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Aperçu de l'influence du théâtre dans l'œuvre de Nicolas Poussin

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Academic year: 2021

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THESE PRESENTEE

A L’ECOLE DES GRADUES DE L'UNIVERSTIE LAVAL

POUR L’OBTENTION

DU GRADE DE MAITRE ES ARTS (M.A.) PAR

GUAITAN LACROIX BACHELIER ES ARTS DE L’UNIVERSITE LAVAL

APERÇU DE L'INFLUENCE DU THEATRE DANS L'OEUVRE DE NICOLAS POUSSIN

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qui sont très véritables et cognues de personne».

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Est-il une idée, de l’ordre des significations intrinsèques panofs- kyennes, qui permette de saisir l'ensemble de l’activité du XVIIe siècle, de suivre dans ses plis et replis la conscience de cette période artis­ tique?

On a beaucoup élaboré jusqu'à maintenant sur le mouvement, sur la passion des spirales et la spirale des passions, sur la théâtralité. Mais dans quel sens l'entendait-on?

Par exemple, jusqu'à quel point peut-on envisager la représentation d'un sujet en peinture par le biais de l'appareil dramatique? Jusqu'où peut-on pousser la métaphore scénique?

Dans la doctrine Ut Pictura Poesis, c'est l'idée même de repré­ sentation picturale qui constitue le point de rencontre, d'échange de­ vrions-nous dire, entre la peinture et la poésie.

Chez Poussin, tout l'artifice de la peinture consiste justement à orienter et à définir la représentation en fonction du sujet!. Or le sujet fait également partie du vocabulaire dramatique.

Le terme personnage, utilisé par la critique, réfère de par son origine latine (persona), à un masque de théâtre. Le terme figure, non moins utilisé, réfère pour sa part à un masque de mots. Ainsi la permutation de ces deux termes, leur passage du champ d'investigation dramatique au domaine pictural, témoigne-t-il déjà d'une certaine in­ fluence?

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La peinture est un lieu d’actualisation du rapport des êtres avec l’univers selon les diverses modalités de compréhension, de visualisa­ tion et d’expression. On ne peut donc abstraire cette «pensée plas­ tique» (P. Francastel), cette conscience-témoin qui imbue le geste créateur. Et il n'est peut-être pas dénué de sens de relever que la naissance de la tragédie chez les Grecs s'accorde, en terme d'harmonie musicale, à une période dite classique, exactement comme la re-naissance de la tragédie s’accorde à l'esprit de raison du XVIIe siècle, après une période d'incubation au cours des XVe et XVIe siècles italiens.

La pensée du XVIIe siècle prolonge, en les exploitant au maximum, les concepts développés depuis le Moyen Age. La réflexion qui imprègne les oeuvres d'un Bernin ou celles d'un Poussin nous informe d'une con­ ception de la réalité dont la fonction médiatrice joue sur la trans­ parence-transcendance .

Ainsi, aux frontières en quelque sorte de l'apparence, «la conscience baroque accepte l'illusion comme telle et en fait la donnée fondamentale avec quoi il s'agit, non de se résigner au néant, mais de produire de 1'être»2. Ce mode de pensée semblerait rapprocher les arts plastiques de la vision théâtrale.

L'Abbé d'Aubignac, théoricien de la «vraysemblance», écrit: «il est certain que les ornemens de la scène sont les plus sensibles charmes de cette ingénieuse Magie, qui rappelle au Monde les Héros des siècles pas­ sez, et qui nous met en veüe un nouveau Ciel, une nouvelle Terre, et une infinité de merveilles que nous croyons voir présentes, dans le temps même que nous sommes bien assurez qu'on nous trompe»3.

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Les artistes de la scène romaine, contemporains de Poussin, ont exploité l'approche théâtrale. La Conversion de Saint Paul (Rome, Eglise Sainte-Marie-du-Peuple, v. 1599) de Caravage, par l'ampleur des gestes, la tension dramatique entre la lumière et l'ombre, le jeu passionné des lignes, annonçait un certain sens du théâtral. Mais peut-être cette approche est-elle encore plus manifeste chez Bernin. dont la Sainte Thérèse (Rome, Sainte-Marie de la Victoire, Chapelle Cornaro, v. 1645) représente une véritable mise en scène de l'extase.

Cependant, l'ensemble des caractères théâtraux en peinture doit être envisagé sous plusieurs aspects. Il peut en effet y avoir une in­ fluence aussi bien de l'organisation du lieu scénique et des éléments qui le constituent, que du corpus doctrinal qui préside à la composi­ tion des pièces. Plus globalement, il peut s'agir d'une vision du mon­ de où la vie «est une espèce de comédie continuelle, où les hommes, dé­ guisés de mille manières différentes, paraissent sur la scène, jouent

petit coin comme, incognue pouuoir gouster les gestes des acteurs»^. leurs rôles, jusqu'à ce que le maître du théâtre, après les avoir fait quelquefois changer de déguisement et paraître tantôt sous la pourpre superbe des rois, tantôt sous les haillons dégoûtants de l'esclavage et de la misère, les force enfin à quitter lê théâtre»^.

Poussin lui-même écrit: «Vous aués le grand liure ouuert où l'on voit comme sur un téâtre jouer d'estranges personnage. Mais ce n'est pas peu de plaisir de sortir quelquefois de! l'orquestre. pour d'un

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L’oeuvre de Poussin témoigne-t-il d’une certaine théâtralité? Et quelles en sont les sources, les modèles, les différents aspects, tant au niveau des principes que de la plastique? Pour répondre à ces ques­ tions, nous avons dû consacrer une bonne part de nos recherches à l’his­ toire du théâtre afin de cerner ses différentes manifestations, non seu -lement contemporaines de Poussin, mais antérieures également. Poussin se réclame bien souvent de l’esprit du siècle renaissant et, par là-même, de celui des siècles antiques.

Nombre d'historiens d’art s’accordent pour voir un sens du tragique chez Poussin, une dynamique narrative et une plastique proches du théâtre. Mais les allusions sont brèves et éparses. Nous nous proposons donc d’a­ border le problème de la complémentarité et de la convertibilité des si­

gnes des langages pictural et"théâtral, par le biais d’un aperçu histori­ que. Nous étudierons ensuite les mises en scène des tableaux de Poussin afin de dégager une certaine théorie de la composition. Notamment par la conception du lieu dramatique, la mise en page du sujet et le problème

des unités, et le parti adopté par Poussin dans la Querelle de 1'Académie de Saint Luc.

Enfin, au travers même de cette «épaisseur de signes» (Roland Bar-thes) qu’est la théâtralité, nous esquisserons une poétique picturale par l’étude des correspondances entre les divers modes d’expression utilisés par Poussin: analyse et représentation des passions comme lien commun entre «peinture» et «poésie», art du geste et langage cor­ porel, imitation et notion de convenance.

Nous ne présenterons qu’en dernier lieu la méthode de composition avec le petit théâtre , respectant ainsi la démarche de Poussin où la représentation demeure soumise à la «pensée» de l’oeuvre.

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NOTES

1. Voir Lettre à Chantelou, 24 nov. 1647, Charles Jouanny (édit.), «Corespondance de Nicolas Poussin», Archives de l’Art français, V, (1911) p. 372, lettre no. 156.

Nous nous permettons ce rapprochement à partir du principe même de Panofsky (Essais d'iconologie, p. 29), suivant lequel l’historien d’art devra confronter ce qui lui paraît «la signification intrin­ sèque» de l’oeuvre (ou du groupe d’oeuvres) qui occupe son attention, avec ce qui lui paraît la «signification intrinsèque» d’autres docu­ ments culturels, historiquement liés à cette oeuvre (ou groupe d’oeu­ vres). Louis Hjelmslev, dans Prolégomènes à une théorie du langage

(p. 177) dit aussi que «l'esprit scientifique exige que la complexi­ té qui lui est offerte puisse être analysée de façon à permettre d'extraire un seul trait et à utiliser ce trait comme une clé pour l'ensemble». Ajoutons cependant que le but de cet essai n’est pas d'établir ni de convaincre à tout prix d'une «identité» de fins et de moyens entre peinture et théâtre, mais davantage de faire res­ sortir une certaine «parenté», entendu que «chaque langage a ses propres lois, son évolution propre et (qu')il est rare que deux d'entre eux se situent au même degré de maturité» (Jacques Thuil­ lier, «Le paysage dans la peinture française du XVIIe siècle», Cahiers de l'Association internationale des Etudes françaises, n.29, (mai 1977), 47). Pour appuyer^quant aux termes, notre hy­ pothèse de travail, nous avons tenté d'établir un lexique adéquat,

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à partir de la correspondance et des quelques écrits de Poussin. Mais son vocabulaire n’est guère révélateur â ce sujet (la peinture

et le théâtre puisent par ailleurs largement leur vocabulaire au même modèle: la poésie). Les quelques expressions pertinentes, ne pouvant faire l’objet d’un lexique, sont donc distribuées dans le texte.

2. Yves Bonnefoy, Rome 1630, l'horizon du premier baroque, p. 179, note 22.

3. D'Aubignac, Pratique du théâtre, p. 355.

4. Erasme, Eloge de la folie, p. 42. Cette notion de «Theatrum mundi» est très ancienne et remonte même aux philosophes antiques. Elle fut reprise notamment par les Pères de 1'Eglise. L'analogie est encore très manifeste pour la période qui nous concerne: par exem­ ple, Olivier de Serres publie à Paris en 1600, Le Théâtre d'agri­ culture et Mesnage des champs; François Fougerolles publie Le Théâ­ tre de la Nature à Lyon en 1597; sans oublier la célèbre tirade de Louis XIV, «la face du théâtre change», quand il prit pouvoir en

1661.

5. Lettre à Chantelou, 21 décembre 1643, in op. cit., p. 235, lettre no. #96; pour de telles allusions, voir aussi p. 369, lettre no. #155, p. 395, lettre no. #168 et p. 409, lettre no. #176. A noter également le témoignage de Bellori sur les promenades de Poussin sur le mont Pincio, «d'où se découvre la plus admirable vue de Rome et de ces amènes collines qui, s'harmonisant avec les édifices, font scène et théâtre» (cité d'après A. Blunt, Nicolas Poussin, Lettres

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et propos sur l'art, p. 177); passage particulièrement révélateur, surtout si on l'envisage du point de vue de l'imitation de la nature dont la perception même de la nature est déjà théâtrale.

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APERÇU HISTORIQUE

1. La Poétique d'Aristote

Sans présenter le développement du théâtre et ses innovations tech­ niques depuis 1'Antiquité, il importe tout de même de rappeler quelques principes et quelques figures marquantes qui ont contribué à la formu­ lation de l'esthétique picturale pour la période qui nous occupe ici.

L'autorité d'Aristote est, et ce à plusieurs points de vue, incontes­ tée. Pour ouvrir cet horizon, nous devons donc lui accorder la place qui lui revient de droit, puisque sa Poétique a déterminé l'orientation des genres théâtraux. C'est également à lui que furent empruntées certaines règles de la peinture par le biais de la doctrine Ut Pictura Poesis , laquelle servit de trait d'union entre 1’Italie et la France dans l'éla­ boration de la doctrine du XVIIe siècle.

Déjà chez Aristote, le principe d'imitation, qui doit présider à l'art, s'applique aussi bien à la peinture qu'au genre tragique, «attendu que le poète est un imitateur, comme l'est un peintre ou tout autre créateur de figures». L'objet de cette imitation, dans la tragédie, puisque c'est le genre qu'il s'attache à définir, réside dans l'action.

Précisons que les caractères, rattachés à l'expression chez Aristote, constituent un aspect fondamental de la recherche des peintres du XVIIe

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siècle. Ces caractères sont renforcés par les attitudes et les gestes qui leur sont subordonnés puisque la manière d'être s'appréhende lar­ gement par la manière d'agir. Il s'ensuit que la prééminence est ac­ cordée à la fable, combinaison des actes accomplis ou mise en place des faits, qui correspond, analogiquement, aux contours bien tracés d'une image^.

La redécouverte et la traduction des textes antiques à partir du XlVe siècle a permis aux Italiens d'établir de nouvelles formules théâtrales. Il n'y a toutefois pas de rupture avec le Moyen Age. Bon nombre de motifs picturaux de l'Antiquité3, plus ou moins bien compris et assimilés par la peinture et le théâtre médiévaux, ont été conservés mais remaniés par les artistes du XVIIe siècle. L'invention de la scène d'illusion et le dé­ veloppement de la perspective scénique, qui s'appuient sur le modèle ro­ main, sont des développements renaissants.

2. Le modèle Vitruvien

L'influence du De Architectura, Livre X, de Vitruve, qui traite de théâtre et de mise en scène, fut primordiale. La description de la scè­ ne qu'il donne contribua à fixer un type de scène utilisée surtout au dé­ but du XVIe siècle^. Sa classification des décors selon les divers gen­

res théâtraux eut également une influence déterminante. Notons par ail­ leurs que «l'accompagnement thématique des six principes formels de Vi­ truve dans l'idéal classique, étaient les six parties constitutives de la tragédie définies par Aristote: la fable, les caractères, l'élocution, la pensée, le spectacle et le chant» .

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Avec des artisans du décor théâtral tels Sebastiano Serlio, Igna- tio Danti^, une nouvelle formule s’est élaborée à partir du modèle vi- truvien, qui marque les débuts de la scène moderne. Cette nouvelle for­ mule est caractérisée par un décor de place publique avec rues en pers­ pective qui disparaîtront progressivement pour ne laisser qu’une arrière-scène occupée par la toile de fond?.

La nouvelle formule illustre le passage graduel d’une notion de lieu, où la scène n’est qu’un support (c’était là la conception médiévale), à une notion d’espace où la scène devient véritablement une réplique du mon­ de et comme telle, fonctionne suivant les mêmes lois et principes. La spéculation sur l’espace, qui caractérise principalement la définition re­ naissante de l’objet d’art, témoigne de cette quête de représentation «réel­

le», dans sa forme mais non dans son contenu, qui se fonde sur la perspec­ tive. On se situe encore dans la ligne de pensée du Moyen Age où l’uni­ vers est l’oeuvre d’un Dieu géomètre. Ainsi, pour comprendre cet univers

fondé sur l'ordre, la proportion et l'harmonie, faut-il user des mêmes ou­ tils et remonter à la source.

La conception d'un espace cubique unitaire, à partir d'un effort de compréhension de l'espace physique, repose sur l'a priori de la scène et du tableau comme microcosme ou image réduite de l'univers. L'élément premier de cette perception du réel réside dans la forme, puis dans le système régissant la relation spatiale des formes entre elles. En ce sens, la scénographie signifie, au XVIe siècle, «l'art de mettre les objets en perspective en les représentant sur une surface peinte»0.

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Mais qui a influencé qui? Nous nous rallions à l’hypothèse de Pierre Francastel, suivant laquelle la peinture aurait précédé le théâtre dans l’organisation du cube scénique unitaire’. Dès le Quattrocento, le nou­ vel espace est défini par le système oculaire (la pyramide visuelle d'Al- berti). Ce système de scénographie monoculaire prévaut également dans

l’organisation de l’espace scénique^ .

L'espace ainsi unifié est indissociable de la concentration de l'ac­ tion, fait que l'on peut déjà relever dans la peinture de la fin du Quat­ trocento. Il marque le passage d'une représentation processionnelle (ex. Giotto) à une représentation fixe^.

Sous le vocable de représentation picturale, le tableau devient un cu­ be scénographique à trois dimensions, fermé par une toile de fond. La con­ ception de la scène conditionnant essentiellement la composition scénique, cette formule génère ainsi une nouvelle distribution scénique, un nouveau rapport des personnages avec le décor. Au si célèbre tableau-fenêtre, avec son cadre, son plateau et son arrière-scène, nous pourrions adjoindre le tableau-scène parce que le tableau, avec son cadre, son plateau et son ar­ rière-scène, correspond exactement au concept de la scène italienne. On passe alors de la notion de surface à la notion de volume où l'espace tant scénique que pictural est défini par la subdivision tripartite: prosce­ nium, scène et arrière-scène-^.

Parallèlement à cette conception du lieu scénique, dans sa définition de la finalité de l'art, le premier quart du XVIe siècle se rallie au prin­ cipe qu'Aristote posait comme essentiel, tant pour la peinture que pour le théâtre, à savoir que la représentation mimétique de la nature humaine trou­

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ve sa pleine valeur dans l'action, accessible et traduisible par les at­ titudes corporelles. Cette importance accordée à l'expression, qui sera reprise par le XVIIe siècle et aboutira à une véritable théorie, est par-ticulièrement manifeste chez Léonard de Vinci . Pour celui-ci en effet, la poésie décrit les actions de l'esprit et la peinture exprime l'esprit à travers les mouvements du corps.

3. Le XVIIe siècle

Le théâtre et la peinture du XVIIe siècle, sur les bases mêmes de cet­ te nouvelle orientation spatiale, chercheront â découvrir le moyen d'expri­ mer l'instantanéité, le changement, la vie par le mouvement. Ils privilé­ gieront en ce sens l'arabesque et la diagonale, le dynamisme du vide con­ fronté au plein, ainsi qu'un certain désir d'accroître l'illusionnisme pic­ tural. Au primat de l'oeil succédera alors celui de la vue.

Parallèlement à l'utilisation d'un système complexe de machineries, qui multiplient au théâtre les possibilités d'illusion du plan supérieur de la

scène, on élabore davantage la toile de fond afin d'abolir les limites et d'ouvrir l'horizon. L'apparition du système des coulisses favorise des éclairages plus variés et subtils en même temps qu'il permet d'augmenter la profondeur de la scène en multipliant les plans. La nouvelle conception du lieu scénique correspond à la création d'un nouveau type de spectacle qui opère la fusion entre musique et tragédie et qui se concrétisa très rapi­ dement dans la formule de l'opéra.

Pas plus que le tableau, le lieu scénique n'est envisagé comme un lieu fermé, clos sur lui-même. Cet aspect est surtout manifeste dans le rôle dévolu a l'arche du proscenium: les artistes du XVIe siècle attribuaient

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à ce cadre une valeur de limite. Les artistes du XVIIe siècle essaient d’en atténuer la présence parce que la scène est désormais conçue comme la prolongation, le reflet de la salle, comme un morceau de la réalité, une tranche de vie qui se prolonge par-delà les limites du tableau ou de la scène. Les grandes fresques qui semblent déborder de leur cadre témoignent, chez les peintres, de ce désir de prolonger l’espace réel qui se confond avec l’espace fictif.

La conception des églises, et surtout les voûtes des nefs, n’est pas sans faire écho à cette théâtralité, à cette création d'un lieu qui par­ ticipe de l'imaginaire et du réel. Bernin recommandait de toujours met­ tre un petit vestibule à l'église afin de favoriser justement la percep­ tion de l'espace circulaire comme un tout pictural, sur le modèle de la

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perception du lieu scénique . Et il est peut-être opportun de souligner, en ce sens, le caractère théâtral de sa Gloire pour la cathèdre de saint Pierre (Saint-Pierre, Rome), que Tintelnot va.jusqu'à comparer à la «ma­ chine» que Bernin avait conçue pour figurer le lever du soleil dans la comédie La Marina (1638) dont il avait exécuté les décors^.

Le XVIe siècle avait unifié tous les éléments du décor par la pers­ pective, générant ainsi l'identification de tout l'espace scénique au lieu de l'action. Partant de ces données, le XVIIe siècle réalisera la création d'un espace scénique plus vivant, plus animé et ce, plus parti­ culièrement dans la seconde partie du siècle, lorsque l'Italie imposera la formule du drame lyrique.

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En contre-partie, la France imposera dans le domaine littéraire, sa doctrine qui, constituée dès les années 1630, ne s’affirmera cependant

16 que vers les années 1650. Ses principaux artisans, tels Chapelain , La Mesnardière, Scudëry, d’Aubignac s’appuient sur des auteurs italiens du XVIe siècle (Vida, Scaliger, Castelvetro) et sur Aristote. Ils donnent alors au théâtre, et principalement a la tragédie qui redevient le genre majeur, une nouvelle orientation. Puisqu’il ne s'agit pas uniquement de plaire mais aussi d’instruire, on vise à la concentration psychologique, au resserrement du sujet, pour mieux étudier les passions. La conception moderne de l’action s’impose alors, avec le principe du découpage et de

la liaison des scènes, ainsi que la restriction du lieu de l’action. L’é­ puration de la situation dramatique trouve son corollaire dans l’épuration du décor, avec le poncif du «palais à volonté» *

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NOTES

1. Aristote, Poétique, XXVI, 2.

2. Ibid., VI, 12 et 13, 20. Voir, pour un simple rapprochement, un au­ teur du XXe siècle, Bertol Brecht, qui écrit: «tout est fonction de la «fable», elle est le coeur du spectacle (...) l'ensemble des évé­ nements qui s'expriment dans un «gestus»».

Mentionnons qu'il existait déjà dans la Grèce antique une certaine parenté entre théâtre et peinture. Dans les peintures de vase, par exemple, le motif des dieux localisés dans le registre supérieur se­ rait à mettre en relation avec l'utilisation de machines théâtrales qui faisaient apparaître les dieux au-dessus de la scène (L. Séchan, Etude sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique, p-. 555). Au Ve siècle av» J.C., le groupement plus rationnel des fi­ gures, la composition trilogique, les attitudes pathétiques corres­ pondent au développement du genre tragique, davantage centré sur les procédés dramatiques. Bon nombre de textes de l'époque rapporteraient également que plusieurs sujets de peinture et de sculpture (le groupe de «Laocoon» par exemple) se rattachent à des tragédies (L. Séchan, op. cit., p. 30 et 33). Les •f'hylax, classe de vases grecs, tirent encore leur nom d'un genre de représentation théâtrale qui parodiaient la tragédie.

3. Par exemple, Edwig Kenner retrace les motifs des coulisses de rochers et les frises de ville en couronnement, qui dérivent du théâtre grec,

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dans la peinture pompéienne. Ces motifs ont dû.être connus au Haut Moyen Age par l’intermédiaire de la miniature antique. Il retrouve même dans des miniatures byzantines des Xe et Xle siècles, un souvenir précis des décors de théâtre du Ve siècle av. J.C., devant lesquels se sont jouées les grandes oeuvres du théâtre grec

(Kenner, «Die Frühmittelalterliche Buchmalarei und das Klassische ÇriechischeTheater», in Hefte oesterr. archaol. Inst.«Wien, T. 39

(1952), p. 47-53, cité d’après la notice du Répertoire d'Art et d'Ar- chëologie, 1952). La filiation aurait pu être faite par l’immigra­ tion en Italie des artistes et penseurs byzantins, après la chute de Constantinople. Sur l’influence du théâtre dans l’art de Giotto, voir P. Francastel, Peinture et Société, p. 19-25, ainsi que p. 48ss. sur la récupération des accessoires de théâtre du Moyen Age par les ar­ tistes du Quattrocento (ex. le char, la grotte-rocher). Notons enfin qu'il existait déjà un rapport très étroit au Moyen Age entre pein­ ture et théâtre, particulièrement dans le principe de la mise en scè­ ne simultanée.

4. «Au centre il y a une double porte décorée comme celle d'un palais royal; à droite et à gauche sont les chambres des invités; au-delà, des espaces réservés à des décors ou machines tournantes de forme triangulaire présentant chacune trois décors différents». L'attri­ bution d'un décor particulier à chacun des genres théâtraux est la suivante: les scènes tragiques sont formées de colonnes, frontons et

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statues et autres ornements royaux; les scènes comiques montrent des demeures privées avec des fenêtres semblables à celles des habitations ordinaires; les scènes satyriques sont décorées d'ar­ bres, de cavernes, de rochers et autres objets agrestes, traités en style paysagiste.

Voir Hélène Leclerc, Les origines italiennes de l'architecture théâ­ trale moderne, p. 54.

5. Avidgor Arikha, «L'enlèvement des Sabines de Poussin», in Petit Journal des Grandes expositions du Louvre, no 76, (1979), p. 13.

6. Sébastiano Serlio fut l'élève de Peruzzi; c'est lui qui a synthé­ tisé, vers 1545, tant sur le plan .théorique que sur le plan prati­ que les trois types de scène décrits (mais non illustrés) par Vi- truve. Ighatio Danti, pour sa part, dans son Commentaire des Due Regole délia prospettiva pratica de Vignole (1583) a développé le modèle serlien en proposant un décor fixe avec une scène ouverte en perspective. Par contre, Palladio et Scamozzi, rattachés au Théâ­ tre Olympique de Vicence vers 1585, conservent la formule plus anti- quisante de la scène vitruvienne. Mentionnons encore Nicola Sabatti- ni qui a particulièrement insisté sur la recherche de l'effet de pro­ fondeur par la perspective aérienne.

Concrètement, la nouvelle formule s'est élaborée par l'élargissement de la Porte Royale de la «Frons scenae» jusqu'à devenir l'encadrement du proscenium. La plate-forme de jeu, en se prolongeant vers l'ar­

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rière, a ainsi accru l’espace scénique, le champ d’action des ac­ teurs. Les ouvertures de la «Frons scenae» du modèle vitruvien, absorbées par l’élargissement de la Porte Royale, ont été rempla­ cées par les rues en perspective pour progressivement disparaître et ne laisser que l’arrière-scène occupée par la toile de fond.

7. Déjà en 1508, une «prospettiva d’un paese» servit de toile de fond lors de la représentation de la «Cassaria» de l’Aristote. En 1513, la «Calandria»de Bibiena utilisa une peinture de fond combinée avec un bas-relief en trompe l’oeil. Le décor de Raphaël pour «I Suppo-siti» de l’Arioste (dessin à la Bibliotheca Civica de Ferrare, men­ tion faite par Robert Klein, La forme et l'intelligible, p. 298), représentait une place publique bordée de chaque côté par deux mai­ sons en relief illusionniste et fermée par la vue panoramique, peinte, d’une ville stylisée.

8. H. Leclerc, «La scène d'illusion et l’hégémonie du théâtre à l'ita­ lienne», in Pléiade, Histoire des Spectacles, p. 583.

9. P. Francastel, Peinture et société, p. 82. G. Kernodle, From Art to theatre, avance l'hypothèse contraire. Voir aussi Ferrucio Ma- rotti, «Structure de l'espace scénique», in Fêtes de la Renaissance, III, C.N.R.S., p. 232; (Le fait est que) «l'idée d'espace scénique, en tant qu’hypothèse, se développe (et il ne saurait èn être autre­ ment) en même temps que l'apparition et l'affirmation d'une techni­

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que, la perspective, apte à isoler une cellule de l'espace physique et à en fournir la composition». L'art de la perspective fut d'abord développé dans les arts plastiques par Filippo Brunelleschi et fut appliqué à la scène par l'entremise de Vitruve.

10. Dans la relation du spectateur au tableau, le point de fuite est éta­ bli à partir du point de vue centralisé. Dans la relation du spec­ tateur à la scène, le point central, qui permet d'établir le point de fuite, correspond à .«l'oeil du roi», au siège central du théâtre

(Serlio déterminait son point de fuite central à partir de l'oeil de l'acteur debout sur la scène et ne tenait pas compte du spectateur).

11. Fait à remarquer, le Philodoxus (1436-1437), première pièce écrite avec une idée cohérente du lieu d'action, est l'oeuvre de celui-là même qui contribua à l'application de la perspective à point de vue

fixe au dessin. Alberti formulait alors ce que Brunelleschi avait découvert peu auparavant. Voir Robert Klein, La forme et l'intelli­ gible, p. 297.

12. Par exemple, dans 1'Adoration du Veau d'or de Filippino Lippi (Lon­ dres, National Gallery) les deux montagnes symétriques forment deux coulisses séparant nettement le premier plan de l'arrière-plan; l'a­ brupt changement d’échelle entre les danseurs alignés au premier plan et le décor de l'arrière-plan évoque précisément ce nouveau lieu thé­ âtral. La présentation de Marie au Temple (Santa Maria délia Pace, 1516) de Baldassare Peruzzi n'est pas sans lien avec les compositions

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scénographiques qu'il a réalisées selon cette nouvelle formule (voir le dessin des Uffizi, Florence, 1515, reproduit in N. Decugis et S. Raymond, Le décor de théâtre en France, fig. 7 ) » On pourrait encore mentionner La Visitation (fresque) de Perino del Vaga (Rome, SS. Trinità dei Monti, Capella Pucci, ap. 1523), la Bethsabée de

Paris Bordone (Cologne, Wallraf-Richartz Muséum, av. 1543).

L'humaniste Gauricus, dans son De sculptura (Padoue, 1504), défi­ nissait essentiellement, dans sa théorie de la perspective «arti­ ficielle», une perspective dramatique; elle devait moins servir à peindre le «mazzochio» qu'à composer l'«istoria», d'où, par exemple, les intervalles entre les figures, dont dépend la clarté de l*«is-toria», relèvent de la perspective. Sur l'apport de Gauricus, con­ sulter R. Klein, La forme et l'intelligible, p. 240ss.

13. Léonard de Vinci, Carnets, II, p. 190.

14. Sur la conception de l'église-théâtre, consulter Pierre Moisy, «Eglises et théâtres», in Revue d'histoire du théâtre, no 2, 1960, p. 103-117.

15. Voir Pierre Charpentrat, «Théâtre et architecture baroque», Actes des Journées internationales d'Etude du Baroque, 2, Montauban, 1967, p. 114. Lors des cérémonies de canonisation, on aurait par ailleurs fait apparaître dans cette gloire, l'image du nouveau saint. Sur l'activité théâtrale du Bernin, voir également Chantelou, Journal de voyage en France du cavalier Bernin, p. 132; «M. le commandeur de Jars, ou quelque autre, ayant parlé de ses autres comédies, comme de l'embrasement du théâtre et du débordement du Tibre, il a conté, pour

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et le soleil levant aussi, lequel plut tant à tout le monde».

16. Soulignons que Chapelain (1595-1674), «le véritable artisan des règles classiques en France», a préfacé 1 *Adonis (1620) du poète Ma-rino avec qui Poussin était lié à Paris, au début de sa carrière.

(René Bray, La Formation de la doctrine classique, p. 103).

17. Sous le règne de Louis XIII toutefois, le théâtre français (v. 1580- 1650) n'a pas renié les innovations italiennes. Le Mirame du Cardi­ nal Richelieu, tragédie écrite pour l'inauguration de son théâtre en 1641 (dont Lemaire avait peint le plafond), fut joué dans un décor unique de Georges Buffequin. Il représentait «le jardin du palais royal d'Hëraclëe, regardant la mer». Cependant, quelque temps seu­ lement après cette représentation, le Ballet de la Prospérité des Ar­ mes de France fut joué «avec de nouvelles inventions pour faire paraî­

tre tantôt les campagnes d'Arras et la plaine de Casai et tantôt les Alpes couvertes de neiges, puis la mer agitée, le gouffre des Enfers et enfin le Ciel ouvert» (Michel de Marolles, Mémoire (1656-1657), ci­ té par Nicole Decugis et Suzanne Raymond, Le décor de théâtre en Fran­ ce du Moyen Age â 1925, p. 59). D'autre part, les mouvements d'influ­ ence n'étant jamais à sens unique, le Cid de Corneille (avec son héros de nationalité espagnole) fut traduit en italien dès 1643 et joué à Rome par des acteurs français en 1653.

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«Veramente! quel uomo e stato un grande istoriatore e grande favoleggiatore»

(Bernini)

«Ma foi, cet homme-là a été un grand narrateur d’histoires, un grand conteur de fables».

1. L’écriture de l’oeuvre et la réflexion intellectuelle

Chez Poussin, la structure du tableau est fonction du contenu didac­ tique fondamental des sujets à illustrer. S’appuyant sur les données essentielles de la Poétique d’Aristote, il s’est attaché à la signifi­ cation profonde, moralisatrice, qui transparaît à travers le sujet orga­ nisé en fable. Poussin définit la peinture comme n’étant «autre que

l’imitation des actions humaines» . Cette réflexion qu’il aurait tiré d'un essai du Tasse^ n’est pas sans rappeler la définition de la tragé­ die que donnait Aristote. D’autre part, Poussin, qui veut «que la ma­ tière et le sujet soient grands, comme seroient les batailles, les ac- tions héroïques et les choses divines» , prévilégie l’action ayant un sens épique. Quant à l’invention, elle réside moins dans le choix d’un sujet nouveau que dans «la bonne et nouvelle disposition et expres- sion»^ d’un sujet déjà répertorié.

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L’action, dont Poussin dit que sans elle «les lignes et la couleur sont inutiles», renvoie au caractère, à une manière d'être qui la mo­ tive. Elle met donc toujours en jeu, par la cause ou le motif qui la détermine, une certaine expression qui suscite dans l’oeuvre une réson­ nance émotive.

Poussin vise donc, par-delà l’action, à incarner un état d’esprit ou un sentiment pour lequel l’action et l’attitude du personnage deviennent un point-relais, support de la méditation du spectateur. L’écriture de l’oeuvre se double alors d’une réflexion intellectuelle. Et la peinture est envisagée comme l’exposé d’une rhétorique qui se définit par la théo­ rie des «Belles Idées», laquelle ne va pas toutefois sans le respect fon­ damental de «l’Ars imitatio naturae».

Mais corollairement, cette réflexion, support de l’invention, doit s’appuyer sur une certaine logique de structuration, sur un certain ca­ dre d’éléments théoriques accordés à la volonté de l’artiste de mettre en lumière tel principe ou telle situation. Il y a toujours un modèle de base en vertu de quoi le créateur peut opérer son choix et organiser ainsi sa matière. Ce modèle de base chez Poussin est la doctrine Ut Pic- tura Poesis, dont il est d’ailleurs un des plus fidèles représentants.

2. Les modes et la proportion harmonique

Il faut cependant élargir ce cadre de référence, car Poussin a uti­ lisé un concept apparemment peu habituel en peinture: les modes. Cette théorie fut très peu étudiée et nous n’avons qu’un seul document

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où Poussin entretient son lecteur sur ce sujet. Et encore est-il as­ sez énigmatique. Ce document est la lettre qu’il adressa à Chantelou, le 27 novembre 1647 :

«...je vous veux advertir d’une chose d'importance qui vous fera cognoistre ce qu'il faut obseruer en la représentation des subiect qui se dépeignent...

Cette parolle Mode signifie proprement la raison ou la mesure et forme de la quelle nous nous seruons a faire quel­ que chose... et partant telle médiocrité et modération n'est autre que une certaine manière ou ordre déterminé, et ferme dedans le procéder par lequel la chose se conserue en son es- tre.

Etans les Modes des ansiens une composition de plusieurs choses mises ensemble de leur variété naiscoit une certeine diffërense de Mode par laquelle l'on pouuait comprendre que chascun d'eux retenoit en soy je ne scais quoy de varié prin­ cipalement quand touttes les choses qui entroint au composé ëtoint mises ensemble proportionnëment d'où procëdoit une puis­ sance de induire l'âme des regardans à diuerses passions de la vint que les sages antiens atribuèrent à chascun sa propriété des effets qu'il voyoint naistre d'eus pour cette cause il apellèrent le Mode dorique stable graue et sëuëre et luy ap-pliqoint matières graues sëuères et plaine de sapiense.

et passant de la aux choses plaisantes et joieuses il usoint le mode frygien pour auoir ses Modulations plus menues que au­ cun autre mode et son aspec plus Aygu. Ses deux manières et nulle autres furent louées et aprouuëes de Platon et Aristote estimant les autres inutiles ils estimèrent se Mode véhément furieus très-sëuère et qui rend les personnes estonnës(...) il voulurent encore que le Mode Lydien s'accomodast aux choses lamentables parce qu'il n'a pas la modestie du Dorien ni la sëuëritë du Frigien.

L'ypolidye contient en soy une certaine Suauitë et Douceur qui remplit l'ame des regardans de joye. il s'accomode aux matières diuines gloire et Paradis.

Les Ansiens iuentèrent le Ionique avec lequel ils reprësen- toint danses baccanalles et festes pour estre de nature joconde (...)

Il achève la lettre par une comparaison avec les poètes, particuliè­ rement Virgile; il souligne que le «merueilleux artifice» de Virgile consistait a varier les sons en fonction du sens; par exemple, pour par­ ler d'amour, il choisit des paroles «grandement gratieuses à ouir».

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L’origine grecque de cette théorie ne fait nul doute aujourd’hui. Reliée au théâtre, elle concernait surtout l’art de la mélopée. Cha­ que mode était caractérisé par une succession particulière d'inter­ valles. Mais l’éthos des modes, plus particulièrement, déterminait

les divers genres de composition selon les sujets. Ainsi, le caractère expressif de chacun des modes se rattachait au caractère des peuples auxquels ils empruntaient leur nom.

Ce qu'il importe de retenir est que les modes permettaient à Poussin d'orienter son argumentation picturale, sa représentation du sujet, et par le fait même, de prédisposer le spectateur a une certaine lecture. Tout d'abord, ils l'aidaient à circonscrire son sujet, puis à ordonner la gamme des passions à imiter et enfin, à investir son jeu de lignes et de couleurs des résonnances émotives accordées à son sujet. Chaque élé­ ment participait ainsi au caractère général de l'oeuvre, toutes les par­

ties étant subordonnées.

Le mode est donc un intermédiaire, un moyen terme qui joue exacte­ ment le même rôle que dans la tragédie grecque où il médiatisait les

sons (musique) en fonction du sens (poésie). Voici d'ailleurs un pas­ sage particulièrement révélateur de Félibien:

«Il s'était imaginé que comme dans la musique l'oreille ne se trouve charmée que par un juste accord de différentes voies; de même dans la peinture la vue n'est agréablement

satisfaite que par la belle harmonie des couleurs et la jus­ te convenance de toutes les parties les unes auprès des au­ tres. De sorte que, considérant que la différence des sons cause à l'âme des mouvements différents, selon qu'elle est touchée par des tons graves ou aigus, il ne doutait pas que la manière d'exposer les objets dans une disposition de mou­ vements, et une apparence d'expressions plus ou moins vio-lentes, et sous des couleurs mises les unes auprès des au-

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ties et mélangées diversement, ne donnât à la vue di­ verses sensations qui pouvaient rendre l'âme suscepti­ ble d'autant de passions differentes».

Ce texte met bien en valeur l'idée rythmique et musicale contenue dans les modes. Car c'est bien la règle de la proportion harmonique qui permet à Poussin d'ordonner sa gamme d'éléments, de formuler quel­ que nouvelle «disposition», garante de l'expressivité de l'oeuvre.

Tant dans la tragédie grecque que dans la peinture de Poussin, l'u­ tilisation des modes est fonction du sujet et comme telle, oriente la fonction cathartique de l'art. Reprochant à Chantelou de mal juger de ses intentions, parce qu'il avait cru sentir plus d'amour dans le Moïse sauvé des eaux peint pour Pointel, Poussin rétorque que «c'est la na­ ture du subiect qui est cause de cet effet, et vostre disposition, et que les subiect que je vous traitte doiuent estre représentés par une autre manière. C'est en cela que consiste tout l'artifice de la pein­ ture».8

Peut-être faut-il voir aussi une influence de la tradition néo-pla­ tonicienne qui attribuait au mode le rôle de médiateur entre l'ordre (plan abstrait) et la forme (plan concret) pour réaliser la beauté idé­ ale dans la matière. Cette notion de rapport et d'harmonie n'est pas sans quelque lien avec ce passage de Poussin: «l'idée de beauté ne des­ cend dans la matière que si elle y est préparée le plus possible (...) L'ordre et l'intervalle des parties ne suffisent pas, ni que tous les membres du corps aient leur place naturelle, s'il ne s'y joint le mode, qui donne a chaque membre la grandeur qui lui est due, proportionnée au

t

L

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corps, et si l'espèce n'y concourt pas, en sorte que les lignes soient faites avec grâce, et dans un doux accord de la lumière voisine de

Q 1'ombre».

3. La rhétorique: un modèle d'organisation du discours pictural.

La rhétorique de Poussin, autre aspect de son modèle de base, s'ins­ pire de la doctrine Ut Pictura Poesis. L'humanisme italien du XVIe siè­ cle a récupéré ce principe horatien et, dans la hiérarchie des Arts li­ béraux, a privilégié les trois premiers: la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique. Le XVIe siècle a formulé une théorie où les règles de la peinture sont définies à partir des règles mêmes de la poésie. C'est sous l'égide de l'Ut Pictura Poesis que se développe la théorie des Bel­ les Idées, dans laquelle l'art est «mimësis» ou «imitatio naturae».

Le XVIIe siècle met davantage que le XVIe siècle l'accent sur l'expres­ sion de la psychologie des personnages. Le décor architectural et pay-sagé sert de support â cette traduction des passions.

La discipline rhétorique, en ce sens, n'est pas sans lien avec le théâtre et avec la théorie de l'expression du XVIIe siècle. Aristote soulignait dans sa Poétique que ce qui concerne la «pensée» ou «l'art de trouver l'expression de ce qui est dans le sujet et de ce qui lui convient»^, trouve sa place dans les traités de rhétorique^. Il con­

sacre lui-même une douzaine de chapitres à la description des passions et cinq chapitres à l'étude des caractères dans son Art rhétorique.

L'origine de l'art oratoire, conçu comme art du geste et de la pa­ role, remonte à Quintilien et à Cicéron. Ce dernier établit le

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parai-lèle avec l’art théâtral. Il dit en effet que l’orateur et le comé­ dien, dont le but commun est d’exprimer des sentiments et de faire en sorte que les spectateurs ressentent ces sentiments, doivent recourir à l’expression tant physionomique que gestuelle. Les deux disciplines doivent respecter le même principe fondamental: l’imitation de l'action humaine dans ce qu'elle a de plus noble, les mouvements de l'âme. La caractérisation par le geste ou l’allure, qui relevait à l'origine des conventions dramatiques^, est la mise en application du système de perception en miroir, qui repose sur le principe des correspondances: du geste, on peut ainsi remonter au sentiment, puis à l'idée.

Marc Fumaroli, dans un article très éclairant1 , souligne le fait que la rhétorique a servi de dénominateur commun à la correspondance entre les arts dans une civilisation qui cherchait à concilier vitalité et or­ dre. D'ailleurs, dans la «renovatio studii» des XVIe et XVIIe siècles, le Ratio Studiorum, version christianisée des Institutions oratoires de Quintilien, est le principe pédagogique utilisé par les Jésuites, qui ont grandement contribué à modeler la pensée du XVIIe siècle.

Déjà Gauricus, dans son De sculptura (Padoue, 1504), récupère chez Quintilien, à partir de l'analogie entre perspective et«perspicuitas»

(terme rhétorique), des notions qu'il applique à la narration picturale^.

Bramante et son cercle s'étaient posé le problème des relations en­ tre art et rhétorique, entre communication visuelle et effets psycho-logico-ëmotionnels^. Alberti conseillait au peintre «de se délecter

des poètes et des orateurs car ceux-ci ont assurément avec le peintre 16

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Veterum publié en 1637 (que Poussin connaissait), remplace le mot eloquentia par le mot pictura, et applique de ce fait à la peinture ce que Cicéron et Tacite disaient de l’éloquence.

Dans les «Observations sur la Peinture», rapportées par Bellori, qui sont pour la plupart des notes de lecture et non des observations personnelles de Poussin, deux textes sont à mettre en relation avec la discipline rhétorique^.

Mais que lui offrait cette discipline? Elle lui donnait un modèle d’organisation du discours et même, dans la caractérisation par le geste de l’état d’âme, certains éléments de transcription plastique. Ceci re­ vient à dire que Poussin met véritablement en oeuvre un discours pictu­ ral^ qui se fonde sur les exigences de la vraisemblance et du décorum. L’oeuvre se présente comme le développement d’un thème général, explici­ té, clarifié par des sous-thèmes. L'analyse des passions et de leurs modulations commande les actions des personnages dans le tableau tout comme dans le récit poétique ou le discours oratoire.

Un passage de Félibien souligne bien l’influence du modèle rhétori­ que: «on voit pourtant dans la composition des uns des autres, qu'à l'exemple des savants orateurs, son intention a été d'en serrer toutes les parties qu'il divise en certains membres, auxquels il ne donne d'é­ tendue que ce qui est nécessaire pour exprimer sa pensée, sans qu'il y ait dans son ouvrage ni embarras, ni confusion, ni rien de superflu . Et Chantelou rapporte encore qu'après avoir vu L'Extrême-onction de Pous­ sin, le Bernin «dit que cela faisait le même effet qu'une belle

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prédica-qu'on écouté avec attention fort grande et dont on sort après sans 20

rien dire, mais que l'effet s'en ressent au-dedans

4. La théorie de l'expression

Mais comment le langage dramatique de Poussin, son écriture, opè­ re-t-il a partir de ces éléments théoriques? L'un des aspects essen­ tiels de sa démarche consiste à sélectionner, à dégager d'une action le moment le plus chargé de signification, d'intensité dramatique et d'expressivité. C'est ici qu'intervient alors la théorie de l'expres­ sion qu'a privilégiée le XVIIe siècle.

Celle-ci se fonde, pour une large part, sur la théorie de Léonard de Vinci selon qui l'expression des passions devait être en rapport avec le mobile dramatique. Pour ce faire, le peintre devait respecter un ensem­ ble de règles, dont la principale était le décorum; d'abord appliquée à la poésie dramatique et épique (ainsi qu'à leur représentation), cette règle exigeait que tous les éléments, tant ceux qui relèvent de la plas­ tique que ceux qui relèvent de l'expression des sentiments, soient en re­ lation de convenance. L'utilisation des modes chez Poussin concourrait entre autres, à vivifier de l'intérieur cette règle.

Ainsi l'analyse psychologique va permettre de préciser le sens de l'action des protagonistes imposés par le sujet. Cette analyse est à deux temps. D'une part, la compréhension des comportements des person­ nages doit transparaître dans le choix de leurs attitudes, appropriées à leur mobile. D'autre part, les caractères des différents personnages

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doivent s’harmoniser afin de renforcer l'action, voire même d'en don­ ner une image exemplaire. Dans les oeuvres les plus représentatives

d'un certain modèle théâtral (comme par exemple, La Mort de Saphira, (fig. 34), le Jugement de Salomon (fig. 29) ce dernier aspect constitue en quelque sorte le dialogue.

C'est à dessein que nous avons esquissé ce résumé du modèle théori­ que de Poussin, afin de faire ressortir l'importance de son écriture

picturale. L'apparente lacune de notre bref exposé laisse en­ core mieux entrevoir que son esthétique serait somme toute assez intel­ lectuelle et froide, si on ne l'incarnait dans ce qui fait la spécifi­ cité du langage dramatique de Poussin: sa plasticité. L'ordonnance

des figures et du fond, puis des figures entre elles, est un problème fon­ damental chez lui. Il peut nous permettre de suivre, à travers les formules qu'il a privilégiées, la transcription des scénarios.

Respectant ainsi le développement de son art, lié à l'évolution d'une pensée plastique, nous allons maintenant voir, en reprenant ces données, comment s'opère la transposition du sujet de la littérature à la peintu­ re, de l'idée à sa représentation.

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NOTES

1. Cite par Bellori, «Observations de Nicolas Poussin sur la Pein­ ture», «Correspondance de Nicolas Poussin», op.cit., p. 492.

2. A. Blunt, Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, p. 169

3. Cité par Bellori, op. cit., p. 494.

4. Ibid,, p. 496.

5. Ibid., p. 494.

6. In op. cit., p. 372, lettre no. 156. Cet exposé sur les modes rait la transcription de certains passages tirés des Instituzioni Harmoniche de Gioseffo Zarlino, que Poussin aurait lu par l’inter­ médiaire du Dominiquin. Pour une histoire des modes ainsi que

leur classification, consulter H. Gevaert, Histoire et théorie de la musique dans l’antiquité, I, p. 127ss.

Rappelons que, selon Thuillier, le sujet du Olympos et Marsyas (v. 1626, Paris, Louvre) (reproduit dans Thuillier, Tout 1 * oeuvre peint de Poussin, fig. 34), qui n’est identifié que depuis 1969, montre Marsyas révélant les modes musicaux à son favori Olympos qui à son tour, les enseignera à la Grèce.

7. Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages de Nicolas Poussin, p. 255-256.

8. Lettre à Chantelou, 24 novembre 1647. «Correspondance de Nicolas Poussin», op. cit., lettre no. 156, p. 372.

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10. Aristote, Poétique, VI, 22.

11. Ibid., XIX, 2-3.

12. Quintilien, Institutions oratoires, XI, 3, 112 (et note 2, p.366).

13. M. Fumaroli,«Rhétorique et dramaturgie: le statut du personnage dans la dramaturgie classique», Revue d'histoire du théâtre, III

(1972), p. 223-250.

14. Robert Klein, La forme et l'intelligible, p. 257.

15. Fabrizio Cruciani, «Vision et organisation de l'espace dans les fêtes romaines», Les Fêtes de la Renaissance, C.N.R.S., 1975, p.227.

16. Alberti cité par A. Fontaine, Les doctrines d'art en France, p.3 (note 2).

17. A. Blunt, «Poussin's note on painting», Journal of Warburg and Courtauld Institute, I, (1937-38), p. 344-351, notamment les ru­ briques «De 1'Action» et «Comment l'art surpasse la nature».

18. «A partir du moment où un certain nombre de figures se trouvent réunies dans une toile, on se heurte aussitôt à l'aspect narratif des rapports qui relient les figures les unes aux autres. Elles s'articulent immédiatement selon l'ordre d'un récit», Francis Ba­ con cité par Jean-Louis Schefer, Scénographie d'un tableau, p. 199

(note 13).

19. Félibien, op. cit., p. 204.

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1. Le lieu dramatique et les modes de composition.

Dans la mesure où l’oeuvre théâtrale et l’oeuvre peinte se don­ nent toutes deux pour fin la représentation de la nature humaine, on peut déjà établir une certaine équivalence entre les moyens utilisés pour y parvenir. Ceci permet de supposer que les termes de cette équa­

tion sont ou peuvent être interchangeables. Puisque notre hypothèse de départ cherche a vérifier l’influence du théâtre sur la peinture de Pous­ sin, il s’agit de considérer les termes qui se rapportent au théâtre et de voir comment les concepts de mise en scène et de décor, les règles et les principes du drame littéraire sont transférables à la peinture.

Tout autant que la représentation théâtrale, «la représentation des subiect qui se dépeignent» (Poussin) ne peut se manifester sans le sup­ port physique d’un lieu. En ce sens, sur le modèle de la scène, le

tableau est appréhendé comme lieu dramatique. La conception de ce lieu se présente donc comme le premier aspect d’investigation d'une esthéti­ que visant à dégager la théâtralité d’un oeuvre pictural, car c'est cet­ te conception qui détermine le mode de composition.

Jusque vers 1640, les compositions en profondeur avec échelonne­ ment des plans n'apparaissent qu’occasionnellement dans les tableaux de Nicolas Poussin. Qu’il s’agisse de thèmes mythologiques ou de sujets

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héroïques, l’horizon y est généralement fermé et les personnages re­ groupés au centre du premier plan dans une mise en page soit centrée, soit décentrée: c’est le mode de composition en bas-relief. Cette for­ mule réfère à la pratique théâtrale humaniste des XVe et XVIe siècles,

laquelle reprit les données fondamentales de la scène gréco-romaine. Le champ dramatique est restreint, découpé; il n’est que le support de 1’action.

Dans la célèbre Mort de Germanicus (Minneapolis, Institute of Arts, fig. 2), le lieu dramatique est défini beaucoup plus par les figurants que par le décor. Ce trait caractérise les tableaux des années 1624- 1630. Dans la Mort de Germanicus toute l’action est concentrée au pre­ mier plan. L’intérêt est d’ailleurs constamment ramené vers ce plan par le décor architectural, tendu d’une lourde draperie à droite. En outre le contraste dramatique entre la draperie sombre et le vif éclairage de Germanicus attire le regard. C’est là aussi un procédé théâtral.

Anciennement, le comédien s’avançait sur le devant de la scène, en pleine lumière, pour déclamer son texte. Puis il se retirait dans l’ombre pour faire place à un autre comédien.

Les personnages sont répartis en deux groupes bien définis, de gau­ che à droite, sur toute la largeur du tableau. La verticalité de la main levée du guerrier (geste qui explique le sens du tableau) est accentuée par les pilastres de l’arrière-plan, mais atténuée par les diagonales des lances. Le geste de ce guerrier est préparé par la position des bras des deux personnages derrière lui. Il y a ainsi gradation dans la verti­

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calité du mouvement, de l’arrière vers l’avant du tableau, suggérant un crescendo émotif.

Le non moins célèbre Triomphe de Flore (Paris, Louvre, fig. 3) re­ prend cette formule en déployant toutefois davantage les figures. Leur regroupement moins compact n’élimine cependant pas pour autant l’accent horizontal de la composition: les personnages s’y meuvent encore comme dans une frise. Le décor paysagé, en accord avec le sujet suivant la rè­ gle des convenances, fait office de toile de fond, tout comme dans le Triomphe de Bacchus (Kansas City, Atkins Muséum, copie) et la Bacchana­

le à la joueuse de luth (Paris, Louvre). Cette fonction seconde du dé­ cor accroît la prééminence accordée à l'action. Ce procédé réfère de nouveau au théâtre si on se souvient que le primat du théâtre grec, entre autres, résidait dans le sujet et sa narration, jouée dans un décor-sup­ port.

Dans 1'Adoration des Mages (Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Ge-maldegalerie, fig.6), qui offre un renouvellement d’un thème fort popu­

laire, il y a bien un troisième plan dans la partie droite du tableau, mais là encore l’horizon est fermé par une architecture qui ramène le regard au premier plan occupé par les personnages principaux. A l’im­ portance des figures, soulignée par leur disposition en frise sur un plateau très apparenté à une scène avec un décor de fond, vient s’ajou­ ter une narration psychologique: le langage corporel des acteurs évoque des réactions psychologiques individualisées. C’est d’ailleurs ce lan­ gage qui soutient plastiquement la mise en scène, comme dans le Camille et le Maître d’école de Falëries (Los Angeles, Norton Simon Foundation, fig. 10).

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Dans le Jeune Pyrrhus sauvé (Paris, Louvre, fig. 11), la même for­ mule est reprise: les figures sont campées au premier plan, jouant le rôle de plateau scénique. L’expression des personnages est tout aussi caractérisée que dans 1'Adoration des Mages. Mais la mise en scène se

complique: la disposition en frise des figures décrit une arabesque qui tend à se déployer, tant sur la gauche que sur la droite vers l’arrière- plan. Ce mouvement est renforcé par les gestes des figures. Le personna­ ge central, vu de face, tend les bras dans les deux directions; les deux groupes masculin et féminin soutiennent les deux mouvements opposés. Le fond, quoique plus élaboré, participe encore du décor.

Ces quelques exemples illustrent comment Poussin traite ses sujets â la façon des reliefs. Ce procédé de la frise comporte en lui-même la justification de son usage. Il permet de n'introduire que le nombre in­ dispensable de figures, chacune ayant un rôle précis à jouer. En outre la réduction du nombre des figures met en valeur leur rôle de protagonis­ tes, et permet une plus grande concentration du sujet. Poussin met ainsi en lumière sa conception du personnage comme sujet capable de différentes manière d’agir, elles-mêmes reflet de manières d'être. C'est conséquem­ ment un mode de composition approprié, traduisant exactement la concep­

tion que Poussin nourrissait concernant la nécessité de condenser l'ac­ tion dramatique.

La frise présente l'ensemble des acteurs évoluant devant un décor peint. Ceci fait alors intervenir trois éléments: le plateau, les person­ nages et le décor. Les personnages s'exécutant sur la plateau scénique

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se détachent nettement de l’aplat du décor qui complète la narration^.

Ce procédé permet encore d’établir le parallèle entre le jeu scénique des tragiques grecs, mettant l’accent sur la beauté du texte et sur sa narration, et le jeu scénique des figures de Poussin, basé sur l’ex­ pression des passions et le primat du contenu didactique.

Nous retrouvons ces deux aspects dans le théâtre humaniste des XVe et XVIe siècles. C’était un art conçu pour les yeux de l’esprit. Les premières pièces à l’antique, jouées à l’académie fondée et dirigée à Rome par Pomponius Lactus, autour des années 1470, étaient jouées sur une plate-forme avec un arrière-plan peint . L’étude archéologique plus poussée et l’influence de Vitruve amenèrent Palladio â réintroduire, au théâtre Olympique de Vicence en 1580, la scène classique avec frons sce- nae et proscenium. La formule de Poussin s’apparente à ce modèle. Il

s’en inspira possiblement.

Qu’on nous permette ici d’ouvrir une parenthèse au sujet du concept de temporalité rattaché à ce type de composition. Même envisagée plas­ tiquement, cette formule fait davantage référence au temps qu’à l’espace, dans le sens qu’elle génère l’idée de succession. Elle se rattache à la tradition des processions qui étaient, soit dans 1'Antiquité soit au Mo­ yen Age, conçues comme manifestation théâtrale et qui se prolongèrent pendant la Renaissance sous la forme des Entrées.

L'usage de ce procédé chez Poussin pourrait témoigner d'un habile com­ promis visant à instaurer un certain mouvement dans le déroulement d'une action dans un espace délimité et clos. Selon qu'il tient compte directe­

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ment de la perception du spectateur, l’artiste cherche à établir, selon 3

l’expression de Mikel Dufrenne , la solidarité phénoménologique des deux concepts, temporalité versus spatialité, sur lesquels repose le débat de la règle des unités. Nous verrons plus loin comment la théorie des pé­ ripéties et le principe de la lecture du tableau, chers à Poussin, conver­ gent en ce sens.

Il est maintenant bien établi, par de nombreuses et sérieuses re­ cherches, que l’évolution de la conception picturale de Poussin ne peut être ni schématisée ni déterminée par des types ou modèles de composition qui auraient prévalu de telle date à telle date. C’est cette diversité même qui rend son oeuvre vivant. L'animation du Martyre de Saint Erasme

(Rome, Vatican, Pinacothèque) ne manque jamais d'étonner auprès du sévère Germanicus, à peu près contemporain.

Ainsi, non pas subséquemment mais concurremment (nous nous en tenons toujours aux années 1630-1640), certaines oeuvres relèvent d'un autre type de composition, caractérisé par un approfondissement et un agrandissement du plateau scénique, correspondant au prolongement vers l'arrière du pros­ cenium. C'est là une des acquisitions majeures du théâtre italien de la fin du XVIe siècle, laquelle dérive peut-être, par contamination, de l'En-trée et des Fêtes qui offraient le modèle concret des architectures, de la

, , . .4

place publique, de la perspective et des figurants .

Le premier tableau que nous pourrions rattacher à ce mode de composi­ tion est la Peste d'Asdod (Paris, Louvre, fig.4), dit aussi Les Philistins frappés de la peste. La portion d'espace englobée par le champ pictural

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y est plus vaste que dans la majorité des tableaux précédents; non pas qu’il y soit tellement plus ouvert mais il est beaucoup plus profond, bien que la perspective soit encore bloquée à l’horizon. Le décor archi­

tectural en perspective^ caractérise principalement ce mode de composition.

Une rue, légèrement décentrée et en diagonale, part de la place publique au premier plan et fuit au loin entre les maisons. Ce décor architectural fait office de toile de fond. La place centrale agit pour sa part en quel­ que sorte comme plateau scénique et l’action principale y est concentrée. A l’arrangement toujours en frise des personnages du premier plan s’ajou­ tent quelques personnages qui, dans leur rôle de figurants, assurent la liaison des plans et le prolongement de la narration dramatique. Néamoins, de même que dans la formule précédente, le sujet demeure toujours concentré sur l’imitation de l’action, caractérisée par la diversité des émotions-réactions •

L'Enlèvement des Sabines (nous retenons la version du Louvre, Paris, fig. 16) développe le même schéma d'organisation, mais avec un accroisse­ ment du nombre de figurants, ce qui permet un plus grand éventail d'expres­ sions. L'espace accru de la scène permet un mouvement avant-arrière plus accentué. Les personnages sont campés sur une vaste place-plateau formée par les architectures. Les lignes de fuite sont encore données par l'ou­ verture centrale, la rue, mais plus subtilement que dans la Peste d'Asdod.

Le Passage de la Mer Rouge (Melbourne, National Gallery of Victoria, fig. 7) et la Manne (Paris, Louvre, fig. 17) exploitent aussi le concept du plateau plus vaste. Poussin délaisse ici l'arrangement en frise des figures et remplace le décor architectural par le décor paysagé, imposé par

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la nature même du sujet. La théâtralité réside davantage dans l'atti­ tude des personnages dont le nombre est augmenté.

Pendant les années de maturité (1642-1652), après son retour de Pa­ ris, Poussin épure son style. La nouvelle rigueur qui l’imprègne commen­ çait toutefois a être perceptible dans la série des «Sacrements^peints pour Cassiano dal Pozzo . Dans la seconde série, l’environnement relève toujours du décor, comme dans la première, mais la relation personnage-décor versus sujet y est manifestement plus ténue et soutenue, particulièrement dans

1’Extrême-Onction (Golspie (Sutherland), Dunrobin Castle, coll. duc de Suther­ land) . Le décor, très sobre, voire même sévère, concourt â la dramatisation de l’oeuvre. Poussin reprend la formule de la composition en frise, mais retient le principe du plateau plus en profondeur, comme dans Moïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon (Bedfordshire, coll. duc de Bedford, 1645). Le décor de ce dernier tableau, très sobre, reste cependant froid. Dans la seconde version du Louvre, (fig. 23), postérieure de quelques années, et dans son pendant, Moïse changeant en serpent la verge d’Aaron (Paris, Louvre, fig. 24), le décor, plus austère encore, intensifie le sentiment dramatique du sujet, justement par sa neutralité. Poussin se préoccupe da­ vantage à ce moment des valeurs plastiques et dramatiques du clair-obscur. Le décor a alors pour fonction de ramener le regard au plan principal où se joue le drame, comme dans Esther devant Assuërus (Leningrad, Ermitage, fig. 35), et le très théâtral Jugement de Salomon (Paris, Louvre, fig.29).

Le second type de composition abordé précédemment, l’espace à plateau scénique agrandi, se retrouve encore dans les deux oeuvres les plus repré­ sentatives d’une tendance théâtrale: La Femme adultère (Paris, Louvre,

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fig. 33) et la Mort de Saphira (Paris, Louvre, fig. 34). Sur un plateau bien défini, Poussin a élaboré une mise en scène très calculée, dans

un décor architectural géométrique savamment construit, qui n’est pas g

sans évoquer une certaine parenté avec les décors du XVIe siècle .

Moins caractéristiques, mais dans un sens plus représentatives d’une nouvelle orientation de Poussin, sont les oeuvres où le décor glisse dans

le paysage, comme dans 1’Eliézer et Rëbecca (Paris, Louvre, fig. 26), le Christ guérissant les aveugles de Jéricho (Paris, Louvre), le Moïse sauvé des eaux (Gorking, Bellasis House, coll. Derek Schreiber). Les tableaux où le paysage prédomine, comme le Paysage avec Polyphème (Leningrad, Ermi­ tage) , le Paysage aux trois moines (Belgrade, Palais du Président de la République), le Paysage avec Pyrame et Thisbë (Francfort, Stade sches Kunst-

institut), marquent l’abandon du fond envisagé comme décor, comme élément pittoresque.

Il ressort de cette analyse des modes de composition, de la relation figures-fond versus lieu dramatique, que Poussin, a partir d’une conception dualiste (personnage et décor), a développé une approche où ces termes de la représentation sont unifiés. Dans cette approche plus intériorisée, Poussin ne minimise aucunement le précepte de la mimésis. Bien au contrai­ re, car c’est sur la base même de cette exigence d’imiter la nature qu’il articule son discours. Les deux termes de la représentation sont unifiés parce que Poussin a fait du décor, la nature, un élément pleinement inté­ gré à la méditation du sujet.

En exigeant plus de vérité et de réalisme, la Contre-Réforme amena les artistes à emprunter certains motifs iconographiques au théâtre. Par­

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mi ceux-ci figurent les personnages apparaissant sur des nuages. Le «nuage» était un procédé théâtral connu depuis les «deus ex machina» des Grecs et dont l’usage est attesté tout au long du Moyen Age et de la Re­ naissance. Mais il fut particulièrement prisé par les artistes du XVIIe siècle dans leurs mises en scène de l’extase et du divin. Nicolas de Montreux, par exemple, pour la représentation de sa pastorale L’Arimène, en 1596, au château de Nantes, nous dit que dans l’un des intermèdes my­ thologiques qui séparaient les actes, «on y voyait Jupiter en un globe tournant qui, venant a s'ouvrir, fait voir ce dieu assis sur l'arc en ciel, vestu d'une robe de toille d'or»'. Quant â l'usage du nuage comme élément de composition chez Poussin, mentionnons le Ravissement de Saint Paul (Sa- rasota, John et Mable Ringling Muséum of Art), l'Assomption de la Vierge

(Paris, Louvre), la Vierge protégeant Spolète (Londres, Dulwich College), le Miracle de Saint François Xavier (Paris, Louvre), la Vénus montrant ses armes à Enëe (Rouen, Musée des Beaux-Arts, fig. 18) et le Diane et Endymion

(Detroit, Institute of Arts).

2. La composition et la règle des unités.

Nous allons maintenant aborder un autre aspect de la composition, soit la mise en page du sujet figuré proprement dit, selon la règle des trois unités. Le problème des unités, temps, lieu et action, se pose en termes différents selon qu'on l'oriente vers le théâtre ou vers la peinture. Jusqu'au Laocoon (Berlin, 1766) de Lessing qui se voulait une systématisa­ tion du problème, les artistes et théoriciens se sont interrogés sur les concepts de spatialité et de temporalité. Ils ont essayé d'en définir des

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principes qui puissent s’intégrer dans une esthétique picturale. Encore une fois, le modèle de la poésie, du théâtre, vint à la rescousse. Déjà au XVIe siècle, dans la doctrine Ut Pictura Poesis, le principe des trois unités fut formulé en reprenant les données d'Aristote. Le XVIIe siècle, soumettant ce principe à celui de la vraisemblance, en fera sa règle d'or, garante de la qualité de l'oeuvre.

La règle fondamentale est sans conteste celle de l'unité d'action. C'est d'ailleurs elle qui a suscité le plus de débats-critiques. Aristo­ te l'avait formulée très simplement dans sa définition de la tragédie com­ me étant «l'imitation d'une action importante et complète, ayant une cer­

taine étendue». Il précisa par la suite que l'action doit être «une et totale et que les parties en soient agencées de telle manière qu'une seule déplacée ou enlevée, l'ensemble se trouve modifié ou bouleversé» . L'action doit avoir un commencement, un milieu et une fin et, pour ce faire, le poè­ te doit avoir une idée d'ensemble du sujet, en distinguer les épisodes, puis les développer . Cette mise en place des faits oblige donc le poete à un certain arrangement, qui procède d'une sélection préalable.

Cette règle de l'unité d'action implique donc l'idée de succession ou de progression et,comme telle, est liée au concept de temporalité. C'est justement là que se situe tout le débat. En appliquant cette règle à la peinture, on fait de cette dernière, à l'image de la poésie et du théâtre, un art du temps,et l'on fonde ce rapport sur la «lecture» possi­ ble de l'oeuvre peinte: «Usés l'istoire et le tableau, afin de cognois- tre si chaque chose est apropriée au subiect»^.

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La doctrine du XVIIe siècle, en soumettant cette règle à la loi de concentration, propre à l’esprit de l’époque, conditionne une façon nou­ velle de développer l’action, de la concentrer sur un problème psycholo­ gique permettant l’étude des passions. L’unité d’action ne restreint ce­ pendant pas l’action à un seul fait ou événement. Tout ce qu’elle exige, est que l’action soit rigoureusement unifiée, que les «fils» ou épisodes soient subordonnés au thème principal.

L’unité d’action est donc fonction du resserrement et de la subordi­ nation des parties. Mais comment traduire ceci en peinture, sans faire intervenir la mise en scène simultanée de plusieurs épisodes comme dans les miniatures médiévales? Fëlibien nous donne une première clé lorsque, parlant du Rébecca de Poussin, il dit «que cette action doit-être unique, et les principales figures plus considérables que celles qui les doivent accompagner, (et) le Poussin a observé que les deux figures qui dominent dans son tableau sont si bien disposées, et s’expriment par des actions in­ telligibles, que l'on comprend tout d'un coup l'histoire qu'il a voulu pein­ dre» . Nous pouvons dégager quelques traits essentiels: la taille des fi­ gures, la disposition et l’expression des figures.

L'Abbé d'Aubignac, traitant de l'unité d'action, dit que le poète, quand il entreprend la composition d'une pièce de théâtre, «doit penser qu’il entreprend de faire une peinture agissante et parlante» et que, à l'instar du peintre, il ne doit représenter qu'une action, pouvant toute- fois comporter plusieurs «incidens» . Développant cette comparaison, il souligne que le peintre doit choisir l'action la plus importante, «la plus convenable à l’excellence de son art, qui contiendrait en quelque façon tou­

Figure

FIG.  3: Le Triomphe de Flore,  Paris, Louvre. FIG. 4:  La Peste d'Asdod, Paris,  Louvre.
FIG.  11: Le  Jeune  Pyrrhus sauvé,  Paris, Louvre.
FIG. 12:  Le  Jeune  Pyrrhus  sauvë, Winsdor Cas- Cas-tle,  Royal  Library.
FIG. 15: La  Confirmation ,  Winsdor Castle,
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