irrésistible. Comme ce personnage disparaît complètement dans la deuxième partie du livre, nous nous intéresserons ici surtout à la première. Examinant d’abord le contenu de surface du récit, nous chercherons à dégager le rapport dans l’œuvre entre charisme et identité. Nous verrons ensuite comment le Nānak des Janam-sākhī a pu servir de modèle pour la création du personnage de Bābā Naudh Siṅgh, et nous étudierons pour finir la structure interne de l’œuvre, nous attachant à montrer comment son caractère de « récit exemplaire » vise à susciter un changement d’identité religieuse.

Contenu de surface, charisme et identité

Le contenu de surface de l’œuvre

La première partie du livre consiste en vingt-deux chapitres (pp. 1-159), mais s’articule en fait en trois sections principales. Dans la première, Jamnā, une fois devenue veuve, est trompée par des escrocs religieux avant d’aller s’établir dans la maison de Bābā Naudh Siṅgh à la suite d’une rencontre avec un mystérieux ermite sikh qui la renomme Subhāg13. La deuxième section est consacrée aux controverses entre Bābā Naudh Siṅgh et divers prédicateurs : un Ārya Samājī14, un vénérable musulman (buzurg)15 et un pasteur anglican (pādrī)16. La dernière section, qui est aussi la plus longue,

11 Sur l’Ārya Samāj dans le Panjab, voir Jones 1976. Sur le Brahmo Samāj, voir Kopf 1979. 12

« Neo-sikhism » était l’un des termes utilisés par les officiels britanniques pour désigner le mouvement réformiste sikh qu’ils regardaient avec soupçon. Voir Matringe 1996a : 58 (note 66).

13 I.1-8, pp. 1-24. 14 I.9, pp. 24-28. 15 I.10, pp. 28-35. 16 I.11, pp. 35-45.

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traite du séjour au village, après un terrible accident de voiture, d’un avocat et de sa femme. Après divers événements et de longues conversations, ces deux tenants du rationalisme athée de l’occident sont finalement convertis à l’humble foi sikhe des villageois17.

Le récit principal continue dans les trois premières sections de la deuxième partie de Bābā Naudh Siṅgh. Dans un premier temps, Subhāg revient au premier plan. Comme Rāj Kaur dans Rāṇā Sūrat Siṅgh, elle se perd dans le souvenir de son défunt mari et sombre dans le désespoir, d’où elle ramenée à la sérénité et à la foi par la prédication du Bābā18. Après cela, Subhāg quitte définitivement la scène, alors qu’un voyageur arrive au village. Ce dernier est un médecin traditionnel (hakīm) brahmo-samājī, qui a de longues discussions avec le Bābā sur des questions de religion, de morale et de société19. Pour finir, le Bābā lui offre un livre, dont le contenu occupe les cent neuf dernières pages de Bābā Naudh Siṅgh 20

sixième Gurū des Sikhs, Hargobind (1595-1644, Gurū : 1606)21. Racontant à loisir, grâce à ce procédé littéraire d’une histoire dans l’histoire, la vie du Gurū, de sa famille et de ses disciples, Bhāī Vīr Siṅgh montre comment, d’après lui, le sikhisme était enseigné par Gurū Hargobind qui, le premier,

institutionnalisa la militarisation du Panth22 dās, et

sa femme Rāmo vivaient leur foi, établissant ainsi un parallèle frappant entre ces personnages du dix-septième siècle et le couple formé par Bābā Naudh Siṅgh et son épouse.

Le charisme du Bābā est ainsi au cœur du livre, et nous examinerons maintenant comment le saint homme met en œuvre ce don divin. Nous verrons comment il parvient à contrer efficacement des prédicateurs mal inspirés, comment il change le cœur d’individus mal guidés et comment il gère le village selon les valeurs de la vraie religion.

Les prédicateurs défaits

Malgré sa publication initiale en épisodes et malgré ses longues digressions et son interminable appendice, Bābā Naudh Siṅgh est construit de façon à mettre en relief le charisme du Bābā, son aptitude à réformer de façon définitive l’identité de ceux qu’il entreprend de faire entrer dans la « vraie religion ». Ainsi, dans la première partie, les deux premiers groupes de chapitres sont structurés par une opposition entre les mauvaises actions de personnages religieux accomplies, pour

17 I.12-22, pp. 45-159. 18

II.1-2, pp. 160-169. – Rāj Kaur fait une expérience de salut analogue en rejoignant à une congrégation (satisaṅgat) dirigée par un saint guide spirituel (gurmukh).

19

II.3-4, pp. 169-195. 20

Pp. 195-304. 21

: 175. Sur Gurū Hargobind, voir, entre autres, Grewal 1990 : 64-67. 22

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les premières, en l’absence du Bābā et, pour les secondes, en sa présence, son intervention ayant sur les auteurs de ces dernières une fonction rédemptrice.

Dans le premier groupe de chapitres, avant sa rencontre avec Bābā Naudh Siṅgh, Jamnā est cruellement trompée par un faiseur de miracles hindou qui, prétendant lui permettre d’avoir une vision de son mari, la dépouille de ses biens et cherche à la faire mourir23. Elle est ensuite trahie par un prédicateur chrétien qui la convertit au christianisme sous le nom de Miss Ḍumelī (Dumaily) et dans l’établissement duquel elle reçoit des propositions de mariage « de la part de balayeurs et de corroyeurs convertis à la peau sombre »24. Parvenue à s’enfuir à Lahore, elle devient la proie d’un

maulvī 25.

Dans le second groupe de chapitres, quand apparaissent à nouveau des personnages religieux, Jamnā a été arrachée à son triste sort par un ermite sikh qui l’a appelée, et adoptée par Bābā Naudh Siṅgh 26. Cette fois, l’Ārya Samājī, le vénérable musulman et le révérend chrétien essaient de convertir les villageois ou de susciter la discorde communaliste. Le Bābā convainc les deux premiers que la vraie religion ne peut s’accommoder de la haine. L’Ārya Samājī se convertit finalement au sikhisme et obtient la permission de s’établir au village. Saif Dīn, le vénérable qui cherchait à convaincre les Musulmans de rester à l’écart des Sikhs, est converti par le Bābā à « la religion de l’amour »27. Lui aussi demande à pouvoir rester au village et à se placer sous l’autorité spirituelle de Bābā Naudh Siṅgh. Quant au révérend chrétien, il est reconnu coupable, grâce à l’intervention du Bābā, d’avoir faussement accusé un Musulman d’agression sur la personne de sa femme. Mais quand l’évêque entreprend de le traîner en justice, le Bābā obtient qu’il soit pardonné. Ainsi, le contraste avec le premier groupe de chapitres, où les personnages religieux restaient enfoncés dans leur vilenie, est évident : le Bābā charismatique convertit à la vraie religion trois hommes de foi potentiellement dangereux en s’adressant à eux comme de l’intérieur de leur religion, d’une manière analogue à celle de Gurū Nānak28.

23

I.2-4, pp. 2-6. Le narrateur révèle ensuite que le faiseur de miracles était en fait un Ṭhagg d’Inde centrale, descendant de Ṭhagg arraché par Gurū Nānak à une vie de péché (pp. 5-6). – Il s’agit là d’une allusion à un épisode des Janam-sākhī intitulé Ṭhagg dans la Purātan Janam-sākhī (n° 13, pp. 51-53), que Bhāī Vīr Siṅgh connaissait très bien puisqu’il devait en éditer le texte en 1926 (sur la Purātan Janam-sākhī, voir McLeod 1980 : 22-30). Dans cet épisode, un certain Šaix

musulmans, mais en fait pour les attirer et les jeter ensuite au fond d’un puit. Quand Nānak et son barde Mardānā arrivent sse à implorer le pardon du Gurū, qui lui est accordé à condition qu’il restitue les biens qu’il a dérobés. – Kāhn Siṅgh Nābhā dit,

: 145). 24

I.4, pp. 6-8. 25

I.5, pp. 8-9. – représente le persan Ġulām-i Fāṯima (« esclave de Fāṯima de ‘Alī).

26

Subhāg signifie « la bienheureuse » (étymologiquement « [qui a reçu] une bonne part »). 27

Saif Dīn représente l’ar.-pers. Saif al-Dīn « l’épée de la religion ». 28

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Le changement des cœurs

Alors que dans tous ces chapitres le Bābā transforme l’identité de ses interlocuteurs dans un contexte de controverses religieuses typiquement indien, même lorsqu’il s’agit du christianisme, il s’attache, dans une autre section du livre, à changer en profondeur le cœur, la vision du monde et l’éthique de deux personnages occidentalisés. Cette partie de Bābā Naudh Siṅgh consiste surtout en conversations entre d’une part le Bābā, Subhāg et un pieux médecin sikh, et d’autre part Mādho Dās, un avocat hindou alcoolique et son épouse. Ces derniers sont recueillis par le Bābā après un accident de voiture dans lequel ils pont tué un enfant du village et ont eux-mêmes été sérieusement blessés. L’avocat, devenu athée pendant son long séjour en Angleterre, est convaincu que « l’intérêt personnel est le vrai principe » (p. 70). Mais progressivement, en prêchant les fondements du sikhisme et en récitant des passages de l’Ādi Granth, le Bābā provoque chez l’avocat et son épouse un changement de cœur, au point qu’ils finissent par devenir de « vrais » Sikhs, croyant à la vertu salvatrice du désintéressement et de l’amour, convaincus de l’importance primordiale de la vie intérieure et prêts à adopter le mode de vie sikh dans toute sa simplicité. L’avocat renonce aussi à la boisson, et son épouse et lui ont finalement une vision extatique en écoutant un dernier sermon de Bābā Naudh Siṅgh 29.

À plusieurs reprises, l’avocat exprime son étonnement devant le savoir du Bābā, devant sa sagesse et son art de convaincre30. Quand il demande à Bābā Naudh Siṅgh comment il est est parvenu à une telle clarté de conscience, son interlocuteur lui répond qu’il a profité de l’enseignement d’une personne qu’il appelle un « maître » (pers. ustād) et un « homme éminent » ( , skr. )31. C’est là l’indication que le Bābā, tout particulièrement dans son éducation de Subhāg, est le continuateur d’une tradition. Et sa jeune disciple a hérité de son charisme. En témoigne la façon dont elle aide à l’épouse du médecin à surmonter sa détresse et sa souffrance lors de la mort de son frère, lui même sikh et médecin, dans une bataille de la première guerre mondiale32. À ce point, Bhāī Vīr Siṅgh recourt à une technique littéraire qui lui est chère, celle de l’histoire dans une histoire. Subhāg lit à l’épouse du médecin une histoire sikh édifiante parue comme feuilleton dans un journal. Le récit, intitulé (« Sept nuits terribles ») raconte comment la belle-mère de Gurū Gobind est successivement endeuillée par la perte de son mari, par celle de sa fille, par la destruction d’Anandpur et le massacre des combattants sikhs héroïques, par le meurtre des deux fils aînés du Gurū, par celui de ses deux fils cadets et, finalement, par celui de Gobind Siṅgh lui-même. Chaque fois, ce sont la méditation et, plus encore, la participation à une congrégation religieuse (satisaṅgat) et le chant d’hymnes collectif (kīrtan) qui l’aident à surmonter sa peine et lui permettent d’accéder à la

29

I.22, pp. 156-159. 30

Ainsi en I.22, p. 152 : « Dans quel faculté as-tu étudié ? Je reste étonné par tes propos. » 31

I.22, p. 153. 32

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béatitude33. Par cette lecture et ses commentaires inspirés, Subhāg parvient à illuminer le cœur de l’épouse du médecin, qui la remercie, m’embrasse et lui déclare : « J’étais morte et tu m’as ressuscitée » (p. 128).

La gestion du village

L’identité des individus étant aussi sociale et liée à leur lieu de vie34, l’activité réformatrice du Bābā s’étend aux problèmes sociaux et matériels du village. Concernant la vie sociale, le premier souci du Bābā est celui de la concorde intercommunautaire, dont il a fait en quelque sorte la loi fondamentale du lieu. Mais en tant que chef temporel35, Bābā Naudh Siṅgh a pris aussi des mesures pour favoriser les bonnes relations entre les habitants et pour les inciter à mener une vie plus saine : ainsi, la corruption est farouchement combattue36 et personne ne boit d’alcool au village.

Vie saine, hygiène et pureté de la nourriture sont en fait des préoccupations constantes du Bābā, comme le montrent bien ses conversations avec l’avocat, une fois que ce dernier, remis de ses blessures, peut se promener aux alentours du village37. Bābā Naudh Siṅgh oppose la simplicité et la salubrité de la vie rurale à la pollution et au manque d’hygiène qui règnent dans les villes. Il s’en prend durement aux malversations telles que l’altération des aliments et que les habitudes occidentales, comme celle de boire du thé, introduite dans les villages du Panjab par d’anciens soldats38, ou du soda. À propos de ce dernier, le Bābā raconte à l’avocat comment une fois, son épouse et lui avaient si soif pendant un voyage en train qu’ils songèrent à boire du soda. Mais ils y renoncèrent en observant, avec un profond dégoût, que le vendeur de soda portait des habit maculés et avait les mains sales, et qu’il servait le soda dans le même verre à un homme bien né (sāhib-jī) et un l’homme de peu (lālā-jī), aux personnes éduquées (bābū) et aux malades39. Selon le Bābā, parce que les Panjabis ont déviés de leur saine alimentation à base de blé et de produits laitiers, il se sont affaiblis physiquement : « Comme ça, j’ai l’air costaud, dit-il, mais je suis plus petit que mon père40. » C’est pourquoi le Bābā loue avec

33

I.9, pp. 101-128. 34

Voir à ce sujet Sax 1991 : 71-77 et passim, même s’il y est question d’une région (le Garhwal) et d’une époque (les années 1980) tout autres.

35

La direction temporelle (pers. mīrī) exercée par le Gurū a été institutionnalisée en parallèle avec sa fonction spirituelle (pers. pīrī) par Hargobind, sixième Gurū des Sikhs (1595-1644, Gurū : 1604), qui siégeait en armes sur son trône et fit construire à Amritsar, en face du Temple d’Or (Hari-mandir), l’Akāl Takht, siège du pouvoir temporel.

36 Le chapitre I.7 (pp. 89-95) raconte comment, grâce à l’intervention du Bābā et du médecin, une famille de cultivateurs musulmans retrouve l’accès à l’eau d’irrigation dont elle avait été privée après que des voisins rapaces eurent soudoyés les responsables de l’irrigation. 37 I.20-21, pp. 129-151. 38Cāh dī bīmārī « la maladie du thé » (I.21, p. 149). 39 I.20, p. 135. 40 I.20, p. 140.

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nostalgie le bon vieux temps. Il propose aussi des solutions pour parvenir à une vie plus simple et plus sincèrement religieuse :

Le divin Gurū Nānak, quand il prêchait la vraie religion, enseignait aux gens ces principes :

« Faites votre travail, Partagez-en le fruit Et méditez sur le nom »41.

Bābā Naudh Siṅgh lui-même n’agit pas différemment, offrant à ses coreligionnaires le modèle d’une identité renouvelée, « purifiée » : il peine à la tâche, aide les autres de toutes sortes de façons et médite régulièrement sur le nom, répétant : « Vāhigurū » (« Gloire au Gurū ! »), nom par lequel les Sikhs invoquent Dieu42.

Le retour aux sources : Bābā Naudh Siṅgh et les Janam-sākhī

Par ce choix de la vie dans le monde, du travail et du service, par cette pratique personnelle et intérieure de la religion tout comme par ses prêches et ses triomphes dans les controverses religieuses, Bābā Naudh Siṅgh évoque fortement le Nānak des Janam-sākhī, lui-même régulièrement appelé Bābā dans ces textes, avec lesquels la fiction de Bhāī Vīr Siṅgh entretient de frappants parallèles en termes de visée et de fonction.

Visée et fonction

Comme les hagiographies des traditions soufies et bhaktiques, les Janam-sākhī se proposent, comme l’a montré McLeod en distinguant visée et fonction, de mettre auditeurs et lecteurs sur le

41

Kirat karnī, vaṇḍ chakṇā te nām japṇā (I.20, p. 139). La formule, considérée par les Sikhs comme leur devise, apparaît à plusieurs reprises dans les discours de Bābā Naudh Siṅgh. Le passage de l’Ādi Granth auquel elle renvoie est un couplet isolé (salok) de Gurū Nānak inséré dans un hymne en rāg Saraṅg de Gurū Rām Dās (1534-1581, Gurū : 1574) : « Celui qui mange grâce à ce que lui a rapporté un dur labeur et donne en partage une partie de sa nourriture, ô Nānak, celui-là connaît la voie » (Ādi Granth, p. 1245). Ce salok sert d’épigraphe au huitième chapitre de Bābā Naudh Siṅgh (pp. 20-24), celui où Subhāg, adoptée par Bābā Naudh Siṅgh et son épouse, découvre le bonheur qu’apportent travail et la méditation sur le nom divin, pratique religieuse fondamentale des Sikhs (voir McLeod 1976 : 214-219).

42

L’expression se trouve déjà dans l’Ādi Granth, mais seulement dans les panégyriques écrits par les bardes en louange aux cinq premiers Gurū (voir par exemple Savāīe Mahale Cauthe ke 4, Jholanā 1.6, p. 1402). Elle est commune dans les Janam-sākhī, où on la voit utilisée, comme aujourd’hui encore, pour la méditation sur le Nom.

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chemin du salut43. Dans le contexte du « néo-sikhisme » de la fin du 19e et du début du 20e siècle, Bābā Naudh Siṅgh vise un objectif similaire, présentant certains des traits distinctifs qui caractérisent la voie du salut dans les Janam-sākhī. Ainsi les discours du Bābā et de ses disciples – son épouse, le médecin et Subhāg – insistent-ils fortement sur les principes fondamentaux du sikhisme que sont la soumission à l’ordre divin, la méditation sur le nom, la participation aux congrégations de fidèles (satisaṅgat) et le chant d’hymnes en commun (kīrtan). Ces deux dernières pratiques, sur lesquelles insistent tant les

Janam-sākhī, sont présentes à trois niveaux dans Bābā Naudh Siṅgh 44 d’une part, le personnage principal et ses proches s’y adonnent régulièrement ; d’autre part, il en va de même pour un eprsonage appartenant à une histoire dans l’histoire comme la belle-mère de Gurū Gobind dans « Les Sept terribles nuits » ; enfin, le narrateur lui-même, à sa façon, récite la gurbāṇī45 en la citant dans l’épigraphe de plusieurs chapitres de son ouvrage.

Deux autres caractéristiques de la voie du salut dans les Janam-sākhī ont une grande importance dans Bābā Naudh Siṅgh : l’enseignement et le darśan au sens de « vision » salutaire du Gurū46. Cette vision, dans le livre de Bhāī Vīr Siṅgh, est de trois sortes. Au niveau le plus évident, la seule vue du Bābā a par elle-même un effet puissant. Tel est par exemple le cas lorsque Bābā Naudh Siṅgh rejoint les Musulmans du village rassemblés autour du « vénérable » Saif Dīn qui incite à la division communaliste. Voyant le Bābā tout rayonnant d’amour, les présents s’exclament : « Le Bābā est venu, le Bābā est venu ! », leurs visages s’illuminent et ils invitent l’arrivant à s’asseoir parmi eux. Le prédicateur lui-même est ébranlé et change aussitôt de sujet47. Une vision plus mystérieuse a lieu quand le beau jeune ermite sikh sauve Jamnā de la noyade dans la Ravi, la convainc de garder foi en l’humanité et de rejeter doute et égocentrisme, lui offre un livre de prière et la rebaptise Subhāg. La jeune veuve, en l’écoutant, connaît une douce et paisible extase. Quand elle revient à elle, l’ermite a disparu, remplacé par une vieille femme qui l’emmène chez Bābā Naudh Siṅgh 48. Enfin, Bābā Naudh Siṅgh lui-même offre à ses lecteurs une vision de l’éminent Bābā, sur l’identité duquel il sont implicitement invités à modeler la leur.

On est là très proche du but principal des narrateurs des Janam-sākhī : construire une interprétation sotériologique de la vie de Gurū Nānak et un mythe autour de sa personne49. Le récit de Bhāī Vīr Siṅgh propose en effet une interprétation analogue de la vie du Bābā. Ce personnage peut

43

Sur cette distinction à propos des Janam-sākhī, voir McLeod 1980 : 137-147, qui renvoie à Merton 1957 pour une définition et une discussion du concept de fonction (« function », rôle réellement joué) en opposition à celui de visée (« purpose », intention consciente d’un auteur).

44 On retrouve la même insistance dans Rāṅā Sūrat Siṅgh (voir Matringe 1996b). 45 Gurbāṇī

, litt. « la parole des Gurū », renvoie stricto sensu aux compositions des Gurū sikhs. Toutefois le terme est couramment utilisé pour désigner tout texte de l’Ādi Granth.

46

Pour les Janam-sākhī, voir McLeod 1980 : 241. 47 I.10, p. 29. 48 I.7, pp. 11-20. 49 Voir McLeod 1980 : 243.

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être lu comme une tentative pour créer un mythe nouveau pour un nouvel âge : celui d’un guide charismatique, capable d’une part de tirer d’un sikhisme prétendument pur et originel des solutions à tous les problèmes de la vie contemporaine, et d’autre part d’offrir un modèle d’engagement social dévoué, de profonde religiosité et de mode de vie sikh idéal (travail, partage, méditation).

En termes de fonction, des textes comme Bābā Naudh Siṅgh jouèrent au sein de l’élite sikhe sensible aux idées du Tat Khālsā le rôle d’un facteur de cohésion, comme en leur temps les Janam-sākhī en offrant aux Sikhs comme point d’ancrage de leur loyauté le mythe du premier maître de leur « communauté ». Dans le contexte du mouvement réformiste de la Siṅgh Sabhā, Bābā Naudh Siṅgh et

Rāṇā Sūrat Siṅgh comptèrent parmi les ouvrages les plus diffusés et qui, à la différence de brûlots négatifs comme le fameux Ham hindū nahīṃ « Nous ne sommes pas hindous » de Kāhn Siṅgh Nabhā50, contribuèrent efficacement à imposer le modèle positif d’une nouvelle identité sikhe51.

Structure

Présentant de fortes analogies en termes de visée et de fonction, Bābā Naudh Siṅgh et les

Janam-sākhī partagent aussi des caractéristiques structurelles, qu’il s’agisse de tout le texte ou de ses épisodes. Concernant leur architecture globale, les Janam-sākhī peuvent donner à première vue l’impression d’un corpus étonnamment foisonnant. Mais à y regarder de plus près, il apparaît que les diverses traditions dites Bālā, Purātan, Ādi-sākhī, Mihrbān, Gyān-ratnāvalī et Mahimā Prakāś puisent à un même répertoire d’épisodes dans lesquels se mêlent anecdotes et discours52. Concernant la composition, une tradition de Janam-sākhī est fondamentalement une façon particulière d’assembler entre eux les épisodes ou les groupes d’épisodes. Dans tous les cas, la structure d’ensemble est très lâche : on passe d’un épisode à l’autre sans transition, ou avec des formules comme : Sākhī sampūran hoī. Sākhī hor calī « une histoire est finie. Voici une autre histoire. »

Initialement publié en feuilleton dans un magazine, Bābā Naudh Siṅgh présente les même caractéristiques. D’une part, on l’a vu, le récit consiste en une succession d’épisodes et de groupes d’épisodes reliés les uns aux autres de façon plutôt lâche. D’autre part, et conséquemment, il n’y a guère dans l’œuvre d’intrigue à proprement parler, mais bien plutôt, comme dans les Janam-sākhī, une succession d’anecdotes et de discours.

L’analogie strucutrelle est la même pour les plus petites unités du récit, qu’il s’agisse du schème narratif typique de chaque épisode ou de la création de contextes pour de la .

Dans un épisode standard des Janam-sākhī, Gurū Nānak arrive quelque part, se trouve confronté aux fidèles d’une autre religion et, par ses discours et sa poésie, les convainc de la

50

Nabhā 1899. Sur le rôle de ce texte, voir Jones 1973. 51

Voir Matringe 1996b : 60. 52

La synopsis donnée par McLeod 1976 : 73-76 donne une bonne idée des relations qu’entretiennent entre elles ces diverses traditions.

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supériorité de voie sikhe d’accès au salut et de la nécessité de s’en faire les apôtres. Or comme on l’a vu, la séquence qui fait se succéder confrontation, prédication et conversion est caractéristique aussi de Bābā Naudh Siṅgh. Semblablement, la perfection du Bābā et son charisme jouent dans le récit de Bhāī Vīr Siṅgh le même rôle structurel que les miracles par lesquels sont assez souvent opérées les conversions dans les Janam-sākhī. Mais alors que dans le Janam-sākhī, Nānak voyage pour propager ce qui à l’époque de ces hagiographies était devenu, d’une forme de la bhakti dite nirguṇa des Sant, une nouvelle religion, dans Bābā Naudh Siṅgh on vient au village du Bābā. Il en résulte un fort contraste entre d’une part une jeune religion conquérante, et d’autre part, un îlot de vie personnelle, sociale et religieuse idéale, résistant avec succès aux agressions, et où les ennemis deviennent des alliés grâce au charisme du Bābā. On peut être tenté de rapporter cette différence au fait que, d’une part, pour les intellectuels de la Siṅgh Sabhā, le traitement de faveur dont jouissaient les Sikhs dans la

pax britannica avant la première guerre mondiale leur offrait de bonnes conditions pour purifier et revivifier leur religion, tandis que, d’autre part, ils étaient conscients de la menace que faisait peser les progrès de la modernité occidentale.

Outre ces analogies de composition et de structure des épisodes, Bābā Naudh Siṅgh présente un autre trait commun avec les Janam-sākhī. Ces dernières se caractérisent en effet par l’invention de contextes de création pour les hymnes de Nānak et parfois même, de manière anachronique, pour des poèmes de ses successeurs. La rencontre avec Kaliyug est un exemple commun à toutes les traditions de Janam-sākhī.53 Dans la Purātan Janam-sākhī éditée par Bhāī Vīr Siṅgh 54, après avoir soumis les magiciennes et leur reine Nūr Śāh qui régnaient sur le pays de Kāvarū, Gurū Nānak et son fidèle barde Mardānā se reposent dans la jungle. Sur ordre de Dieu, au milieu de phénomènes naturels qui terrifient Mardānā, apparaît Kaliyug, sous la forme d’un démon géant. Mais au fur et à mesure qu’il s’approche de Nānak, il se trouve réduit à la taille d’un humain. Saluant respectueusement le Gurū, il lui dit :

– Accepte quelque chose de moi (…).

– Qu’as-tu à m’offrir, demanda alors Gurū Bābā.

– Ce que tu voudras, répondit Kaliyug. Si tu le demandes, je te construirai un palais fait de perles et constellé de rubis (…).

« Le Gurū chanta alors un hymne en rāg Srī :

Si un palais se dressait fait de perles et constellé de joyaux, Délicieusement oint de musc, de safran, d’aloès et de santal,

Puissé-je, en le voyant, ne pas sombrer dans l’oubli de tout et ne pas faillir à me remémorer Ton Nom !

53

Dans les Janam-sākhī, Kaliyug incarne la dégénérescence complète propre à l’ère ultime d’un cycle cosmique. Il y est représenté comme un être malfaisant vivant à Jagannāth-purī, finalement converti par Nānak au sikhisme.

54Sākhī

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Sans Dieu, que mon âme soit brûlée et consumée ! »

Me tournant vers mon Gurū55, je vis qu’il n’était pas d’autre séjour pour moi 56.

Entendant cela, Kaliya surenchérit, jusqu’à proposer tout son royaume ; mais chaque fois, Nānak refuse. Kaliyug demande finalement au Gurū ce qu’il veut, et Nānak lui répond qu’il souhaite seulement obtenir la sécurité pour ses Sikhs, en récompense de quoi le démon obtiendrait le salut. Kaliyug acquiesce au vœu du Gurū et tombe à ses pieds.

Un processus analogue s’observe dans Bābā Naudh Siṅgh, et il y est même un passage où un autre contexte est inventé pour citer l’hymne de Nānak cité ci-dessus. L’épisode en question, déjà mentionné plus haut, est celui du Musulman arrêté pour avoir été mensongèrement accusé par un pasteur d’agression sur la personne de son épouse. Le Bābā se rend chez l’évêque57 pour obtenir son intervention. Le dignitaire accepte et, après avoir écrit une lettre à la police, entraîne le Bābā dans son salon. En y pénétrant, le Bābā oublia sa fatigue. La pièce était fraîche, les murs d’un doux bleu satiné, il y avait là de belles statues, d’étonnants rideaux aux portes, des chaises européennes, des tapis iraniens sur le sol : c’était une image du paradis. À voir ce lieu, on ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait un paradis sur terre. Combien d’actes méritoires avaient valu tout cela à cet homme ? Mais le Bābā changea bientôt de disposition et entreprit une récitation intérieure :

« Si un palais se dressait fait de perles et constellé de joyaux, (…)58. »

Grâce à l’interv

village et le mensonge du pasteur est découvert. Mais le Bābā obtient qu’il soit pardonné. Ainsi, un contexte typiquement moderne a été imaginé pour citer l’hymne même auquel l’épisode de Kaliyug dans les Janam-sākhī invente une contexte de création. Mais tandis que lorsqu’il est chanté par le Gurū poète l’hymne en question a un effet immédiat sur son interlocuteur, quand il est remémoré par un personnage du vingtième siècle, il l’aide à rester fidèle à sa religion.

Comparer ainsi un épisode de Bābā Naudh Siṅgh avec une sākhī traditionnelle contribue à révéler une autre visée du récit de Bhāī Vīr Siṅgh. De même que les Janam-sākhī recouraient à l’invention de contextes pour contribuer à l’explication du contenu des hymnes de Nānak, créer pour eux de nouveaux contextes et les mettre dans la bouche ou l’esprit d’un porte-parole engagé dans la réforme sociale et religieuse contribue à affirmer en même temps leur pertinence présente et leur valeur éternelle.

55

C’est-à-dire vers Dieu.

56Rāgu sirīrāgu Mahalā pahilā 1 gharu 1, Ādi Granth , p. 14. 57Aṅgrez pādrī sāhab

, seul personnage britannique du récit ! 58

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Identité sikhe et Histoire

De telles analogies posent la question des situation historiques respectives des Janam-sākhī et de Bābā Naudh Siṅgh. La grande époque des Janam-sākhī, entre la fin du 16e et la fin du 18e siècle, est celle où des changements, liés notamment à la diffusion du sikhisme, transformèrent son état premier de communauté mystique assez peu organisée. La nécessité d’une organisation temporelle plus forte et l’absorption dans la communauté de plus en plus de fidèles d’origine sociale diverse engendrèrent le besoin de nouveaux facteurs de cohésion, au nombre desquels figurent, on l’a vu, les Janam-sākhī.

Mais la prééminence accordée au mythe de Gurū Nānak, dans des circonstances historiques de plus en plus marquées par les conflits armés, céda graduellement le pas à l’autre pôle charismatique du sikhisme : la figure militante de Gurū Gobind. C’est ainsi qu’au temps de la conquête du Panjab par les Sikhs dans la seconde moitié du 18e siècle, comme le besoin se faisait sentir dans la communauté d’un code de conduite plus adapté, se développèrent au dépens de la popularité des Janam-sākhī deux nouvelles branches de la littérature religieuse des Sikhs : les Rahit-nāmā, « manuels de code », qui codifiaient les nouvelles normes de comportement, et les Gur-bilās, « plaisir du Gurū », qui chantent les hauts faits guerriers de Gurū Hargobind et Gurū Gobind59. Toutes deux manifestent un tournant radical vers une forme de prédominance de la mythologie de Gurū Gobind dans le sikhisme.

En un sens, l’histoire du Panth peut être vue comme une oscillation entre ces pôles. Et après la chute du royaume sikh du Panjab, dans le contexte de la pax britannica et de la présence chrétienne, quand des œuvres missionnaires comme les hāṇ , « histoires de la Bible », proposaient une image forte et attirante de Jésus60, le besoin se fit sentir dans les cercles intellectuels sikhs de revivifier l’image charismatique de Gurū Nānak. Ce fut l’un des objectifs que s’assignèrent les membres du Tat Khālsā et, à travers eux, les Siṅgh Sabhā. Bābā Naudh Siṅgh fut, malgré ce qui peut apparaître comme des défauts rédhibitoires à un lecteur européen d’aujourd’hui, la contribution littéraire majeure à cette fin. Quant à l’image de Gurū Gobind, elle resta bien sûr présente, mais désormais plus à l’arrière-plan et liée à la reconstruction de l’histoire sikhe par les Sabhāites et à leurs efforts pour codifier une nouvelle identité sikhe61. Semblablement, dans Bābā Naudh Siṅgh, il est parfois fait allusion à Gurū Gobind, mais comme à distance – dans l’histoire des « Sept terribles nuits » par exemple – ou en passant. Ainsi, quand le Bābā, se remémorant avec nostalgie le bon vieux temps, se réfère à la parole fameuse de Nānak : « Faites votre travail… », il ajoute que Gurū Gobind

59

Sur cette évolution, voir McLeod 1989a : 98-101, et 1989b : 23-61. 60

Voir Matringe 1985 : 428. 61

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institua le Khālsā « de façon à ce que chacun pût prêter attention d’une part à la création divine et d’autre part à l’action juste62.

Un récit exemplaire

Replacer Bābā Naudh Siṅgh dans le contexte idéologique où il fut écrit permet ainsi de mieux comprendre sa proximité sémantique et structurelle avec les Janam-sākhī ainsi que la signification historique de la reviviscence du mythe de Gurū Nānak. Il reste toutefois à explorer la relation entre la visée du livre et sa forme.

Il est impossible d’appeler Bābā Naudh Siṅgh un roman au sens que l’on a donné à ce mot du 19e au milieu du 20e siècle : il n’est pas fondé sur une esthétique de la plausibilité et ne raconte pas l’histoire de personnages donnés comme « réels » et « vivant » dans un monde correspondant, au moins virtuellement, à celui de l’expérience quotidienne du lecteur63. Sa structure est si lâche, ses personnages si stéréotypés et son intrigue si mince que le livre ne peut être qualifié non plus de roman à thèse, au sens d’une fiction combinant une histoire narration captivante et démonstration, art du récit et doctrine, et recourant à la fiction pour chercher à imposer une « vérité » particulière et peut-être aussi une façon de vivre spécifique64

En fait, avec Bābā Naudh Siṅgh, on est structurellement et fonctionnellement bien plus proches de récits exemplaires comme les Janam-sākhī ou même les exempla de l’Europe médiévale, qui les unes et les autres utilisaient des histoires préexistantes en vue de leur seule interprétation65. Ainsi, dans plusieurs épisodes de Bābā Naudh Siṅgh, une histoire est racontée et interprétée, et il s’ensuit, de façon explicite ou implicite, une injonction. À ces niveaux narratif, interprétatif et pragmatique correspondent des formes discursives appropriées : narrative pour la fable (ex. : l’Ārya Samājī insulte les Gurū sikhs, blessant ses auditeurs sans pour autant les convaincre), interprétative quand un commentaire donne le sens de l’histoire (l’Ārya Samājī a échoué parce que la haine était au fondement de son sermon) et pragmatique quand une règle d’action s’impose à partir de cette interprétation (« prêchez une religion d’amour, et faites-le avant tout par votre comportement »). Parfois, l’interprétation et l’injonction peuvent manquer, comme au chapitre trois quand Jamnā suit le faiseur de miracles ou au chapitre cinq quand elle est de force convertie à l’islam et sur le point d’être mariée au maulvī. Mais l’histoire est chaque fois si « exemplaire » qu’elles vont sans dire.

62 I.20 : 139.

63 La production critique concernant le roman « réaliste » est très abondante. Voir par exemple Communications 11 (1968) [« Le Vraisemblable »], Poétique 16 (1973) [« Le Discours réaliste »], Barthes 1970a, et aussi Auerbach 1969, Decottignies 1969 et Mitterrand 1980.

64

Sur le roman à thèse, voir Rubin-Suleiman 1983. 65

Pour une présentation historique concise de l’exemplum médiéval, voir Mosher 1911 ; pour une étude de détail du genre, voir Welter 1927 ; pour des approches modernes, voir Barthes 1970b, Zumthor 1972 et, sur un sujet voisin, Chabrol et Marin 1974.

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Une fois que Jamnā est devenue Subhāg et vit au village, la plupart des injonctions sont effectivement énoncées par le Bābā et tirent leur efficace de son charisme : « gardez le village propre », « ne soyez pas égocentriques », « travaillez, partagez et méditez sur le nom », « participez aux satisaṅgat », etc. Mais derrière le dialogue entre le personnage principal et ses interlocuteurs s’en cache un autre, entre le narrateur (qui ne fait qu’un, ici, avec l’auteur) et le lecteur (le narrataire extradiégétique) qui, comme toujours dans un récit exemplaire, est censé bien au fait de la doctrine prêchée. Ainsi, en mettant en scène le Bābā, le narrateur manifeste son projet de changer le cœur du lecteur et ses actions. Écrivant un récit exemplaire à propos d’un personnage charismatique, il exerce son propre charisme, se servant comme d’outils de sa compétence doctrinale, de son talent littéraire et de son prodigieux sens de la langue. Ce dernier aspect mériterait une étude particulière, qui n’est pas de mise ici. On se contentera de dire que Bābā Naudh Siṅgh est le premier récit panjabi moderne en prose de cette ampleur. Avec ce récit, Bhāī Vīr Siṅgh, après de premières tentatives dans sa trilogie « historique »66, a apporté une contribution majeure à la création d’un idiome littéraire fondé sur le parler dit mājhī, « central », de Lahore et Amritsar, proche de la langue parlée67, avec son lot de vocables arabo-persans, d’une remarquable souplesse syntaxique et d’une grande richesse lexicale. C’est cet idiome qui, grâce aux efforts de Bhāī Vīr Siṅgh et de ses émules, a donné naissance au panjabi contemporain standard, langue de l’école, des media, de la littérature et du cinéma au Panjab indien.

Dans ce type de relations avec son lecteur, Bhāī Vīr Siṅgh suivait l’exemple des narrateurs des

Janam-sākhī, produisant avec Bābā Naudh Siṅgh le dernier chef-d’œuvre panjabi de la traditions des anecdotes religieuses didactiques qui connut une durable fortune au Panjab comme en d’autres régions de l’Inde. Mais dans le contexte de la présence coloniale, des controverses religieuses qui faisaient rage à l’époque et de l’impact grandissant de la littérature européenne sur les attentes de l’élite panjabie éduquée, il opéra aussi une transformation radicale de ce genre traditionnel, inventant une nouvelle langue littéraire et imaginant des situations contemporaines et un héros moderne, doué d’un charisme analogue à celui de Gurū Nānak, mais l’utilisant pour affronter des problèmes sociaux et religieux typique de son temps. Comme Rāṇā Sūrat Siṅgh dans le domaine de la poésie, Bābā Naudh Siṅgh est un phénomène à part dans l’histoire de la littérature panjabie, une sorte de classique à la fois post-traditionnel et pré-moderne, un tardif et complexe exemplum, qui apporta une contribution littéraire unique à l’effort durable et finalement réussi de la Siṅgh Sabhā pour faire prévaloir une nouvelle identité sikhe.

66

Voir Matringe 1985 : 429. 67

Concernant les narrateurs des Janam-sākhī, ils avaient adopté une langue littéraire populaire consistant en une khaṛī bolī mêlée de panjabi. La khaṛī bolī était depuis longetmps déjà courante dans le Panjab et plus proche du panjabi que la utilisée, par exemple, dans de le Dasam Granth, second livre sacré des Sikhs dont la tradition attribue la compilation à Gurū Gobind (voir McGregor 1984 : 140-141, 213, et McLeod 1989a : 89-92).

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