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Gnose et philosophie : une étude du Ta'wîl ismaélien d'après le livre des sources d'al-Sijistânî

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(2)

GNOSE ET PHILOSOPIDE: UNE ÉTUDE DUTA 'WÎLISMAÉLIEN

D'APRÈS LELIVRE DES SOURCES D'AL-SUISTÂNÎ

Jean-François Gagnon Institute of Islamic Studies McGill University, Montréal

March 1995

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements of the degree of M.A.

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ISBN

0-612-05386-5

(4)

Résumé

La question directrice de l'étude est la suivante: dans quelle mesure les catégories du

savoir philosophique s'appliquent-ellesà l'ismaélisme original d'Abû YaCqûb al-Sijistânî?

Pour y répondre, l'étude tente decaract~riser laforme de pensée exercée dans le Kitâb

al-YanâbîC, en analysant le texteàla lumièreàèsa théorie des Sources. Celle-ci fournit

deux clés d'interprétation très utiles --le schéma de la tétrade et la doctrine de la Kalimah,

qui autoriseront des comparaisons instructives avec certains aspects des traditions

hermétique et herméneutique. La revue du texte tente de démontrer que l'herméneutique

spirituelle d'al-Sijistânî, bien que foncièrement «gnostique», intègre dans sa démarche

noétique le mode d'expression conceptuelle du savoir philosophique. La possibilité d'une

telle intégration repose sur la fonction de synthèse que remplit le ta'wîl. Les divers

aspects de la fonction de synthèse sont finalement situés dans le cadre de la conception

(5)

Abstract

The study asks the following question: to what degree do the categories of philosophical

knowledge apply to the original work of Abû YaCqûb al-Sijistânî? Inorder to answer

the question, the study tries to characterize al-Sijistânî's thought as expressed in the

Kitâb al-Yanâbfc. The textual analysis emphasizes the l'ole of Sijistânî's theory of Sources and theory ofkalimah,which allow usefui comparisons with aspects of the hermetic

andherrneneutic traditions. The analysis aims at demonstrating that the hermeneutical

thought of al-Sijistânî, although gnostic in character, integrates in its spiritual itinerary

the conceptual expression characteristic of phiiosophical knowledge. The possibility of

such an integration rests on the ta'wîl'sfunction ofsynthesis. The various aspects of the

(6)

Remerciements

Je dois d'abord remercier l'Institut des études islamiques pour l'aide financière reçue au printemps 1993. J'en profite pour souligner l'excellente coopération de la secrétaire administrative de l'Institut, madame Violette Masse. Je tiens égalementàremercier monsieur Paul E. Walker pour avoir aimablement transmis, avant qu'elle ne soit publiée, sa traduction du Livre des Sourcesàmon directeur de thèse, monsieur Hermann Landolt. Je veux finalement remercier ce dernier pour son attention bienveillante et pour ses remarques, qui auront contribûéàaméliorer considérablement la qualité de mon travail.

(7)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé Oi) Abstract Oii) Remerciements (iv) Table des matières (v) Note sur la transcription (vi) Abréviations (vii)

Chapitre un . Introduction (p. 1) L'ISMAÉLlSME PHILOSOPHIQUE ÉTUDES ISMAÉLIENNES

Chapitre deux - La théorie des Sources (p. 13) LE PROBLÈME D'UNITÉ

LA TÉTRADE

LA MÉTAPHYSIQUE DE LAKALlMAH

Chapitre trois - La pensée herméneutique du Livre des Sources (p.29) PHILOSOPHIE ET CONCEPT

LE DISCOURS MÉTAPHYSIQUE UNE NOÉTIQUE INITIATIQUE LA SCIENCE DES LETTRES LA "PENSÉE DES LIMITES» LA PENSÉE ÉNERGÉTIQUE Chapitre quatre· Synthèse (p. 54)

RÉCAPITULATION

LE SCHÉMA HERMÉTIQUE LA fONCTION DE SYNTHÈSE TANZiurAWiL

CLÔTURE

(8)

NOTE SUR LA TRANSCRIPTION DE L'ARABE

Le système de transcription utilisé est le suivant: -al!f initial non exprimé; alif médian et final: '

-autres consonnes: h, t, th,j,!hkh, d, dh,r, z,s, sh,l!,

g,

t.~ c,gh,C,q,k, 1,m, n,h, w,y

-voyelles courtes / longues: a, n,i /â,û, î -diphtongues: ay, aw

-voyelle longue avec tashdîd : îya, ûwa -alifmaq;s.urah :li

-tâ' marbûlah :ah; dans un id.âfah : at

Certains mots courants (ex: ismaélisme, ismaélien, islam, coranique) ne sont pas transcrits.

(9)

ABRÉVIATIONS

KY: Kitâb al-YanâbîC, texte arabe édité par H. Corbin

LS: Le Livre des Sources, traduction française partielle du KY par H. Corbin / WW: The WeUsprings ofWisdom, traduction anglaise du KY par P. E. Walker

(10)

Chapitre

un -

Introduction

Le présent travail porte sur un texte ismaélien de l'époque fatimide: le Kitâb al-YanâbîCd'Abû YaCqûb al-Sijistânî (l'édition du texte arabe par H. Corbin! sera utilisée, en conjonction avec sa traduction française partielle2et la récente traduction anglaise de P. E. Walker3). Le thème central de l'étude est celui du «ta'wî1» --entendu d'abord au sens d'une herméneutique spirituelle4. La discussion de ce thème doit permettre de clarifier le rapport entre ismaélisme et philosophie.

Quelques remarques générales s'imposent d'abord pour clarifier l'orientation de la présente étude:

1) le point de vue est avant tout celui de l'herméneute: il s'agit d'ouvrir un accès à un texte difficile, d'en faciliter la compréhension, d'en caractériser le propos. Le travail interprétatif ainsi conçu inclut, certes, l'explication historique et la description textuelle,

1 DansTrilogie ismaélienne, Bibliothèque Iranienne no. 9, Téhéran-Paris, Iostitut Franco-iranien/Adrien-Maisonneuve,!961. L'édition de M. Ghalib (Beyrouth, (965) n'a pas été consultée.

2 Le Livre des Sources dans Trilogie Ismaélienne. La traduction de Corbin, qui couvre 28 des 40 sources, a été faiteàpartir des photostats d'un manuscrit uaique provenant de P. Kraus.

3 The Wellsprings ofWisdom. A Study of Abû Ya'qûb al-Sijistânî's Kitâb al-Yanâbî' including a complete English translation with commentary and notes on the Arabie texl. Salt Lake City, The University of Utah Press, 1994. Cette traduction est basée sur trois manuscrits: un manuscrit de la collection Fyzee et deux manuscrits de A. Hamdani --le plus ancien des deux manuscrits de A. Hamdani correspondantàcelui de P. Kraus.

4 H. Corbin a beaucoup contribuéà promouvoir ce sens particulier du terme «ta'wîh>. Il a été le premier chercheurà placer le thème --philosophique-- de l'herméneutique spirituelle au coeur desét~des

ismaéliennes. POIJr des approches différentes duta'wUchez al-Sijistânî, voir: P.E. Walker, "Interpretation and its institution", chap. 12 deEarly Philosophical Shi/sm: The Ismaili Neoplatonism ofAbû Ya'qûb al-SijistâllL Cambridge, Cambridge University Press, 1993, pp. 124-133: A. M. Heinen.,"The Notion of ta'wîl in Abû Ya'qûb al-Sijistânfs Book of the Sources(Kitâb al-Yanâbî')" in Hamdard Islamicus 21I (1979), pp.35-45. Malgré sa brièveté, ce dernier texte soulève plusieurs questions importantes, en n'éludant pas le problème fondamental posé par une oeuvre aussi originale que leLivre des Sources.

(11)

mais il exige de plus la proposition de catégories d'analyse. le recours àdes schèmes classificatoires, la suggestion de rapprochements avec d'autres univers culturels. Pour caractériser une entreprise intellectuelle-spirituelle qui combine. de façon déconcertante, métaphysique pure, COSI1;·Jiogie antique. science des lettres ('îlm 1I1-!luri1!)et

commentaire coranique, certaines comparaisons avec les traditions «ésotériques» seront faites. La notion de gnose,en pmticulier, jettera quelque lumière sur le discours original et multiforme d'al-Sijistânî. Des référencesà la philosophie du logospermettront, d'autre part, d'éclairer le lien entre «gnose et philosophie».

2) l'étude est nécessairement préliminaire: il s'agit d'aplanir le terrain pour une recherche ultérieure, de vérifier la pertinence de certaines catégories d'analyse. L'approche herméneutique, qui requiert le respect de l'intentionnalité de l'auteur, la reconstruction patiente de lachose du texte, se heurte avec leKitâb al-Yallâbî"à des obstacles considérables5. Aux difficultés intrinsèques d'un texte au style concis,à la thématique originale et au discours multiforme, s'ajoute une ignorance presque totale quantà l'auteur et au contexte de ladacwah. Etl'oeuvre --«découverte» au milieu du vingtième siècle-- demeure encore, dans une large mesure, un territoire inexploré. Tout cela doit inciter l'interprèteà beaucoup de modestie dans son propos. Il doit très tôt renoncerà une étude exhaustive et être très clair quant à ce qu'il espère accomplir.

3) l'ùude met en oeuvre un concept sélectif de l'ismaélisme, en considérant avant tout un ismaélisme spirituel. Sans nier l'importance des aspects politiques, sociaux et théologico-juridiques de l'ismaélisme, le travail se limite essentiellementà la pensée ismaélienne dans ses rapports à la gnose et à la philosophie. Il ne s'agit pas ici de contester la méthodologie d'une «science des religions»6. Mais, c'est une chose que de vouloir décrire le phénomène ismaélien dans l'intégralité de ses aspects, c'en est une autre

5 On peut citer ici le propos de A. N. Heinen face au problème dula'wU dans leLivre des Sources: "Therefore this brief study canonly be a preliminary report of one descending into the darkness of a cave full of mysterious treasures"(op.cil.,p. 36).

6 Pour une critique du concept sélectif de l'Islam de H. Corbin du point de vue de laReligionswissenschafl voir Charles J. Adams, "The Henneneutics of Henry Corbin" inApproaches ta Isiam in Religious Siudies, ed.R.Martin, Tucson, University of Arizona Press, 1985, pp. 129-150.

(12)

que de tenter de caractériser l'oeuvre d'un penseur original à l'intérieur de sa communauté. Bien que les convictions ismaéliennes d'al-Sijistânî ne soient pas en cause, il n'est pas sûr que sa pensée, souvent personnelle et comportant de nombreux éléments philosophiques, soit toujours conforme

à

l'ismaélisme de l'époque. l'':l.e sera pas possible de faire la part entre <<ismaélisme standard» et «sijistanisme», la rareté des documents peltinents rendant impossible une comparaison fructueuse. Une solution commode est de considérer al-Sijistânî corr;me représentanld'un ismaélisme philosophique . ..

4) l'étude privilégie l'aspect opératifde la pensée ismaélienne, plutôt que son aspect doctrinal. Le ta 'wîl, comme forme de pensée herméneutique, est la clé pour comprendre le sens d'une entreprise combinant, de façon apparemment paradoxale, autorité prophétique (imâmique) et rationalité philosophique. Une simple consiciération des éléments néoplatoniciens présents dans le texte d'al-Sijistânî ne permettrait pas de décider si la philosophie y'joue, ou non, un rôle nécessaire. L'ismaélisme aristotélisant d'un Hamîd al-Dîn al-Kirmânî semble d'ailleurs démontrer que la doctrine

néoplatonicienne n'était pas essentielleà la conceptualisation de la pensée ismaélienne. C'est pourquoi l'étude portera davantage sur le mode de pensée exercée dans le Livre des Sources. ilfaudra se demander dans quelle mesure l'introduction d'éléments

philosophiques affecte le canon d'une pensée issue d'un contexte fortement religieux (et politique).

La tâche que se propose le travail se résume alors de la façon suivante: étudier la possibilité de l'ismaélisme philosophique, discerner le caractère philosophique du ta'wîl chez al-Sijistânî.

L'ISMAÉLISME PHILOSOPIDQUE

AbfrYaCqûb appartenaità 1'«École persane»7, responsl}ble du développement d'uné forme d'ismaélisme utilisant de façon marquée les ressources du logos grec. À

(13)

partir de la seconde moitié du IIIe/Ixe siècle, une certaine section de la dac\\'ah iranienne introduit des éléments de la tradition philosophique (et scientifique) grecque dans un savoir de type religieux, peu conceptualisé et de tendance gnostique. Le résultat est un système philosophico-religieux original qui se différencie nettement, par exemple, de l'ismaélisme théologico-juridique d'un QâQî a1-Nucmân.

Mais en quel sens peut-on parler d'ismaélisme philosophique? Le terme de philosophie est-il simplement utilisé dans un sens «matériel», i.e. en référence aux produits de l'activité philosophique? On parlerait alors d'ismaélisme philosophique parce que l'objet sur lequel s'exerce le ta'wîl est un concept ou une proposition philosophique (par opposition à un texte ou un rituel religieux). Dans un tel cas, le ta 'wîl ne poserait pas problème: il continuerait d'être le fait d'une pensée religieuse, recourant à l'autorité prophétique (imânûque) pour révéler le sens caché (bâfin) de symboles de nature diverse. La nouveauté de l'entreprise d'un a1-Sijistânî --et de l'École persane-- serait simplement d'avoir étendu le champ culturel de l'herméneutique symbolique.

Le terme de philosophie est-il plutôt utilisé dans un sens opératif, pour désigner une forme de pensée avec son canon propre (en conflit possible, donc, avec le canon d'une pensée herméneutique faisant appel à l'autorité prophétique)? On parlerait

d'ismaélisme philosophique parce que la philosophie apporte une dimension nouvelle au ta'wîl, parce qu'elle n'est pas une matière neutre/et contingente-- sur laquelle s'exerce la pensée interprétative. Le ta'wîl d'un al-Sijistânî serait alors lié, d'une façon qui reste à déterminer, au mode de pensée philosophique. L'exercice du ta 'wîl amènerait le penseur ismaélien sur le même temain que le philosophe, par une nécessité interne qui tiendrait de l'affinité de leur opération. En tout cas, c'est seulement à ces conditions que

l'expression d'«ismaélisme philosophique» garde son sens plénier.

La présente étude se propose, dans ces conditions, de défendre la thèse de

!:. .

l'affinité philosophique du ta'wîl. Est ainsi postulée la possibilité d'une médiation.entre analyse philosophique et herméneutique prophétique. On peut déjà indiquer

(14)

formellement le terrain où aurait lieu la rencontre entre «gnose et philosophie»: c'est celui de la Parole Énonciatrice8. Philosophe et gnostique s'accordent sur la prééminence de la parole, sur la nécessité de l'énonciation du vrai. La possibilité de la conjugaison d'une

réfle~ion philosophique sur le langage et d'une spéculation gnostique sur les conditions

de la descente du Livre ne doit pas être exclue sans examen. Il rtppartiendra au travail de substantier cette possibilité et de montrer la pertinence du cadre analytique choisi. Les implications théologiques et cosmologiques de l'ésotérisme ismaélien du Verbe ne pourront, cependant, être développées avec tout le détail souhaité. Il s'agira surtout dans cette étude d'en dégager l'aspect noétique.

Deux types de données textuelles seront utilisés àcet effet:

1) les propositions théoriques. En tant que fonction associée au Asâs --l'une des quatre Sources spirituelles dont traite le Kitâb al-YanâbÎ"-- le ta'wîl est l'objet de plusieurs énoncés importants. Les propositions de la«~héoriedes Sources»9, qui semblent témoigner d'une thématisation de l'opération herméneutique par a1-Sijistânî, doivent être considérés avec beaucoup d'attention Leur étude révèle les caractères de constance et d'universalité du ta 'wîl et, surtout, met en évidence la nature composite de la pensée herméneutique.

2) les formes de discours et d'argumentation (comme mise en oeuvre spontanée de

l'opération herffiéneutique). Ce qui frappe d'abordàla lecture du Kitâb al-Yanâbîc c'est la diversité de ses «registres» de discourslO• Une telle diversité remet en question l'unité opérative du texte: est-on en présenced'unepensée ou bien, plutôt, de plusieurs modes de pensée coexistant côteàcôte? L'étude des registres devra combiner analyse de type littéraire et analyse de type phénoménologique: elle devra identifieràla fois des traits

8 Dans plusieurs traditionsésotériques~ c.'est par la Parole Énonciatrice que se révèle la natQre

théomorphique de l'homme. Et l'Islam, comme religion du Verbe fait Livre, ne pouvait qU',,'favoriser la spéculation gnostique sur la Parole Divine, sur la descerite épiphanique du Livreàtravers les plans de l'être. 9 L'expression «théorie des Sources» désigne, de façon commode, l'enser,·,ble des propositions du Kitllb al-Yallllbî"définissant la nature et le rôle respectif des quatre Sources de la vie et de la pensée spirituelle de

l'adepte. .~

10 Les quatre premières sources du texte alternent IDTIsi, de façon frappante, science des lettres et

(15)

formels (par exemple: langage technique, argumentation syllogistique) et des traits de pensée (par exemple: «schématisme», personnalisme).

C'est là, de façon très schématique, la tâche que se propose le présent travail. Avant de débuter l'étude concrète du texte, il convient, dans la seconde pm·tie de l'introduction, d'examiner ce qui peut être tiré de certains travaux d'érudition sur

l'ismaélisme. Ce sera l'occasion de marquer l'importance de l'oeuvre d'al-Sijistânî comme pièce maîtresse dans le débat sur l'ismaélisme philosophique.

ÉTUDES ISMAÉLIENNES

Si les études ismaéliennes ont grandement bénéficié des recherches historiques des Ivanow, Hodgson, Stern, Madelung et Halm, il faut cependant reconnaître que l'état de la documentation semble interdire l'espoir de répondre de façon satisfaisante aux questions les plus élémentaires concernant les origines de l'ismaélisme, l'organisation pratique de la dacwah, la nature de l'initiation, etcIl. Le processus historique de

formation de la synthèse philosophico-religieuse de l'École persane demeure, entre autres, très obscur.

Pour certainsl2,l'introduction des éléments néoplatoniciens s'est fait

graduellement à partir d'un noyau «mythique» initial: une cosmogonie de caractère gnostique (gnosticiste) combinant des motifs très divers (ceux de l'hypostase de la volonté et de la parole divines, la paire primordiale Kûnî-Qadar, la triade Jadd-Fath-Khayâl, l'anthropos céleste, les ères prophétiquesI3). D'autres contestent ce schéma,

II Pour une orientation bibliographique générale sur l'ismaélisme, voirI.K. Poonawala,Biobibliography of Ismâ'1Iî Literature. Malibu, 1978 (ce travail remplace maintenant le travail similaire de W. Ivanow fait 1

,quelques décennies auparavant). Pour un essai de coordination de tous les travaux majeurs sur l'histoire et , la doctrine de l'ismaélisme, voir F. Daftary,The lsmll'îlîs: Their History and Doctrines. Cambridge, 1990. : 12 S. M. Stern et H. Halm ont étudié la documentation pertinente (en particulier laRisâlah d'AbO 'lsâ al-Murshid). Pour un résumé des aspects de la cosmologie ismaélienne pré-fatimide, voir F. Daftary,op. cit, .

p. 140-143).

13 La recherche de H. Halm n'a pas pu dégager un modèle gnostique uniqueàl'origine de ce système primitif: "There are doubtless sorne Iudaeo-Christian influences. More significantly, there are strong parallelisms between this Ismâ'îlî system and the Samaritan Gnosis of Simon Magus ... and the related 'Ophite' and 'Barbelo-Gnostic' systems that have been classified under the label of 'Syrian-Jewish' types of Gnosticism. There are also close affinities between the pre-Fâlimid Ismâ'îlî cosmology and the religious concepts of the Mandaeans" (Daftary,op. cit.,pp. 142-143).

(16)

puisque dès le milieu du IIlCIIXe siècle circulent déjà les oeuvres philosophiques (Théologie d'Aristote, Liber de Causis, Pseudo-Ammonius) qui allaient influencer l'ismaélisme de l'École persane. Selon P. E. Walker, l'oeuvre d'al-Sijistânî n'appuie aucunement l'hypothèse d'une évolution dans le sens du logos (les éléments «mythiques» persistant jusque dans les textes les plus tardifs14). Et certains vont jusqu'à contester l'existence même d'une École persane15.

L'oeuvre d'al-Sijistânî constitue un élément majeur dans tout ce débat sur la formation de la pensée ismaélienne. Abû Ya"qûb était --selon ce qu'on pellt déduire de nos maigres sources biographiques-- un des membres éminents de la dacwah iranienne16. Il aurait joué, au IvefXe siècle, un rôle critique dans la formation de la synthèse

ismaélienne, à un moment crucial pour le destin de sa communa:Jté et celui de l'Islaml7 •

En effet, malgré le caractère fragmentaire des renseignements que l'on possède, deux faits ressortent clairement: son nom est cité dans plusieurs sources non-ismaéliennes et son oeuvre a été recopiée depuis plus de mille ans par les générations d'Ismaéliens. Qu'en . conclure, sinon qu'il a joué à son époque un rôle important? Comment expliquer

autrement le privilège dont jouissent ses oeuvres et la notoriété qu'il possèdeàl'extérieur de son milieu? Alors que les oeuvres de tant d'autres de son époque sont perdues ou conservées à l'état de fragments, ce qui a survécu de l'oeuvre d'al-Sijistânî est

14P.E.Walker,Early... , op.ciro

15 «Je ne crois pasàcelte prétendue "école perse" souvent évoquée par Halm; tout au plus pourrait-on penser que les ismailiens orientaux étaient plus portés vers la philosophie, les occidentaux, eux, ayant un penchant particulier pour leta'wUet l'arithmologie» (Y. Marquet, «Quelques remarquesàpropos de Kasmalagie ulld Heilslehre der friihelllsmâiCUyyade Heinz Halm» inStudio lslamica, LV (1982), p. 134.

16Pour les maigres sources de la biographie d'al-Sijistânî, voir P. E. Walker, art. Abû Ya'qûb Sijistânî, Ellcyciapaedia lrallica,vol.!. Ces sources: quelques données factuelles fournies par Sijistânî lui-même dans ses oeuvres; quelques énoncés assez crédibles par des auteurs ismaéliens postérieurs (en particulier, Hamîd al-Dîn al-Kirmânî et Nââir-i Khusraw); plusieurs rapports fragmentaires de sources contemporaines et dont l'association est incertaine, puisqu'on ne sait pas si les diverses désignations rencontrées dans ces rapports --YaCqûb, Abû YaCqûb, al-Sijzi, al-Sijistânî, Ishâq, Bandanah-- se rapportentàla même personne. .voir également H. Landolt, "Abû YaCqûb al-Sijzî [-Sikzî, -Sigzî, -Sijistânî], Ishâq b. Ahmad" inJ.S. Meisami et P. Starkey (éd.), Campauioll ta Arabie Literature,Londres, Routledge(àparaître). 17Àcelte époque, avec l'action combinée des Fatimides, des Qarmates, et la présence de certaines dynasties shî'ites (notamment les Buyides), la partie n'était pas gagnée pour l'Islam sunnite.

(17)

considérablel8 . Il n'est pas déraisonnable de croire qu'à son époque, et jusqu'à celle d'al-Kirmânî, il ait été le penseur dominant de la dacwah19.

Mais au fond, il importe peu qu'al-Sijistânî ait joué ou non un rôle critique dans la formation de la pensée ismaélienne. En préservant de façon très sélective ses textes, la tradition ismaélienne l'a placé à l'avant-scène20. Son oeuvre constitue, su:te à la perte du Mahsûld'al-Nasafi, notre plus importante source pour juger de !'ismaélisme

philosophique du Ive/Xesiècle. Ce qu'il faut alors espérer pour l'avancement des études ismaéliennes, c'est une étude systématique de ce riche matériel21 .

. Cette tâche est à peine commencée22. Plusieurs titres, dont l'oeuvre la plus compréhensive23,sont encore en manuscrits; d'autres souffrent d'une édition déficiente et les traductions sontàpeu près inexistantes. Outre le travail de pionnier deH.Corbin24, il faut mentionner la contribution importante de P. E. Walker. Ce dernier, après une

dissertation doctorale25, publiait récemment un livre sur l'«ismaélisme néoplatoniciem) d'al-Sijistânî26, Dans l'épilogue de son livre, il tente d'expliquer l'attitude apparemment

18 Voir la liste dans1.K. Poonawala, op. cit.

19 Dès avant Ibn Sînâ l'oeuvre témoigne de la grande sophistication de la pensée philosophiq1le en Islam.

Al-Sijistânî mériterait alors, au même titre qu'al-Fârâbî dontilétait le contemporain, l'attention des

historiens islamiques. L'oeuvre a influencé directement les générations successives de penseurs ismaéliens

(notamment en milieu tayyibî et chez Nasîr-i Khusraw). Son influence indirecte est également considérable, s'il est vrai qu'il ajoué un rôle critique dans la formation du système ismaélien.

20 On ne peut ici qu'être d'accord avec P. E. Walker: "But even if a complete picture of earlier Ismaili philosophical activity shows that al-Sijistânî was only one member of a larger intellectual movement and that much of what he said repeated what the others had already said, such a conclusion would at this point be only speculation. A thousand years oflsmaili tradition have preserved texts selectively. That tradition places al-Sijistânî on center stage. The best to be hoped for, therefore, is a relatively full understanding of what al-Sijistânî himself wrote and in this he must represent a major portion of the intellectual branch of early Ismailism" (Early... , p. 150).

21 Il semble que J'our continuer de progresser, les études ismaélie"nes doivent passeràune phase plus philosophique. Etant donné l'état de la documentation historique, c'est souvent le texte qui éclaire l'époque et non l'inverse. Une approche interprétative des textes pourrait en retour orienter le travail des historiens, en permettant de préciser les motifs théoriques impliqués.

22 La première édition date de 1949 et encore s'agit-il d'une oeuvre persane dont l'attribution est incertaine: Kashfal-Ma!J.jûb, édité par H. Corbin (Téhéran-Paris, Institut Franco-Iranien). Les principales éditions qui ont suivi: Kitâb al-Yanâbî" (H. Corbin, Téhéran-Paris, 1961),/thbât al-nubûwât (A. Tamer, Beyrouth, 1966); Risalat tuhfat al-mustajîbîn (A. Tamer, Beyrouth, 1967), Ki/âb a/-Iftikhâr (M. Ghalib, Beyrouth, 1980), Su/lam al-najât (M.Alibhai, Harvard Unive"ity, 1983).

23 Kitâb al-Maqâlîd.

24 En plus des éditions du Kashfal-Ma!J.jûb et du Ki/âb al- Yanâbî", Corbin a publié plusieurs articles

importants sur la gnose ismaélienne.

25 P. E. Walker, Abû Ya'qûb al-Sij/stânî and the development of /smaili Neoplatonism, Chicago, University of Chicago, 1974.

(18)

:1:.; .,

i

paradoxale de certains penseurs ismaéliens à l'égard de la philosophie. L'explication offerte, si elle devait être acceptée, ruinerait l'idée même d'un ismaélisme philosophique. Aussi, un bref compte-rendu s'impose-t-il ici.

On assiste dans l'épilogue du livre à une sorte de revirement. Walker y reconnaît le danger de l'approche suivie jusque là et qui consistait à privilégier la composante néoplatonicienne27. Isoler l'aspect du néoplatonisme risque d'occulter d'autres aspects de la pensée d'al-Sijistânî et rend plus difficile une vue balancée de l'ensemble. La question fondamentale, en effet, demeure celle du sens d'une entreprise intellectuelle-spirituelle combinant «ésotérisme» et discours philosophique. Comment expliquer l'intérêt de certains penseurs ismaéliens pouda philosophie, compte tenu de leur présupposé prophétique et de l'orientation résolument ésotérique de leur savoir?

Dans l'ismaélisme, le domaine intelligible est celui d'une hiérarchie spirituelle-angélique, fondemént d'une autorité contrôlant l'accès à un savoir privilégié28. Une telle autorité semble exclure l'esprit de libre enquête propre à la rationalité philosophique29 •

Leta'wUpersonnel, non appuyé sur l'autorité prophétique, ne peut apporter de certitude:

ta'wf[etnubûwahsont dans l'ismaélisme deux moitiés d'un même tout30. Dans ces conditions, l'attitude ismaélienne à l'égard de la philosophie apparaît tout à fait

paradoxale: pourquoi la philosophie n'est-elle pas, comme dans d'autres formes de pensée religieuse, simplement rejetée?

La réponse de Walker gravite autour du thème de contrôle de la raison 31et présente la motivation ismaélienne sous une lumière négative. L'usage de la philosophie par ces penseurs ne viserait qu'à assurer une forme privilégiée de savoir:

27 "In searching for the Neoplatonist within his writings, elements of bis Ismaili teachings tooka less prominent place than they might when viewed from a wider and more comprehensive perspective. By isolating this one element in al-Sijistânî's thought, other issues were left unexplained or, at least, understated" (P.E. Walker, Early.... p. 145).

28 ibid., p. 146.

29 ibid.•p. 146.

30 ibid.,p. 147.

31 Ce thème fournit le titre de l'épilogue.

(19)

The Ismaili authors required doctrines about the world and its mysteries that they could seize upon as special possessions of their ownecclesia.

Thedacwa needed knowledge from which to construct an esoteric teaching. Sorne members among them chose the route of cabalism or of various forms of occult science; but others preferred philosophy, or what was then taken as philosophy. Attimes both appear in the same treatise32•

Ladacwahdevait fonder la prétention ésotérique de son enseignement. La philosophie, qui exerçait alors, par son exclusivité, un attrait sur une certaine section de la société, pouvait ainsi être utiliséeà des fins de contrôle. Mais n'importe quel savoir exclusif --celui des sciences occultes, par exemple-- pouvait aussi faire l'affaire.

Une telle explication de la motivation ismaélienne vide de son sens l'expression d'«ismaélisme philosophique». La philosophie n'est plus nécessaire: ni la forme de pensée, ni les éléments doctrinaux qui la caractérisent ne sont essentielsà l'entreprise des penseurs ismaéliens. L'étude de l'«ismaélisme néoplatonicien» d'al-Sijistânî semble alors perdre toute sa signification:

Neoplatonism is not essential to Ismaili thought. Although the early writers tried to make il seem natural in the context of Ismaili doctrine, another philosophical system could serve as we1l33.

Bien que les deux derniers paragraphes viennent atténuer son propos34,

l'explication de Waiker demeure dans l'ensemble insatisfaisante. La discussion est basée de façon unilatérale sur le concept d'autorité (hiérarchique, prophétique). La libre rationalité de l'enquête philosophique est opposée formellement à l'autorité religieuse (hiérarchique) de ladacwah, comme si l'histoire de la philosophie ne fournissait pas ample évidence que le dogmatisme ne se trouve pas seulement du côté religieux.

32 ibid., p. 149.

33 ibid., p.153.

34Leta/wllyestalors présenté comme forme de raisonnement procédant par accumulation de sens, d'où l'utilité, voire la nécessité, du savoir philosophique.

(20)

Il existe aussi un usage dogmatique de la raison. D'autre part, d'après ce qu'on connaît de l'initiation ismaélienne, le contenu doctrinal de l'ésotérisme ismaélien n'est pas

assimilable au dogme de la religion Iittérale35 .

Il ne s'agit pas de nier le rôle de l'autorité, mais ce n'est là qu'un aspect particulier de l'ésotérisme ismaélien, celui qui correspond à la fonction detaClîm. L'interprétation «taClîmiste» que propose Walker se concilie difficilement avec la théorie des Sources exposée dans leKitâb al-YanâbfC. Dans un passage oùilest question de l'attitude des Ismaéliens vis-à-vis du savoir, Walker semble considérer l'autorité prophétique comme source(yanbûC

) unique du savoir ésotérique ismaélien:

As they eagerly sought knowledge from all sources, theynonetheless argued that such knowledge is valid only if it cornes from a single wellspring flowing from only one source36.

Or, al-Sijistânî est très clair à ce sujet: la vie et la pensée spirituelle de l'adepte ne s'abreuvent pas à une seule source37•

L'interprétation de Walker s'avère finalement réductrice par son manque de différenciation du phénomène de l'ésotérisme38. Mais une telle carence est peut-être inévitable. La recherche académique sur les traditions ésotériques est encore très jeune et les catégories d'analyse demeurent mal établies. L'ésotérisme, dans ces conditions, prend

35 Voir le commentaire d'un roman initiatique ismaélien durv'fX'siècle --leKitâb al-'âlim wa'l-ghulâm--dans H. Corbin, «L'initiation ismaélienne ou l'ésotérisme et le Vetbe»,Eranos-Jahrbuch, XXXIXlI970, Leiden, Brill, 1973, pp. 41-142 (texte repris dansL'Homme et son ange, Paris, Fayard, 1983, pp. 81-205). Tant que l'adepte accepte simplement ce qui lui est proposé,à la manière d'un dogme, il demeure dans la sphère d'influence de la religion littérale qu'il s'agit précisément de dépasser.

36 P: E. Walker,Early..., p. 148 ,

3711 Ya quatre Sources d'influx spirituels:iiâbiq, Tâlî, Nât/q, Asâs. L'exercice du ta'wîl --dont la fonction , , est associée auAsâs-- implique non seulement la fonction de ta'lîm, mais aussi celles de tarkîb et de ta'yîd.

38La notion d'ésotérisme n'est pas différenciée, sinon pour affirmer un premier niveau d'ésotérisme, celui de l'intellect par rapportàl'expérience ordinaire: "science is, therefore, by ils very nature, an esoteric entreprise, since it proceeds via the intellect and intellect is normally elusive to ordinary experience"(p.E. Walker,Early..., p. 146). Or, parler de l'ésotérisme ismaélien sanse~préciser le caractère, ,sans en identifier le type, n'est pas d'un grand secours. L'ésotérisme n'est pas'un phénomène monolithique. La variété des traditions ésotériques occidentales --mystérique, hermétiste, gnosticiste, alchirrûque, kabbalistique, templière, maçonnique, etc-- est assez significativeàcet égard. De quel ésotérisme alors parle-t-on? S'agit-il d'un ésotérisme gnostique, magique, hermétique? D'un ésotérismeà dominante métaphysique ouàdominante initiatique? D'un ésotérisme personnaliste ou impersonnaliste? Ces 1

différences sont majeures et doivent être prises en compte lorsqu'on tente de déterminer les rapports qui

unissent ismaélisme et p h i l o s o p h i e . ' 1

(21)

souvent l'allure d'un phénomène monolithique. Àcela s'ajoutent les problèmes

considérables de traduction. Comment, par exemple, rendre les notions de l'ésotérisme islamique telles macrifah et Ciifân? Pourtant, sans une discrimination plus fine de l'«ésotérisme», l'effort de caractérisation de la pensée ismaélienne risque d'être tout àfait vain.

Dans l'état actuel des études ismaéliennes, la question de la possibilité d'un ismaélisme philosophique reste ouverte. La thèse du contrôle de la raison n'explique pas, de façon satisfaisante, l'intérêt persistant de certains membres de la dacwah pour la philosophie. La thèse, en tout cas, ne peut être exclusive39. La présente étude examinera d'autres voies de solution, en privilégiant la dimension gnostique et initiatique de

l'ismaélisme et en tenant compte de l'indépendance d'un penseur comme al-Sijistânîà l'intérieur de cette tradition.

Leplan de travail sera le suivant:

-- exposer d'abord le problème de l'unité doctrinale et opérative du Kitâb al-YanâbîC, tout en insistant sur l'importance du thème de la Parole dans la métaphysique ismaélienne (chapitre 2);

-- passer ensuite en revue,àpartir du schéma de la théorie des Sources, les divers registres de discours du texte, en discutant pour chacun de ceux-ci de la pertinence des catégories du savoir philosophique (chapitre 3);

-- proposer finalement quelques éléments de synthèseàtravers, en particulier, une réflexion sur la conception prophétique ismaélienne (chapitre 4).

39 En simplifiant à l'extrême: on peut juger du christianisme par l'Inquisition, tout comme on peut le juger par un François d'Assise.

(22)

Chapitre

deux·

La

théorie des Sources

Le premier problème qui se pose à l'interprète du Kitâb al- YanâbîC est celui de l'unité de l'oeuvre. Celle-ci apparaît très problématique tant au niveau du contenu qu'à celui de la forme. La considération de ce qu'on peut appeler la «théorie des Sources» d'al-Sijistânî fournit cependant, comme on le verra, deux clés précieuses pour comprendre l'unité d'un texte combinant une telle diversité de savoirs.

LE PROBLÈME D'UNITÉ

Le propos du texte d'a1-Sijistânî1semble exclure l'idée même d'une présentation

systématique de son contenu. Après avoir reconnu la dette herméneutique qu'il a envers ses prédécesseurs, l'auteur affirme clairement son intention de ne pas répéter ce qui a été fait avant luiZ. Le livre est présenté comme une série de recherches originales --au nombre de quarante--étne convenant, à cause de leur grande concision, qu'au lecteur <<longuement entraîné» au raisonnement démonstratif3. Sans parler de rhapsodie, on se trouverait simplement devant une suite de méditations libres, traitant chacune, de façon plus ou moins indépendante, d'un «poin!». Les sujets abordés se classent d'ailleurs sous des rubriques très diverses (théologie, ontologie, «noologie», cosmologie, sotériologie) et la succession des thèmes échappe apparemment à tout ordre logique (même si certaines

1Lepropos du texte est énoncé dans les paragraphes 5-6-7.

2 «Aussi me suis-je proposé dans le présent livre intituléLes Sources,de ne m'occuper de rien qui ait été déjà traité dans les livres de nos prédécesseurs», LS, '16, p. 16.

(23)

sources traitant d'un thème commun sont parfois regroupées~). Il semble vain alors de s'attendreà trouver, derrière la suite discontinue des quarante sources, la cohérence doctrinale d'un système métaphysique. Au mieux, l'interprète pourrait espérer dégager une unité d'ordreopératij,une unité relative à la forme de pensée exercée au long du texte.

Mais ici la tâche de l'interprète se complique singulièrement. L'unité opérative du texte apparaît en effet très incertaine. On sé trouve en présence de plusieurs modes de discours et d'argumentation, de plusieurs «registres» de pensée. Les quatre premières sources alternent ainsi, de façon frappante, science des lettres(Cibu al-lulr1(f)et métaphysique pure, alors que d'autres sources mettent en oeuvre ce qu'on peut

caractériser comme une «pensée des linùtes». Cet apparent mélange de genres soulève la question même du ta'wUismaélien. La pratique interprétative de l'ismaélisme

philosophique est-elle une opération constante, guidée par un canon intérieur, et

conservant son caractère, que l'objetà interpréter soit un verset coranique, un élément de la nature ou bien un énoncé philosophique abstrait? Le termeta'wîlest-il équivoque lorsqu'on l'applique aux diverses formes du discours d'al-Sijistânî? Sinon, qu'est-ce qui fonde l'unité de l'exercice du ta'wU, qu'est-ce qui permet la conjugaison des modes de pensée religieuse et philosophique, «mythique» et <<logique»? Ya+il une science unifiée du symbolisme, intégrant les divers usages du symbole (numérique-spatial, naturel et logique)?

Une chose est cependant très claire: aucun cadre analytique conventionnel ne permet de situer la diversité des aspects du texte d'al-Sijistânî. Le texte échappe aux catégories généralement utilisées dans l'étude de la pensée islanùque, celles qui

supportent le schémakalâm-falsafah-ta(iawwuj5~ À l'évidence, on ne se trouve pas devant un traité philosophique, théologique ou mystique, au sens courant de ces termes. Si

4 Ainsi les sources cinqàdix traitant des divers attributs de l'Intelligence.

5 La pensée islamique ultérieure démontrera, avec les phénomènesishrâqel'iifân,les limites de ce schéma ternaire conventionnel.

(24)

l'interprète peut espérer trouver des références utiles dans les traditions «ésotériques», il doit par ailleurs être conscient de ce que cela implique. L'ésotérisme est un domaine immense, encore peu étudié par l'Académie6. L'usage des termes pertinents qui permettraient d'endift~rencierle phénomène demeure mal établi, à tout le moins selon les critères usuels de scientificité.

L'alternative apparaît alors la suivante: adopter une approche locale, en

privilégiant un seul aspect du texte?, ou bien assembler patiemment quelques matériaux pour un cadre compréhensif, mais sans grand espoir d'aboutir étant donné l'immensité du territoireà explorer et le manque de travaux d'érudition pertinents. Il existe cependant une voie médiane qui tient compte de la nature unique du phénomène de l'ésotérisme. En recourant de façon prudente aux travaux des ésotéristes, l'interprète n'est plus obligé de partirà zéro. Bien que non fondés selon les seuls critères de la science positive, ces travaux fournissent des schémas d'analyse très utiles pour articuler le corpus immense de l'ésotérisme. Certaines distinctions --en particulier, celles entre «gnose» et mystique, et entre gnose et «hermétisme»-- s'avéreront fort commodes pour caractériser la pensée ésotérique d'a1-Sijistânî.

Comment, en effet, définir la notion de gnose8? Devant la multiplicité des approches de la «gnose» et du gnosticisme9 , le travail adopte une stratégie double:

6 On compterait dans le monde une seule chaire universitaire, celle d'A. Faivre à l'École Pratique des

Hautes Études de Paris (Section des Sciences religieuses): la chaire «Histoire de l'ésotérisme chrétien»

créée en 1965 est devenue, en t979, la chaire «Histoire des courants ésotériques et mystiqu,es dans IEurope

moderne et contemporaine».

?Les perspectives partielles ne manquent d'ailleurs pas: métaphysique néoplatonicienne, théologie islamique, arithmologie néopythagoricienne, exégèse et hermétisme alexandrins, gnosticisme chrétien... 8 Les délinitions courantes du terme vont de celle d'un dualisme anticosmique propre à certaines hérésies chrétiennes du deuxième et troisième siècle, jusqu'à celle d'une sagesse ésotérique commune à toutes les religions (par exemple, dans l'<<école pérennialiste» deR.Guénon et F. Schuon), en passant par celle d'un

type d'ésotérisme naturaliste qu'il vaudrait mieux identifier comme «hennétisme». Pour les uns, la notion

de gnose a une implication doctrinale. Pour d'autres comme A. Faivre, il s'agit essentiellement d'une forme de pensée caractérisée par quatre éléments fondamentaux: 1) l'usage de correspondances; 2) la notion de Nature vivante; 3) l'imagination et les médiations symboliques; 4) l'expérience de la transmutation (A. Faivre, L'Ésotérisme. Paris, P.U.F, coll. Que sais-je?, no 1031, 1992).

9 Même en se limitant au gnosticisme, la diversité des approches est considérable. La mention de trois chercheurs sera ici suffisante:H.Jonas(The Gnostic Religion, Boston, 1958), H.-Ch. Puech (En quête de la Gllose, 2 vol .. Paris, 1978) et G. Quispel (Gllostic Studies, 2 vol. Leiden, 1974-5).

(25)

1) pour éviter l'arbitraire d'une définition, le terme de gnose est associé --à travers la théorie des Sources du Kitâb al-YanâbÎ"-- à un thème métaphysique précis: celui du Logos;

2) de plus, la notion de gnose est comprise selon un schéma ternaire: on distingue ainsi expérience ou observation mystique, savoir ou interprétation gnostique, aetion ou applieationmagique (théurgique)10.

La gnose renvoie ainsi au moment réflexif de l'unité divine, eelui où l'acte de l'Intelligence se réflète dans les plans de la conscience (Imagination, Mémoire,

Entendement), en devenant par là appréhendable par l'être humain. La spiritualité de type gnostique semble alors inséparable d'un théophanisme et d'un apophatisme: le contenu révélé ne peut être identifiéàla Divinité elle-même (à jamais inconnue), mais demeure toujours relatif à la nature médiatrice du «miroir»11 qui la réflète. Toute réflexion sur la gnose est alors implicitement théorie du Logos. Théophanie primordiale, fondement d'une ontologie de la Lumière, principe dynamique de l'ordre cosmique, le Logos est la notion métaphysique centrale de la perspective gnostique.

La doctrine du Logos (sous le nom de kalimah) se retrouve, de façon signiticativc, dans le système métaphysique d'al-Sijistânî. Sa présence montre bien l'étroitesse du cadre néoplatonicien pour retracer les influences de l'ismaélisme philosophique. La longue recension de la Théologie d'Aristote contient, comme l'a déjà montré S. Pines12,plusieurs

10 Le schéma est fréquemment rencontré dans l'hermétisme, traditionnel et contemporain. On le retrouve, par exemple, chez l'ésotériste, et spécialiste de Virgile, Y. A. Dauge(L'ésotérisme: pour quoi faire?

Paris, Dervy-Livres, 1986). On le retrouve également, articulé de façon très claire, chez l'hermétiste chrétien V. Tomberg(Méditations sur les 22 Arcanes Majeurs du Tarot, nouv. éd. Paris, Aubier, 1984, publié anonynement). Ce dernierallv·ragea suscité une évaluation enthousiaste de A. Faivre: «le livre

d'ésotérisme occidental le plus beau, le plus instructif, du xxesiècle est d'un Russe d'origine balte

allemande, Valentin Tomberg.... Il n'y a peut-être pas de meilleure introduction à la théosophie

chrétienne,àl'occultisme, à toute réflexion sur l'ésotérisme, que cet ouvrage magistral, qüi n'est point d'un historien mais d'un théosophe inspiré et --chose rare-- soucieux de respecter l'histoire. Notons qu'il ne s'agit guère malgré le titre, d'un traité consacré au Tarot (les Arcanes servent seulement de point de départ, de support de réflexion)>> (A. Faivre,op. cit, p. 103).

II Les deux grands phénomènes que doit <<sauver» leta 'wU selon H. Corbin -- le phénomène du Livre saint

et le phénomène du miroir- se trouvent ainsi intégrés dans une réalité unique, celle dela «gnose».

12 Voir "La Longue recension de la «Théologie d'Aristote» dans ses rapports avec la doctrine ismaélienne",

Revue des études islamiques 27 (1954), pp. 7-20. P. E. Walker nuance la solution de Pines dans Early ... ,

(26)

éléments qui ne peuvent être attribués à Plotin. La doctrine de lakalimah --les termes

amr, irâdah, qudrahsont également utilisés dans la longue recension-- apparaît, dans le milieu islamique de l'époque, tout à fait caractéristique de la pensée ismaélienne. L'idée philosophico-religieuse du Logos comme Parole Divine, comme instance intermédiaire entre la divinité et le monde, n'est pas d'origine néoplatoniciennel3 ,mais renvoie, en particulier, aux traditions philoniennel4etjohanniquel5 . La considération de la théorie

des Sources d'al-Sijistânî permettra de voir l'importance que prend cette idée dans l'ismaélisme philosophique.

LA TÉTRADE

La gnose ne constitue à ce moment-ci qu'un cadre purement formel, qui ne permet pas encore de dégager l'unité vivante duLivre des Sources. Un indice de cette unité sera fourni par le terme même de «source» qui a donné son titre à l'oeuvre.

Les «sources» (yanâbîC) duLivre des Sources s'entendent, en effet, de deux façons: elles désignent à la fois les divisions du texte (au nombre de 40) et les principes spirituels (au nombre de 4) qui y sont traitésl6 . La question de l'unité de l'oeuvre, c'est alors: 1) celle duta'wUismaélien, comme forme de pensée, comme opération constante s'exerçant tout au long de ces 40 recherches;, 2) celle de la fondation métaphysique des 4 principes de la vie et de la pensée spirituelles de l'adeptel7 . Mais ces deux questions ne peuvent être séparées. En fait, un lien très précis les unit. Il faut rappeler qu'à la

quatrième Source spirituelle(Asâs)est associée la fonction deta'wfl. Les propositions

13 «Les néoplatoniciens font dulogos une hypostase-secondaire, intercalée entre l'Intellect et l'Âme du monde, et investie d'une fonction démiurgique»(art.«logos» inEncyclopaedia Universalis).

14 «Selon Philon d'Alexandrie... lelogos combine les notions juives de parole divine (il traduit l'hébreu dâvâr), de loi, de sagesse et les concepts helléniques de lieu des idées et des archétypes: c'est une instance intermédiaire entre Dieu et la Création» (ibid.).

15 «Chez les chrétiens, notammentà partir de l'Évangile de JeanCI,1-5), le Logos est Parole de Dieu dès le commencement, deuxième hypostase de la Trinité, intelligence divine organisatrice du monde»(ibid.).

16 Pour éviter toute confusion, on utilise dans le travailla majuscule pour la Source-principe et la minuscule pour la source-division.

17 L'interprétation épistémologique de la théorie des Sources (voir P. E. Walker, "The Foundations of an Epistemology", introduction deWellsprings ..., pp. 3-10) ne doit pas exclure une interprétation plus générale: la théorie des Sources comme autoréflexion des sources de laspiritualité. Les Sources chez al-Sijistânî sont des sources de connaissance, mais égalerrient des sources de vie (supéri"ilre).

(27)

théoriques concernant la quatrième Source s'appliquent donc ipso facto à la composition de l'oeuvre (en tant que résultat de l'exercice du ta'wîl). La théorie des Sources (Sâbiq, Tâlî, Nâtiq, Asâs) témoigne d'une thématisation de l'opération herméneutique et semble ainsi fournir la clé recherchée pour comprendre l'unité opérative de la pensée d'al-Sijistânî. Cette clé est à la fois métaphysique (théorie de la Kalilllah) et «structurale» (configuration tétradique).

Mais n'est-ce pas accorder un rôle demesuréàun aspect très partiel du texte? L'essentiel de la théorie de la tétrade spirituelle n'occupe en effet que quatre sources sur quarante: les sources l, 30, 32 et 39 (celles-ci mettent en correspondance certains

principes métaphysiques avec les quatre lettres du nom divin ALLaH, les quatres mots de la shahâdah. et les quatre lettres du nom KaLiMaH). En fait, ces quatre sources ont, pour plusieurs raisons, une importance stratégique. La source l, bien sûr, est celle qui ouvre le texte et qui doit en énoncer le problème général. C'est en même temps la source la plus longue. Les sources 30 et 32 proposent une interprétation ésotérique du symbole premier de la foi islamique. La shahâdah y est présentée--àla suite du Prophète-- comme clef du paradis. Le «paradis», pour un penseur ismaélien, c'est le jardin de la connaissance ésotérique. La «clef du paradis» désigne alors le secret de la gnose détenue par la dacwah, le secret justement qu'al-Sijistânî veut communiquerl8. Le paradis sera

expressément identifiéàla Parole de Dieu (Kalimat Allah)19dont la source 39 tentera de dévoiler la signification secrète.

L'~pect «structural» de la théorie des Sources ne doit pas être négligé. La vie

spirituelle de l'adepte, l'éclosion chez lui de la Forme spirituelle (al-sûrah al-rûhânîyah)

18 «Lorsque tu rassembles ces quatre mots-clefs... voici que s'ouvre pour toi,àpartir du Principe, la totalité

des choses. Mais la clef n'ouvre pas la porteàelle seule. Il est nécessaire qu'ilyait quelqu'un qui accomplisse l'acte d'ouvrir la porte....ilfaut quelqu'un qui ouvre et qui guide» (L8, 830, '1142).

(28)

dépend de quatre Sources20 et aucune de celles-ci ne peut être ignorée. Pour reprendre la métaphore d'al-Sijistânî: la clef du paradis a quatre dents21 . Quoique très simple,

la structure métaphysique tétradique dont il est question ici ne doit pas être interprétée. de façon triviale, comme une simple série linéaire dé quatre termes:

Le nombre quatre commence avec Unet aboutit à Un,de même que chaque nombre aUnpour origine. C'est qu'en effet, lorsque les parties du nombre quatre sont totalisées (un+deux+trois+quatre), cela donne dix, et le dix constitue essentiellement une unité22.

La tétrade commence avec Un: c'est pour l'être humain la manière de penser l'unité du Principe. Et la tétrade aboutità Un, puisque ses parties totalisent Dix et que Dix se réduit à Un. Il n'est pas besoin de faire appel à quelque arithmologie savante pour justifier l'introduction du nombre dix: Une combinatoire élémentaire suffit en effet à en rendre compte: quatre termes (A, B, C, D) définissent exactement six relations possibles (AB, AC, AD, BC, BD, CD). Dix c'est alors les quatre hypostases et les six influx les reliant. Chacune des Sources peut ainsi être considérée en elle-même ou selon le rapport qui l'unit aux Sources supérieures.

Plusieurs passages duKitâb al-YanâbîCsemblent appuyer ce schéma

d'interprétation. La première Source --l'Intelligence(Sâbiq)-- est présentée comme tout à fait simple23. Elle ne fait qu'un avec l'impératif créateur. La deuxième Source --l'Âme universelle(Tâlî)-- est double: en tant qu'elle recoit l'influx de l'Intelligence et en tant qu'infOlmant la Nature. Ce double aspect explique d'ailleurs l'origine du mal: l'Âme est complètement bonne dans son essence mais non dans son activité (qui suppose une matière)24. De la même manière,l'Énonciateur(Nâtiq)peut être considéré dans son 20<<1es Fonnes spirituelles, elles aussi, procèdent initialement de quatre sources« (LS, SI, '[(9).

21«si la clef est ébréchée, ne serait-ce que pour avoir perdu une seule de ses dents, celui qui est chargé de l'ouvrir n'est plus en mesure d'ouvrir la porte» (LS, S30, '[(42).

22LS, SI, '[17.

23«L'Intelligence estàla ressemblance du Un qui est le premier des nombres... De même, l'Intelligence est une et est l'essence constitutive de tous les intelligibles... Envisagée ainsi, l'Intelligence est donc semblable au UIl;mieux dit encore, l'unité numérique est une émanation de sa propre substance sur les nombres» (LS, S5,'(39).

24"[Preceder's] follower is alsocompletely good in its essence, although not in its activity"

r:wv;,

S25, '(122).

(29)

activité propre, ou bien en tant qu'il reçoit les bienfaits (jawâ'id) de l'Âme et l'inspiration (ta'yîd) de l'Intelligence25 . Finalement, le Fondement (Asâs), auquel est associé la fonction propre de ta 'wîl, reçoit une triple influence:

De même que dans le sein de la Terre sont cachés l'Eau, l'Air et le Feu, de même sont rassemblés dans l'Imâm (le Fondement) la confortation (ta'yîd) . dispensée par la première Intelligence, l'assistance (tawfîq) dispensée par l'Âme, et l'enseignement (tac/îm) dispensé par le prophète26.

Le Fondement est ainsi défini en corrélation avec les trois Sources supérieures: Le Fondement (Asâs) estla clef de tout ce à quoi «sont reconduites» les existences produites par l'Intelligence, les compositions opérées par l'Âme, les régimes établis par les prophètes27 .

L'élucidation du symbolisme numérique-géométrique de la tétrade nécessiterait une longue recherche (qui impliquerait, en particulier, la tradition cosmologique

pythagorico-platonicienne). Il faut se limiter iciàces considérations générales. Celles-ci ouvrent cependant des voies intéressantes pour l'analyse du ta'wîl. En effet, le ta'wîlne doit-il pas, en tant que fonction propre de la quatrième Source, refléter la triple relation qui définit celle-ci? Il est tentant de faire correspondre les trois relations qu'entretient le Fondement avec les Sources supérieuresàautant de modes d'exercice du ta 'wîl. En faisant l'hypothèse d'une telle correspondance, la diversité des «registres» du texte pourrait être comprise sous une lumière nouvelle: loin d'être le fait d'un syncrétisme facile, cette diversité serait fondée métaphysiquement;

La diversité serait justifiée par le propos même du texte, celui de mettre en évidence les diverses sources de la vie et de la pensée spirituelle de l'adepte. Affirmer la nécessité de quatre principes, mais se limiter unilatéralement au seul discours de la métaphysique démonstrative, ce serait contredire dans sa pratique ce que la théorie avance. Ce serait «vouloir ouvrir la porte du paradis avec une cléàune seule dent».

25 «LeNâliq(l'Énonciateur, prophète) est la cler de tous les termes énonçables par lesquels s'expriment les·

perfections de l'Intelligence ainsi que les compositions opérées par l'Âme» (LS, S30, '1140). 26LS' SI, '116.

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Paradoxalement, la diversité des registres du texte renforcerait ainsi l'unité du propos du Livre des Sources: chacun des registres illustrerait in concreto un aspect fondamental de la fonction du ta'wîl. Le texte pourrait, en ce sens, être considéré comme un véritable «traité du ta'wî/»28.

Si l'hypothèse n'est pas facileàvérifier, elle ne semble pas gratuite. D'une part, une revue sommaire montre que les discours caractéristiques de la «science des lettres» et de la «métaphysique pure» ne couvrent pas tout le texte. Plusieurs sources mettent en oeuvre une pensée qui,àla différence des deux registres précédents, ne comportent aucun élément technique: une pensée qui s'interroge sur le pourquoi des choses, qui parle le langage du coeur, et dont les preuves ne sont ni dialectiques ni dogmatiques, mais font appelàune conscience innée. On aurait ainsi les trois formes de discours recherchées. D'autre part, certaines correspondances semblent aller de soi: le symbolisme de la science des lettres et la fonction detarkîb (activité de «compositioll», de «structuratioll», propre àl'Âme universelle) s'appuient tous deux ultimement sur la puissance ordonnatrice et harmonisatrice du Nombre29.

Afin d'éviter le formalisme de l'approche «structurale» et la facilité d'un pseudo-ésotérisme où tout correspond avec tout, la recherche de telles correspondances doit se faire dans une perspective métaphysique. Ainsi, le rapprochement entre le discours symbolique de la science des lettres et la fonction de composition(tarkîb )de l'Âme universelle s'appuie finalement sur la notion antique (païenne) de logos, comme «entité organisatrice des finalités naturelles» (chez Aristote), comme «recteur du cosmos et loi de son développement historique» (dans le stoïcisme)30. L'affinité du Nombre avec la fonction directrice et formatrice du cosmos est très claire dans la langue grecque: logos signifie aussi proportion numérique, principe de médiation et d'harmonie entre les

28"There can be no doubt that ta'wU is one of the most important notioos in al-Sijistânës Book ofthe Sources . .. In fact, the editor and translator of this book would probably agree that it can be regarded as a treatise of ta'wtl,if not on ta 'wU"(A.N. Heinen, op. cit., p. 36). .

29Lelien entre science des lettres et ordre cosmique apparaît avec clarté dans l'énoncé suivant: «C'est donc bien que le cosmos, quantàsa structure, est homologueàla composition du Nom suprême» (LS, SI, '1(17).

(31)

extrêmes. Le mouvement des sphères pouvait ainsi, dans la cosmologie antique, être pensé selon le modèle de l'harmonie musicale (elle-même définie au moyen de rapports numériques simples).

Il ne s'agit là, bien sûr, que de la dimension cosmologique dulogos31. Dejà fort riche de significations à l'époque grecque, le terme logoscontinuera d'évoluer au début de l'ère chrétienne pour devenir le terme central d'une vision philosophique et religieuse caractéristique, celle de la «gnose» (au sensgénérique)32. La différenciation-intégration des multiples dimensions (ontologique, théologique, cosmologique, psychologique) de la

Parole permettra de situer plusieurs éléments du texte d'al-Sijistânî dans un cadre théorique précis. En montrant comment chacune des Sources se rapporte à la Parole, l'unité de la docttine des Sources pourra être éclairée de façon nouvelle. Les résultats de l'analyse littéraire et phénoménologique du ta'wU pourront ainsi être mis en balance avec ceux de l'analyse métaphysique.

LA MÉTAPHYSIQUE DE LAKAL/MAH

Le thème de la Parole est présent tout au long du Livre des Sources. Les premières lignes de l'Introduction fontdéjà référence à la puissance du Verbe; dans les trois premiers paragraphes, on retrouve trois fois l'expressionnûr kalimah; les deux premières sources contiennent des énoncés affirmant l'unité de la Parole avec l'Intelligence (Sâbiq)33. Il ne s'agit pas là de simples images poético-religieuses.

31 Leterme«logos» a, on le sait, de multiples significations: "Among its many meanings.Logos designates the power of "reason", the pattern or order of things, the principle of relationship, and an organized articulation of something. In general, it has the following meanings: 1) Order or pattern 2)Ratio or proportion 3)Oratio,a discourse or account, even a "sermon" 4) Reasan, bath in the sense of rationality and in the sense of an articulation of the cause of something 5) Princip!e or cause(togoi="principles", "ratios", "reason") 6) A principle of mediation andharmony between extremes" (O. Fideler,Jesus Christ, Suna/Gad:Andent Cosmology and Early Christian Symbolism. Quest Books, Wheaton(III.)U.S.A., 1993).

32Selon G. Quispel(op. cit.),l'originalité de l'approche de la gnose s'exprime en termes de la thématique <<Verbe et Soi». L'esprit est dormant en l'homme et seul le Verbe du Christ peut le réveiller. Àtravers la Parole révélée, l'homme peut renaître, être ouvert pour recevoir le Soi.

33 <<l'horizon de l'Intelligence confine à la Parole de Dieu, laquelle est extérieure à la totalité des existants» (LS, SI, '1(13); «Cette Parole est donc comme l'ipséité !"ême du premier Être, celle dont le premier Être est absolument seulàêtre investi» (LS, S2, '1124).

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L'a<;simiiation de la production divine àl'acte humain de la parole n'est pas fortuite: elle tientà une configuration métaphysique caractéristique. La métaphore de la Parole

(et celle de Lumière qui en dérive) permet d'exprimer au mieux la nature de la production divine dans l'ismaélisme philosophique, la nature de ]'<<Înstauration» ou de l'«origination»

(ibdâC).

L'Impératif divin(amr Allah)qui instaure les êtres ne doit pas être conçu de manière statique, à la façon d'un intermédiaire situé à mi-chemin entre l'Intelligence et le Principe(MubdiC)34. Il n'est pas une hypostase, il n'est pas une réalité déterminée. Il n'est

pourtant pas néant puisqu'il donne réalité, puisqu'il fait être. Sa relationàl'Intelligence semble paradoxale: ni pure identité, ni pure différence. Ces difficultés ne peuvent être levées si l'on s'obstine à«spatialiser» la relation Impératif-Intelligence. Il faut plutôt concevoir cette relation de manière dynamique: l'Impératif c'est précisément la Parole sous forme impérative. En tant que telle, la Parole présuppose nécessairement un

. ,

interlocuteur en mesure de le comprendre35. L'Intelligence est l'être qui entend le KN créateur: c'est l'éternel Devançant(Sâbiq) qui, par sa capacité d'accueillir la Parole, précède tous les êtres.

En tant qu'interlocuteur nécessaire de l'Impératif divin, le premier Être n'a pas le : statut dérivé de l'objet créaturel ou émané. L'antériorité de l'Impératif divin sur le

premier Être est seulement logique. Impératif et premier Être (en tantqu'imperatum),sont

34 Pour le problème des relations entre Principe, Impératif et Intelligence, voir S. Kamada. "The First Being: Intellect('aqllkhiradh)As the Link Between God's Command and Creation According to Abû : Ya'qûb al-Sijistânî",Toyo Bunka Kenkyulo,Tokyo, 1988. Certains interprètent dans un sens «trinitariste» la position d'al-Kirmânî sur ce même problème: "it follows from the above mentioned passages

[al-Kirmânî,Raflai al-'aql]that the Originator, Le. God, the Originated, Le. the First Intellect, and the act of Origination are one. This is obviously very close to the Christian belief in the Trinity, and might reveal the Christian influence on the Bâtinid movement in Islam" (S. N. Makarem. "The philosophical

significance 6f the imâni in Ismâ'îlism" inSiudia lslamica,XXVII (1967), Paris, Maisonneuve-Larose, p. 46). La position d'al-Kinnânî pourrait être interprétée, plus simplement peut-être, comme une transposition du schéma aristotélicien: l'unité du penseur et du pensé dans l'acte de pensée.

35 «Dieu Très-Haut nous rappelle que son Impératif unique. lequel instaure les êtres primordialement instaurés(mubdaCdl),c'est le mot KN,Esto. C'est là un mot qui s'adresse à un interlocuteur. Il est donc nécessairement présupposé que l'interlocuteur auquelils'adresse, soit quelqu'un qui le comprenne>! (LS, S5,

(33)

consubstantiels: ils forment les deux moitiés du processus de production divine36. Une glose du manuscrit duLivre des Sourcesaffirnle sans équivoque que l'Impératif n'est pas un Ange situé au-dessus du rang de la première Intelligence37 . La «distance» entre l'Impératif et le premier Être doit alors être conçue comme condition de la

communication (la partie écoutante étant aussi essentielle à la manifestation du Verbe que la partie parlante).

Impératif divin et premier Être correspondraient finalement à deux façons de considérer le mystère'de l'instauration(ibdâc)de l'être. Lorsque l'instauration est mise en rapport avec le Principe(mubdîC), la Parole instauratrice paraît occuper, à cause de sa fonction d'intermédiaire, un rang supérieur à celui de l'Intelligence. Cependant, l'apophatisme ismaélien semble exclure une conception de la Parole comme simple instrument (intermédiaire) du Principe. lifaudrait alors interpréter la Parole dans la perspective d'une métaphysique de la liberté: la transcendance radicale du Principe serait la condition de la créativité infinie de la Parole.

D'autre part, lorsque l'instauration est considérée du point de vue de l'être, l'acte d'instauration et son effet immédiat (le premier Être) deviennent indiscernables. Uni à l'Impératif divin, le premier Être en partage la prééminence. L'Intelligence occupe un rang àjarnais inaccessible38. Cette inaccessibilité n'est pas du même type que celle du Principe absolument insondable: c'est plutôt l'inaccessibilité d'un horizon, l'horizon dernier de tous les êtres. L'Intelligence «est une substance qui entoure, compréhende,

l'universalité des choses»39. Elle échappe àjamais aux «entourés» qui viennent trop tard, qui ne peuvent par définition entourer ce qui les entoure40.

36 Comme l'exprime H. Corbin:«fiy a synchronicité éternelle (prétemporelle) entre l'impératif et l'impératum. Sans l'impératif,iln'y aurait rien pour l'accueillir, mais sans quelque chose qui déjà l'accueille,iln'y aurait pas d'impératif» (LS, S5, note 93).

37 <<.Je demandai: Est-ce que l'Impératif divin est un Ange au-dessus du rang de la première Intelligencc? Il répondit: Non! l'Impératif et l'Intelligence sont une seule et même chose...» (LS, SI, note 44).

38 C'est le thème de la source 35 (<<qu'aucun être ne peut atteindre au rang de la première Intelligence»).

39 LS, S5, '[38. .

40 L'atteinte de la position de l'Intelligence est non seulement impossible mais absurde: "since tirst intellect is the originated being prior to which there is nothirig in respect to origination and its obtaining perfect excellence is due to this, the reaching of this position by any one else is impossible and absurd" (WW, S35, '(159).

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