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De la fragilité et de l'intime

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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De la fragilité et de l’intime

Mémoire

Valérie Morrissette

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Je crée des images, des espaces qui parlent du temps, qui parlent de mémoire personnelle, mais aussi d’une mémoire collective, de maisons, d’arbres, de racines. Le présent mémoire est une réflexion à partir de questions qui m’habitent et se répercutent à travers la création de mes installations.

Mes investigations sont principalement fondées sur ces questionnements : Pourquoi parler de cet espace qui nous entoure, pourquoi parler de ce temps qui définit, encadre ou éclate ces images qui peuplent ma pensée? Le processus créatif est selon moi en perpétuel mouvement, tout comme la mémoire. Tout bouge, rien n’est fixe et c’est ce qui me motive à créer.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Table des illustrations... vii

Introduction ... 1

Chapitre 1 ... 3

À la recherche des images ... 3

Questions d’observation ... 3

Limite des langages ... 7

Chapitre 2 ... 9

Une installation comme langage ... 9

Comment créer un effet d’image ... 11

Chercher l’image ... 13

L’image imprimée ... 17

Chapitre 3 ... 21

Choisir les mots ... 21

Conclusion ... 27

Bibliographie ... 29

Périodiques : ... 30

Webographie : ... 30

Annexes ... 31

Annexe 1-Espaces sensibles, 2014 ... 31

Annexe 2-Espaces sensibles, 2014 détail ... 33

Annexe 3-Contempler le silence, 2014 ... 35

Annexe 4-Contempler le silence, 2014 ... 37

Annexe 5-Nicolas Baier, Oli, 2001 ... 39

Annexe 6-Jocelyne Alloucherie, Occident, 2006 ... 41

Annexe 7-Heather Huston, Glancing Passing ... 43

Annexe 8-Yann Pocreau, Partager l’espace ... 45

Annexe 9-Stephanie Dotson, Postcard 1 ... 47

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Table des illustrations

FIGURE 1-ESPACES SENSIBLES ... 4

FIGURE 2-NICOLAS BAIER,OLI,2001 ... 5

FIGURE 3-CONTEMPLER LE SILENCE ... 6

FIGURE 4-ESPACES SENSIBLES, DÉTAIL ... 6

FIGURE 5-CONTEMPLER LE SILENCE, DÉTAIL ... 10

FIGURE 6-REPAIRE/REPÈRES, DÉTAIL ... 11

FIGURE 7-JOCELYNE ALLOUCHERIE,OCCIDENT 2006 ... 15

FIGURE 8-HEATHER HUSTON,GLANCING PASSING ... 22

FIGURE 9-YANN POCREAU,PARTAGER L'ESPACE ... 23

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Introduction

Nous sommes des fabriques à souvenirs, nous multiplions les débris, les artéfacts, les antiquités, nous sommes des traces dans des traces. Plus rien ne se perd, il suffit de gratter, de creuser, il suffit de se mettre à déterrer les souvenirs, les anciens savoirs, pour s’apercevoir qu’une image n’est jamais ancienne quand elle revient à la surface du jour.1

Serge Bouchard parle de l’ancien qui se réactive et s’actualise toujours. Qu’aucune image n’est vieille ou réellement ancienne si elle est implantée dans un nouveau contexte. Pourquoi? Pourquoi lorsque l’on active le passé, lorsque l’on capitalise sur ce même passé il devient actuel. À la fois témoin et participante, l’image ancienne reprend ses couleurs et le regardeur se l’approprie comme son propre souvenir ou comme le souvenir d’un souvenir. Le temps n’est plus défini par la date, le temps n’est nulle part et partout à la fois. Il s’allonge pour certains, puisant dans une mémoire passée et s’arrête pour d’autres créant un présent à l’instant où ils sont confrontés à cette image. Voilà ce qui me fascine de la mémoire personnelle et collective, elles connectent entre elles presque sans effort, et moi l’artiste je les mets en scène pour qu’elles soient habitées… toujours.

Si je parle de moi…je risque aussi de parler de toi.Le processus de recherche création est pour moi complexe à décrire. Il me semble que plus nous nous y attardons et plus il se densifie, se complexifie. Je tente de l’expliquer, de le décortiquer et de nouveaux éléments font irruption. Où il me semblait être claire et précise, je deviens floue et légèrement confuse. À travers mon mémoire, j’identifie mes pistes de recherche, ainsi que les divers thèmes, les essentiels qui sous-tendent ma pratique actuelle. Je fais état de questionnements qui m’habitent face à la recherche création, tel que : comment créer de nouvelles conditions pour observer l’espace de manière à ce qu’il devienne vecteur d’affect, le tout à travers une esthétique qui rappelle le quotidien? D’une problématique possible, ce que je tente de mener à bien dans mes recherches, la mise à voir des affects véhiculés par le souvenir des espaces, ainsi que d’une hypothèse de réponse. Je veux faire naître dans la construction et la mise en espace de mon travail des conditions d’observation d’un quotidien. Le tout à travers une méthodologie qui fait corps avec ma pratique, mes principaux concepts et la réalisation de mon projet d’exposition Repaire/repères. Comment représenter cet espace? Comment se servir d’un espace réel pour en représenter un mnémonique qui nous habite et nous définit? L’espace immatériel créé par mon installation fait référence à nos vies et c’est l’espace réel et fréquenté qui nous met en contact avec un souvenir.

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Chapitre 1

À la recherche des images

La nature même de la recherche est d’être en constante évolution. Bien qu’elle s’articule généralement autour de l’espace, ma recherche est constituée d’une multitude de termes que j’utilise fréquemment pour parler de mon travail. Il y a, dans mes projets, un désir de créer des mondes qui parlent de l’espace-temps, du souvenir et de la mémoire. De l’insaisissable, de l’éthéré, je tente de faire émerger une image, un environnement qui parle de ce temps passé pour qu’il devienne image d’aujourd’hui. Les langages que j’utilise pour le décrire, soit l’installation et l’impression comportent leurs propres limites. Limites que je tente de déplacer en amalgamant ces divers langages pour qu’ils ne fassent qu’un. Le langage des arts visuels permet selon moi une compréhension affective du monde. C’est ce que je tente de mener à bien dans mes recherches, la mise à voir des affects véhiculés par le souvenir des espaces.

Questions d’observation

Au départ le questionnement se situant au cœur de ma pratique était : comment créer de nouvelles conditions pour observer l’espace de manière à ce qu’il devienne vecteur d’affect, le tout à travers une esthétique qui rappelle le quotidien? Je crois que la réponse se trouve à travers des références visuelles, des images. La réponse se trouve aussi dans lequotidien, un quotidien qui intègre ce qui se rapporte au souvenir. Je tente de faire parler ces parcelles de mémoire furtives et fragiles qui nous habitent. Je peux réutiliser la même image, l’agrandir, la réduire, en changer la couleur, la disposer à l’envers si bon me semble, pour qu’elle parle le plus justement possible de cette mémoire fuyante que je n’arrive pas à attraper et à fixer dans le temps. Puisque c’est bien ce dont il s’agit, je n’arrive pas à fixer ces instants dans leur contexte émotif, affectif. Et si c’était là la bonne forme, qu’elle ne se fixe pas, que l’ambiguïté en était la forme.

Je veux du précis et cette sensation de flou et d’imprécision que je génère dans l’image est beaucoup plus près de la réalité vécue. Les moments de hautes lucidités sont rares, ce n’est pas d’eux dont je parle, je parle de moments où le senti a primé sur la lucidité, où l’émotion a arrêté le temps. Les impressions à tirage unique sont une métaphore intéressante de ces moments passés qui ne sont jamais identiques lorsque nous les réactivons. J’arriverais bien par photo datée à les figer et à les situer dans le temps, mais ces souvenirs deviendraient alors rigides et sans vie, sans histoire, finalement sans grand intérêt.

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Je veux faire naître dans la construction et la mise en espace de mon travail des conditions d’observation d’un quotidien. Je tente de créer de nouvelles façons d’observer l’espace, je veux déplacer le regard du spectateur pour lui donner à voir les détails qui n’auraient pas attiré son œil au premier regard, mais qui mis en relation avec un nouvel espace défini par de nouvelles limites, les donne à voir. Je tente de me mettre dans les deux positions, créateur et regardeur. Il s’agit de me positionner dans l’esprit du spectateur pour mieux intégrer les mécanismes fonctionnels et efficaces de réflexivité et de réception de l’image dans mon travail.

Prenons par exemple l’installation Espaces sensibles. Elle est principalement constituée d’assemblages de vieilles fenêtres de bois. Le fait qu’il s’agisse d’un élément constituant notre quotidien n’est pas anodin. Ces fenêtres agissent comme activateur de sens d’une mémoire passée. Elles confèrent immédiatement une nature ancienne à l’imagerie qui va ensuite la constituer. Les images que j’imprime sont déjà chargées d’un attribut généré par cet objet du quotidien. La fenêtre ici ne sert pas seulement à voir « à travers », mais elle devient un support qui donne une qualité d’ordinaire à l’impression et par le fait même à l’installation. Que l’on parle d’anciennes fenêtres de bois, de portes ou même d’arbres suspendus, je construis mes sculptures en intégrant ces éléments, mais en ne leur conférant pas l’usage auquel ils sont généralement voués. Je les utilise davantage comme moteur d’activation de la représentation. Je me sers de l’espace pour créer un affect.

Comment représenter cet espace? Comment se servir d’un espace réel pour en représenter un mnémonique qui nous habite et nous définit? Je travaille avec l’espace réel pour déployer une installation, mais je ne cherche pas à représenter cet espace réel que nous fréquentons tous les jours. C’est l’espace mnémonique, le marquage dans le temps, que je tente de mettre à voir. L’espace immatériel créé par mon installation fait référence à nos vies et c’est l’espace réel et fréquenté qui nous met en contact avec un souvenir.

Jetente d’interroger l’espace à travers une expérience plus intime, quotidienne, voire domestique. Je ne me situe pas dans la représentation fidèle et réaliste de l’espace ou du paysage, mais plutôt dans une expérience affective et sensorielle de celui-ci. D’autres artistes comme Nicolas Baier travaillent le quotidien sous un angle similaire. Chez Baier le quotidien est fait de petites choses qui, mises en relation, en créent de grandes : Figure 1-Espaces sensibles

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5 « Chez moi, chez toi et tout autour, c’est l’éparpillement, un amas bigarré et dense de choses avec ou sans valeur! Tout s’amoncelle. Je vois les objets qui nous entourent comme une atomisation d’un tout mystérieux dont le sens m’échappe2. »

Le quotidien comme mystère, comme construction non linéaire de la mémoire. Nicolas Baier parle du quotidien comme de quelque chose qui glisse et qui nous échappe. Les mois passent et il ne nous reste au final que des bribes de conversations, des souvenirs éparpillés d’événements

plus ou moins importants. Et des images, et des objets qui reconstruisent à leur manière ce quotidien, cet intime dans lequel nous évoluons.Il y a une forme de nostalgie, de mélancolie lorsque l’on se confronte aux souvenirs et à la mémoire des lieux. Cette réflexion sur le quotidien se traduit dans mon travail par un désir de magnification de l’image pour qu’elle demeure dans « l’ordinaire », mais aussi qu’elle transmette le superbe de ces instants sans importance.

Suite à la lecture du texte de Barbara Formis Esthétique de la vie ordinaire, je me sens l’obligation de déterminer ce que j’entends par ordinaire et quotidien. En effet dans ses travaux, Formis fait une distinction entre ces deux notions.

Associant l’ordinaire à un ensemble systématique de pratiques soumises à des régularités figées et le quotidien comme étant exposé en permanence au risque de l’irrégularité, qui […] le fait basculer dans l’extraordinaire. La qualité d’ordinaire dans mon travail se traduit par la régularité de l’image, la répétition d’une même figure, le tramage et le noir et blanc par exemple, mais aussi par la facilité d’identification des images. Il y a dans ce régime figural une possibilité d’appropriation de ce que je mets en scène comme étant « à soi ». Alors que le quotidien lui se traduit davantage par la couleur, la surprise, le choix d’ajouter une forme plus personnelle d’interprétation dans l’assemblage ou l’impression des images. Je ne désire pas préférer un au détriment de l’autre, pour moi le quotidien et l’ordinaire cohabitent facilement et efficacement dans mon travail. Il n’en reste pas moins intéressant d’en déterminer les différences et c’est avec les mots de Barbara Formis que je me permets de le faire :

« [Il y a] une différence au niveau de la modalité d’existence temporelle. L’ordinaire reste foncièrement indéterminé à l’égard de la temporalité selon laquelle les gestes se déroulent. Si le quotidien se répète automatiquement (tous les jours), l’ordinaire relève davantage de la simple possibilité de la répétition […]. Le quotidien appartient au présent, l’ordinaire se projette dans le conditionnel. […] Si le quotidien est subjectif et individuel, l’ordinaire est intersubjectif et pluriel; [...]. Si le quotidien est ad personam, l’ordinaire est impersonnel. 3»

2http://nicolasbaier.com/pages/rien.html consulté le 29 juin 2015.

3 FORMIS, Barbara. 2010. Esthétique de la vie ordinaire, Presse Universitaire de France. Paris, p.50

Figure 2-Nicolas Baier, Oli, 2001

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Elle ajoute que l’ordinaire englobe plusieurs quotidiens 4 et je trouve ici des échos à ce que je tente de faire à

travers mes installations. Je les vois comme plusieurs mondes mis à voir simultanément. Il suggère un temps à la fois passé et présent. C’est ainsi que se construit mon travail : des ajouts en couche d’ordinaire qui créent du quotidien à voir. Intégrant la possibilité d’un extraordinaire à se produire.

Le mécanisme d’appropriation que je tente d’instaurer au sein de mes projets trouve une forme de clef d’effectivité dans : Si le quotidien est privé et intime, l’ordinaire est collectif et social5. En alliant quotidien et

ordinaire, je rejoins le spectateur à la fois dans son statut de personne unique et dans son statut d’individus composant un groupe.

Dans ma pratique actuelle, l’utilisation de photos de vieilles maisons, croches et imparfaites est directement liée à la recherche de ces instants imparfaits. Les arbres imprimés et réels, je les magnifie par la couleur pour les rendre vibrants même morts. Je les mets la tête en bas pour qu’enfin nous les voyions bien, pour qu’enfin nous les remarquions pour ce qu’ils sont; des marqueurs de temps. Sans feuilles, dénudés, à la fois statiques et en mouvements comme ces souvenirs qui reviennent à la surface le temps d’une seconde et disparaissent avant que l’on ait pu les nommer. Ces souvenirs sont en quelque sorte morts eux aussi et je tente de les réactiver par l’ajout de couleur. Et ces maisons imprimées sur de l’acier si quelconque et à la fois si beau. Un acier qui travaille sans moi à marquer son temps de vie par la rouille qui le ronge. Ces maisons bien noires, émanant de la feuille de métal comme si elles y avaient toujours vécues; ou alors bien blanches sur le verre de vielles fenêtres de bois comme

si nous devions nous souvenir que ces fenêtres lui ont appartenu. Des maisons d’apparence sans vie, parce qu’il faut que le regardeur les voit pour qu’elles s’animent à nouveau de conversations et de musique. Je veux que le regardeur entende ses souvenirs à travers ces portes et ces fenêtres closes. Elles sont muettes les maisons que je choisis parce qu’elles n’attendent que la mémoire et les souvenirs des autres.

4 FORMIS, Barbara. 2010. Esthétique de la vie ordinaire, Presse Universitaire de France. Paris, p.50 5 Idem

Figure 3-Contempler le silence

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Limite des langages

Je ne parle pas du passé à proprement dit, je l’utilise pour construire mes projets, pour illustrer mes recherches et réalisations artistiques. J’aime penser que je réactive ces images du passé pour qu’elles parlent de ce que nous sommes. Le passé est pour moi intouchable, le présent fuyant et l’avenir insaisissable. C’est ce dans quoi je navigue. Rien ne me semble réellement stable, tout bouge et la mémoire aussi.

Quand je parle de limite des langages, je fais référence aux langages des arts visuels. Le langage visuel est différent des autres. Il n’a pas besoin de mots, il n’a pas besoin de langue. Les mots affectent notre perception, mettre des mots sur des images infléchit notre perception des choses. Les mots teintent automatiquement d’une nouvelle signification, d’un nouveau champ d’interprétation l’image dont ils sont issus. Discourir, utiliser le langage verbal pour parler de langage visuel diminue selon moi les possibles face au senti. C’est pourquoi l’image est beaucoup plus évocatrice dans mon travail. C’est aussi pourquoi j’utilise les langages visuels pour exprimer tout ce qui compose les mondes dont sont issus mes idées et mes souvenirs. Les langages visuels n’ont comme limite que ma créativité et ma capacité à les mélanger, les fusionner pour qu’ils parlent le plus justement possible de ce que ma pensée génère. Le langage, peu importe sa forme, est fuyant, il se modifie, se module au gré des communications et des échanges. Et parce qu’il est public, le langage n’est jamais vraiment fixe, si ce n’est qu’à l’intérieur d’un texte qui ferait ici figure d’image, alors que l’image est fixe dans sa nature physique dans le cas de mes œuvres, mais demeure toujours en mouvement et se module au gré du langage de celui qui la regarde.

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Chapitre 2

Une installation comme langage

Partant de mes propres idées préconçues, j’ai tendance à donner à l’installation la nature d’être expansive, d’investir et de s’imposer dans un espace. Est-ce là sa seule caractéristique? Non certes, mais à travers ma recherche pratique il s’est avéré que c’est son attribut le plus intéressant en lien avec ce que je cherche à faire ressentir au regardeur. La façon dont j’utilise l’installation dans mon travail lui confère toujours le statut de lieu habitable ou habité. Elle s’étend et s’étire dans le lieu que j’investis pour traduire ce sentiment de rupture avec la réalité que l’on éprouve lorsque la mémoire passée nous submerge. J’ai besoin de l’installation dans cette mesure où la simple image bidimensionnelle, que j’affectionne particulièrement, ne traduit pas à elle seule tous ces affects transmis par les souvenirs. Ce qui m’intéresse n’est pas seulement le moment passé ou l’image de ce moment, mais bien la construction de ce souvenir et c’est là que la sérigraphie comme langage plastique se justifie. À travers mes recherches en estampes je me rends compte que la transparence et l’addition visible de couches d’impression sont ce qui traduit le mieux ma pensée, mon désir de ce que doit être un souvenir et de sa construction. Une transparence vaporeuse ou une opacité totale est souhaitable dans la réalisation de mes impressions. L’estampe, sa répétition, sa technique rigoureuse de reproduction est pour moi la façon la plus éloquente de faire de la recherche en lien avec ce morcellement des souvenirs. La construction en couches successives et le grand format à tirage unique sont l’expression de cette interprétation des vestiges d’une histoire passée. Utiliser la transparence et l’addition en couches dans le but de décomposer le mouvement du temps, pour créer « l’entre-mouvement » que la mémoire ne saisit plus ou ne saisit pas. Un marquage affectif et difficile à identifier.

Si les fenêtres de bois disparaissent peu à peu de mes installations, c’est que je tente de laisser respirer toutes ces images. Ne pas les cloisonner de façon si évidente. Pour que le sentiment d’appropriation se développe chez le spectateur, je dois lui laisser un peu d’air. Ne pas l’enfermer dans mes maisons, mais bien lui laisser la chance d’y entrer et d’en sortir comme bon lui semble. Je veux décloisonner mes installations en supprimant quelques arêtes si peu subtiles. C’est pourquoi dans mon installation Contempler le silence les arêtes sont créées par les limites des feuilles d’acier et celles des feuilles de plexiglas qui sont plus subtiles. Ainsi ces dernières agissent davantage comme une fenêtre qui permet de voir une deuxième et même une troisième image seulement en se déplaçant de gauche à droite ou en circulant à travers l’installation. La fenêtre devient donc conceptuelle, mais le plexiglas confère cet aspect d’ordinaire que je veux conserver dans l’installation.

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La qualité ordinaire du support véhicule à elle seule beaucoup d’informations de lecture. Je veux que le spectateur s’approprie l’image et l’espace qu’il investit de sa présence. Je dois le mettre à l’aise, trop de luxe rend inconfortable, le support « ordinaire », l’image un peu impersonnelle, l’accrochage sans prétention permettent cet accès à la mémoire. Bien que les espaces que j’ai

créés précédemment dans l’installation Espaces sensibles soient ouverts, ils ne permettaient pas au spectateur de l’investir par sa présence. Il ne pouvait pas habiter à l’intérieur des suspensions. Elles étaient déjà habitées par les souvenirs imprimés sur du papier translucide. Avec Contempler le silence j’ai voulu éliminer les limites physiques pour ne créer que quelques limites psychologiques, par la succession des plaques par exemple, pour permettre aux spectateurs d’investir pleinement mon installation. Les espaces entre les feuilles de plexiglas et les feuilles d’acier étant assez étroits (un mètre environ), de nouveaux espaces assez intimes se créaient pour vivre avec une ou deux images à la fois et ainsi prendre un moment pour habiter ce lieu dans un lieu. L’espace étroit ne permettait pas de prendre du recul face à l’image imprimée sur l’acier, il devenait donc

difficile de se sentir exclu de cet espace. De plus, le manque de recul donnait l’impression que les feuilles étaient beaucoup plus grandes qu’elles ne le sont en réalité puisqu’elles dépassaient le spectateur qui se retrouvait entre deux murs. Aucun sentiment de claustrophobie ici, puisque le plexiglas agit comme une ouverture et qu’il est facile de circuler d’un côté ou l’autre de l’œuvre. Le but étant que le spectateur se sente à la maison et non cloisonné à l’intérieur de l’espace que j’ai mis en scène pour lui. Voilà aussi pourquoi tout doit respirer. Mais ces « murs » plus grands que lui l’incitent à faire partie de ce souvenir, de ce temps passé et de le réactiver par sa propre présence.

J’aime ces images qui parlent de tout et de rien. Je les veux réconfortantes parce que connues et faciles à reconnaître malgré le traitement parfois morcelé des images. Je les travaille en contraste ou tramées, le plus souvent en noir et blanc, pour illustrer le temps qui passe peut-être. Une vieille photo de journal pourrait faire l’affaire, mais je préfère les choisir et en faire le portrait moi-même. Que le spectateur perçoive bien la personnalité de chacune, chaleureuse, austère, accueillante, triste…

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11 Le traitement de mes images, entre construction et déconstruction, évoque une

fragilité, une instabilité. Un état transitoire, qui peut se perdre ou se matérialiser, que j’affectionne et qui selon moi fait écho aux sentiments que l’on éprouve face aux souvenirs. Dans mes recherches actuelles qui mèneront à la réalisation de mon projet final de maîtrise, j’explore le tissu comme surface d’impression. Je veux le mettre en relation avec l’acier et le plexiglas que j’ai utilisés précédemment.

Le tissu a selon moi une chaleur que ces deux supports ne possèdent pas. Je ne veux pas un tissu chatoyant et précieux, plutôt de l’entoilage qui sert généralement à rendre un vêtement plus solide par doublure. Ce tissu, si l’on peut le nommer ainsi, est un amalgame de fibres blanches thermocollées qui laisse filtrer la lumière sans pour autant être complètement transparent. C’est l’élément manquant, entre la transparence presque parfaite du plexiglas et l’opacité complète de l’acier, le tissu devient la surface ambigüe sur laquelle j’imprime de nouvelles images.

Comment créer un effet d’image

Si ma recherche s’articule autour de l’évocation de l’espace comme vecteur de sensation, il y a une hypothèse qui me mène vers cette problématique et c’est que nous faisons nôtre l’espace, nous attribuons une fonction d’habitat à tout espace que nous fréquentons.

Nous mesurons constamment le potentiel habitable de ce qui nous environne. « En effet si, ainsi que le constate Martin Heidegger, "habiter" est le propre de l’Homme, "l’habiter" peut-être interprété différemment et réduit à une seule des dimensions spatialisantes de l’humain celle qui relève de la confection d’un chez soi6. »

Nous faisons généralement nôtre l’espace dans lequel nous nous trouvons, que ce soit chez-nous ou ailleurs. Peut-être, ne conférons-nous pas une fonction d’habitat à tous les espaces. Il y a bien des espaces que nous fuyons, que nous ne voulons pas comme habitat. Cependant, avant de les identifier comme tels, il semble logique de croire que nous nous sommes, un moment, imaginés les habitants. La notion d’ « habiter » d’Heidegger est beaucoup profonde et complexe que cette seule dimension et j’en suis consciente, et je compte ultérieurement, en lien avec ma pratique, m’y attarder davantage.

Est-ce que le réflexe de faire sien tout espace qui nous entoure s’applique aussi à l’œuvre d’art? Et si ce paradigme est fondé, étudié et vérifié, dois-je absolument en tenir compte dans mes recherches? Si l’habiter

6 PAQUOT, Thierry, Michel Lussault, Chris Younès. 2007. Habiter, le propre de l’humain. Paris, Éditions de la

découverte, p. 5 et 6.

Figure 6-Repaire/Repères, détail

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est une condition intrinsèque à l’homme, dois-je me questionner à savoir si mes installations permettent ce rapport? Dois-je simplement le tenir pour acquis?

Si le spectateur visite l’espace que j’ai créé par la disposition de mes œuvres dans la galerie par exemple, il expérience déjà cet espace comme habitat. Enfin, s’il habite l’espace galerie par sa présence, il habite mes œuvres.

Ce que je vise comme expérience dans mon travail est certainement l’appropriation du lieu que je crée. Bien que je manipule des images et des supports liés à l’ordinaire, je ne désire pas recréer l’intérieur d’une maison par exemple. Ce n’est pas à ce niveau que se situe ma recherche d’expérience. Je veux que le visiteur ressente une forme de confort à l’intérieur de cet espace. Je veux lui faire vivre une expérience du monde qui ressemble à la mienne. Je vis ces souvenirs comme des vignettes, des tiroirs que je peux ouvrir et regarder pour revivre un événement, une période, une époque. C’est là que la réactivation s’opère. Ce que je donne à vivre dans mes installations est pour moi une forme de passé, mais au moment où le regardeur déambule à l’intérieur de ces espaces et pose les yeux sur mes images elles deviennent à la fois moments présents et moments passés. Comme des pages, des vignettes qui se tournent. Je donne, en quelque sorte, l’opportunité de vivre un court instant ma propre expérience du monde. Mon monde n’est pas que souvenirs du passé, il est aussi présent et c’est par la présence au lieu du spectateur que ce présent se crée.

La tension entre l’espace et l’image dans mon travail s’apparente à ce que Roland Barthes appelle la déréalité :

« Déréalité : Sentiment d’absence, retrait éprouvé par le sujet [amoureux] face au monde […] Le monde est plein sans moi […]; il joue à vivre derrière une glace; le monde est dans un aquarium; je le vois tout près et cependant séparé […]7 »

L’image devient une chose physique, les images que je crée deviennent une forme de scène dont on se sent à la fois exclu et inclus. La distance entre l’image que nous voyons et l’image du souvenir que nous créons devient ce monde que je tente de mettre à voir. Nous replongeons dans un passé qui capitalise sur le présent et sur une présence au lieu.

Je parle ici d’image comme faire image :

« Dans le champ amoureux, les blessures plus vives viennent davantage de ce que l’on voit que de ce que l’on sait. L’image se découpe; elle est pure et nette comme une lettre : elle est la lettre de ce qui fait mal. Précise, complète, fignolée, définitive, elle ne me laisse aucune place :

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13 j’en suis exclu […] Voici donc, enfin, la définition de l’image, de toute l’image : l’image, c’est ce dont je suis exclu. 8 »

L’image est une vérité en soi, elle n’est pas négociable puisqu’elle existe devant nous. Le spectateur n’est pas dans l’image, il la regarde, elle lui appartient, mais comme Barthes l’expose dans Fragments d’un discours amoureux, le spectateur se pose en intrus dans sa propre histoire. Ce sentiment d’être intrus dans ses propres souvenirs intensifie le présent dans mon travail. Il réfère à une sensation réelle éprouvée par tous à un moment ou un autre de sa vie. Comment créer un effet d’image? L’image doit être juste assez personnelle pour qu’on y reconnaisse de ses propres repères et juste assez impersonnelle pour qu’on ne puisse s’y projeter directement. La tension entre ces deux pôles crée un sentiment d’appartenance étrange à l’image contemplée.

La sensation d’habitat se génère selon moi par cette tension entre l’image et l’espace que j’ai élaborée autour de celle-ci. Les images dans mes installations fonctionnent comme des marqueurs, des temps de pause qui « obligent » le spectateur à se poser, à arrêter ses pas le temps de voir, une seconde, une minute. C’est le temps de cette seconde que l’œuvre devient habitat. Elle habite, abrite le spectateur le temps de voir la vignette pour ensuite le laisser aller. C’est l’amalgame de ces deux langages visuels qui me permet de générer ce sentiment. L’effet d’image passe donc autant par l’image que l’espace qu’elle constitue et ces langages se cristallisent en un tout qui est l’œuvre.

Chercher l’image

La méthodologie pratique pour arriver à l’élaboration d’un projet commence généralement de la même façon. Si dans un premier temps j’accumulais quantité d’images qui parfois me servaient et parfois non, il en est autrement maintenant. L’image n’est plus à l’origine de toute élaboration de projet, c’est bien davantage la matérialité des supports qui m’influence et l’idée que je me fais au départ de ce que je veux transmettre comme sensation. Par exemple, la transparence et l’accumulation en couches translucides influencent à ce jour la façon dont je travaille, peu importe le médium que j’utilise. Je veux que le regardeur sente le temps qui passe dans mon travail. J’ai à priori le désir qu’il habite pendant un court (ou long) moment un espace-temps qui n’est pas le sien, mais auquel il peut s’identifier…ou non, mais duquel il peut tout de même apprécier la mise en espace. Je me questionne sur l’impossibilité de s’approprier un espace mis en tension avec l’image. Puisque je suggère l’image au spectateur, qu’il ne la crée pas par lui-même, est-ce que le dispositif nuit ou sert mon désir de rendre mes œuvres habitables?

« Si l’on veut donner aux images un statut singulier parmi les choses en disant qu’elles sont à la fois, énigmatiquement, choses et non-choses, soit, mais sont-elles pour autant des personnes?

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Choses et non-choses, elles basculent plutôt dans une singulière irréalité qui pourrait difficilement accroître leur responsabilité. Pourtant, c’est sans doute ainsi qu’il faut envisager l’image dans sa réalité sensible et ses opérations fictionnelles; il faut admettre qu’elles se tiennent à mi-chemin des choses et des songes, dans un entre-monde, dans un quasi-monde où se jouent peut-être nos servitudes et nos libertés9. »

Marie-Josée Mondzain parle ici davantage d’images médiatiques, mais je crois que ce rapport que nous avons avec l’image, qu’elles soient issues des médias ou d’une œuvre d’art, demeure sensiblement le même. Elles se donnent des attributs de personnification qui font en sorte que nous nous les approprions, que nous acceptions de les vivre comme si elles nous appartenaient réellement. Je crois donc que la réponse est ici, les images incluses dans mes installations ne sont pas un frein à l’appropriation, mais bien davantage un moteur d’activation par leur personnification. L’installation devient donc un monde commun entre le spectateur et moi et l’œuvre qui vit sans moi.

L’auteur écrit aussi : « Les images se présentent comme des objets dont on peut faire l’examen. Ces objets sont susceptibles de provoquer du discours et d’être soutenus par un savoir10. » Dans mon travail, le discours

ou le savoir qui peut soutenir mes images en est un d’expérience personnelle et collective qui permet de conférer à l’image une mémoire.

Ce senti que je recherche passe autant par la bidimensionnalité que la tridimensionnalité. Quand l’image est ma source d’inspiration, qu’elle demeure visible ou qu’elle soit complètement évacuée du résultat final, elle influence l’environnement que je crée. Une image n’est jamais que bidimensionnelle, lorsque l’on navigue à l’intérieur d’une représentation graphique délimitée, que ce soit par la feuille, ou le cadre, il n’en reste pas moins qu’une troisième dimension se crée. Dans ma recherche pratique, à ce jour, c’est la matérialité qui m’habite au moment de me mettre en marche. Le matériau que je vais utiliser, que ce soit l’acier, le verre ou le tissu dirige la nature de mon travail. Le choix des matériaux ne s’impose pas toujours de lui-même et c’est aussi pourquoi je tends vers une pratique qui en inclut plusieurs. Le choix de m’exprimer en planéité ou en tridimensionnalité dépend de la façon dont j’ai envie d’investir l’espace qui m’entoure et de ce que j’ai envie de dire. Avec l’exposition Repaire/Repères, je désire construire une œuvre complète qui oppose et allie ces deux pratiques dans le but de créer une tension efficace et juste qui proposerait une expérience complète de l’espace intime que j’aurai mis en place. Comme si une dimension donnait à voir ce que l’autre dimension donnait à vivre.

Par contre, après avoir travaillé à la réalisation de mes impressions sur feuilles d’acier dans la dernière année, je réalise que ce que je considérais comme une installation avait des critères précis que je ne me sens plus

9 MONDZAIN, Marie-Josée. 2002. L’image peut-elle tuer?. Paris, Éditions Bayard, p.14. 10Idem, p.19.

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15 obligée de respecter pour parler d’installation. Je pensais que je devais absolument élaborer une structure autoportante pour parler d’installation, alors que je réalise maintenant que la disposition de mes impressions grand format dans ce même espace peut très bien devenir une installation à part entière. C’est subtil, mais ma perception a changé et ça me permet de me consacrer davantage à ma recherche pratique plutôt que de chercher comment créer cet habitat. Cette modulation de ma perception m’a permis d’arriver avec une installation plus « factuelle » d’une suite de plaques en rythme, acier/plexiglas/acier/plexiglas/acier, plutôt que de tenter de construire un espace habitable représentatif comme une maison avec mes plaques par exemple.

L’artiste Jocelyne Alloucherie utilise la tension planéité/tridimensionnalité dans ses œuvres, il en résulte de grandes installations occupant beaucoup d’espace physique en galerie.

« [Ses photographies] (…) servent de fonds de scène aux modules tridimensionnels de l’œuvre. Il s’établit donc un lien entre l’un et l’autre, et la distance entre les éléments contribue à la sensation d’espace que le regardant doit combler par son imaginaire. On peut dire que l’image photographique et les blocs-sculptures appartiennent au même environnement, celui de l’œuvre présentée, d’une part, et celui de l’espace figuré, d’autre part11. »

La matérialité est aussi le choix du support qui ne représente pas seulement la nature bidimensionnelle d’une surface c’est aussi :

« (…) ce qui permet de réaliser la répétition, l’équivalence, l’égalité. (…) une extensivité, une latéralité qui fonctionne comme un schème producteur d’images, une matrice de figures caractérisées par leur répétabilité, leur pouvoir à s’équivaloir, à se neutraliser, à s’égaliser. La " surface " est une puissance de redoublement qui produit un certain régime figural et donc un certain type de "détails"12

La surface comme puissance de redoublement produisant un régime figural et conférant une nature nouvelle à l’œuvre est ce qui me pousse à utiliser l’acier par exemple. Je crois pertinemment que l’utilisation du papier comme support d’impression confère un autre ensemble d’affects à l’œuvre. L’acier, matériau solide et durable, le papier, matériau fragile et souple, la même image ne peut véhiculer le même type d’affect en étant présentée sur l’un de ces deux supports. Il va de soi que cette expérience dépend de notre relation au

matériel, au support choisi, mais je veux que le spectateur fasse l’expérience de ma version du monde, de la

11CHALIFOUR, François. Maquette architecturale, maquette sculpturale, dans Espace : Sculpture, Automne 2011. No

97, p.18-21.

12 MOUREY, Jean-Pierre. 2008. Transparence, filtrage et opacités, dans La transparence comme paradigme, de Michel

Guérin, Publication de l’Université de Provence, éditions Théorie et pratique des arts, p. 252.

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version que je lui présente à travers mon installation. C’est davantage vers cette tension que se dirigent mes recherches en ce moment. Je réalise que l’usage d’une matrice possédant déjà un vécu comme l’acier rouillé par exemple produit un régime figural qui conduit à une impression du temps mis en lien avec l’imagerie que j’utilise. De vieilles maisons, granges, arbres sans feuilles, lignes électriques un peu erratiques imprimées sur du papier de qualité destiné à l’estampe ne génèrent pas la même énergie lorsqu’imprimés sur de l’acier rouillé, du plexiglas complètement transparent ou du tissu translucide. Elle semble prendre vie, l’image sur ce nouveau support semble transporter avec elle le vécu que je lui impose. Le support affecte, active l’aspect mnémonique de mon travail.

La prise de vue photographique est directement liée à ce traitement de surface. Elle est à la base de ma recherche d’images. C’est ici que tout s’accumule et c’est ici que des choix se font. Mes captures photographiques sont diversifiées, maisons, arbres, lignes électriques. Cathédrales gothiques ou bâtiments contemporains, les structures de toutes sortes sont bonnes à être vues. J’opère ensuite une manipulation numérique, dans le cas de mes dernières recherches, de manière à accentuer les contrastes ou tramer les images. Le tramage que j’utilise de plus en plus donne à mes images une facture ancienne, sortie de vieilles coupures de journaux par exemple et se rapporte elle aussi à l’aspect mnémonique de mes réalisations. Ces choix, que ce soit le support ou le traitement de l’image, appuient l’ambiance mélancolique et nostalgique ressentie dans mes installations.

Puis, j’ajoute sur un autre support que je mettrai en superposition ou directement sur la même image ce qui est manquant. Par manquant j’entends ce qui me semble absent, une tache, une texture, une ombre, une ligne. L’élément qui fait que selon moi cette image n’est pas assez représentative du réel ou du passé dont je la veux issue.

Le lien entre ces prises de vue et la réalisation finale est toujours moi. C’est moi qui habite ces espaces le temps d’un instant et dans cet instant il y a un élément qui me marque, qui prend place dans ma mémoire. Il prend tout l’espace au point où j’ai le désir de le matérialiser.

La prise de vue photographique dans ma pratique évacue cette dimension poétique que je dois recréer en intégrant d’autres matières/techniques pour me rapprocher le plus possible de cette version imaginaire, éthérée et fuyante de l’espace fréquenté. Ce qui pour moi, parle du quotidien, de l’intime et de l’habiter :

« (…) il [le collectif Kabakov] travaille avec les souvenirs enregistrés, les associations, les expériences, qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, semblent plus "réels" et plus directs dans ces installations que dans la réalité quotidienne dont ils sont issus13. »

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17 Cet état de réalité se traduit à travers mes œuvres dans le fait que le spectateur a l’impression de connaître l’histoire, mais ne la connaît pas vraiment. Ce sentiment de déjà vu que possèdent mes maisons, je l’attribue au caractère légèrement flou et immanent de mes images par rapport à leur support. On reconnaît l’image pour ce qu’elle est, une maison, un arbre certes, mais je préfère que ce qui s’en dégage soit davantage un sentiment à la fois de proximité et d’inatteignable, de fuyant… Comme un souvenir qui nous revient, mais qui repart aussitôt, un rêve qui réapparaît le temps d’une fraction de seconde et qui nous échappe tout aussi vite.

L’image imprimée

Dans l’esprit de modification et d’altération de l’image, l’estampe entre en jeu. J’élabore mes matrices à partir de cette recherche en photographie. La perte de contrôle est, dans mon cas, bénéfique pour faire avancer mes recherches. Elle me permet d’aller plus loin, de dépasser mes limites, d’expérimenter de nouveaux procédés qui stimulent une progression. J’adapte, je modifie et je contourne la technique traditionnelle de l’estampe. De cette façon elle devient inséparable du processus même de création. Ainsi, ce qui importe c’est l’image en partie créée par l’artiste, en partie créée par la matière. Cette réflexion sur l’aspect traditionnel implique une connaissance de la technique de l’estampe par le spectateur (bien que non nécessaire à la compréhension de l’œuvre) puisque je fais ici référence à l’étape de la production, à la notion de se commettre dans l’œuvre qui est plutôt absente puisqu’il s’agit d’un procédé mécanique. La partie angoisse/émotion, de se commettre dans l’œuvre, devance l’action d’imprimer. Je tente de retrouver dans ma recherche pratique ce sentiment d’implication, d’effervescence de la création en contournant la technique traditionnelle. Ce qui me permet des accidents qui eux-mêmes créent une nouvelle façon de travailler pour obtenir ce type d’images…Tramer certaines images, travailler en haut contraste, imprimer sur de la rouille avec une encre à l’eau, superposer des images imprimées sur du verre vieux de plusieurs années (gondolements, bulles dans le verre, etc.), il en résulte une image dont je ne peux pas connaître la facture exacte avant la complétion du projet.

La superposition dans mon travail est caractérisée par le diaphane. L’ajout en couches fines et minces d’images et de textures traduit une profondeur propre à la notion de souvenirs. C’est un défi que d’arriver à atteindre cette subtilité dans mes installations et une grande partie de ma recherche pratique s’est articulée autour de cette notion. Cette profondeur permet aussi la création d’espaces sensibles :

« (…) s’agissant de transparence, tu [l’artiste Emmanuel Saulnier] évoques spontanément l’émergence d’un espace, sa présence tout à la fois légère et respirante, c’est-à-dire une profondeur. (…) À l’instantanéité d’une image inframince, elle substitue une conscience durative du réel, comme dilatée par l’effort perceptif qu’elle impose14

14 GREFF, Jean-Pierre. 1999. D’un corps transparent, dans :Transparences; Études rassemblées et présentées par

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Ce jeu du diaphane devient donc une clé d’effectivité du vecteur sensible de mes œuvres. J’obtiens une facture diaphane par la superposition de couches de matières qui laisse transparaître les précédentes. Je veux approfondir ce type de matérialité/immatérialité dans ma recherche créative.

Dans mon travail, ces couches très fines deviennent trace du temps qui passe, ou du temps qui a passé… Le travail que j’effectue sur verre et plexiglas a justement cet attribut de créer des couches subtiles qui se situent entre les couches imprimées de chaque côté de la plaque. Par exemple, cette troisième couleur qui émerge de la superposition des deux autres, les lignes et les nouvelles images qui en résultent sont de celles que je peux difficilement prévoir. Ce type « d’accident » me fascine et stimule ma créativité.

J’ai cru et je crois toujours que cette profondeur passe par l’ajout et l’ajout de couches créant des flous, mais je ne me concentre plus seulement sur l’image imprimée. C’est une notion que j’applique à l’entièreté de mon travail. Si Contempler le silence et Espaces sensibles explorent la possibilité de superposition dans l’installation elle-même, ces deux installations ne l’assument pas au maximum de sa capacité. Avec Repaire/Repères je construis toute mon installation sur ce concept. J’imprime une fois de plus sur des feuilles d’acier et de plexiglas, mais cette fois j’intègre le tissu diaphane. Mes impressions, bien que de formats plus modestes que dans mes expositions précédentes (huit fois plus petites pour être précise) s’imposent dans la quantité. J’ai imprimé près d’une centaine d’images de 12 po x 24 po sur les trois supports : acier, plexiglas et tissu. Toutes ces impressions sont suspendues au plafond de la salle d’exposition par de fins câbles d’acier. Elles forment un volume « cubique » de 16 pieds x 16 pieds x 16 pieds. Le volume est séparé en trois parties : le volume créé par les câbles, le volume créé par les œuvres suspendues et le volume d’air sous les œuvres. Le plafond de la salle étant d’approximativement 16 pieds de haut, le regardeur aura l’impression de voir surgir un cube dans l’espace. Je ne compte pas centrer l’œuvre dans la salle, je désire que le spectateur puisse faire son entrée dans l’espace d’exposition et ensuite entrer en contact avec l’œuvre. Gilles Suzanne parle de la capacité de l’œuvre d’art contemporaine à survenir dans la réalité, à exprimer une nouvelle, une possible réalité : « Cette faculté singulière des œuvres d’aujourd’hui de faire que le monde nous arrive dépasse de beaucoup la simple opportunité de nous saisir dans une relation d’intelligibilité. (…) Elles intensifient le réel, en faisant en sorte qu’il nous arrive avec force15. »

Pour ce faire, elle sera donc légèrement décalée à la droite de la salle. Ce volume se veut une métaphore du volume que peut occuper une petite maison. Une maison dans une maison, remplie de maisons; une mise en abyme qui augmente ce sentiment d’étrangeté que j’affectionne.

15 SUZANNE, Gilles. 2008, « À l’âge de la transparence», dans : La transparence comme paradigme de Michel Guérin,

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19 Mes images ont tendance à être esthétisantes, voire jolies et ce même après fragmentation ou détérioration. Le grand format leur confère un autre type d’attrait, une ampleur qui nous dépasse. Je crois que le format contribue à illustrer cette place qu’occupent ces souvenirs, cette mémoire dont je parle dans mon travail. Le regardeur peut être indifférent à ce qui a été mis en scène pour lui dans l’espace, mais il ne peut pas en faire abstraction.

Un effet similaire s’opère dans mes installations grand format, certes le défi technique est considérable, mais le format devient le vecteur d’affect. Il englobe le spectateur, l’implique et l’intègre dans son espace.

Je crois aussi qu’un sentiment d’étrangeté émane de mon travail. Le format et la mise en scène de l’installation véhicule une forme d’étrange qui ne met pas mal à l’aise à proprement dit devant l’œuvre, mais qui apporte une forme de mystère qui permet d’outrepasser cette impression d’une belle image vide.

« Mystère ne veut pas dire énigme ou mysticité. Mystère est une catégorie esthétique […] Le mystère est une petite machine de théâtre qui fabrique de l’analogie, qui permet de reconnaitre la pensée du poète dans les pieds de la danseuse […]. La machine de mystère est une machine à faire du commun, non plus à opposer des mondes, mais à mettre en scène, par les voies les plus imprévues, une co-appartenance. Et c’est ce commun qui donne la mesure des incommensurables16. »

Le mystère ainsi explicité par Jacques Rancière appelle au commun qui organise un choc qui met en scène une étrangeté du familier qui fait apparaître une autre mesure. Je veux approfondir cette sensation d’étrangeté familière que je trouve intéressante à exploiter dans la mesure où mes images appartiennent toutes à un quotidien et c’est ce lien au commun qui les unit les unes aux autres. Cette suture entre les images crée une installation et non une multitude d’œuvres assemblées par un même dispositif installatif. Toutes les impressions se soudent pour ne créer qu’une œuvre, qu’un cube qui se déploie dans l’espace d’exposition.

« Le dispositif de l’installation peut aussi se transformer en théâtre de la mémoire et faire de l’artiste un collectionneur, archiviste ou étalagiste, mettant sous les yeux du visiteur un choc critique d’éléments hétérogènes qu’un ensemble de témoignages sur une histoire et monde commun. […] L’art de l’installation fait ainsi jouer une nature métamorphique, instable des images. Celles-ci circulent entre le monde de l’art et l’imagerie. Elles sont interrompues, fragmentées, recomposées par une poétique du mot d’esprit qui cherche à instaurer entre ces éléments instables des différences nouvelles de potentiel17. »

On ne s’attarde plus seulement à la qualité plastique de chaque impression, mais on comprend davantage l’œuvre dans sa globalité. Mes images imprimées sur du papier chiffon et mises une à la suite de l’autre sur un mur blanc et dans de jolis cadres perdent une grande partie de leur charge sensible parce que nous sommes distraits par l’esthétique des impressions, les couleurs douces et diaphanes. Le dispositif installatif devient le

16 RANCIÈRE, Jacques. 2003. Le destin des images. Paris, Éditions La fabrique, P.68. 17Idem, P.33 et 34.

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vecteur sensible des œuvres puisqu’on ne les saisira plus une à la fois. Les impressions d’images vaporeuses deviennent presque bruyantes quand elles s’ajoutent et se superposent les unes aux autres. Bien qu’elles demeureront ordonnées, je me rends à l’évidence que j’affectionne les cadres, les lignes droites et les limites psychologiques de l’œuvre même installative, l’accumulation d’images atténuera la possibilité de les prendre une à la fois et permettra de saisir l’œuvre dans son entier.

L’image et le lieu

La grande majorité des images que je choisis ne sont pas aléatoires, en ce sens qu’elles sont issues d’endroits que je fréquente ou elles longent les routes que j’emprunte régulièrement. Mais il importe peu que le spectateur sache d’où elles viennent, ce que je veux, c’est davantage que la mise en espace et la mise en scène lui fassent ressentir une émotion, mélancolie, nostalgie, bonheur, etc., et pour ce faire, je crois qu’il doit pouvoir s’approprier les images que je lui présente et l’environnement duquel je l’entoure.

Le lieu dans lequel j’expose prend ici tout son sens. Contempler le silence était présenté en galerie, murs blancs, planchers de bois et plafond noir, environnement non pas stérile, mais dénué de mémoire. Durant cette même exposition, une conférence a été donnée sur mon travail dans un autre lieu d’exposition, soit le Manoir Boucher de Niverville à Trois-Rivières où les murs, plafonds et planchers sont empreints d’une mémoire collective et ancestrale. En ces lieux, mon œuvre se chargeait d’une nouvelle dimension, d’une énergie décuplée. Je ne dirais pas plus intéressante ou plus appropriée, mais l’espace dans lequel nous nous trouvions accentuait définitivement le facteur mélancolique et nostalgique de mon travail.

J’ai pris la décision de profiter de ce facteur et de présenter mon exposition Repaire/Repères qui est présentement en production dans un lieu historique, dépourvu d’éclairage ciblé et de murs lisses. Je construis cette exposition en lien direct avec l’espace qui a été mis à ma disposition soit la Salle de bal du Collège Marie-de-l‘Incarnation du Musée des Ursulines de Trois-Rivières. Cet espace est très vaste et abondamment éclairé par la lumière du jour qui entre par les grandes fenêtres parsemant trois des quatre murs de la salle. Mon œuvre cohabitera aussi avec les colonnes servant à soutenir le plafond.

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Chapitre 3

Choisir les mots

Les concepts que j’aborde dans mon travail sont principalement le temps, la maison, le souvenir, l’habitat et l’espace. Chacun d’entre eux présentant une définition qui me sied et qui supporte une partie de ma recherche théorique. La temporalité est une forme de liant qui me donne l’angle par lequel aborder, approcher tous ces thèmes cohabitant dans ma production.

Le temps est partout dans mon travail, de la conception de l’image au mécanisme d’impression, de la réalisation du dispositif à son installation. Le temps est là. Mes œuvres rendent compte du temps pour ce qu’il est, parfois long, parfois court. La préparation devient rituelle, l’exploration de mes impressions devient des jalons à franchir dans le but de voir émerger une image juste assez impersonnelle pour que le regardeur puisse la reconnaître comme étant sienne, juste assez personnelle pour que je la reconnaisse comme étant mienne. L’installation devient réalisation, construction d’un espace donné dans lequel il faut vivre le temps tel qu’il s’impose à nous, tel que je le propose au visiteur.

Un espace brumeux, une zone évanescente, de l’air qui circule et crée une délimitation invisible de ce temps. Je le fixe dans cet espace libre d’arêtes précises, mais défini par les limites de la mémoire, de ma mémoire. Et puis il y a « l’entre-mouvement » que la mémoire ne saisit plus ou ne saisit pas. Un marquage affectif et difficile à identifier. Comme cette propension qu’a l’humain de s’attacher à des objets, à des souvenirs et des espaces. Comme on s’attache à une maison, que nous l’habitions toujours ou non. Elle demeure empreinte d’émotivité, la maison devient une personnification d’un état général ressenti au moment de l’habiter.

La maison pour moi est l’endroit où l’on revient, la source du réconfort de l’acquis et du connu. Mais plus que tout, dans mon travail, la maison est le quotidien lui-même. J’ai trouvé des échos à ce paradigme dans La poétique de l’espace de Gaston Bachelard où l’auteur génère une imagerie poétique de la maison, de l’habitat. Avec la poésie comme canevas, il trace des lignes entre la représentation de la maison et d’autres thèmes, la maison et le rêve, l’intimité, l’image, le souvenir de cette intimité. Il présente la maison comme une protection, un amalgame d’images réconfortantes créées par l’homme pour l’homme. Ce qui s’apparente à ce que je tente d’exprimer à travers mes projets.

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Figure 8-Heather Huston, Glancing Passing Il lie maison et univers, maison et mère, mais aborde aussi les

notions de l’espace fermé et protecteur en parlant du nid ou de la coquille. Il y a dans ce texte des formulations qui, selon moi, se prêtent à ma recherche en art. Comme, entre autres, « Tout s’active quand s’accumulent les contradictions 18» ou encore lorsqu’il aborde

le rapport d’échelle entre signification et format. Plusieurs artistes utilisent les images de la maison et se réfèrent à son caractère quotidien comme l’artiste albertaine de l’estampe Heather Huston, qui associe entre autres la maison aux habitudes, à la notion de village, de quotidien et de routine. Pour elle, la maison c’est la connaissance de son environnement. Pour moi, c’est aussi le point d’ancrage, le refuge où l’on digère les événements vécus, les chamboulements, les déstabilisants. L’endroit où la décision de

changer ou de rester sur ses acquis se prend. Elle représente une suspension du temps, un espace où le temps n’a plus prise, une parenthèse, une pause. Les maisons que j’imprime; de vieilles maisons, des granges, des églises, sont toutes des « habitations » qui font référence, avec plus ou moins d’importance, à mes souvenirs, à mon vécu. Elles retrouvent tout de même des échos chez plusieurs et font, indéniablement référence à un aspect patrimonial, un souvenir collectif. Des images propres à notre culture qui je crois, comportent une charge émotive, nostalgique dans leurs références au passé. La nostalgie dans mon travail est un aspect dont je ne parle pas longuement dans mon approche théorique, mais plusieurs personnes l’ont dénoté dans la facture visuelle de mon travail et je crois que de façon honnête je ne peux pas totalement l’évacuer de ma démarche. Quelle est la charge nostalgique de mon travail, ce que cela génère comme senti, à quel point et à quel niveau elle influe sur mon travail sont des questions que je me pose toujours. La nostalgie et la mélancolie dans leur référence au passé influencent certes mes choix de couleurs, mes lieux d’exposition, mes matériaux de production, puisqu’en soi ils font tous référence à ce passé collectif. Je ne travaille que très peu la matière prescrite pour l’impression, comme le papier chiffon, je préfère les matériaux qui possèdent leur propre « histoire» ou encore des matériaux qui n’ont pas comme fonction première la nature de support à l’œuvre. Et ces supports moins traditionnels à l’estampe accentuent comme par opposition ce sentiment de souvenirs lié à mon travail.

L’accumulation et la détérioration de l’image de départ dans mon travail parlent de ce souvenir. La transparence et cette esthétique de l’à travers telles que présentées par Michel Guérin dans La transparence

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23 comme paradigme parle aussi d’une esthétique de l’éblouissement, de l’effacement et de l’altérité. Ce sont toutes des factures présentes dans mon travail. C’est le souvenir de l’espace que je tente de recréer à travers mes recherches.

L’utilisation de surfaces réfléchissantes comme l’acier que j’utilise permet cette présence/absence du corps dans mes projets:

« De nombreux artistes modernes et contemporains considèrent le transparaître comme dialectique, critique et spéculative; ils favorisent l’expérience d’un espace vide, mais brouillé, d’un air transparent, mais troublé. Ils exploitent la translucidité selon un mode impur, et une transparence brumeuse entre les objets et les êtres. (…) Dans de telles œuvres, on perçoit les choses simultanément opaques et transparentes selon un vocabulaire de la vaporisation et de la diffusion des formes19

Cette transparence se crée dans l’accumulation des plaques de plexiglas et d’acier, la matérialité fixe des images imprimées sur l’acier, réfère peut-être à cette image qui se fixe dans notre pensée pour ensuite être balayée par une autre image, une autre pensée. Ce passage d’une image à l’autre peut être évoqué par mes images sur plexiglas, beaucoup moins factuel, plus colorées, plus foisonnantes dans ses détails, donc en quelque sorte, plus en mouvement que mes images imprimées sur acier. Ces dernières sont en noir ou gris très foncé, contrastant sur les plaques, appliquées en surface ou imprégnées dans la plaque, mais fixes, toujours. Souvent tramées comme le serait une image imprimée dans un quotidien, elles font état du souvenir. D’autres artistes exploitent cette facture

visuelle du souvenir tels que Stéphanie Dotson et Yann Pocreau. Dans cette esthétique de l’éblouissement, du jeu entre opaque et transparent ils font émerger des couches d’images qui rappellent la construction du souvenir, la construction du temps au sens où je l’entends dans mes propres travaux.

C’est dans la continuité de ces explorations que j’intègre le tissu à ma nouvelle installation. Je joue avec la couleur et l’absence de couleur pour la création de mes nouvelles images. Quand la lumière frappe le tissu de manière directe, l’image devient complètement opaque. Peu

19 GUÉRIN, Michel. 2008. La transparence comme paradigme, Publication de l’Université de Provence, éditions Théorie

et pratique des arts, p. 297-298.

Figure 10-Stephanie Dotson, Postcard1 Figure 9-Yann Pocreau,

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importe la couleur utilisée, l’encre bloque la lumière et tout devient gris. D’un autre côté, lorsque l’on circule autour de l’installation, la lumière frappe différemment les mêmes impressions et l’image devient presque invisible, l’encre se mêlant aux fibres agglomérées. Ce jeu du diaphane et de présence/absence est selon moi des plus intéressant pour traduire le passage de souvenirs dans la pensée. Si les impressions sur acier permettent d’illustrer cette fixité, cette clarté parfois associée à certaines images du passé et que les impressions sur plexiglas font office de « passage » d’une image à l’autre, alors celles sur tissu sont ces souvenirs flous qu’on ne fixe jamais.

Toutes ces impressions mises en relations les unes avec les autres créent une architecture. Un enchevêtrement de câbles de suspension, de tissu, de plexiglas et d’acier qui s’ordonne et se mêle selon l’endroit d’où l’œuvre est observée. Un abri émerge et couve mes souvenirs, assure que ma mémoire ne pourra s’altérer si je m’applique à bien relire les images.

Je comprends l’architecture dans ce qui m’est donné à voir, sa droiture, sa stabilité, mais ce que je donne à voir à travers elle, est une transformation, une fragilisation de cette structure. Il y a certes toute l’architecture sans droiture, sans lignes pures qui selon moi témoignent tout autant de force dans son instabilité. L’attente de l’écroulement devient secondaire, elle génère cette anticipation du désir d’habiter.

À travers divers procédés, je manipule l’image pour qu’elle devienne fragile, l’architecture, les maisons et bâtiments tantôt si stables et solides deviennent frêles, presque dentelle. Pourquoi l’architecture, parce que je suis ancrée aux endroits que je visite, je suis ancrée aux espaces où l’émotion m’envahit. Une explication me semble possible, mais je dois emprunter les mots d’Henry Maldiney pour l’expliciter :

« Et alors qu’en est-il de l’architecture pour l’expérience du lieu, dans le devenir homme de l’homme? L’architecture participe à la constitution d’un lieu qui révèle l’espace dont il est potentiellement investi. En ce sens, je peux proposer comme dire de l’architecture qu’elle est l’attente d’une présence20. »

L’attente de cette présence est marqueur de temps. L’habitat est influencé par la temporalité, il est marqué par les traces d’un passé. Fragiliser ces structures est pour moi un acte d’humanisation. Ce qui est humain n’est pas nécessairement fragile, mais j’ai envie de parler de cette fragilité davantage que de la force de l’humain. Être fragile ce n’est pas être faible et être fort ce n’est pas être incassable. Je ne dis pas que pour être humains nous devons être fragiles, mais plutôt que la fragilité est un facteur humanisant. Pareil pour l’intime, il n’est pas absolument fragile, même que l’intime est parfois lieu de convictions profondes et affirmées, mais je crois que d’accepter de livrer l’intime est un acte de force qui témoigne du courage de se montrer fragile.

20 MALDINEY, Henri, Chris Younès. 2007. Philosophie, art et existence. Paris, La nuit surveillée; Les éditions du Cerf,

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25 L’humain est fragile quand il se donne le droit de vivre l’intime. Si l’architecture abrite et définit l’espace intime, il ne peut qu’être fragile à son tour pour que l’écho de cet instant sensible soit perçu. Comme le dit Sylvette Babin dans l’introduction du numéro thématique Fragile de la revue Esse :

« Plus que jamais nous remarquons que ce sont les œuvres elles-mêmes, par leur délicatesse, par la précarité des matériaux choisis, qui ont motivé les propos des auteurs. (…) un regard sur la matière est incontournable : l’usage du verre, de la porcelaine, de la glace et des cendres en sont de beaux exemples. Mais au-delà du risque de voler en éclats, les œuvres publiées [dans ce numéro] appellent une réflexion sur la délicate essence de l’être, sur la fragilité des relations avec l’autre, sur la disparition, la perte ou la mort. Ainsi, le cassable fait-il place au précaire, le palpable à l’évanescent, le matériel au spirituel21. »

Le temps altère notre mémoire, notre expérience. « (…) les souvenirs sont fragiles et, au fil du temps, nous devenons plus sélectifs afin de conserver de la mémoire pour les moments à venir22. » Quand nous habitons

l’espace, nous sommes présents à nous-mêmes, nous vivons cet espace. Mon but n’est pas de présenter l’architecture en extérieur dans sa proportion exacte, je désire créer un espace au rapport d’échelle modifié, un espace générant de l’intime à habiter. Je veux générer des sensations et je désire que le spectateur ait le temps et l’espace pour vivre ce qui a été mis en scène pour lui, que l’œuvre se vive aussi dans les vides, dans « l’air » qui l’entoure.

À travers ma dernière installation, j’ai pu voir ce qu’il advenait de l’espace autour de mes œuvres et j’ai compris certains mécanismes propres aux visiteurs. Trop d’espace autour de l’œuvre permet au spectateur de ne pas s’impliquer dans l’œuvre qu’il observe. Il lui est permis de la voir et de la saisir dans sa totalité, mais il préfère généralement ne pas y entrer, par gêne ou par étiquette. Ce que je cherche à générer avec Repaire/Repères est un désir de s’abriter dans l’œuvre. La création d’une maison dans une maison est venue de là. Il s’agit d’un défi puisque la salle où l’œuvre sera présentée est aussi très vaste et ce que je dois éviter, c’est que toutes ces œuvres suspendues ne soient trop denses pour que le visiteur passe de regardeur à participant.

Il y a aussi tout l’aspect précaire de l’installation elle-même. Je suspends de lourdes plaques d’acier par de fins câbles, des assemblages de fenêtres de bois oscillent doucement, accrochés au plafond de la galerie. J’imprime sur le verre qui d’apparence pourrait céder sous la pression. Le tissu diaphane sur lequel apparaîtront mes images semble pouvoir se dissoudre, etc. Cette fragilité physique fait écho à la fragilité de mes images, une analogie émerge entre le réel et non réel.

21 BABIN, Sylvette. D’une fragilité sans faille, dans ESSE no65, Hiver 2009, p.2-3. 22 Sur le travail de Jason Lim, Portfolios, ESSE : fragile, no65, hiver 2009, p.47.

Figure

Figure 1-Espaces sensibles
Figure 2-Nicolas Baier, Oli,  2001
Figure 3-Contempler le silence
Figure 5-Contempler le silence, détail
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