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Genre et horaires de travail : un nouveau regard à partir de la théorie de la segmentation

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de la théorie de la segmentation

Anne Bustreel, Martine Pernod-Lemattre

To cite this version:

Anne Bustreel, Martine Pernod-Lemattre. Genre et horaires de travail : un nouveau regard à

par-tir de la théorie de la segmentation. Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs,

Association Recherche et régulation, 2019, Déployer les études de genre en économie politique, 25,

�10.4000/regulation.14872�. �hal-02487357�

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25 | 1er semestre/spring 2019

Déployer les études de genre en économie politique

Genre et horaires de travail : un nouveau regard à

partir de la théorie de la segmentation

Gender and Working-Time Arrangements: a New Look of Segmentation Theory

Género y horarios de trabajo: una nueva mirada a partir de la teoría de la

segmentación

Anne Bustreel et Martine Pernod-Lemattre

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/regulation/14872 DOI : 10.4000/regulation.14872 ISSN : 1957-7796 Éditeur

Association Recherche & Régulation

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Anne Bustreel et Martine Pernod-Lemattre, « Genre et horaires de travail : un nouveau regard à partir de la théorie de la segmentation », Revue de la régulation [En ligne], 25 | 1er semestre/spring 2019, mis en ligne le 03 juillet 2019, consulté le 24 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/regulation/ 14872 ; DOI : https://doi.org/10.4000/regulation.14872

Ce document a été généré automatiquement le 24 mars 2020.

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Genre et horaires de travail : un

nouveau regard à partir de la

théorie de la segmentation

Gender and Working-Time Arrangements: a New Look of Segmentation Theory

Género y horarios de trabajo: una nueva mirada a partir de la teoría de la

segmentación

Anne Bustreel et Martine Pernod-Lemattre

Introduction

1 La sociologie du travail et des professions a bien montré l’importance des horaires de

travail pour la compréhension des inégalités entre hommes et femmes, mais elle s’intéresse peu aux politiques de gestion du temps et des horaires menées par les entreprises. Celles-ci relèvent plutôt du champ d’investigation des économistes de la segmentation, qui ont montré le recul de la norme temporelle fordiste au profit de systèmes de temps fondé sur la performance ou fragmenté. Les entreprises françaises, plus que leurs homologues européennes, ont ainsi développé des arrangements de temps de travail hautement flexibles et orientés vers les besoins de la firme (Kerkhofs et

al., 2008). Or ces nouveaux systèmes de temps ne sont pas neutres, ils s’appuient ou en

tous cas s’adossent à des mains-d’œuvre plutôt masculines ou plutôt féminines. Depuis le travail pionnier de Horrell et Rubery (1991), cet aspect a été peu intégré aux réflexions sur les évolutions de ces nouveaux systèmes de temps. Comment la composition de la main-d’œuvre, et particulièrement sa composition selon le genre, influence-t-elle les stratégies des employeurs dans la mise en œuvre de ces modes de gestion du temps ? De plus, dans ce contexte de flexibilisation des horaires de travail, le souci de maintenir à un niveau élevé la participation des femmes au marché du travail en Europe a remis à l’ordre du jour la question de l’articulation travail-famille. En particulier, les attentes à l’égard des employeurs en faveur du développement

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d’arrangements temporels plus orientés vers les salariés se sont faites plus pressantes (Le Bihan & Martin, 2008).

2 Cet article se propose d’examiner les interactions entre les stratégies des employeurs et

le genre des salariés, qui produisent des arrangements temporels plus ou moins orientés vers les employeurs ou les salariés. Les systèmes de temps issus de la flexibilisation des modes d’organisation du temps et des horaires de travail s’appuient sur une exigence de forte disponibilité temporelle pour les salariés, soit via de trop longues journées de travail, pour les cadres notamment, soit via une trop forte « emprise » du temps de travail pour les salariés peu qualifiés des services. Les difficultés liées à l’articulation vie familiale/vie professionnelle qui en découlent donnent parfois naissance à de l’absentéisme, du turnover ou de la démotivation, qui sont coûteux pour les entreprises. Le développement de modes de gestion du temps et des horaires tenant davantage compte des préférences temporelles des salariés pour lutter contre cette source d’instabilité de la main-d’œuvre s’analyse alors comme une nouvelle composante des marchés internes des entreprises. L’analyse empirique montre comment les entreprises sont amenées ou pas à faire évoluer leurs modes de gestion du temps et des horaires en fonction, notamment, des caractéristiques, féminines ou masculines, de leur main-d’œuvre.

3 La première partie revient sur la place et le rôle du genre dans l’analyse des politiques

de gestion du temps et des horaires menées par les entreprises. Elle propose une analyse intégrant à la fois les dimensions saillantes de la sociologie du genre, et en particulier le poids des contraintes domestiques pesant sur les femmes ainsi que la ségrégation professionnelle, et celles de la théorie de la segmentation. Celle-ci met en avant le rôle premier des employeurs dans la formation des conditions d’emploi et de travail, même si leur influence est encadrée, voire contrainte, par les institutions régulant le marché du travail. Ainsi, la segmentation est considérée comme un moyen pour les entreprises d’éviter les dysfonctionnements, comme l’absentéisme ou le turnover, suscités par des divergences entre leurs exigences d’une main-d’œuvre compétente et impliquée et leurs contraintes financières et organisationnelles. Rubery (1994) identifie trois principaux facteurs d’internalisation de la main d’œuvre : la nécessité de sa motivation, une pression concurrentielle forte sur la qualité et l’innovation, et des conditions techniques de production spécifiques à l’entreprise. Dans ce cadre général, les caractéristiques de la main-d’œuvre, et notamment les présupposés quant aux comportements de genre au travail, sont utilisées par les employeurs pour structurer et gérer leurs emplois (Horrell & Rubery, 1991). Les salariés bénéficient alors de « bons » ou « mauvais » emplois selon l’état du rapport de force entre employeurs et salariés (Grimshaw et al., 2017).

4 Guidée par ces principes d’analyse, la seconde partie propose une relecture des trois

systèmes de gestion du temps et des horaires analysés dans la théorie de la segmentation : le système de temps fondé sur la performance, le système de temps fragmenté et le système standard, héritier de la norme temporelle fordiste.

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1. Analyse théorique des arrangements temporels

dans les entreprises

1.1. Horaires de travail et genre : les questions abordées

5 L’analyse des évolutions des modes de gestion du temps et des horaires de travail par

les entreprises reste peu genrée. Plus précisément, la question des interactions entre les modes de gestion du temps et les caractéristiques, féminines ou masculines, de l’offre de travail, reste peu étudiée. Cela semble d’autant plus paradoxal que toute une série d’autres questions voisines ont fait l’objet de travaux intégrant la dimension du genre.

6 Ils ont montré comment les institutions contribuaient à la définition de modèles

nationaux de temps de travail plus ou moins favorables à l’emploi des femmes. L’analyse comparée des régimes nationaux de genre et de temps de travail (Rubery et

al., 1998 ; Figart & Mutari, 2000 ; Fudge, 2011 ; Rubery, 2011) insiste sur l’encastrement

des pratiques relatives au temps de travail dans des clusters de caractéristiques institutionnelles, produits des interactions entre les relations de genre et l’organisation sociale du temps de travail. Pour Figart et Mutari (2000) par exemple, la France appartient ainsi au modèle d’équité de genre solidaire (solidaristic gender equity) en raison de la relative proximité de la distribution des heures de travail parmi les femmes et les hommes et d’un niveau élevé de participation des femmes au marché du travail.

7 La sociologie du travail et des professions a montré que les horaires de travail, parmi

d’autres facteurs, comme la naturalisation des compétences « féminines » et leur dévalorisation, pouvaient conduire à renforcer la ségrégation professionnelle horizontale ou verticale. Les premières vagues de féminisation de professions se caractérisaient par l’accès des femmes à des horaires censés être en continuité avec leur rôle de mère (Buscatto & Marry, 2009). La déféminisation des professions très qualifiées de l’informatique a pu s’expliquer, entre autres, par une progression des horaires imprévisibles (Stevens, 2007). Certaines entreprises utilisent ce que Guillaume et Pochic (2007) appellent « le test de la dévotion », c’est-à-dire une disponibilité temporelle extrêmement forte, pour sélectionner ceux qui accèderont aux postes de cadres dirigeants. La « dérégulation » des horaires (Marry et al., 2015) se trouve également au centre de l’auto-éviction des femmes dans la haute fonction publique. L’attribution aux femmes des emplois à temps partiel a été présentée comme une réponse « naturelle » aux « besoins » des femmes en matière de conciliation, alors même que le « choix » du temps partiel résulte souvent de l’inégale répartition des tâches domestiques au sein des ménages (Maruani & Nicole, 1989).

8 Plus récemment encore, le vécu et l’expérience, différenciés selon le genre, des

évolutions du temps et des horaires de travail ont été abondamment documentés. Le passage aux 35 h a été ressenti le plus négativement par les femmes non qualifiées, alors que les mères d’enfants de moins de 12 ans ont eu un jugement plus positif (Méda & Orain, 2002). Les tensions produites par certains horaires, difficilement compatibles avec les responsabilités domestiques et familiales, dégradent la satisfaction au travail des salariés (Bunel, 2009 ; Fagnani & Letablier, 2004) et incitent une partie des mères à interrompre leur activité professionnelle (Garner et al., 2005).

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9 Ces travaux abordent donc de nombreuses questions importantes pour la

compréhension des relations entre l’organisation du temps et des horaires de travail et les rapports de genre, comme l’influence du temps et des horaires sur la qualité de l’articulation des temps sociaux, sur le niveau d’emploi des femmes, sur la ségrégation horizontale ou verticale. Mais ils se placent peu au niveau des entreprises et des comportements des employeurs. Guillaume et Pochic (2007) considèrent d’ailleurs le niveau des organisations comme l’angle mort des travaux sur le plafond de verre. La question de savoir comment les caractéristiques de la main d’œuvre, féminine et masculine, influencent les modes de gestion du temps et des horaires reste ainsi à l’arrière-plan. Or les employeurs sont, comme le résume Rubery (2007), les « architectes des inégalités » : leurs décisions en matière de types d’emplois ne sont pas indépendantes des caractéristiques des salariés susceptibles de les occuper.

1.2. Le genre dans l’analyse récente de la diversification des modes

de gestion du temps et des horaires de travail

10 L’exacerbation des pressions concurrentielles subies par les entreprises a fait reculer la

norme temporelle fordiste (Bouffartigue & Bouteiller, 2002) : les caractéristiques temporelles des emplois sont devenues moins « normées », plus diversifiées, plus « invasives », plus atypiques, plus courtes ou plus longues.

11 Ce mouvement, dans le cas de la France, a été facilité par un certain nombre

d’évolutions institutionnelles. L’organisation du temps de travail est traditionnellement très encadrée en France par les interventions de l’État. Toutefois, à partir du milieu des années 1990, les lois de réduction du temps de travail ont incité à la négociation d’entreprise sur la durée du travail et l’aménagement des horaires dans une perspective qui allie flexibilité et partage du travail (loi Robien en 1996, lois Aubry de 1998 et 2000). Le régime du forfait-jours pour les cadres s’est ainsi fortement étendu (Létroublon, 2015). Introduit en 2000 avec la loi Aubry II, le forfait annuel-jours1 s’est

généralisé depuis 2005 aux emplois les plus qualifiés dont l’horaire ne peut être prédéterminé. L’extension des possibilités d’annualisation – modulation du temps de travail et le renforcement de la primauté des accords d’entreprise en matière d’aménagement du temps de travail (Jobert, 2010) ont conduit à un éclatement des normes temporelles, consécutif à l’individualisation du temps de travail. De même, l’augmentation des régimes dérogatoires pour le travail dominical (Lesnard & Boulin, 2017) a contribué à cette diversification. L’objectif de ces évolutions est de répondre aux impératifs d’organisation de l’entreprise et de préservation de l’emploi, d’où la conjugaison de mesures de réduction du temps de travail et d’assouplissement de sa répartition. L’analyse de la négociation d’entreprise sur le temps de travail (Zilloniz, 2014) montre que les motivations des entreprises pour négocier le temps de travail sont centrées essentiellement sur la recherche de compétitivité et portent principalement sur la durée et la flexibilité collective (modulation, annualisation) et/ou l’assouplissement individuel du temps de travail (CET, rachat de jours de congés), révision du contingent d’heures supplémentaires. Si la plupart des syndicats français voient dans le développement du travail flexible une tentative des employeurs d’améliorer la productivité au détriment des travailleurs (Silvera, 2006), ces thématiques liées aux horaires de travail sont souvent considérées par les syndicats

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comme secondaires relativement aux questions de salaires ou d’organisation du travail (Ollier-Malaterre, 2009).

12 Les caractéristiques temporelles sont ainsi devenues des éléments plus distinctifs, plus

spécifiques de tels ou tels types d’emplois. La disponibilité temporelle, par exemple, a pu devenir un critère de recrutement ou un critère de promotion, et ainsi lier les caractéristiques de la main-d’œuvre aux caractéristiques des emplois, puisque les salariés n’ayant pas cette caractéristique sont exclus ou s’auto-excluent des emplois concernés.

13 Cette diversification du temps et des horaires de travail ainsi que le développement de

nouvelles organisations du temps de travail ont été analysés dans le cadre théorique de la segmentation. Celle-ci s’appuie sur une analyse multi-niveaux qui combine les forces s’exerçant sur l’organisation sociale du temps de travail, telle qu’elle est définie par un régime institutionnel, avec les processus de segmentation du côté de la demande et de l’offre et enfin les pressions internes aux entreprises. Dans ces travaux, deux tendances fortes apparaissent comme symptomatiques des évolutions des modes de gestion du temps et des horaires de travail post-fordistes (Rubery et al., 2005 ; Rubery et al. ; 2006 ; Campbell, 2017) : rendre les salariés responsables de l’organisation de leur temps de travail, pourvu qu’ils atteignent les objectifs fixés par l’employeur (système basé sur les résultats) ; ne faire travailler les salariés qu’aux seuls moments « productifs » pour l’employeur (système de temps fragmenté). Sur ce dernier point, Estrade et Ulrich (2002) opposent au marché interne traditionnel un marché « secondaire interne » constitué de salariés stables aux horaires devenus flexibles.

14 On est frappé par l’apparente neutralité au genre de ces systèmes d’organisation du

temps, alors qu’ils ne le sont pas : les hommes sont surreprésentés dans les horaires associés au système de temps basé sur la performance et les femmes sont surreprésentées dans les horaires fragmentés (Bustreel et al., 2012). Derrière le système basé sur les résultats, se profile un travailleur idéal plutôt masculin, ou en tous cas doté d’une disponibilité temporelle très forte. Le système de temps fragmenté semble, au contraire, reposer sur un travailleur idéal très différent, une femme, plus souvent étrangère, en tous cas prête à accepter des salaires faibles et de mauvais horaires de travail. Pourtant, le genre apparaît comme une dimension explicative secondaire : c’est l’irrégularité de la demande, l’accroissement de la concurrence, l’état du marché du travail… qui structurent ces analyses.

15 La question de l’influence des caractéristiques de genre de la main-d’œuvre dans la

diffusion de ces nouveaux modes de gestion du temps et des horaires de travail a déjà été abordée, il y presque trente ans, dans le travail original d’Horrell et Rubery (1991). Celles-ci montraient alors que les employeurs utilisaient, à leur avantage, principalement deux caractéristiques de genre de la main d’œuvre : les fortes contraintes temporelles des femmes les conduisaient à accepter des temps de travail courts et discontinus, alors que la volonté de préserver un salaire décent chez les hommes conduisait les employeurs à leur proposer plutôt des temps de travail longs et continus. Plus récemment, l’exigence d’une forte disponibilité pour les horaires atypiques s’est trouvée au cœur du processus de recrutement des caissières (Bernard, 2005), du personnel des supermarchés (Rieucau & Salognon, 2013 ; Nickson, 2004) et plus généralement des employées non qualifiées (Gadrey et al., 2004). Devetter (2009) oppose également les formes de la disponibilité temporelle des hommes ayant des responsabilités managériales à celles des femmes occupant certains emplois de

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services : les premières sont visibles, parfois codifiées et rétribuées, alors que les secondes sont informelles et peu reconnues.

16 Toutefois, dans une large mesure, les résistances ou les modalités d’adaptation des

salariés à l’imposition de ces modèles n’ont été que peu examinées. Comment et pourquoi les salariés sont-ils amenés à accepter ce type d’organisation du temps ? Ces deux systèmes présentent des risques d’intensification du travail et/ou d’allongement excessif du temps de travail. Ils impactent également l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle, notamment en brouillant les frontières entre la vie familiale et la vie professionnelle (Bozon, 2009) ou en empiétant sur les temps habituellement consacrés à la vie familiale ou sociale (Lesnard, 2009). Conçues pour améliorer la rentabilité et la compétitivité des entreprises, le développement de ces nouvelles formes d’organisation du temps et des horaires de travail présuppose, a minima, que les entreprises parviennent à sélectionner efficacement les salariés susceptibles d’accepter ces modes de gestion du temps et des horaires, par exemple en sur-sélectionnant certains segments de la population active.

17 Mais plusieurs facteurs peuvent concourir à l’épuisement de cette stratégie.

Premièrement, l’extension de ce type d’organisation peut finir par déstabiliser le ratio entre les candidats « adaptés » et les emplois offerts. Deuxièmement, la progression de l’activité féminine, la diversité croissante des situations familiales des salariés sur le cycle de vie, l’augmentation de la désynchronisation parmi les couples, qui multiplie les points de conflit entre la vie professionnelle et la vie familiale, transforment les attentes des salariés en matière d’organisation du temps et des horaires (Kerkhofs et al., 2008). Enfin, la politique d’égalité professionnelle entre hommes et femmes incite les employeurs à s’impliquer davantage pour permettre aux salariés de mieux articuler vie familiale et vie professionnelle (Brochard & Letablier, 2017). La question de la parentalité a été explicitement intégrée dans l’Accord National interprofessionnel sur l’égalité professionnelle (2004) faisant de l’articulation des temps un enjeu d’égalité professionnelle. En 2010, le législateur renforce les obligations faites aux entreprises en matière d’égalité professionnelle et instaure un principe de négociation administrée, qui oblige à l’ouverture de négociations et est assorti, depuis 2012, d’un principe de sanctions financières. Plus récemment, tout en consolidant les dispositifs de négociation administrée, les thématiques qualité de vie au travail et égalité professionnelle femmes-hommes ont été rassemblées (loi dite Rebsamen de 2015).

18 Dans ce contexte, des résistances sont susceptibles d’apparaître, comme en atteste les

niveaux élevés d’absentéisme et de turnover dans la grande distribution (Rieucau & Salognon., 2013 ; Nickson, 2004), en dépit de l’absence de difficultés de recrutement. Ces dysfonctionnements dépendent en partie des caractéristiques de la main-d’œuvre et peuvent faire évoluer les arrangements temporels entre les salariés et les employeurs. Le design temporel des emplois peut ainsi devenir un outil de stabilisation et de fidélisation de la main-d’œuvre en intégrant davantage les besoins des salariés, en donnant une place à l’expression d’horaires adaptés à leurs préférences ou en leur donnant une marge d’autonomie dans le choix de leurs horaires de travail. Il s’agit non plus seulement d’adapter les caractéristiques temporelles des salariés aux caractéristiques temporelles des emplois, mais d’adapter, dans une certaine mesure, les caractéristiques temporelles des emplois à celles des salariés. L’évolution du cadre institutionnel, incitant les entreprises à négocier sur l’articulation des temps pour

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réduire les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, appuie le développement de ce type de politiques RH dans les entreprises.

19 L’introduction d’une certaine souplesse dans les horaires de travail, tout comme une

« rémunération temporelle » de l’ancienneté sous la forme d’un accès à des horaires normaux lorsqu’on se montre fidèle à son entreprise, peuvent ainsi être utilisées comme outils de rétention de la main-d’œuvre. L’on peut dire alors que la gestion du temps et des horaires de travail « s’internalise » lorsqu’elle devient l’un des moyens ou le moyen de stabiliser et fidéliser tout ou partie de la main-d’œuvre, tout comme les systèmes de rémunération à l’ancienneté ou les filières de promotion interne ont pu être au cœur des marchés internes décrits initialement par Dœringer et Piore (1971). Un élément déclencheur de ces adaptations est le coût de l’instabilité de la main-d’œuvre pour l’entreprise.

20 Dans quelles conditions les employeurs sont-ils amenés à faire évoluer de cette manière

les arrangements temporels qu’ils proposent en fonction du genre des salariés ? Cette « internalisation » de la gestion du temps et des horaires relève essentiellement du niveau de l’entreprise, bien qu’intégrant le type d’offre de travail. Elle dépend des interactions entre les caractéristiques de sa main-d’œuvre et du degré de tensions du ou des marchés du travail sur lesquels se fournit l’entreprise, de son positionnement concurrentiel et sa performance économique (variabilité de la demande, marge de manœuvre face au marché ou au client), de sa taille qui lui confère plus ou moins de souplesse organisationnelle en matière de gestion des heures de travail, de sa technologie et de ses liens avec les professions.

21 Une littérature, largement anglo-saxonne, s’est interrogée sur l’accès différencié selon

le genre aux dispositifs par lesquels les employeurs renonçaient plus ou moins à leur pouvoir de fixation du temps et des horaires. Ces travaux, qui exploitent généralement des enquêtes auprès des salariés, donnent des résultats peu cohérents : l’effet de la féminisation d’un emploi, d’une profession ou d’une entreprise sur le fait de bénéficier d’aménagements temporels, en particulier l’accès à des horaires souples, est souvent négatif (Glass & Camarigg, 1992 ; McCrate, 2005 ; Golden, 2008 ; Zeytinoglu et al., 2009) parfois positif (Lowen & Sicilian , 2009 ; Minnotte et al., 2009) ou sans effet (Glass & Fujimoto,1995). Le passage à temps partiel serait plus facile pour les femmes que pour les hommes, et leurs absences seraient mieux tolérées que celles des hommes (Boyer & Nicolas, 2009). Cette diversité de résultats est sans doute en partie due au fait que ces analyses utilisent des variables décrivant des salariés pour tester des hypothèses relatives aux comportements des employeurs et aux politiques d’entreprise, comme l’effet de niveaux trop élevés de turnover ou d’absentéisme (Glauber, 2011), du degré de concurrence sur le marché de produits de l’entreprise ou sur son/ses marchés du travail (Glass & Fujimoto 1995), ou encore de l’intégration par les syndicats de revendications liées à la conciliation travail-famille.

22 Seules des données décrivant les entreprises permettent de comprendre comment les

employeurs gèrent ou intègrent les caractéristiques de genre de leur main-d’œuvre pour orienter les arrangements temporels vers leurs besoins ou plutôt vers ceux des salariés. Ces travaux, exploitant des enquêtes quantitatives, sont moins nombreux (US : Osterman, 1995 ; Davis & Kalleberg, 2006 ; Deitch & Huffman, 2001, Espagne : Poelmans

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1.3. Des études de cas dans de grandes entreprises françaises

23 Toutefois, une approche quantitative ne permet pas toujours de saisir les logiques

d’organisation du temps et des horaires des entreprises, leurs motivations, leurs stratégies, les caractéristiques de leur main-d’œuvre et en quoi ces différents éléments font système. De plus, le recueil de données sur un échantillon de grande taille nécessite une standardisation des questions et des réponses, qui peut se révéler appauvrissante. Par exemple, les horaires en îlots sont parfois utilisés comme moyens de redonner un peu de souplesse aux salariés, mais ils ne concernent que les personnels de caisse du secteur de la grande distribution et ne sont pas recensés dans une enquête, tout comme l’existence de bourses d’échanges de créneaux horaires, plus ou moins formalisées, ou l’existence de semaines compressées. La méthodologie adoptée dans ce travail consiste à réaliser des entretiens semi-structurés avec des interlocuteurs capables de restituer la cohérence et les difficultés de la politique de gestion des horaires menée par l’entreprise. À cet égard, les responsables RH présentent un double intérêt : ils sont à l’interface entre les salariés et la direction, ils jouent un rôle clé dans la négociation collective sur le temps de travail en particulier, ou l’articulation vie familiale/vie professionnelle.

24 L’analyse empirique se base sur une enquête qualitative des politiques de gestion du

temps et des horaires de travail des entreprises. L’objectif est d’analyser la manière dont elles déterminent leurs horaires de travail et comment les différentes caractéristiques de la main-d’œuvre masculine ou féminine interviennent dans le choix des arrangements temporels. Nos études de cas reposent sur deux enquêtes menées à des périodes différentes. La première, réalisée entre 2010 et 2012, porte explicitement sur les arrangements temporels proposés par les entreprises dans une perspective d’articulation vie privée/vie professionnelle, avec un échantillon comprenant un éventail large d’entreprises en termes d’activité. La deuxième enquête, réalisée entre 2014 et 2016, porte sur le même thème, mais elle est centrée sur un secteur emblématique des évolutions genrées de l’organisation du temps et des horaires de travail, secteur fortement féminisé, faiblement qualifié et caractérisé par le système d’horaires fragmentés. Au total, une quinzaine d’établissements et d’entreprises (voir annexe) a été enquêtée. Nous avons réalisé une vingtaine d’entretiens d’une durée d’une à deux heures, à partir d’une grille d’entretiens semi-directifs, avec des directeurs ou des responsables ressources humaines. L’exploitation de ces entretiens s’accompagne de celle des textes issus de la négociation collective relatifs à l’aménagement du temps de travail ainsi qu’à l’égalité professionnelle. Pour l’entreprise de transport, une journée d’observation sur site (bus et métro) a également été réalisée.

25 Afin de saisir la diversité des contraintes productives, organisationnelles, et surtout

temporelles qui s’imposent aux entreprises, nous avons sélectionné des entreprises plutôt de grande taille, de statuts différents (secteur public, secteur privé, secteur privé avec délégation de service public), de secteurs d’activité différents (industriel, service), secteur d’activité féminisé ou à dominante masculine et secteur mixte, secteur présentant des horaires standard ou atypiques, soumis à des contraintes de rythme de production ou devant offrir un service en continu. Au total, si le profil des entreprises est très divers, on retrouve dans leur composition de l’emploi les formes classiques de la ségrégation professionnelle, dimension importante pour saisir les enjeux de la mise

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en œuvre des schémas temporels selon le genre. Un tiers de notre échantillon est composé d’entreprises mixtes, comme les entreprises de télécommunications, au sein desquelles la répartition des emplois est très genrée : les hommes occupant des postes techniques qualifiés et les femmes des postes administratifs. Dans les entreprises de services, comme la grande distribution, les femmes sont majoritairement employées. Les secteurs à dominante masculine, comme l’équipement ferroviaire et le transport de voyageurs, représentent un autre tiers de notre échantillon. Les femmes y occupent principalement des emplois dans les services administratifs, les hommes exercent les métiers les plus qualifiés de cadres, d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers qualifiés. Le dernier tiers est composé d’entreprises fortement féminisées, comme les entreprises de nettoyage, avec des postes d’employées faiblement qualifiées. En dépit de la persistance des différences de sexe dans la structuration de l’emploi, plusieurs entreprises multiplient les initiatives en faveur d’une plus grande mixité. Selon le contexte, cela infléchit les régimes temporels des entreprises vers des dispositifs offrant davantage de souplesse aux salariés.

2. Une analyse empirique de la prise en compte de la

main d’œuvre féminine/masculine dans les modes de

gestion du temps et des horaires de travail

26 Les entretiens montrent une différenciation forte de l’organisation du temps et des

horaires en fonction des secteurs d’activité, mais aussi au sein des entreprises, en fonction des départements, des services ou des métiers exercés. La flexibilisation du temps et des horaires à l’avantage de l’employeur est une des sources de différenciation qui conduit à des horaires atypiques, fragmentés et moins prévisibles. En effet, pour flexibiliser les horaires de travail, l’employeur peut jouer sur plusieurs dimensions : la durée, la localisation, la prévisibilité. C’est la combinaison des différentes dimensions qui produit des arrangements temporels plutôt favorables aux salariés ou aux employeurs.

27 Or cette combinaison ne peut être considérée comme indépendante du genre. Nos

observations rejoignent les trois régimes temporels mis en lumière dans les travaux segmentationnistes, le modèle basé sur les résultats, le système fragmenté et enfin le système standard (Rubery et al., 2005 ; Rubery et al., 2006 ; Campbell, 2017). Impactent-ils de la même manière les hommes et les femmes ? Quelles pressions les femmes peuvent-elles exercer pour amender ou infléchir les différentes dimensions selon leur souhait ?

2.1. Le système de temps fondé sur la performance face à la

féminisation des cadres

2.1.1. Un modèle qui se diffuse

28 Dans les entreprises françaises, on retrouve le modèle axé sur les résultats, dans lequel

la référence au temps est abandonnée au profit des performances ; les salariés deviennent responsables de leur organisation du travail en contrepartie de résultats à atteindre. Ce modèle de définition des horaires de travail a régulièrement progressé ces dernières décennies dans tous les secteurs, mais de manière différenciée. Il est

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beaucoup plus présent dans les grandes entreprises et dans les secteurs de la finance-assurance, de l’industrie, de l’information et de la communication (Létroublon, 2015). Parmi les entreprises et établissements enquêtés, ce régime temporel est très développé dans les emplois qualifiés des entreprises de haute-technologie (Pharma, Téléco A et B) alors qu’il ne concerne que quelques cadres dans les entreprises faiblement qualifiées, comme les entreprises de nettoyage (Netto A et B).

29 Traditionnellement, ces postes de cadres sont occupés plutôt par des hommes dont le

temps de travail est peu ou pas contrôlé, avec des horaires longs voire extrêmement longs pour les cadres dirigeants. Thoemmes et al. (2011) relèvent l’ambivalence des cadres, partagés entre la valorisation de l’autonomie temporelle que fournit ce modèle et l’insatisfaction quant aux fortes pressions temporelles qu’ils subissent. Par ailleurs, les cadres estiment que l’action des syndicats est inefficace pour gérer leurs conditions de travail. Sur le terrain, on retrouve la surreprésentation des hommes dans les modes de gestion du temps fondés sur la performance. Par exemple, chez Pharma, entreprise féminisée dans son ensemble, qui a largement adopté ce système, les femmes ne représentent que 21 % des cadres. Inversement, dans une entreprise à dominante masculine, Énergie, les femmes ne représentent que 20,5 % de la population cadres, et seulement 15 % des cadres dirigeants.

30 L’entreprise Pharma semble exemplaire de la diffusion de ce modèle. Cette entreprise

particulièrement qualifiée2 a changé ses pratiques de gestion du temps : elle pratiquait

auparavant un contrôle avec un système déclaratif des horaires pour les cadres et est passée à un système laissant une liberté totale du temps de travail à ses salariés, sans aucun système de contrôle du temps. Dans le même temps, l’entreprise a étendu le principe de part variable dans la rémunération à tous les cadres (25 % pour les cadres supérieurs, de 25 à 40 % pour les commerciaux, et de 7 à 8 % pour les services administratifs) ; ce système était déjà en vigueur pour les commerciaux.

31 Ce système dédouane les entreprises de la comptabilisation des heures, reporte sur les

salariés la responsabilité de leurs horaires et évite de payer des heures supplémentaires.

On n’oblige personne, mais c’est une boîte où les gens partent extrêmement tard. (Téléco B)

On considère que les gens sont payés pour atteindre un résultat et s’il y en a qui font 8 h, c’est très bien, s’il y en a qui font 9 h OK, qui font 10 h, OK, mais on ne leur demande pas de faire 10h. (Téléco A)

On ne fait pas de présentéisme, nos collaborateurs ont juste des indicateurs de rendement (Pharma).

32 Les DRH de ces entreprises considèrent ce modèle de gestion du temps comme efficace

pour promouvoir ceux qu’ils appellent les « hauts potentiels », qui s’avèrent être des salariés aux longues heures de travail, c’est-à-dire quasi exclusivement des hommes.

Moi, j’ai très peu de cadres à temps partiel, je ne sais pas si cela arrive à 7 %, mais c’est à 90 % des femmes, ça je n’ai pas besoin de le vérifier. Alors, comment je fais quand j’ai une promotion ? L’homme qui s’investit à 200 %, il ne va pas comprendre. C’est tout notre système qui est à revoir si on veut avoir autant de femmes que d’hommes à haut potentiel. Pourquoi pas, on travaille là-dessus. (Téléco B)

Il y a quelques managers à temps partiel. Je dis bien « quelques ». Il n’y en a pas beaucoup. Je crois que, il est clair que le temps partiel, c’est absolument pas... ne doit pas justifier un comportement discriminant par rapport au temps plein. Alors bon. Aussi bien en termes de rémunération qu’en termes de carrière, etc... Bon, maintenant qu’on a dit ça, c’est une chose. Maintenant, dire que le temps partiel,

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c’est la qualité d’un haut potentiel.... et d’un futur dirigeant... Il y a un pas que je ne franchis pas. (Téléco A)

33 La contrepartie de cette durée excessive est que les cadres disposent d’une grande

autonomie dans leur travail et de souplesse dans la détermination des horaires, comme le confirment les propos des DRH interviewés. Le fait que les femmes cadres l’utilisent pour gérer les contraintes familiales semble intégré et admis par les entreprises. Mais les difficultés de ce modèle d’organisation du temps et des horaires pour les femmes cadres sont sous-estimées :

Quand vous donnez la possibilité à une femme cadre d’aller chercher son enfant à l’école, le soir elle fait le boulot. Elle se dit « je suis dans une entreprise qui me donne cette possibilité, je dois lui rendre ». (Pharma)

34 Dans ce modèle, la disponibilité temporelle est une variable capitale, alors que les

femmes n’ont pas la même que les hommes en raison des contraintes familiales qui reposent essentiellement sur elles. De ce fait, l’autonomie temporelle que permet ce modèle va conduire les femmes et les hommes à avoir des niveaux « d’engagement » différenciés. De nombreuses études ont déjà illustré ce phénomène (Laufer, 2005 ; Marry, 2004 ; Guillaume & Pochic, 2007). L’autonomie temporelle laisse les femmes moduler leur engagement, mais en contrepartie d’une moindre rémunération et d’un risque de promotion plus faible, surtout si l’implication se mesure par le temps de présence en entreprise (Charbeau & Larquier, 2010). Ce modèle de femmes cadres moins disponibles et moins promues est tout à fait perceptible dans notre échantillon. Au moment de l’enquête, les DRH expliquent que l’écart salarial entre hommes et femmes a tendance à se réduire en début de vie active, mais ne cesse d’augmenter au fil de la carrière, ce qu’ils considèrent comme « préoccupant ». Le taux de femmes cadres-dirigeants y reste faible. Teleco A mentionne l’existence d’un problème de rétention des femmes occupant des postes techniques qualifiés, qui ne restent pas dans l’entreprise. 2.1.2. Un modèle masculin de manager entretenu par la politique d’égalité

35 Au total, ces entreprises se distinguent par une présence plutôt faible de femmes

cadres, qu’elles ne parviennent pas à faire évoluer, et même parfois à retenir. Elles fonctionnent sur la base d’une organisation du travail qui exige et récompense le présentéisme et ont ainsi sans doute tendance à conserver ceux de leurs salariés qui acceptent ce modèle. Il n’y a donc que peu ou pas de pressions internes pour remettre en cause la place du présentéisme dans l’organisation du temps et des carrières des cadres. Ainsi, ces entreprises proposent très peu de mesures modifiant l’organisation du temps et des horaires, à l’exception de l’encadrement des heures de réunion. Les réunions ne doivent pas être programmées trop tôt le matin, avant 9h00 ou 9h30 suivant les entreprises, et ne pas finir après 18h00. Une autre entreprise va plus loin en encadrant le taux d’occupation des salles.

Il y en a un indicateur que j’ai mis, qui est le taux d’occupation des salles au-delà de 18 h. Et le but est quand même... le but est quand même de ne pas occuper les salles... Il y a un mot d’ordre qui est passé, comme quoi [pour] une femme qui a des enfants, logiquement les réunions ne doivent pas excéder 18 h et ne doivent pas commencer avant 9 h 30. (Téléco B)

36 Par contre, elles offrent des services permettant aux femmes de reproduire plus

facilement le modèle masculin du manager : services pour dégager du temps de travail (conciergerie, berceaux sur place…), mentorat et développement de formations au leadership, à la confiance en soi… (Énergie, CHR, Téléco A). En facilitant l’accès à ce

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type de service, les entreprises déchargent leurs salariés, et particulièrement les femmes, de problèmes organisationnels et familiaux qu’ils peuvent réinvestir dans du temps de travail.

On a essayé, alors c’est dans des services que je qualifie d’assez modernes et assez propres aux entreprises riches, entre guillemets, c’est tous les services dit de conciergerie, ce qui permet quand même de faire faire quelques services, là que ce soit au siège ou au technopole qui n’est pas loin d’ici, vous pouvez déposer votre voiture pour la révision. Bon. […] Vous avez un nombre de dispositions qui ont été mises en place pour, quelque part, libérer nos collaborateurs d’un certain nombre de contraintes parce que ça peut être difficile de mener de front sa vie personnelle et professionnelle. (Téléco A)

37 Les considérations de valorisation de leur image, pour ressembler à leurs clients, mais

également pour attirer et fidéliser des salariés sur des marchés très tendus, jouent un rôle important dans l’apparition de ce type de politiques. L’impératif légal de produire des textes concernant l’égalité professionnelle encourage le développement de ce type de mesures.

38 Dans d’autres entreprises, dont l’encadrement est plus féminisé, le DRH, tout en étant

sensible à la « réactivité » de ses cadres, ne considère pas la présence comme un critère d’implication. Les horaires sont très souples, pour les cadres comme pour le reste des salariés, dans le cadre d’une activité régulière et prévisible. Le DRH précise qu’il y a peu de tensions au niveau de l’organisation du temps de travail, l’absentéisme étant par ailleurs particulièrement faible (2,8 % parmi les cadres). L’entreprise apparaît comme un marché interne traditionnel, l’ancienneté moyenne y est élevée et la politique d’égalité a une tonalité paternaliste, étant fortement axée sur la famille3. On retrouve

toutefois une absence de mixité au plus haut niveau de l’entreprise.

2.2. Un système de temps fragmenté très féminin et sous tension

39 Le système de temps fragmenté se caractérise par le fait que l’employeur cherche à

éliminer tous les temps improductifs : seuls les horaires directement productifs sont considérés comme du temps de travail et donc rémunérés. Il est utilisé pour faire face aux fluctuations d’activité, particulièrement lorsqu’elles alternent heures de pointe/ heures creuses à l’intérieur d’une journée, mais aussi pour étendre les heures d’ouverture ou d’exploitation tôt le matin ou en soirée (Campbell, 2017). Il conduit ainsi à des coupures d’activité de plusieurs heures, à l’utilisation du temps partiel et des horaires atypiques, ainsi qu’à une forte variabilité des horaires conjuguée avec une faible prévisibilité. Jouant sur toutes les dimensions du temps et des horaires (durée, localisation, variabilité et prévisibilité), il se diffuse sous des formes variées en combinant toutes ces dimensions à l’avantage de l’employeur. Bouffartigue (2012) note les difficultés que rencontrent les syndicats à infléchir les formes concrètes de ce système de temps, qu’il dénomme « disponibilité temporelle hétéronome », dans des contextes peu favorables à l’action collective.

2.2.1. Un système en butte à l’absentéisme et au turnover

40 Ces arrangements temporels se sont fortement développés en France, dans des activités

de services à faible valeur ajoutée, où la compression des coûts salariaux est devenue l’enjeu majeur. Dans notre échantillon, l’entreprise Hyper reconnaît avoir poussé très loin le système fragmenté en caisse pour faire face aux fluctuations d’activité dans la

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journée et dans la semaine. Certaines des entreprises de nettoyage rencontrées se considèrent comme contraintes par les exigences des clients de concentrer le nettoyage hors des plages habituelles de fonctionnement de bureaux ou des locaux à nettoyer. Seules les heures effectuées sur les chantiers sont rémunérées, les temps de transport d’un chantier à l’autre ne sont pas comptabilisés. Les salariés, des femmes à plus de 90 %, sont à temps partiel court sur des horaires décalés avec des coupures dans la journée. Le secteur du nettoyage concentre une main-d’œuvre très faiblement diplômée, fréquemment d’origine étrangère et reste à l’heure actuelle un des secteurs où le système fragmenté est le plus développé.

On a des horaires bien précis qui sont... enfin qu’on est obligé de respecter obligatoirement, après les clients ne sont pas tout à fait d’accord quand on veut changer. Donc, quand c’est comme ça, on essaye de s’arranger auprès de... pour les filles pour dire que ça ne correspond pas avec eux. Ce n’est pas toujours évident. (Netto B)

41 Dans les entreprises de télécommunications, l’activité des centres d’appel est très

fluctuante et suit un cycle appelé le « chameau des appels », composé de deux pics au milieu du matin et de l’après-midi. La main-d’œuvre des centres d’appel est segmentée : les postes de conseillers clientèle sont majoritairement occupés par des femmes à temps plein et à temps partiel, les postes de conseillers techniques sont principalement occupés par des hommes à temps plein.

42 Dans ces entreprises, la composition de la main-d’œuvre, fortement féminisée et peu ou

pas qualifiée, a favorisé, voire permis, la diffusion de ce mode de gestion du temps. Le recrutement de femmes dans ce type de secteur est lié à la fois à la ségrégation professionnelle, puisqu’il s’agit souvent de métiers traditionnellement féminins, mais également au ciblage d’une main-d’œuvre peu exigeante, car dotée d’un faible pouvoir de négociation dans l’emploi.

Comme le relève un DRH :

Dans l’imaginaire collectif, le poste de caisse est d’abord féminin et les femmes... nous recrutons sans exigence de diplômes ni d’expérience, donc nous recrutons des femmes sans expérience. Je me suis rendu compte donc, nous recrutons des dames, profil-type ayant eu deux ou trois enfants, n’ayant jamais travaillé, ou ayant arrêté sur une période de dix-quinze ans pour élever leurs enfants ; qui un jour veulent se remettre à travailler et qui n’ont pas grand-chose à faire valoir sur leur CV, et qui arrivent sur des postes comme les nôtres, et moi j’aime bien ces profils-là. On a des profils très motivés et qui ont passé un cap, qui ont trouvé une maturité. (Hyper)

43 Cependant, ce mode de gestion du temps est sous tension dans toutes les entreprises

rencontrées. En effet, ce système engendre des difficultés d’articulation du temps, particulièrement chez les femmes, tout en offrant des salaires peu attractifs, qui limitent de facto le vivier de recrutement. Par exemple, dans le secteur du nettoyage, des salariées « choisissent » ou quittent leurs employeurs en fonction des horaires des chantiers proposés, de sorte que nombre d’entre elles sont multi-employeurs, pour se « construire » un emploi du temps conciliable avec leurs contraintes personnelles. Les entreprises sont, ou ont été, confrontées à des niveaux élevés d’absentéisme et de turnover, qui ont un coût non seulement RH, puisqu’il faut gérer en permanence ces difficultés, mais aussi en termes de chiffre d’affaires, lorsque les relations clients sont impactées. Les deux entreprises de nettoyage font face à des taux d’absentéisme et de turnover importants, tout en ayant des difficultés de recrutement.

Je n’ai pas le chiffre exact de l’absentéisme, mais c’est mon casse-tête de tous les jours… Je peux parfois l’anticiper, quand je ne peux pas répondre positivement aux

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demandes de changements d’horaires d’une fille, je sais d’avance qu’elle sera absente. (Netto B)

44 Le centre d’appel de Teleco B illustre la segmentation genrée des pratiques de gestion

du temps. L’activité est fluctuante pour l’ensemble des téléconseillers, mais les conseillers techniques sont maintenus à temps plein grâce à la poly-activité : ils passent en back-office lors des périodes creuses, ce qui leur permet d’accéder au marché interne développé par l’entreprise sur son cœur de métier, technique. Pour les conseillères clientèle, l’entreprise pratique une gestion minutieuse des plannings des salariées à temps partiel et à temps plein, en étalant des arrivées des salariées du matin jusqu’au pic d’activité ; puis, au moment des périodes basses, les salariées à temps plein partent en pause repas. Chez les téléconseillères, l’absentéisme et le taux de turnover restent élevés. Selon la DRH, les téléconseillères clientèle n’ont pas vocation à rester dans l’entreprise : « ce type de poste, c’est bien pour les jeunes ». L’entreprise a opté pour une « externalisation périodique » des créneaux du soir, de la nuit et du week-end pour l’ensemble des téléconseillers, afin de minimiser le surcoût des horaires atypiques prévu conventionnellement. Au total, les hommes semblent ainsi plus « protégés » du système de temps fragmenté que les femmes.

45 Certaines entreprises cherchent à rompre avec le modèle de temps fragmenté pour

stabiliser et fidéliser leur personnel en s’attaquant à la fragmentation : limitation forte du temps partiel, limitation voire suppression des coupures, meilleure prise en compte des besoins ou des préférences des salariés dans l’attribution des plages de travail. 2.2.2. Un modèle affaibli par une réorganisation du temps et des horaires dans certaines entreprises

46 L’entreprise Hyper constitue un très bon exemple d’entreprise qui, face à certaines

difficultés et pressions, s’efforce de stabiliser son personnel en intégrant les contraintes de ses salariés dans la gestion des horaires de travail. La direction des ressources humaines s’est retrouvée confrontée à deux problèmes récurrents du secteur : l’absentéisme, en particulier sur les postes de caisse, et le comportement de désengagement de ses salariés.

On tourne avec un taux moyen d’absentéisme toutes causes confondues aux environs de 6 à 7 %, mais il monte à 12 % en caisse … À un moment donné, si vous êtes « bêtes » sur l’aspect horaire, vous prenez en pleine face l’absentéisme à très court terme, sur le turnover et la désimplication, ça c’est clair…Donc pour la problématique de vie, la prise en compte de la contrainte familiale en tout cas, c’est un point majeur. Forcément ça, on l’a vécu difficilement […] On avait fait un jour une étude pour essayer d’identifier l’absent-type. Et voilà, l’absent-type, c’est une femme de 25 à 35 ans qui a des enfants et c’est plutôt 80 % de notre effectif caisse, donc c’est normal que notre absentéisme en caisse soit, voilà… (Hyper)

47 Dans cette entreprise, la stratégie de recrutement sur les postes de, basée sur une

disponibilité temporelle quelque peu « forcée » par le faible pouvoir de négociation d’une main-d’œuvre féminine et non qualifiée, a atteint ses limites pour la direction. Celle-ci a fait profondément évoluer l’organisation du travail.

48 Une innovation, expérimentée en 1999, s’est fortement diffusée. Elle concerne les

horaires en îlot où les hôtesses de caisse participent à la construction des horaires, sous forme de volontariat. Cette organisation doit permettre d’offrir, à chaque employée concernée, la possibilité d’organiser soi-même ses horaires, en accord avec ses collègues, dans le cadre des plans de charge établis par le responsable du secteur4. Un

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îlot de caisse se compose d’un groupe de quinze-vingt hôtesses, avec l’une d’entre elles dans le rôle d’animatrice. Le responsable du magasin donne les charges de travail à couvrir au quart d’heure près et les caissières se positionnent sur ces créneaux. Ce système permet à chaque salariée d’organiser son temps de travail en conciliant ses souhaits, tout en visant à mieux satisfaire les intérêts des clients et de l’entreprise. L’employeur délègue ainsi une partie de son pouvoir de fixation des horaires aux salariés pour les fidéliser.

49 Un autre axe de remise en cause du système fragmenté consiste à proposer des temps

complets à sa main-d’œuvre féminine non qualifiée. L’entreprise a proposé à toutes ses caissières qui étaient à temps partiel de passer à temps complet dans le cadre de la poly-activité, en exerçant un autre métier, en rayon par exemple.

50 De plus, le développement de nouveaux systèmes d’encaissement, où la charge de

l’enregistrement des articles revient au client et non plus à l’hôtesse, permet à la fois de réduire la pénibilité et d’allonger le temps de travail. L’hôtesse se repositionne sur un rôle de conseil du client, d’accompagnement et de supervision, d’aide à la facturation et au paiement. Avec ce système, le travail est moins pénible et les hôtesses de caisse peuvent faire plus d’heures d’affilées sans coupure.

On a réussi, ça nous a permis de capter un certain nombre d’heures, de réduire le recours au CDD, de lisser... (Hyper)

51 Par ailleurs, le DRH encourage ses managers à respecter un autre principe : pas plus

d’une coupure par semaine, une fin de poste fermeture à 22 h tous les quinze jours, pas plus d’une soirée les samedis tous les huit-dix semaines en privilégiant les contrats étudiants pour les fins de semaine. L’attribution aux étudiants des créneaux les plus atypiques a permis d’améliorer les horaires de travail de la main-d’œuvre stable.

52 Les pratiques décrites ne reflètent sans doute pas l’ensemble du secteur de la grande

distribution, mais la stratégie adoptée par une très grande enseigne. La taille de ses effectifs en caisse autorise une certaine souplesse organisationnelle. L’appartenance à un groupe permet au magasin de bénéficier d’un encadrement RH important et spécialisé. Ces pratiques ne sont pas nécessairement transférables à des magasins aux effectifs plus limités.

53 Des stratégies différenciées apparaissent parmi les entreprises de nettoyage

confrontées à une très forte concurrence sur les prix des prestations et des contraintes clients qui ne sont pas de même nature. L’une d’entre elles fait évoluer significativement son mode de gestion des horaires, alors que l’autre continue de pratiquer le système de temps fragmenté. L’entreprise Netto A vient d’entreprendre une démarche volontariste appelée « travail en journée » auprès des clients, pour négocier des horaires de travail en journée, afin de proposer à ses salariés des horaires plus standards et des contrats plus longs, proches du temps complet. Cette entreprise préfère parfois refuser un chantier aux horaires trop contraignants, alors qu’une solution plus favorable aux salariées serait possible. Elle propose également à ses salariés « fidèles » d’évoluer vers les horaires qu’ils souhaitent lorsqu’un nouveau chantier se présente. L’entreprise Netto A a toutefois un positionnement de marché qui cherche à se détacher de la concurrence par les prix. Elle se différencie par l’utilisation de produits de nettoyage bio et propose des services supplémentaires, comme du petit bricolage et dépannage, dégageant ainsi des marges plus fortes que la moyenne du secteur, selon le dirigeant.

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54 Mais chez Netto B, la stratégie reste dans l’ensemble orientée par une segmentation de

la main d’œuvre consistant à affecter les horaires les plus incommodes à une main-d’œuvre « prête » à les accepter, comme les étudiants. Le système de temps fragmenté perdure, non pas en modifiant les horaires, mais en ciblant un nouveau segment de la population active.

Avec nos horaires, nos rigidités, nos salaires, je n’arrive plus à recruter, bah comment voulez-vous ? Heureusement, le marché de l’étudiant s’ouvre alors je bouche les trous comme cela. La seule chose que je peux faire c’est mettre mes filles sur le même chantier afin de favoriser leur organisation. (Netto B)

2.2.3. Un système standard genré

55 Dans le système standard basé sur le temps (Rubery et al., 2006), le salarié est rémunéré

dès lors qu’il est à disposition de l’employeur sur le lieu de travail, les employeurs sont disposés à accepter une variation de productivité en contrepartie de l’engagement durable de la main-d’œuvre. Dans ce modèle, les heures supplémentaires sont rémunérées. Les horaires empiétant sur les autres temps sociaux sont compensés, financièrement ou en repos. C’est le modèle de référence de gestion du temps avant que n’émergent des logiques plus flexibles du temps de travail.

2.2.3.1. Une diffusion de la souplesse temporelle dans les emplois administratifs féminins

56 Ce modèle est encore présent dans nos entreprises, et l’enquête de terrain montre que

sur les postes aux faibles contraintes productives, comme des postes administratifs, les entreprises mettent en place des systèmes de temps souples au bénéfice de leurs salariés, principalement féminins, qui ont exprimé une demande d’aménagements temporels.

57 Une entreprise d’assurance (Assur) propose des horaires individualisés à l’ensemble de

son personnel administratif, fortement féminisé par ailleurs. Une entreprise industrielle d’équipement ferroviaire propose une individualisation des horaires avec des aménagements hebdomadaires également à son personnel administratif :

On a testé le système de semaines compressées, on l’a fait pour répondre à une demande de notre personnel féminin administratif au moment des 35 h et c’est top ! On est sur une répartition où, en fait, elles travaillent une semaine, deux semaines 5 jours et une semaine 4 jours. Donc il y en a pas mal qui ont des temps pleins, mais qui ne travaillent pas le mercredi. Donc en un mot, elles sont à temps plein, mais elles ont leur mercredi après-midi. Donc ça, on en a pas mal. (Indus B)

58 L’entreprise Maintenance propose des horaires variables autour de plages fixes

comprenant la possibilité de reporter un déficit ou surplus d’heures d’une semaine sur l’autre. Dans ce cas, les salariés choisissent leur heure d’arrivée et heure de départ en fonction de leurs contraintes personnelles. Cet arrangement permet à des salariés d’avoir des horaires de travail compatibles avec les horaires d’ouverture des crèches et de l’école.

Donc on a l’horaire variable, une partie du personnel pointe, administratifs, techniciens, la majorité ne pointe pas, les cadres sont au forfait jour. Avec la plage variable, plus un jeu de débit-crédit, sur leur plage variable. C’est-à-dire que si on est réputé faire 35 h, mais on a le droit d’être en déficit une semaine et de le régulariser la semaine suivante ». (Maintenance)

59 La souplesse horaire est ici considérée par la direction comme un élément

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ailleurs peu coûteuse sur des postes dont l’activité ne présente pas de contrainte temporelle forte. Elle complète une logique de marché interne classique en renforçant une gestion genrée de la main-d’œuvre : les « besoins » d’une meilleure articulation des temps émaneraient seulement des femmes ou seraient perçus comme plus légitimes de leur part par la direction.

2.2.3.2. Un système de compensation des horaires atypiques masculins sous tension ?

60 Dans les entreprises enquêtées, on retrouve le modèle standard avec des horaires

atypiques, mais avec une bonne prévisibilité et une compensation financière. Ce modèle est essentiellement masculin, on retrouve là les travailleurs postés de l’industrie dont les contraintes horaires ont été négociées et collectivement reconnues sous forme financière dans le passé. Il s’agit souvent de salariés masculins travaillant dans des secteurs industriels dotés de conventions collectives anciennes, mais également des informaticiens en astreinte, des techniciens d’astreinte des réseaux de télécommunications et agents de métro qui travaillent quelques heures la nuit. Les contraintes productives dues à une production en continu, comme le travail de nuit, les astreintes de nuit et de week-end, donnent lieu à des salaires doubles le week-end ou la nuit, au versement de primes d’astreinte ou de primes d’intervention5.

61 Lorsque l’on demande aux managers si les salariés concernés rencontrent des

difficultés d’organisation avec les horaires de travail, ils évacuent rapidement la question en précisant qu’ils ont une compensation financière.

Ils le savent, c’est dans leur contrat, cela fait partie de leur boulot, et franchement financièrement, c’est intéressant. (Téléco A)

Ils sont contents, ils ne veulent pas changer, la nuit cela rapporte deux fois plus. (Indus B)

62 L’entreprise de transport (Trans) a une délégation de service public de transport en

commun de voyageurs dans une grande métropole. L’entreprise fonctionne de 5 h du matin à minuit, 7 jours sur 7 et exploite des lignes de bus et de métro. L’effectif est essentiellement masculin, il comprend des chauffeurs de bus, des ouvriers de maintenance aux entrepôts et des contrôleurs. Dans le cas du métro, les agents travaillent par cycle de 9 h en alternance matin ou après-midi sur 3 ou 4 jours. Une rotation est organisée avec un planning disponible un an à l’avance. Ici, les horaires atypiques décalés mais sans coupure sont compensés financièrement et/ou en repos, et les salaires sont élevés. De plus, la direction a organisé un système de bourse d’échanges des horaires entre les salariés. Contrairement aux employés de métro, les salaires des chauffeurs de bus sont moins attractifs et leur activité, plus imprévisible : les heures de fin d’embauche peuvent fluctuer en fonction d’imprévus comme des déviations pour travaux, des accidents ou des encombrements. Cette imprévisibilité semble difficile à gérer : le système adopté jusqu’ici consistait à reporter les imprévus sur les chauffeurs les moins anciens, qui, de ce fait, ont un sur-absentéisme et un turnover marqué et onéreux pour l’entreprise, puisqu’elle a financé une partie de leur formation.

63 L’entreprise reconnaît avoir des difficultés à contenir l’absentéisme et le turnover de

ses jeunes chauffeurs. Le décalage des horaires n’est que peu compensé, mais le rappel pour remplacement d’un salarié absent donne lieu à une compensation financière. Cette situation résulte du système de gestion des horaires de travail à l’ancienneté mis en place par l’entreprise.

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C’est difficile de satisfaire tout le monde, car les classés les plus anciens viennent régulièrement demander des changements d’horaires et n’ont pas l’habitude de se les voir refuser, on accepte et dans ces conditions, cela repose sur les auxiliaires, donc maintenant on évite de dire oui, mais c’est tendu… , quelquefois je dois prévenir un (e) auxiliaire à 10 h du matin qu’il (elle) remplace quelqu’un le lendemain à 4 h du matin, alors en termes d’organisation vous imaginez prévenir la nourrice que vous déposez bébé à 3 h… » (Trans).

64 L’adaptation des horaires en fonction de l’ancienneté échoue à stabiliser la

main-d’œuvre récemment embauchée. L’entreprise a tenté de renforcer les compensations liées aux mauvais horaires de travail. Pour réduire l’insatisfaction liée aux coupures d’activité en cours de journée, l’entreprise a mis à disposition de ses chauffeurs des équipements sportifs. Pour réduire l’imprévisibilité, elle a augmenté le nombre de jours de repos durant lesquels les chauffeurs ne peuvent être rappelés et a instauré des primes lorsque les plannings de travail annoncés sont finalement amenés à être modifiés. Pour faciliter l’articulation avec la vie personnelle, l’entreprise réfléchit à l’organisation d’une bourse d’échanges d’horaires entre les chauffeurs, qu’elle peine cependant à déployer à grande échelle. De plus, les résultats de cette stratégie, qui reste ancrée dans le modèle standard tel qu’il a été développé pour les salariés masculins aux horaires atypiques, se font attendre. La question de son efficacité pour stabiliser les jeunes recrues est donc posée. Il n’est pas certain non plus qu’elle facilite la féminisation des effectifs, que l’entreprise souhaite, par ailleurs, pour résoudre ses problèmes de recrutement.

Conclusion

65 Dans certaines entreprises se développent de nouvelles formes, temporelles,

d’internalisation. Notre analyse montre que la gestion du temps et des horaires de travail est un nouvel élément de stabilisation et d’implication de la main-d’œuvre qui s’applique non seulement à des salariés qualifiés, généralement considérés comme les plus stratégiques pour l’entreprise, mais également à des salariés qui le sont moins. Cette internalisation s’opère en relation avec les caractéristiques de genre et d’âge de la main-d’œuvre. D’une part, ces entreprises affectent les créneaux horaires en fonction de la disponibilité temporelle, au moins supposée, de différents segments de la main-d’œuvre : par exemple, le volet « instable » de la main-main-d’œuvre étudiante ou jeune semble absorber une part croissante des horaires et des durées les plus « atypiques » au profit des salariées « stables » d’âge intermédiaire. D’autre part, les politiques de gestion du temps et des horaires intègrent davantage les souhaits des salariés en matière d’horaires de travail : règles de bonne conduite (recherche d’une équitable répartition des créneaux atypiques, contrôle des heures de réunion par exemple), implication des salariés dans la mise au point des plannings, introduction d’une rétribution temporelle pour les salariés fidèles sous la forme d’une promesse de meilleurs horaires de travail à l’avenir, semaines compressées pour libérer le mercredi. Ce type d’arrangements temporels devient ainsi un nouvel outil au service de la stabilisation et de la satisfaction d’une main-d’œuvre plutôt féminine. Toutefois, les systèmes de temps flexibles continuent de perdurer.

66 Dans la théorie de la segmentation, le renforcement ou l’affaiblissement d’une logique

de marché interne résulte des interactions entre les employeurs et les salariés, dont les intérêts et les stratégies sont souvent opposés. Les systèmes de temps décrits par

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Campbell et Rubery vont manifestement dans le sens des intérêts des employeurs et à l’encontre de ceux des salariés, particulièrement en termes d’articulation vie familiale/ vie professionnelle. Mais leurs analyses évoquent peu les stratégies d’adaptation, de réaction ou de résistance des salariés à ces contraintes temporelles. Peut-être cela reflète-t-il la situation du Royaume-Uni, dont le marché du travail est moins régulé et moins protecteur pour les salariés. Notre analyse dans le cas de la France montre les limites que les systèmes de temps peuvent rencontrer sous la forme d’un absentéisme, d’un turnover, ou d’une démotivation grandissants, qui finissent parfois par amener les entreprises à faire évoluer, ou à chercher à faire évoluer, leurs systèmes de temps, sans doute sous l’effet d’une inflexion du rapport de forces entre employeur et salariés. Premièrement, les besoins de main-d’œuvre croissants de ces systèmes de temps conduisent à élargir le recrutement à des salariés sans doute moins disposés à tolérer les difficiles conditions temporelles d’emploi qui leur étaient proposées. Deuxièmement, les transformations des modes de vie et des aspirations à l’équilibre travail/famille modifient les disponibilités temporelles genrées et au cours du cycle de vie. Troisièmement, l’évolution du cadre légal de la négociation de l’égalité professionnelle et de la soft law (labels, chartes) incitent les entreprises à formaliser des dispositifs de gestion du temps et des horaires de travail plus favorables aux salariés.

67 Les modalités de stabilisation de la main-d’œuvre, et donc la nature des marchés

internes, sont-elles vouées à se genrer de plus en plus ? Certaines entreprises dont la main-d’œuvre est constituée plutôt d’hommes d’âge intermédiaire se retrouvent dans une situation paradoxale. Elles utilisent un modèle de stabilisation de la main-d’œuvre axé autour d’une rétribution salariale du présentéisme, via la promotion, ou des horaires atypiques, via des compensations, qui semble bien jouer son rôle sur ce segment de main-d’œuvre. Mais ce dernier ne suffit plus ou pas à combler leurs besoins de recrutement, et n’attire pas ou ne stabilise pas les femmes et les jeunes.

68 Ces conclusions nécessiteraient des travaux complémentaires pour être généralisées.

Les politiques de gestion du temps décrites et analysées proviennent d’entreprises qui ont accepté d’aborder ces questions en détail. Mais il est probable que les entreprises qui proposent des arrangements temporels très dégradés à leurs salariés ont des réticences à communiquer sur ceux-ci. De ce fait, l’existence d’un biais positif sur l’orientation en faveur des salariés des politiques qui sont menées ne peut être écartée. Ce point limite la portée des conclusions. De plus, les entreprises rencontrées ont des trajectoires spécifiques. Pour aller plus loin, il faudrait étendre cette enquête à des entreprises plus variées en terme de taille et de secteur, et observer les entreprises dans la durée pour saisir les dynamiques des stratégies d’entreprise et des politiques des ressources humaines, plutôt que d’en avoir une reconstruction a posteriori par les discours des cadres de l’entreprise. D’autre part, la comparaison de plusieurs entreprises d’un même secteur permettrait de mieux rendre compte des diversités des politiques de gestion des temps.

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