P E D A G O G I E
D ' A U T R E F O I S
UNE THÉORIE DE L'ÉQUILIBRE DU LEVIER
D ' A P R È S L E
"TRAITÉ DE MÉCANIQUE' D'OZANAM
en
Il n'y a rien de si simple que les principes de la Mécanique, la pre-mière de toutes ces machines c'est
un Levier, c'est-à-dire un simple
bâton, on n'a qu'à appliquer ce
bâton aux masses les plus pesantes,
et luy donner en quelque endroit
ménagé une Puissance quelque
fai-ble qu'elle soit, et avec cette faible Puissance il ébranle toute la masse, et la fait monter malgré, toute sa résistance...
(Préface.) L'auteur étudie en premier lieu les machines simples et composés, qui sont, dit-il, au nombre de six : Sçavoir la Balance, le Levier, la Poulie, la Rouë avec son Aissieu, le Coin et la Vis.
Il étudie donc la balance et expose ses pro-priétés sous forme de théorèmes appuyés sur dix longues définitions, six suppositions (dont quelques-unes ont subsisté jusqu'à nos jours, presque litté-ralement, dans nos livres de physique), et neuf axiomes. Professeur de mathématiques, il ne conçoit la mécanique que comme une branche de celle-ci et ne f a i t appel à l'expérience que lorsqu'il y est contraint et forcé (par exemple lorsqu'il étudie la chute des corps). Il exprime alors des regrets de
n'avoir que la seule expérience pour rendre raison de (telle propriété).
Laissons pour l'instant de côté les réflexions que nous inspirent ces conceptions, et examinons par quel détour ingénieux ce mathématicien qui voudrait ne rien devoir à l'expérience explique à son lecteur l'équilibre de la balance à bras inégaux, c'est-à-dire du levier. Son raisonnement est f o r t intéressant et plein d'enseignement.
Le théorème qui f a i t l'objet de la proposition I s'énonce ainsi :
Si deux Poids attachez aux extrémitez d'une
Balance horizontale sont entre eux réciproquement
comme leurs distances du point fixe, ils seront en équilibre.
Transcrivons tout d'abord les axiomes et les défi-nitions sur lesquels s'appuie la démonstration :
A X I O M E 1. — Le centre de gravité est un point indivisible, c'est-à-dire qu'un corps pesant ne peut pas avoir deux centres de gravité différens... ; aux corps pesans réguliers et homogènes, le Centre de pesanteur est le même que le centre de grandeur.
A X I O M E 3 . — La pesanteur d'un corps homogène
est également distribuée dans toutes ses parties, et si cette pesanteur était réduite au Centre de
gra-vité de ce corps, elle le mouvroit encore comme
elle le mouvroit auparavant, car c'est le Centre de gravité qui règle tout... etc.
A X I O M E 9 . — Le Poids ou la Puissance qui pousse
ou tire un certain point de sa ligne de direction, pousse ou tire de la même façon les autres points qui sont dans la même ligne de direction. (Suit un exemple appliqué à une figure.)
D'où il suit qu'on ne changera point l'effet de la Puissance, si au lieu de la placer en E, on la place en F, ou en quelqu'autre point de la même ligne de direction E B.
D É F I N I T I O N 6 . — Le Centre de pesanteur, ou le
Centre de gravité d'un corps pesant, est un point par lequel le corps étant soutenu, toutes les parties du corps qui sont autour de ce point se contre-balancent les unes les autres, et s'empêchent réci-proquement de décendre, de sorte que, quelque situa-tion que l'on donne à ce corps, il ne panche pas plus d'un côté que d'autre, et demeure toujours en cette situation.
Il est évident... que ce Centre de. pesanteur en un Corps pesant régulier et homogène est le même que son « Centre de grandeur » qui est un point de ce corps autant qu'il est possible également éloigné des extrémitez. (Suivent les considérations sur les corps homogènes et les corps hétérogènes, les corps liquides et les corps fluides... etc.)
La démonstration est ensuite exposée en trois temps :
lro T R A I T E ' CE M'ECANX^HE , LiV. 1»
g n é , parce qu'on n'attribue aucune pefànteur à là
Corde AD , qui le foûtienf.
Il s'enfuit encore qu'une Puiflancé qûi s'applique
à Angles obliques, a moins de force que celle qui
s'applique à Angles droits,
qui par confequent
eft plus éloignée du Point fixe , ce qui augmente fa
force, comme il eft évident, par Prof. i . de la
Ba-lance j dont nous allons parler dans le Livre fuivant»
c^u f ^ . rtu c^t o u c\. r i j r^i
NU . NVJ V V NV " V * V * V " V . " V * V "V*
L
I
V
R
E
P R E M I E R ,
D E S M A C H I N E S
S I M P L E S
E T
C O M P O S E E S .
O
N appelle Machine tout ce à l'aide de quoy
on peut procurer, ou empêcher le Mouvez
ment : Se Machine fmple cc que proprement on
ap-pelle Organe, ou InftrUmerlt, celle qui eft com-*
pofee d'une feule pièce , comme le Levier.
On compte ordinairement fix Machines fitoples*
fijavoir la Balance, le Levier, la Poulie, la Roué
aOecfon Aijfieu, kCoin, Se la Vis, d o n t n o u s
al-lons traiter par ordre dans les Chapitres fuivans.
C H A P I T R E I.
- ï)e U Balance.
L
A Balance eft Une Verge droite inflexible , &
faas pelanteur, mobile autour d'un Point fixe,
D E S MA CHINES SIMJPI ET COMP. C H A P . I . 2 1
il chargée de part Se d'autre à l'égard dece'Point
fixe d'un ou. de plufieurs Poids , qui luy font
atta-chez parleurs propres Centres de Gravité.
On dit qu'une Balance eft. Horiz,ontah> quand
elle eft parallèle à l'Horizon :. Se Inclinée quand ellç
penche plus d'un côté que d'autre vers l'Horizon,
Le Point fixe divife la Ealaftce en. deux parties ,
qu'on appelle Bras de la Balance, lefquels font
en-jfemble cç qu'on appelle £leau,ou 'joug de la
Ba-lance..
P R O P O S I T I O N h
T H E O R E M E .
Si deux Potds attachez, aux extremitez,
dune,Ba-lance horizontale font entre eux réciproquement
comme leurs difiances du Peint fixe, ils feront en Equilibre..
J
E dis. que fi-des deux extretnitez A, B, de la
Ba-lance horizontale AB >_dônt le Point fixe eft C , il g / f j ^
pend les deux Poids D , E , dont le premier D , foit
au fécond E., réciproquement comme la diftance
BC dé ce fécond, âia diftance^AC du premier , ces
deux Poids D , E , feront en Equilibre autour du
Point C , de forte que ce Point C. fera leur Centre
çojnmun de pefanteur..
P r i p a r A 1 1 o u.
Prolongez le Bras AC de-la Balance-vers G , en
forte que la ligne AG foit égale à l'autre Bras BC ,
8i pareillement le Bras BÇ vers F , en forte que la
ligne BF foit égale à l'autre Bras AC: & alors le Point;
fixe C fera precifément au milieu des deux Points
F s G A c'eft à. dire que les deux parties CF , CG ,
fc-1° Un commentaire du texte du théorème, appli-qué à la figure ;
2" Une préparation ;
3" Une démonstration proprement dite.
C O M M E N T A I R E . — Je dis que si deux extrémitez
A, B, de la balance horizontale AB, dont le Point fixe est C, il pend les deux Poids D, E, dont le premier D, soit au second E, réciproquement comme la distance BC de ce second, à la distance AC du du premier, ces deux Poids D, E, seront en Equi-libre autour du Point C, de sorte que ce point C sera leur centre commun de pesanteur.
P R É P A R A T I O N . — Prolongez le bras AC de la balance vers G, en sorte que la ligne AG soit égale à l'autre bras BC, et pareillement le bras BC vers F, en sorte que la ligne BF soit égale à l'autre bras AC : et alors le Point fixe C sera précisément au milieu des deux Points F, G, c'est-à-dire que les deux parties CF, CG, seront égales entre elles, de sorte que si l'on considère la ligne FG comme un cylindre homogène, le Point fixe C qui est son son centre de grandeur, par Déf. 6, sera son Centre
de pesanteur, par Ax. I. Transposez encore AG
en AH, ou, ce qui est la même chose, BF en BH, parce que si des deux lignes égales AH, BC, on ôte la ligne commune CH, il restera la ligne ' AC, ou BF égale à BH. Ainsi, considérant les deux lignes
GH, FH, comme deux cylindres homogènes, et de
bases égales, jointes au point H, leurs Centres de grandeur A, B, seront ainsi leurs Centres de pesan-teur, par Ax. I.
D É M O N S T R A T I O N . — Parce que, par Supp., le
Poids D est au Poids E comme BC est à AC ou comme AH est à BH, ou comme la double GH, à la double FH, et que (ici référence à un autre
ouvrage du même auteur, sa « Mathématique »)
le cylindre GH est au cylindre FH aussi comme la
longueur GH est à la longueur FH ; ainsi l'on
pourra attribuer au Cylindre GH toute la pesanteur du Poids D, qui pend de son centre de pesanteur A, et au Cylindre FH toute la pesanteur du Poids E, qui pend de son centre de gravité B, ce qui
n'ap-portera aucun changement, par Ax. 3 et 9, et
comme le point C est le centre commun de pesanteur des deux Cylindres GH, FH, ou le seul Centre par-ticulier de gravité du seul cylindre GF, il sera aussi
le Centre commun de pesanteur des deux Poids D,
E, de sorte que ces deux Poids D, E, doivent
demeurer en équilibre autour du Point fixe C. Ce qu'il falloit démontrer.
On peut juger par cet exemple que les péda-gogues de cette époque craignaient toujours de n'en pas dire assez. La tendance actuelle serait plutôt inverse et les démonstrations de plus en plus concises montrent qu'on craint bien plutôt d'en dire trop.
Mais ce n'est pas tout. Le caractère mathéma-tique de l'ouvrage ne serait pas assez net : un corollaire et une scolie viennent f o r t à point compléter le théorème. J e ne les transcrirai pas, car ils occupent à eux deux a u t a n t de pages que 44
le théorème lui-même ; je dirai seulement que le corollaire envisage :
— Le cas où les poids sont égaux et les distances égales ;
— La proportionnalité qui doit exister entre les poids et leurs distances réciproques à l'axe (ce qui vient pourtant d'être démontré) ;
— Le cas où la proportionnalité n'est pas res-pectée, ce qui entraîne comme conséquence que le poids qui se trouve trop loin trébuchera ;
— Le cas où sans changer les distances, on modifie l'un des poids (ce qui revient au cas précédent...).
Quand à la « scolie », elle est en f a i t une réci-proque du théorème, et le disciple d'Euclide ne pouvait se dispenser de l'envisager :
Si deux Poids D, E, sont en équilibre autour du point fixe C, ils seront entre eux en Raison réci-proque de leurs distances BC, AC, parce qu'autre-ment l'un de ces deux poids « trébucherait », sçavoir celuy qui auroit plus grande Raison que l'autre...
Cette raison... n'est pas, on en conviendra, très convaincante. En terminant, l'auteur envisage le cas de la balance inclinée, et f a i t appel aux triangles semblables en même temps qu'à ses axiomes 3 et 9. Tout cela, on le voit, est un étrang e mélange de précision méticuleuse, et de nébulosité surpre-nante, de géométrie euclidienne et de philosophie scolastique. On f a i t appel volontiers à la géométrie et à l'arithmétique, mais on leur préfère le syllo-gisme — ou ce que l'on croit tel. On se résigne à l'expérience, et, quand on ne peut démontrer, on t r a n s f o r m e la propriété en axiome.
Cet exemple montre combien à cette époque l'étude des sciences en général, et de la Mécanique en particulier, pouvait être pénible et même rebu-tante. Mais, plus de deux siècles plus tard, exac-tement en 1899, un ouvrage de mécanique destiné aux candidats bacheliers continuait la tradition, sous une form e p a r f a i t e m e n t rigoureuse cette fois, mais encore plus dénuée de sens pratique : les démons-trations relatives aux forces parallèles n'occupent pas moins de quinze pages, sans une seule expé-rience, sans un seul exemple, sans un calcul numé-rique, sans une application pratique...
Tous ici, lecteurs et collaborateurs de cette Revue, nous sommes de fervents adeptes de la méthode expérimentale. La vieille méthode semble bien morte, et nous prêchons des convaincus. Mais une méthode plus que centenaire ne meurt pas du jour au lendemain et son influence se f a i t encore sentir plus ou moins obscurément ; si l'on révère l'expérience, il arrive qu'on la trouve un peu encom-brante, et la pauvreté de nos laboratoires est un argument contre lequel il est parfois bien difficile de lutter victorieusement... Si bien que la défunte se réveille : il est des morts qu'il f a u t qu'on tue.
R. P R E T ,