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Vers une flexibilité soutenable et négociée ?

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Academic year: 2021

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D. Méda

Vers une flexibilité durable et négociée ?

Au terme de ce parcours à travers les différentes formes de flexibilité à l’œuvre en France et dans certains pays européens, je voudrais d’abord faire le point de ce que nous avons appris et ce que nous continuons d’ignorer. Il est désormais clair que le terme de flexibilité, surtout employé seul, sans autres précisions sur l’objet rendu flexible ou devant être rendu tel, est irrémédiablement flou, et presque inaccessible à une définition sur laquelle toutes les disciplines académiques pourraient s’accorder. Cette absence de définition stabilisée va de pair avec l’instrumentalisation qui en est faite dans le débat public, puisque, comme la plupart des contributions l’ont bien mis en évidence, la flexibilité peut être présentée à la fois comme la meilleure et la pire des choses. Notons que de ce fait, en l’absence d’une définition claire et de critères objectifs permettant de vérifier si l’objet dont on parle a été ou non rendu plus ou moins flexible, l’évaluation devient extrêmement périlleuse, trop facilement rabattue sur le jugement de valeur et dés lors, inutile.

C’est pour cette raison qu’il faut savoir gré aux différentes contributions présentes dans cet ouvrage d’avoir poussé très loin la tentative de spécifier leurs approches et d’avoir progressé dans la connaissance des diverses formes de flexibilités, stratégique, organisationnelle, du marché du travail…Il est dés lors plus simple de faire le bilan de ce qu’elles nous enseignent.

Quelques enseignements solides

- la nécessité pour les entreprises de « réagir » plus rapidement est de plus en plus avérée depuis une quinzaine d’années, sous la pression conjuguée de la plus grande ouverture des marchés, de la substitution, dans un certain nombre de cas, des logiques financières aux logiques industrielles, de l’irruption de la figure du client au cœur des organisations productives, de la montée de la préoccupation de rentabilité à tous les stades processus productifs.

- la rationalité des « décisions » n’est pas certaine. Comme le rappellent De Nanteuil et alii., l’ensemble des décisions aboutissant à un surcroît de flexibilité ne sont ni le résultat d’une planification élaborée, ni celui d’un arbitrage bien pesé entre différents coûts et avantages mais plutôt un mixte de logique de survie, de logique d’imitation et de stratégie faisant souvent l’objet d’une rationalisation a posteriori, sans que l’on puisse vraiment juger s’il s’est agi d’un processus aveugle, purement réactif ou s’inscrivant dans une politique de long terme. Le fait, conforté par plusieurs des études présentées, qu’il existe de quasi normes sectorielles de flexibilité des processus au niveau international ne permet pas de trancher entre ces diverses hypothèses.

- les sources de la flexibilité (flexibilité des organisations et flexibibilité de la main d’œuvre), sont désormais multiples : la volonté de prendre en considération l’entiereté du désir du client (et du client censé être n’importe où dans le monde) en est une – qui aboutit à la fois à bouleverser l’ensemble du système productif, à

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imposer à la main d’œuvre en place des conditions de travail à la limite de la légalité ou à avoir recours à des contrats très flexibles) ; le désir de création de valeur aussi, mais aussi l’alea encore appelé variation du carnet de commande, ainsi que pêle-mêle, la volonté de s’implanter sur de nouveaux marchés ou d’implanter de nouvelles technologies d’information ou de la communication. - Les différentes modalités de flexibilité sont aujourd’hui mobilisées simultanément

et visent à la fois des objectifs concernant à la fois le processus de production et la gestion des ressources humaines (il y a à la fois filialisation, externalisation, recours à la sous-traitance, à l’interim, aux CDD et à la modulation du temps de travail).

- On ne peut plus opposer une « bonne » flexibilité interne à une « mauvaise » flexibilité externe. Bien avant la RTT en France et sans besoin d’y avoir recours dans d’autres pays, se sont développées des pratiques de flexibilité en matière de temps de travail dont l’un des résultats est que les normes édictant les temps de travail, qu’elles soient d’origine légale ou conventionnelle, ne sont pas respectées, particulièrement pour les cadres. Une des principales causes de cette dérive est l’extension du mode de gestion par fixation d’objectifs, déconnecté du temps de travail, mais devenu le principal support de l’évaluation des salariés. Une autre cause est la tentation, notamment pour la France, de faire sortir le plus de salariés possible du régime classique du temps de travail normé par les trente cinq heures, pour les entreprises concernées, notamment par la forfaitisation. Une des conséquences essentielles est une intensification du travail dont font état la quasi-totalité des études présentées.

- Les bouleversements des systèmes productifs ont été extrêmement forts ces dernières années : plusieurs des contributions ont mis en évidence comment des parties entières de l’activité productive qui auparavant faisaient partie du cœur de métier ont été externalisées, soit sous forme de création d’autres entités soit, en restant dans l’entreprise mais sous la figure presque de l’altérité : sous forme de progiciels intégrés (le métier de systémier chez Airbus, la RH de France Telecom, les services au client par le biais des centres d’appels). Mais elles montrent aussi que dans certains cas subsistent des forces de rappel : la mise en place de chartes avec les sous-traitants pour Airbus, un certaine stabilisation de la main d’œuvre pour les centres d’appel et, semble-t-il, la possibilité de reconstruire des passerelles, des carrières pour une certaine partie de la population salariée des entreprises filialisées

- Un des principaux résultat de ces différents processus visant à accroître la flexibilité, en matière de gestion de la main d’œuvre, est un renforcement de la segmentation du marché du travail : la filialisation ou le recours accru à la sous-traitance, y compris pour des activités stratégiques, s’accompagne souvent d’un tri de la main d’œuvre. Pour certaines entreprises, le processus productif est désormais organisé autour d’une entreprise noyau qui gère les plus hauts potentiels, dont la stabilisation et la présence sont considérés comme vitaux, cependant que les personnels plus aisément substituables se trouvent désormais dans des filiales ou chez des sous-traitants. On observe même un double processus de segmentation : d’une part donc, entre une main d’œuvre relativement protégée et poursuivant des carrières dans les entreprises mères et une autre partie engagée

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dans des parcours erratiques chez les sous-traitants ou les parties externalisées, et d’autre part, au sein de la main d’oeuvre des sous-traitants ou des filiales, entre des jeunes qualifiés qui peuvent construire des trajectoires et des mobilités et des peu qualifiés ou des salariés plus âgés qui se retrouvent dans les parties externalisées comme dans des nasses d’où ils ne pourront pas sortir. Cette distinction recoupe évidemment celle entre une main d’œuvre hautement qualifiée qui est délibérément repérée et bien soignée et une autre dont les compétences sont considérées comme non stratégiques, facilement remplaçables et qui peuvent donc être sorties du cœur de l’entreprise. Ces constats sont tout à fait concordants avec les résultats des exploitations des grandes enquêtes statistiques, dont le récent rapport du Commissariat général au Plan consacré aux Mobilités professionnelles1 rend parfaitement compte, à savoir la différence substantielle des mobilités pour les non qualifiés ou pour les plus âgés par rapport aux trajectoires des qualifiés ou des salariés d’âge moyen. On voit concrètement se dessiner sous ns yeux un paysage où coexistent des marchés internes encore vivaces, des marchés presque parfaits (comme le conseil en management, marché quasi-professionnel avec ses progressions, ses accumulations d’expérience négociables…) et des pans entiers de la population active coincées dans des emplois peu qualifiés, sans perspective de mobilités.

- Une autre conséquence de ces évolutions, issues du mouvement de réduction de la taille des entreprises et de tertiarisation de l’économie est l’apparition de nouveaux métiers dont la caractéristique essentielle est de coordonner des processus. Tout se passe comme si l’éclatement des systèmes productifs s’accompagnait du développement d’une intense activité de coordination entre différents points de la chaîne, différents maillons du réseau et que les métiers devenaient plus polyvalents, avec des spécificités de plus en plus ténues. Ce qui pose évidemment la question de la reconnaissance de ces compétences particulières, de leur codage, de leur certification, de leur comparaison avec d’autres et de leur spécification comme compétence particulière, reposant sur une qualification précise et une professionnalité affirmée.

- Enfin, l’invention contractuelle en matière de mobilisation de la main d’œuvre reste encore différente selon les pays, certains la poussant à un point extrême (contrat zéro heure, travail sur appel…) d’autres moins. Il semble que, lorsqu’une même entreprise est présente dans plusieurs pays aux législations diverses, elle adapte sa spécialité de production aux spécialités juridiques de chaque pays.

Des zones d’ombre et des interrogations (1) : la contribution de la flexibilité à la performance des entreprises

Mais les travaux ici présentés ne convergent pas sur des certitudes et donnent au contraire des résultats nuancés sur de nombreux points, et notamment ceux relatifs aux liens entre flexibilité.

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Un des points les plus importants concerne les effets de la flexibilité sur la performance des entreprises. On ouvre là une question délicate. Il faut en effet d’abord pouvoir indiquer de quelle performance on parle : financière, industrielle, sociale ? Mais même si l’on simplifie à l’extrême en prenant le chiffre d’affaires comme indice de la performance, les résultats manquent. Ils manquent certainement pour la raison dite plus haut, c’est-à-dire l’effet de contagion ou d’imitation qui semble à l’œuvre en cette affaire. Il n’est pas certain en effet que nous disposions d’entreprises témoins, dont les évolutions pourraient être comparées à celles des entreprises flexibilisées, parce que toutes les entreprises d’un même secteur semble engagées dans une course-poursuite imitative à laquelle aucune n’échappe. Il faudrait de surcroît que les évolutions puissent être comparées « toutes choses égales par ailleurs », ce qui complexifie le problème.

Allons plus loin. Pour obtenir des résultats, il faudrait pouvoir comparer les performances des entreprises qui auraient accru leur flexibilité à d’autres qui seraient restées « rigides ». Mais là encore de nombreux éléments font défaut : quel pourrait être un bon indicateur de flexibilité ? On pourrait bien utiliser un ratio personnels en CDD et en interim / personnels en CDI pour analyser la flexibilité de la main d’œuvre, mais beaucoup de dimensions de la flexibilité échapperaient ainsi et notamment toutes celles relatives au temps de travail, à la filialisation, au recours à la sous-traitance, à l’utilisation de NTIC ou progiciels intégrés….Disons le tout net, nous ne possédons pas d’indicateur synthétique de flexibilité qui pourrait être mobilisé dans de telles évaluations. Ajoutons enfin que le souci d’évaluer les résultats de leur stratégie de flexibilisation ne semble pas prioritaire pour les entreprises comme l’a confirmé un programme de recherches consacré par la DARES à la question de la mise en œuvre à moyen terme de la RTT dans les entreprises françaises.

Un tel travail pourrait-il être mené sur des données microéconomiques, à partir des bases existantes ? Le travail récent mené par B. Reynaud et…2. donne un exemple de ce qui pourrait être fait. S’interrogeant sur la réalité des discours managériaux et médiatiques selon lesquels les réductions d’effectifs auraient des vertus thérapeutiques sur la performance des entreprises, les auteurs mettent cette hypothèse à l’épreuve en analysant les performances d’entreprises ayant réduit leurs effectifs en 1996, en évolution et en les comparant à celles qui n’ont pas réduit leurs effectifs à cette même date, à l’aide de quatre grandes catégories de ratios financiers (performances d’exploitation ; efficacité productive ; situation financière ; perspectives de croissance) regroupant 10 ratios précis. L’étude met en évidence, d’une part, que les entreprises qui ont le plus réduit leur volume d’emploi sont celles qui avaient déjà des chiffres d’affaire en dégradation l’année précédant l’évènement et, d’autre part, que leurs performances n’ont pas été, ou dans certains cas faiblement, améliorées, les ratios importants comme la productivité du travail ayant en revanche chuté et l’entreprise s’étant souvent séparé d’actifs stratégiques pour son activité : une performance pas vraiment meilleure à court terme, fortement handicapée pour le long terme.

La réalisation d’une étude similaire pour mesurer les effets de la flexibilité nécessiterait sans doute un beaucoup plus gros travail dans la mesure où, comme on l’a dit, il serait nécessaire de définir un indice synthétique de flexibilité, composé de plusieurs éléments et de distinguer des entreprises n’ayant pas procédé à des tels ajustements de celles qui l’auraient fait. Une telle étude pourrait-elle être réalisée dans un premier temps sur la seule question de la flexibilité externe selon un ratio simple ? Il ne semble pas : la réduction d’effectifs rentre-t-elle dans le concept de flexibilité ? Certainement oui. Mais il faudrait alors composer un

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mixte de tous les mouvements de main d’œuvre (recours à l’interim, au CDD, à la réduction d’effectifs, au portage, à la sous-traitance) en distinguant les motifs de recours à ces différentes solutions et en prenant en considérations les variations conjoncturelles. S’il est évident qu’un tel travail devrait être engagé, il est non moins clair que pour le faire il nous faudrait décomposer sans doute plus précisément ce que nous entendons par flexibilité.

Des zones d’ombres et des interrogations (2) : la contribution de la flexibilité à la performance « sociale »

Mais venons en à un second élément de cette question de la performance, et de l’éventuelle contribution de la flexibilité à la performance globale ou plutôt sociale. J’entends par là non pas la performance sociale de l’entreprise (une entreprise proposant à ses salariés des conditions de travail satisfaisantes, des mobilités, ayant une politique d’achat « responsable », réalisant des produits de qualité…) mais la performance de la société toute entière, pour en venir à une question relativement peu évoquée par les travaux ici présentés – qui peuvent en revanche étayer la réponse - : celle des gains à long terme pour l’ensemble de la société d’une flexibilisation accrue du processus productif et du marché du travail3.

Il n’est pas d’usage de poser des questions si larges dans les différentes disciplines académiques traitant généralement de ces questions, mais il importe cependant de le faire : si l’on considère la société comme un collectif ayant un intérêt commun, notamment celui de sa propre préservation, de sa survie ou encore pour employer un langage plus moderne, de sa durabilité, sommes nous sûrs que la flexibilité des organisations et de la main d’œuvre soit en fin de compte une bonne chose pour ce collectif, pour les membres qui le composent, pour leur cohésion ?

Cette question concerne en réalité principalement les effets de la flexibilité de la main d’œuvre et se décompose dés lors en deux sous-questions : d’une part, est-il vraiment nécessaire de poursuivre indéfiniment de hauts niveaux de flexibilité organisationnelle ? Et si oui, la flexibilité de la main d’œuvre est-elle vraiment nécessaire à l’atteinte d’une flexibilité organisationnelle efficace ? En ce qui concerne la première sous-question, les études ici présentées semblent nous inviter à répondre positivement : dans le contexte actuel de mondialisation, et pour certaines entreprises, dont le marché est mondial (on pense à la construction aéronautique), ne pas faire comme les autres serait suicidaire. Encore faut-il peut-être à nouveau s’interroger sur les raisons de cette exigence de réactivité totale. Et là encore pour son intérêt au niveau de la « société mondiale ». Est-on certain que les configurations productives auxquelles on aboutit (une très forte concentration avec quelques entreprises géantes régnant sur une myriade de sous-traitants) soit une bonne chose ? Nous en resterons au simple énoncé de cette question qui pose évidemment tout le problème des nécessaires régulations au niveau international.

Arrêtons nous en revanche sur d'autres types d’entreprises, d’autres secteurs, qu’il s’agisse de l’automobile, de l’agroalimentaire ou du textile, moins mondialisés et moins concentrés que la construction aérospatiale mais tout autant engagés – voire plus – dans des logiques de flexibilité. Dans ces secteurs, un des motifs de flexibilisation des systèmes est le client, la figure du client dont l’intégralité du désir devrait être satisfait, quelque soit son exigence de satiété, sa volatilité, son absurdité. On ne compte plus les changements de fournisseurs, de

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sous-traitants et de processus productif dans le domaine de l’habillement et de la mode. Tout se passe comme si le système productif devait désormais être capable de se révolutionner en permanence et entièrement chaque fois qu’un client potentiel éprouve, où que ce soit dans le monde, un désir de consommation. Il faudra donc changer les délais, les gammes, les fournisseurs, les compétences, les salariés, les équipementiers, les petits créateurs locaux… pour satisfaire ce désir.

On sait que les théories économiques néo-classiques « démontrent » que cette capacité à prendre en compte les désirs de l’acheteur potentiel permettent en fin de compte des prix plus bas et des processus vertueux. Il faudrait évidemment vérifier que cela est vrai au niveau mondial et que cette recomposition permanente du processus productif est bonne pour un nombre toujours plus grand de personnes en matière d’accès à la consommation ou si ses résultats ne sont pas confisqués par quelques actionnaires ou quelques dirigeants seulement. Si l’on mettait en évidence, comme certaines études l’ont fait, que le bien-être de la population mondiale (si cette expression a un sens) ou même le bien-être de la population d’une société donnée était considérablement diminué en raison de l’accroissement général de la flexibilité organisationnelle – et derechef du marché du travail dans certains pays – peut-être ces différents éléments, positifs et négatifs, devraient ils peut-être minutieusement pesés. Encore faudrait-il, pour disposer de tels évaluations, posséder les instruments propres à un tel suivi et pouvoir vraiment préciser les différents coûts de la flexibilisation des systèmes socio-productifs.

L’usage plus fréquent d’indicateurs macro-sociaux complémentaires au PIB, comme ceux d’Osberg et Sharpe4 par exemple pourrait certainement permettre de mieux mettre en évidence les différents coûts générés par des processus de flexibilisation peu soucieux des ressources, notamment humaines, qu’elles utilisent et mettre en regard des performances supplémentaires gagnées grâce à cette adaptation permanente des organisations aux besoins leur coût, notamment en termes de capital humain : obsolescence précoce des qualifications, coût du chômage et des passages de plus en plus nombreux par le chômage, coût de la dépense pour l’emploi, coût de la non adaptation des compétences par les entreprises. Le Canada a ainsi tenté de reconstituer le coût de la mauvaise conciliation vie professionnelle -vie familiale non seulement pour les entreprises mais aussi pour la Nation. Des indicateurs de santé sociale ou de bien-être5 ont permis de mettre en évidence que si les courbes du PIB continuaient d’afficher des progressions dans les pays occidentaux, la santé sociale ou le bien –être de la société mesuré notamment par l’accès de la population à différentes ressources fondamentales comme la santé ou la protection sociale, par le coût de l’insécurité économique ou l’augmentation des inégalités, mettaient eux plutôt en évidence des dégradations qu’il n’est pas possible de négliger car il en va de la cohésion de la société. Ne faudrait-il pas développer ce genre de calculs, car cela fait à l’évidence partie du développement durable d’une société. Mais venons en à la seconde sous-question : si une certaine flexibilité du processus productif est requise par la mondialisation des échanges et de la production, doit-elle nécessairement entraîner une flexibilisation de la gestion de la main d’œuvre et jusqu’où ? La flexibilité de la main d’œuvre participe de la flexibilité organisationnelle ou du moins peut y contribuer en permettant notamment de raccourcir les délais et d’abaisser le coût de la main d’œuvre soit par le biais de réorganisation, soit d’allongement ou de modulation du temps de travail, de recours renforcé à des CDD et de l’interim…Peut-on obtenir de la flexibilité organisationnelle sans flexibiliser la main d’œuvre ?

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Gadrey avait montré, il y a quelques années6, que même pour les activités de services à niveau de qualification modeste ou pour des établissements engagés dans une compétition par les prix, il était possible de choisir entre deux modèles de flexibilité : un « modèle dualiste de flexibilité du travail » reposant sur une forte segmentation des emplois, en termes de statut et un « modèle intégré d’adaptabilité organisationnelle », où les contraintes sont gérées de manière plus concertée, les objectifs prioritaires de la gestion des ressources humaines étant l’implication maximale de la main d’œuvre et sa fidélisation. Il avait par exemple mis en évidence comment deux hypermarchés de taille moyenne identiques et ayant à affronter les mêmes contraintes de flexibilité avaient adopté des types de flexibilité organisationnelle très différente, l’un réduisant celle-ci à une gestion des ressources humaines neo-taylorienne à très court terme et l’autre, au contraire, ne mobilisant ni temps partiel, ni CDD, ni interim mais atteignant un haut niveau de flexibilité organisationnelle grâce au développement de la polyvalence et la mobilité entre rayons et entre caisses et rayons.

En matière de performance, le second magasin était gagnant puisque son ratio de frais de personnel était inférieur à celui de la chaîne dont il faisait partie, contrairement au premier. En réalité, expliquait Gadrey, le magasin adoptant la stratégie de flexibilité durable avait des résultats supérieurs d’environ 20% à l’autre en matière de chiffres d’affaire par heure de travail. De la même manière, certaines études du programme de recherches ici présenté ont mis en évidence que les établissements d’une même entreprise, installée dans des pays différents, pouvaient développer un même degré de flexibilité organisationnelle et de réactivité avec des formules de gestion de la main d’œuvre différentes. Il apparaît ainsi qu’en Allemagne, les règles de mobilisation de la main d’œuvre permanente et le recours à de la main d’œuvre extérieure sont réglés de manière différente qu’en France ou au Royaume-Uni. Des différences de performance (financière, d’exploitation mais également en termes de qualité du produit) en résultent-elles ? C’est ce que les études ne nous permettent pas d’évaluer, dans la mesure où il aurait fallu rentrer très profondément dans les comptabilités des entreprises étudiées. Voilà un sujet qu’il faudrait instrumenter rapidement car s’il s’avérait que les performances en matière de chiffres d’affaire et de qualité de produits identiques sont les mêmes, alors peut-être serait-il temps de promouvoir à plus vaste échelle – notamment à celle de l’Europe – des règles harmonisées permettant la conciliation d’une haute flexibilité organisationnelle « durable », comme le dit Gadrey, et d’une gestion plus sécurisée de la main d’œuvre. Il y aurait même urgence, indique Gadrey, avec lequel nous sommes en total accord, à mettre rapidement de telles règles en œuvre si nous voulons que les bonnes pratiques de flexibilité durable puissent continuer à se développer, à contre-courant, il faut le rappeler, de la théorie du marché concurrentiel du contrôle des firmes qui régit l’actuel capitalisme financier car « il n’y a aucune chance que ces exceptions heureuses se généralisent d’elles-mêmes dans le système actuel de gouvernance des entreprises et des marchés ».

De nouvelles règles permettant la conciliation de la flexibilité organisationnelle et de la stabilité de la main d’œuvre ?

Ces dernières années, en France et en Europe, de nombreux rapports et travaux se sont intéressés à la question de la flexibilisation de la main d’œuvre et des différentes manières de la civiliser. Ces différents rapports semblaient pour la plupart s’accorder sur le fait qu’un

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accroissement de la flexibilité organisationnelle était nécessaire pour permettre à la France de garder des entreprises compétitives au niveau mondial. On pense ainsi aux rapports Boissonnat7 (Le travail dans vingt ans, 1995), au rapport dit Supiot8 (Au-delà de l’emploi, 1999) et aux travaux de B. Gazier9, dans le cadre des réflexions internationales lancées sur les marchés transitionnels (Gazier, Tous Sublimes, 2003). Ils n’indiquent pas néanmoins jusqu’où peut aller cette flexibilité : le rapport Supiot explique dans ses débuts que l’Europe devrait s’orienter vers une concentration de sa main d’œuvre et de sa production sur des produits à haute valeur ajoutée et ne pas tenter de concurrencer les pays à faible coût de main d’œuvre qu’elle ne pourra de toute façon jamais rattraper ; le rapport Boissonnat indique d’entrée que les individus devront changer plusieurs fois de métier dans leur vie ; Gazier reconnaît que des transitions plus nombreuses devront être affrontées par les individus. Les trois rapports acceptent donc l’idée d’un accroissement nécessaire de la flexibilité organisationnelle des entreprises et du tissu productif français et cherchent en fait à voir de quelle manière on pourrait obtenir cette flexibilité sans qu’elle handicape les individus dans leur parcours professionnels, en leur permettant de s’assurer des parcours plus maitrisés et mieux protégés. On connaît les grandes propositions qui ont été développées : sécurisation des trajectoires professionnelles, droits de tirage sociaux, constitution de tiers employeurs, notamment groupements d’employeurs, organisation des différentes transitions et des mobilités. Une des références phares des travaux sur les marchés transitionnels est évidemment le Danemark, pays qui conjugue une haute flexibilité de l’emploi (les danois changent souvent d’emploi) avec des allocations chomage généreuses, un faible taux de chômage et un haut taux de sentiment de sécurité de l’emploi10. Comme l’indique Gazier, précisé par un article récent de Gauthier11 : il s’agit moins, dans ce modèle, d’équiper les individus pour leur permettre de faire face aux aléas professionnels que d’équiper les marchés en fournissant aux personnes des dispositifs, des services et des politiques, leur permettant de déployer des mobilités véritables.

Les travaux français et européens récents sur ces questions ont en effet mis en évidence l’aggravation de la segmentation du marché du travail sur lequel coexistent à la fois des anciennetés très élevées et des anciennetés très courtes, l’essentiel des mobilités s’opérant sur les anciennetés très courtes et concernant les personnes les moins qualifiées, qui ne parviennent donc même pas à engager des trajectoires : « entre 2000 et 2001, près d’un quart des ouvriers et employés non qualifiés ont changé de situation sur le marché du travail, et en moins de vingt ans, l’absence de diplôme, qui coïncide le plus souvent avec un emploi non qualifié, s’est affirmée comme un handicap majeur pour accéder à l’emploi stable. L’augmentation de la mobilité concerne principalement les jeunes ouvriers et employés non qualifiés et les mêmes personnes en seconde partie de carrière »12. Parallèlement, la proportion des personnes de plus de vingt ans d’expérience qui sont chez leur employeur depuis le début de leur carrière a progressé de moitié en vingt ans. D’un coté, donc des personnes peu qualifiées qui ont connu, à leurs débuts sur le marché du travail mais aussi en milieu et en fin de carrière des mobilités accrues, de l’emploi au chômage et du chômage à l’emploi, avec de nombreux passages par l’intérim ; de l’autre, des cadres, des professions intermédiaires, des employés qualifiés, essentiellement des salariés de la fonction publique, 7 8 9 10 11 12

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des grandes entreprises industrielles, de la banque ou de l’assurance, qui ont vu leur ancienneté augmenter et leur stabilité affirmée.

D’un autre côté, les contributions ici présentées ont mis en évidence l’ampleur du mouvement de réorganisation du système productif actuellement à l’œuvre, notamment des mouvements d’externalisation et de filialisation, dont les effets sur l’emploi ne doivent pas être sous-estimés. Se conjuguent en effet, pour les salariés en place, un double mouvement d’augmentation des licenciements pour motif personnel ou de ruptures négociées et pour les autres, d’externalisation pour lesquels on ne doit pas oublier que l’article 112…n’est protecteur que pour un temps.

Eviter que la flexibilité organisationnelle ne se déverse entièrement sur les salariés exige donc plusieurs mesures et d’abord des mesures d’anticipation, de prévention et d’accompagnement des restructurations, qui comportent de très nombreuses dimensions : adaptation permanente du salarié à son emploi et plus généralement aux évolutions technologiques du secteur (avec un droit à la formation compris de manière active et utilisé comme instrument permettant au salarié de maintenir ses compétences toujours à niveau, mobilisation de la VAE, constitution de trajectoires), suivi précis des conditions de travail des salariés et des différents groupes de salariés, notamment les salariés âgés pour éviter l’usure précoce, la constitution de mobilités (cf rapport de JF Germe sur les mobilités), bref une gestion des ressources humaines dynamique et pas seulement axée sur les hauts potentiels, une véritable anticipation des restructurations et un accompagnement réel.

Plus généralement, une question apparaît centrale, au terme de cette réflexion : celle de la nécessaire réinternalisation des externalités produites par les entreprises au cours du processus de production, externalités qui peuvent se manifester sous la forme d’atteintes à l’environnement, certes, dont il est beaucoup question en ce moment, mais également d’atteintes non seulement à la santé et à la capacité des personnes d’avoir des parcours professionnels sécures mais aussi au patrimoine collectif que constitue les investissements de la Nation dans l’éducation, ou dans le développement de son capital humain…Certaines formes de flexibilité consistent en effet tout simplement en des atteintes au patrimoine individuel et collectif, dont la réparation aura un coût qui sera en général pris en charge par la société sous forme d’indemnisation de chômage, de dépenses pour l’emploi, de minima sociaux, d’aides à la restructuration, au reclassement ou encore permettant l’installation de nouvelles entreprises ou de nouvelles activités sur un site…tous coûts qui ne sont jamais repérés et additionnés puis mis en regard des augmentations de « performance » des entreprises elles-mêmes ou du PIB. Plusieurs modalités de réinternalisation des externalités ou au moins de limitation à la production de telles externalités ont été récemment proposées, parmi lesquelles la responsabilité sociale de l’entreprise et l’adoption d’un nouveau système de taxation des licenciements.

La RSE, dont il est beaucoup question en ce moment car elle semble constituer un des points avancés de la stratégie de développement durable, consiste à s’en remettre aux entreprises pour développer un nouveau comportement, plus responsable à l’égard tant de l’environnement que des consommateurs ou de leurs propres salariés. Le principal problème que pose cette « philosophie » est qu’elle repose sur le volontariat et ne concerne pour l’instant que des grosses entreprises appartenant à des secteurs où le rôle de l’image est central, ce qui est loin de couvrir tout le champ. Par ailleurs, les agences de notation sociales se sont pour l’instant peu intéressées aux aspects concrets de la gestion de la main d’œuvre

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c’est-à-dire aux conditions de travail, à la prévention des risques, à la constitution de parcours, à l’anticipation et à l’accompagnement des restructurations….

L’autre proposition, émise récemment par Blanchard et Tyrol dans le cadre d’un rapport du Conseil d‘Analyse Economique, vise à faire adopter par la France un dispositif en œuvre aux Etats-Unis consistant à taxer plus les entreprises qui licencient plus et donc à leur faire supporter le poids de leurs décisions. Un des problèmes est qu’on adopterait un dispositif acclimaté à la situation américaine dont la France se démarque encore largement et que ce type de transfert d’un élément du modèle global est tout aussi problématique s’agissant des bonnes pratiques du Danemark que de celles d’autres pays. L’implantation d’un seul élément du système est-elle possible. La greffe peut-elle prendre ?

On concluera en attirant l’attention sur une autre proposition, beaucoup plus ambitieuse évidemment, qui consisterait à régler ab initio le problème de la production d’externalités en revenant sur la fonction même exercée par l’entreprise. Dans un article passionnant, Eric Loiselet13 rappelle que certains Etats américains se sont emparés de la question du statut de l’entreprise et de ses missions et proposent qu’en lieu et place de la simple production d’un profit, le but meme de l’entreprise soit de ….ce qui obligerait évidemment celle-ci à éviter la production meme d’externalités et l’obligerait, sous peine de sanctions, au moins peut-on l’imaginer, à développer de tels comportements vertueux. Jurons que la coexistence d’une telle réforme et l’adoption d’indicateurs macro-sociaux permettant de suivre les évolutions globales d’indice plus larges que le PIB (le bien-etre, le développement humain, la santé sociale d’une société donnée) pourrait contribuer à grandement réduire le potentiel de nuisances cachées que comporte certaines formes de flexibilité.

Dans le cas – probable – où de telles réformes resteraient dans les limbes, il importe également de rappeler la nécessité, d’une part, de régulations internationales permettant de donner un cadre et des limites aux évolutions en cours, précisément pour limiter ces effets négatifs, et, d’autre part, d’un investissement massif des partenaires sociaux sur ces questions. Les contributions ici présentées ont mis en évidence la difficulté des acteurs, dans notre pays mais aussi ailleurs, à contrecarrer les évolutions en cours. Certaines d’entre elles ont également montré combien les positions des syndicats dans les différents pays pouvaient etre diverses, la flexibilité apparaissant pour les uns comme une cause majeure de destruction des équilibres de vie, notamment de la vie familiale, mais pour d’autres comme la seule réponse à la demande croissante d’individualisation des modes de vie (Pays Bas, Royaume –Uni). Cette différence de position pose la question des conditions de possibilité et de mise e œuvre d’une flexibilité vraiment négociée, qui pourrait permettre en effet de résoudre des problèmes récurrents de compatibilité des temps professionnels et sociaux pour les salariés hommes et femmes. Les syndicats ont-ils vraiment la possibilité de contrebalancer les exigences de flexibilité des employeurs par des exigences aussi fortes de flexibilité du temps de travail et d’adaptation demandées par les salariés ? Pourrait-on enfin entrer dans une phase où la flexibilité serait réellement négociée ? Ou ne peut-il s’agir que d’un marché de dupes ?

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1) Jean-François GERME, Sylvie MONCHATRE, François POTTIER, Les mobilités professionnelles : de l'instabilité dans l'emploi à la gestion des trajectoires. Commissariat général du plan, 2003

2) Arnaud Degorre et Bénédicte Reynaud, Les performances des entreprises s’améliorent-elles avec une réduction de l’emploi des salariés non qualifiées et qualifiés, papier de travail du cepremap, novembre 2003

3) voir D. Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Champs-Flammarion, 2003

4) Lars Osberg, Andrew Sharpe, Evaluer l’indice du bien-être économique dans les pays de l’OCDE, Travail et emploi, n° 93, janvier 2003

5) Marc Miringoff and Marque-Luisa Miringoff, The social health of the Nation, How America is really doing ?, Oxford University Press, 1999

6) J. Gadrey, Nouvelle économie, nouveau mythe ?, Champs-Flammarion, 2001

7) Boissonnat J. , Le travail dans vingt ans, Rapport du Commissariat général au Plan, Odile Jacob / La Documentation française, 1995

8) Supiot A., Au-delà de l’emploi, Flammarion, 1999

9) Gazier, Tous Sublimes, Flammarion, 2003

11) Auer P. et Cazes, Employment Stability in a Age of Flexibility, ILO, 2003 Voir aussi Les risques liés à la transformation de l’emploi, papiers du CERC, n° 2002-03

12) J. Gautié, Déstabilisation des marchés internes et évolution de l’emploi et des salaires dans les pays de l’OCDE : quelques pistes, Document de travail du CEE, 2003

13) Eric Loiselet, responsabilité sociale des entreprises : à l’ouest, du nouveau ?, L’option, janvier 2004

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