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pour une poétique de l'effacement
par Vanessa Allnutt
Département de langue et littérature françaises
Université McGiIl, Montréal
Mémoire soumis à l'Université McGiIl en vue de l'obtention du grade M.A. en langue et littérature françaises
août 2008
1*1
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14-1
Un homme obscur de Marguerite Yourcenar constitue le legs de la romancière à la postérité, qui en a fait, de son propre aveu, son testament littéraire et spirituel. La poétique yourcenarienne, que nous qualifierons de «poétique de l'effacement», y atteint son ultime consécration, Nathanaël représentant cet être passif libéré de toute contrainte parce que naturellement affranchi du joug de l'ambition et du désir. Mais voilà que par la mise en scène de ce personnage-limite, c'est l'espace même de la fiction qui se trouverait ébranlé, le dernier «héros» yourcenarien, de par sa banalité et son insignifiance — de là aussi son caractère exemplaire — menant le roman au seuil de sa dissolution. Aussi la question se pose-t-elle: chez un écrivain pour qui l'esthétique se met le plus souvent au service d'une éthique, celle-ci tendant à faire de la lucidité et de l'humilité ses principes les plus élevés, le roman peut-il encore être? Autrement demandé: toute illusion étant abolie, que reste-t-il du roman?
An Obscure Man by Marguerite Yourcenar is the novelist's heritage to posterity.
By Yourcenar's own admission, it constitutes her spiritual and literary testament.
In this novel, her poetics of self-effacement reaches its culminating point, where
Nathanaël is portrayed as a protagonist free of any constraints because he exhibits
no desire or ambition. The author paints a character who incarnates a constant
passive state. But by doing so, one could argue that it is the work of fiction itself
that is put into question, as Nathanaël's triviality and insignificance — hence his
exemplary conduct — represents a great threat to the novel as an ontological
entity with its own set of rules. And so we ask: for a writer whose aesthetics are
closely tied to ethics, particularly to those higher values of lucidity and humility
peculiar to Yourcenar's philosophy, does the novel still have a claim to existence?
Je tiens dans un premier temps à remercier très chaleureusement Mme Isabelle
Daunais d'avoir accepté de me diriger dans mes recherches. Je lui offre toute ma
reconnaissance pour la patience dont elle m'a témoignée ainsi que pour le soutien
qu'elle m'a apporté au cours de ce qui s'est avéré un long processus. L'acuité de
son regard critique s'est révélée d'une précieuse aide à plusieurs reprises. Je garde
comme bon souvenir notre rencontre à Paris au Café Rostand. Je voudrais ensuite
remercier le Département de langue et littérature françaises de l'Université McGiIl
pour son concours financier. Merci également à M. Marc-Étienne Vlaminck du
Centre International de Documentation Marguerite Yourcenar (Bruxelles) qui m'a
si gentiment accueillie et offert ses services. Enfin, je ne saurais oublier mes
parents, David et Jocelyne, qui m'ont appris que l'amour sans condition existe en
ce monde, et mes amis, particulièrement Jonathan, dont l'indéfectible appui,
autant dans les paroles que dans les petits gestes quotidiens, m'a été d'un grand
Introduction 1
Aperçu de la méthode
6
Chapitre 1 - D'Hadrien à Zenon à Nathanaël
12
1.1 Des Mémoires d'Hadrien à L'Œuvre au noir:
«un orgueil luciférien» 17
1.2 L'abîme de la transcendance 26
1.3 La conversion dans la mort 33
Chapitre 2 - Le parcours d'Un homme obscur 41
2.1 Aventures et contingences:
«Tout cela aurait pu n'avoir jamais lieu» 44
2.2 Apprendre à mourir
53
2.3 La pensée et le langage disqualifiés 62
Chapitre 3 - Éthique et esthétique yourcenariennes
72
3.1 Un parcours orienté 77
3.2 Un mythe personnel 91
Conclusion 99
La condition d'insularité de l'œuvre yourcenarienne dans le paysage
romanesque du XXe siècle ne fait aucun doute. Marguerite Yourcenar
(1903-1987) ayant toujours conservé ses distances à la fois face aux grands débats et aux
nouvelles tendances littéraires de son temps — «Tout ce que l'on donne à la mode,
c'est autant qu'on enlève au contact avec la réalité, tellement difficile à atteindre »
—, il n'est pas étonnant que ses romans fassent figure d'exception à une époque où
la quête métaphysique n'est plus le fait de la littérature, où l'art romanesque
consiste non plus seulement à témoigner d'un monde en perte de sens, mais, plus
encore, à dévoiler ses illusions sur le double mode, en apparence contradictoire,
du tragique et du burlesque. Par son profond humanisme, l'œuvre de Marguerite
Yourcenar, des Mémoires d'Hadrien à Un homme obscur, se serait constituée en dehors des «canons» de la modernité — c'est là du moins le reproche qu'on lui adresse le plus souvent.
Il serait cependant faux de prétendre que l'œuvre yourcenarienne est
exempte des préoccupations et des interrogations nées avec l'avènement de la
laïcité, véritable révolution épistémologique, l'homme désormais livré à lui-même
1 Entretien de M. Yourcenar avec J. Chalón, cité en note de bas de page par M. Delcroix dans Portrait d'une voix. Vingt-trois entretiens (1952-1987), p. 60.
ne se reconnaissant plus dans ce monde privé de la sagesse des dieux. Certes, ses
romans se situent tous dans un passé plus ou moins lointain — ce qui leur a
souvent valu l'appellation de «romans historiques», pourtant rejetée par
Marguerite Yourcenar, tout roman pour elle étant nécessairement anachronique,
relevant d'une écriture toujours en différé —, mais ceux-ci sont subordonnés au
présent, telle une lanterne éclairant les chemins obscurs de l'avenir. En effet,
d'Hadrien à Zenon, c'est le sens même du présent qui est élucidé, le XVIe siècle du
médecin-philosophe constituant déjà un monde déchu par rapport à celui de
l'empereur romain2. Avec Un homme obscur, la conscience de se mouvoir au sein
d'un espace-temps en perte de substantialité atteint son paroxysme: l'homme y est
montré comme n'ayant plus aucune possibilité de saisie sur le monde, n'en
formant pas même le rêve dont il a découvert le caractère mensonger. Le
«désenchantement du monde», qui serait le propre des Temps modernes, et donc
aussi du roman — celui-ci, depuis Lukács, se définissant comme l'espace d'une
faille entre l'intérieur et l'extérieur, entre le moi et le monde, l'âme et l'action et
s'opposant, par là même, à l'univers de l'épopée où «[ê]tre et destin, aventure et
2 Sans tomber dans une lecture biographique des romans de Marguerite Yourcenar, il est
intéressant de noter l'évolution qui s'est produite dans l'esprit de la romancière entre le moment de la rédaction des Mémoires d'Hadrien (1951) et celui de L'Œuvre au noir (1968). Ainsi, en 1971, lors d'une entrevue accordée à Jean-Claude Texier, déclarait-elle: «Les deux principaux livres que l'on connaît de moi sont étiquetés sous le nom de roman historique. En fait, les Mémoires d'Hadrien sont un essai monologué alors que L'Œuvre au noir constitue une chronique romanesque touchant quelque peu à la philosophie, à la métaphysique et même à la théologie. Un rapport existe entre ces deux livres: ils évoquent le passé avec un regard jeté discrètement sur le présent. Quand j'ai écrit les Mémoires d'Hadrien, en 1949, je pensais beaucoup à l'homme qui, avec un calme pragmatisme, après de longues guerres, avait réorganisé un monde et essayé de maintenir une culture déclinante. Lorsque j'ai rédigé, à partir de 1960, L'Œuvre au noir, un glissement vers le pire s'était produit. Je conservais moins de foi en l'avenir immédiat du monde que je pouvais encore en avoir dans l'euphorie d'après-guerre» («Rencontre avec Marguerite Yourcenar», dans Portrait d'une voix, p. 121-122).
achèvement, existence et essence sont des notions identiques » —, se ferait ainsi
de plus en plus perceptible d'un livre à l'autre, quoique apparaissant toujours en
filigrane, comme une toile de fond. C'est l'aboutissement de ce parcours, tel qu'il
apparaît dans Un homme obscur, que nous nous proposons d'étudier ici.
Là où Marguerite Yourcenar se distingue toutefois des romanciers de la
modernité, c'est dans la réponse qu'elle offre à cette désubstantialisation de l'être
et du monde, à ce schisme créé dans la conscience de l'homme suite à la désertion
des dieux. Car il ne saurait s'agir pour elle de s'arrêter au simple constat d'un
monde en décrépitude ni de mettre au jour les illusions visant à camoufler le rêve
sempiternel d'une unité depuis longtemps perdue, mais bien d'opposer à cette
agonie la grandeur et la lucidité de l'homme libre qui cherche malgré tout à rester
maître de son destin, rejetant ses chimères comme autant d'obstacles à la double
connaissance de soi et de l'Autre. Or, l'humanisme yourcenarien, s'attachant à
dépeindre le devenir de l'homme guidé par sa seule volonté dans un monde qui lui
est résolument hostile, trouve paradoxalement sa pleine et dernière expression
dans l'expérience ultime de la mort, à travers laquelle les personnages vivent leur
appartenance à ce tissu cosmique dont ils font certes partie, mais dont ils ne
constituent qu'une simple parcelle. C'est que le désir de maîtrise des personnages
yourcenariens, cette tentation prométhéenne, se solde toujours par un échec, et
c'est là aussi leur victoire, la promesse de la fin, qui constitue la limite même de
leur condition, apparaissant du coup comme le lieu par excellence de cette parfaite
osmose entre l'être et le cosmos. Au moment du dernier passage, les personnages 3 G. Lukács, La Théorie du roman, p. 21.
découvrent, face à la vanité des hommes et du monde qu'ils ont modelé à leur
image, la permanence de la création. L'humanisme yourcenarien correspondrait
ainsi, comme l'a si bien souligné Maurice Delcroix, «à la mort d'un homme, dans
une œuvre inquiète de la mort de l'Homme ».
À cet égard, le dernier roman de Marguerite Yourcenar, Un homme obscur
(1982), représente bel et bien un aboutissement, le point final d'une longue
démarche créatrice, constituant le legs de la romancière à la postérité, qui en a
fait, de son propre aveu, son testament littéraire et spirituel . La poétique
yourcenarienne, que nous qualifierons de «poétique de l'effacement», atteint ici
son ultime consécration, poussant jusqu'à l'extrême les conséquences
romanesques d'une conception de l'existence fondée sur la recherche du Même
sous les apparences de ce que nous nommons usuellement le réel, fait de
phénomènes contingents. Autrement dit, par la mise en scène de ce
personnage-limite qu'est Nathanaël, c'est l'espace même de la fiction qui se trouve ébranlé, le
dernier «héros» yourcenarien, de par sa banalité et son insignifiance — de là aussi
son caractère exemplaire —, menant le roman au seuil de sa dissolution (la
métaphore alchimique n'est pas ici fortuite). Dès lors, la question se pose: chez un
écrivain pour qui l'esthétique se met le plus souvent au service d'une éthique,
celle-ci tendant à faire de la lucidité et de l'humilité ses principes les plus élevés,
le roman peut-il encore être romanesque! D'après Yves Hersant, en effet, le
romanesque
4 M. Delcroix, «Histoires et mythes», p. 108.
5 Voir notamment ses entretiens avec J. Savigneau, «La bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar» (1984) et S. Guppy, «Une interview de Marguerite Yourcenar» (1987), dans Portrait d'une voix, pp. 324 et 382.
[mettrait] en scène un rêve social, en niant la société telle qu'elle fonctionne.
Nostalgique ou utopique, souvent puéril, il traduit le rapport imaginaire des hommes à
leur condition; obstinément, il exprime l'espoir d'un monde où s'apaisent les fureurs, où la bravoure et la gloire l'emportent enfin sur la médiocrité de tous les jours. Monde à l'envers, où les derniers passent au premier rang; monde miraculeux, où la vertu
prime le vice, où le luxe est à portée de main, où le sordide cède à l'amour6.
Or, si le romanesque s'avère nécessaire, «sa dénonciation», nous dit Yves Hersant,
«l'est plus encore; c'est ce qu'enseignent les romans, dont il tire pourtant son
nom7». C'est dire que si le roman appelle le romanesque, s'il existe une dialectique
nécessaire entre les deux, l'un s'oppose à l'autre «comme la lucidité à la chimère,
comme la connaissance à l'évasion ». Le roman, s'édifiant sur les ruines de ses
illusions, ferait du mensonge, c'est-à-dire de sa fiction, sa propre vérité. Que dire alors de ce dernier personnage yourcenarien qui, préférant l'effacement à la
maîtrise, menace par le fait même d'entraîner le roman à sa suite? En d'autres
termes, toute illusion étant abolie, que reste-t-il du roman?
L'étude d'Un homme obscur s'avère particulièrement intéressante dans le
cadre des recherches actuelles sur l'ontologie du roman9, cette œuvre s'offrant de
façon exemplaire comme un cas-limite au-delà duquel, nous en posons l'hypothèse, le roman ne saurait plus être. L'œuvre de Marguerite Yourcenar
permettrait ainsi d'élargir les discussions sur l'art romanesque en répondant à
certaines questions découlant de la nature même du roman: l'homme moderne
est-il condamné à marcher éternellement sur le chemin de la désest-illusion?
Conséquemment, le roman serait-il condamné à toujours servir les mêmes fins?
6 Y. Hersant, «Le roman contre le romanesque», p. 146-147. 7 Ibid., p. 147.
8 Ibid., p. 147.
9 Nous pensons ici notamment à Yves Hersant, mais aussi à René Girard, Milan Kundera, Lakis
Aussi serons-nous amené à réinterpréter, à la lumière de ces réflexions, certains motifs inhérents à la pensée yourcenarienne — le mythe, le temps, la mort, l'universalité, soit ceux qui sont le plus souvent invoqués pour désigner son «anti-modernisme».
Aperçu de la méthode
Dans son essai Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard, dont la pensée se situe sans conteste dans une perspective de critique de la modernité et qui, pour cette même raison, est centrale à notre problématique, émet l'hypothèse selon laquelle le personnage de roman se complairait dans l'«illusion
d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché10» — ce
serait là tout le mensonge romantique —, illusion que tout vrai roman se donnerait précisément pour tâche de dévoiler, permettant alors à la vérité romanesque de se
déployer et de rejaillir sur l'ensemble du texte11. C'est dire que tous les grands
romans se termineraient toujours, selon Girard, par une rédemption, le véritable héros romanesque se convertissant à l'humilité au moment de l'agonie, répudiant son ancienne volonté de puissance. Le but, ou la quête du roman, serait ainsi de mener le personnage dans ce que nous pourrions appeler l'espace ou plutôt le temps de l'après-désir, alors que s'établirait un rapport plus vrai parce que plus
R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, p. 30.
11 Afin d'éviter toute confusion, il convient ici de procéder à quelques clarifications d'ordre
terminologique, le romanesque girardien ne recelant pas le même sens que le romanesque hersantien. En fait, c'est tout le contraire. Ce qui, chez Yves Hersant, relève du romanesque correspond plutôt, chez René Girard, au mensonge romantique. Aussi le terme «romanesque» reçoit-il une valorisation positive dans la pensée de ce dernier, étant intimement lié à la vérité professée par le roman. Mais il ne s'agit, somme toute, que de subtilités lexicales, un fort lien de parenté reliant les deux critiques entre eux.
direct avec la vie. Or, une fois ce but accompli, une fois la vérité romanesque dévoilée, le roman ne saurait et ne pourrait plus être, révélant sa plus haute vérité en cessant paradoxalement d'en être un. Mais n'est-ce pas là la «récompense suprême du romancier», nous dit René Girard, échappant «par le haut à un monde romanesque tout entier livré à la vanité et au désir »?
Si la pensée girardienne du désir mimétique se distingue à maints égards des autres grandes théories du roman moderne, notamment par le rôle «terminal» qu'elle attribue à la conclusion romanesque, elle les rejoint pourtant sur un point essentiel: dans tous les cas, le roman apparaît comme l'espace ontologique d'une problématique, le lieu d'un décalage entre les aspirations du héros et le monde réel. D'où cette dialectique nécessaire entre l'illusion et son dévoilement, entre le rêve et l'ironie, qui travaillerait contre l'essoufflement de la fiction (puisqu'il n'y
aurait plus de roman sans elle)13. C'est dire que le roman ne pourrait prétendre à
l'objectivation du monde, c'est-à-dire à l'existence, que par un double travail, pour en revenir à la terminologie girardienne, du romantique et du romanesque, celui-ci travaillant contre celui-là, mais en dépendant néanmoins. Il s'agit icelui-ci d'un point capital dans l'élaboration de notre problématique, la question essentielle qui se pose à propos a'Un homme obscur étant alors la suivante: qu'arrive-t-il lorsqu'un romancier prend au pied de la lettre l'affirmation du critique, à savoir que «toutes
les conclusions romanesques sont [aussi] des commencements14»? En d'autres
1 R. Girard, Mensonge romantique, p. 36.
13 Mais alors que pour certains l'opposition travaillerait dans le sens de l'ironie (Milan Kundera et
Lakis Proguidis par exemple), pour d'autres, notamment pour Thomas Pavel, elle travaillerait, au contraire, dans le sens de l'idéalisme, qui aurait précisément pour tâche de lutter contre les
désillusions de toute sorte.
termes, qu'arrive-t-il lorsque la victoire du romanesque sur le romantique est
préalable au roman lui-même? Lorsque le commencement se veut aussi
conclusion? Autrement posé: peut-il y avoir un «roman de l'après-désir»?
La notion est ici empruntée à Yvon Rivard, telle qu'elle lui a été proposée
par la lecture des romans de Virginia Woolf, qui ne se complairait guère, comme
tant de romanciers, dans l'illusion que le roman révèle, mais chercherait plutôt à
porter cette illusion à sa plus haute vérité en montrant ce qui advient lorsque le
personnage n'est plus obscurci par le désir. Aussi Virginia Woolf
s'intéresserait-elle «moins au "mensonge romantique" [...] et même à la "vérité romanesque" [...]
qu'à "ces instants de bonheur" que le héros, selon Girard, connaît à l'approche de
la mort, instants de réconciliation entre lui et le monde, morceaux de temps
retrouvé15». Mais voilà que le désir ne serait jamais complètement évincé des
romans woolfiens, les personnages, et le roman à sa suite, se trouvant menacés de
disparition en son absence. C'est que les personnages de Virginia Woolf ne
chercheraient pas tant à se fondre dans l'éternité qu'à conjurer, au contraire, leur
sort, la perception de «l'extrême fixité des choses qui passent16» tendant à arrêter
la vie dans son écoulement même, comme le suggère Yvon Rivard. Or, s'il ne
s'agit plus d'éloigner la mort, comme cela semble être le cas dans le dernier roman
yourcenarien, s'il s'agit, tout au contraire, de marcher vers elle, s'il n'y a plus de
désir qu'elle, Èros s'offrant à Thanatos, pouvons-nous encore parler d'un espace
spécifiquement romanesque? Le véritable «roman de l'après-désir», ce n'est pas
Virginia Woolf qui l'aurait écrit, mais bien Marguerite Yourcenar.
15 Y. Rivard, «Le roman de l'après-désir», p. 79.
Notre hypothèse, il est important de le préciser, se situe dans une
perspective diachronique. C'est parce qu'Un homme obscur participe d'un
ensemble évolutif qu'il est possible de parler à son sujet de «roman de
l'après-désir», cette notion renvoyant nécessairement à l'idée d'une évolution dans le
temps. Pris par et en lui-même, il aurait plutôt fallu parler de «roman du
non-désir», ce qui aurait ouvert la voie à une tout autre analyse. Aussi s'avérera-1-il
nécessaire, afin de comprendre la portée du dernier roman de Marguerite
Yourcenar, de convoquer également les deux grands romans qui l'ont précédé, soit
Mémoires d'Hadrien et L'Œuvre au noir11'. C'est dire que nous avons choisi de
placer l'expérience de la durée au cœur même de notre acte de lecture, à la
manière de l'œuvre yourcenarienne qui a fait de sa relation au temps l'un de ses
thèmes de prédilection.
Ainsi s'agira-t-il, dans les deux premiers chapitres, de situer Un homme
obscur à l'intérieur de cet ensemble afin de faire apparaître, sur fond de contraste,
la singularité du dernier roman yourcenarien. Faisant intervenir la théorie de René
Girard, nous tenterons de démontrer, dans un premier temps, de quelle façon le
désir de maîtrise à la fois d'Hadrien et de Zenon — par l'ascension au pouvoir
dans le cas du premier et l'accession à la connaissance pure dans le cas du second
— est voué à l'échec, la seule liberté possible s'acquérant au moment même où,
Evoquant l'œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar, nous nous limiterons, dans le cadre de notre mémoire de maîtrise, à ce que nous nommons communément les œuvres de maturité de la
romancière, soit Mémoires d'Hadrien, L'Œuvre au noir et Un homme obscur, alors qu'elle cesse, comme l'a souligné Claude Benoit, «de s'intéresser uniquement aux problèmes intimes et
ponctuels de l'individu qui cherche à s'affirmer face à la société [La Nouvelle Eurydice, Alexis ou
le traité du vain combat, Le Coup de grâce, Denier du rêve, Anna, soror...] pour tenter de capter
l'être humain dans la totalité de sa trajectoire vitale» («Le personnage yourcenarien. De l'individuel à l'universel», p. 62).
faisant face à l'abîme de la transcendance, l'un et l'autre acceptent de renoncer à
leur ancienne volonté de puissance (chapitre 1). C'est ce qui expliquerait la
présence de Nathanaël en fin de parcours, Un homme obscur présentant de
nombreux défis à ce lecteur avide d'aventures et d'héroïsme qu'est habituellement
le lecteur de roman. En effet, loin de vouloir se lancer à la conquête du monde, le
dernier personnage yourcenarien se trouve au contraire engagé dans un lent
processus de déshumanisation au terme duquel il s'unira à la terre dans un dernier
élan suicidaire — c'est là la tentation de l'universel évoquée par Maurice
1 R
Delcroix . Aussi s'agira-t-il, dans un deuxième temps, d'analyser les
conséquences d'un tel parti pris — le parti pris de l'après-désir — sur l'écriture du
personnage et du roman (chapitre 2).
Le rapport que Nathanaël entretient autant face à la vie qu'à la mort est
d'abord un profond rapport d'humilité, l'esthétique yourcenarienne ne pouvant être
pensée en dehors de cette exigence éthique sur laquelle se fonde toute l'œuvre de
Marguerite Yourcenar. Aussi Un homme obscur se présente-t-il comme un récit
exemplaire au service d'une vérité qui le précède, le parcours de Nathanaël
apparaissant, dès lors, tracé d'avance alors que l'aire du roman devient le lieu de
construction et d'expression du mythe personnel de l'auteur. C'est toute
l'autonomie du personnage qui se voit ainsi remise en cause, mais aussi celle du
roman en tant qu'espace de toutes les libertés, de toutes les possibilités. Tel est la
problématique que nous aborderons dans le troisième et dernier chapitre.
Dans l'œuvre yourcenarienne, l'humilité — «ce mot si peu compris de la plupart de nos contemporains, cette qualité de tout temps si rare quand elle est sincère, qui consiste à ne pas exagérer notre importance individuelle par rapport
aux idées, aux êtres, aux choses19», disait Marguerite Yourcenar — est érigée en
vertu cardinale. C'est elle qui engage l'homme à prendre la véritable mesure de sa condition, à en reconnaître les limitations, ne représentant qu'un point dans l'univers infiniment grand. Mais poussée à son extrême limite, cette humilité ne cache-t-elle pas, comme l'a si bien souligné Maurice Delcroix, une reconnaissance d'insignifiance, le personnage, dans une consomption de lassitude, adhérant par
avance à la fatalité de sa disparition20? N'est-ce pas, du coup, tout l'espace du
roman qui risque ainsi de sombrer dans le fleuve chaotique de cette nuit sans fin?
19 M. Yourcenar citée par P. Sudasna, Marguerite Yourcenar et la voie bouddhiste: étude de
l'œuvre romanesque, p. 371.
Il existe entre la révolution épistémologique engendrée par l'avènement de la modernité et la promotion de l'homme au rang de quasi-divinité un lien certain. Si l'arrivée des Temps modernes a vu l'individu prendre la place de Dieu (ou des dieux) comme fondement de tout — c'est là ce que René Girard appelle ironiquement la «"bonne nouvelle" moderne » —, il faut bien reconnaître qu'à maints égards ce «changement de paradigme » n'a fait qu'instaurer un renversement ontologique entre le céleste et le terrestre, les attributs qui auparavant avaient été le fait de la divinité se voyant soudainement impartis à l'homme. C'est ainsi que le cri de ralliement de la modernité — «Dieu est mort, c'est à l'homme de prendre sa place » — est devenu promesse d'autonomie métaphysique. Tel semble avoir été le grand espoir des Temps modernes: placer l'individu pensant et se pensant au centre de la création, en faire l'artisan de son propre destin, non plus soumis au jugement de l'ordre divin, mais au sien propre. L'homme, désormais dispensateur de sens, devient son propre réfèrent, ne cherchant plus à assouvir son insatiable appétit d'absolu par le recours à une 1 R. Girard, Mensonge romantique, p. 73.
2 F. Ricard, «Le trésor du roman», p. 198.
source extérieure, anagogique, mais bien plutôt par et en lui-même. Ce serait là, selon la théorie girardienne du désir mimétique, tout le mensonge romantique, indissociable de cette nouvelle société laïque qu'inaugure la naissance de la
modernité.
«La tentation de l'orgueil est éternelle4» nous dit dans un même élan René
Girard, mais peut-être plus encore à ces époques où l'absence de toute autorité suprême ouvre grandes les portes à la divinisation de l'homme. C'est bien là le piège qui le guette: les yeux tournés vers cet au-delà devenu soudainement accessible, l'homme, fort de son autonomie qui excite en lui le sens du divin, est amené à se voir non plus seulement comme le créateur de son propre destin, mais
comme le maître de l'univers, l'ordonnateur de toutes choses. Tel Prométhée
subtilisant le feu aux dieux, il se ferait l'héritier de la puissance divine. C'est tout l'attrait, mais surtout tout le danger de cette aspiration vers le céleste, qui
entretient l'illusion «d'une subjectivité quasi divine dans son autonomie5», car le
regard tourné vers le ciel, l'homme oublie qu'il peut à tout moment retomber dans le terrestre, ce qui l'engagerait à se faire une idée plus juste de sa condition d'homme, de sa place au sein de l'univers.
L'homme ne peut renoncer à l'infini, nous dit encore René Girard, d'où, selon lui, cette «déviation du besoin de transcendance » inhérente aux Temps modernes. Cherchant sans cesse à renier sa mort, qui constitue la limite même de sa condition, l'individu s'entourerait d'une aura d'invincibilité empruntée aux anciens dieux. Mais celle-ci ne saurait agir autrement que comme paravent destiné 4 R. Girard, Mensonge romantique, p. 73.
5 Ibid., p. 43. 6 Ibid., p. 79.
à camoufler l'angoisse inhérente à l'homme qui a tourné le dos à l'éternité pour embrasser toute la fureur de sa volonté. Car l'autonomie promise serait un leurre, le mirage non assumé de ce rêve de toute-puissance qui se cache dans le cœur de chaque homme. Chacun aspirant désormais à affirmer sa propre liberté, à postuler l'irréductibilité de son moi, cet élan vers le céleste instituerait une séparation entre tous les êtres, le particulier prenant le pas sur l'universel, laissant l'homme seul
face à la vacuité de son existence. Selon René Girard, en effet, c'est en raison de
l'insuffisance de son être ainsi que du caractère éphémère de son existence que l'homme aurait de tout temps ressenti le besoin de transcender sa réalité charnelle, en se tournant vers cet au-delà pour lui inconnu et mystérieux, monde suprasensible, porteur de vérité parce que symbole d'immortalité. Se voyant abandonné des dieux et ayant découvert le caractère mensonger de la promesse d'autonomie métaphysique, la conscience d'exister se ferait ainsi plus amère et plus solitaire. Ce serait là, paradoxalement, la vérité de tous les hommes, mais chacun s'efforcerait de cacher aux autres sa malédiction, croyant à tort être le seul à avoir été écarté de l'héritage divin. Unique rédemption possible d'après Girard: par-delà soi-même, retrouver l'Autre en acceptant de reconnaître sous ses traits la figure du Même et dans son combat, le sien propre. Renoncer à se faire dieu afin de redevenir homme. En d'autres mots, accepter sa condition de mortel comme un plus sûr chemin vers l'immortalité.
«La plupart des esprits les plus avancés de notre époque s'arrêtent au chaos et, passer par-delà pour essayer d'atteindre une certaine sagesse, n'est plus,
dans l'ordre habituel, une démarche moderne7», reconnaissait Marguerite
Yourcenar. Passer par-delà, c'est-à-dire franchir le simple seuil de la désillusion, refuser de succomber à la tentation nihiliste — être Dieu ou rien — qui trop souvent accompagne ce retour obligé dans la sphère terrestre. Passer par-delà, c'est-à-dire retrouver le chemin de ses semblables, les rejoindre au sein de cette vérité, la mort, qui rappelle sans cesse l'homme à son humanité. Telle serait en effet la sagesse du roman yourcenarien, le parcours de ces deux grands
personnages que sont Hadrien et Zenon suivant cette double trajectoire
d'aspiration vers le céleste, compris comme affranchissement de la nature humaine, et de retour dans les entrailles de la terre, compris comme soumission au destin, cet ordre plus grand situé hors de toute portée humaine. Double trajectoire
qui mène à la présence de Nathanaël, héros à sa façon, en fin de course,
l'effacement se préférant ici d'emblée à la maîtrise. En ce sens, à la fois Hadrien, Zenon et Nathanaël constitueraient des personnages exemplaires, dont le rôle, en dernière instance, serait de mener le roman à terme — jusqu'à le dissoudre dans cet acquiescement à l'ordre des choses. Des Mémoires d'Hadrien à Un homme obscur, c'est en effet le statut même du roman qui se fait de plus en plus fragile. Car qu'ont en commun l'empereur romain à l'apogée de son règne et cet homme obscur qui se laisse en quelque sorte glisser à la surface du temps sinon la conscience de plus en plus aiguë d'appartenir à un monde qui se dérobe à toute emprise, entendre à tout désir qui ne serait toujours que pure illusion?
Certes, Nathanaël n'est pas Hadrien, pas plus qu'il n'est Zenon, mais ils sont frères et relèvent d'une même pulsion créatrice. Zenon, c'est en effet la même 7 P. de Rosbo, Entretiens radiophoniqu.es avec Marguerite Yourcenar, p. 100.
soif de grandeur qu'Hadrien, mais à une époque où l'idée même de liberté est
devenue une hérésie, où tout savoir se trouve enrégimenté, le médecin-philosophe se voyant dès lors condamné à la clandestinité. Et Nathanaël, vivant en marge de l'Histoire, c'est aussi un peu Zenon qui, du fond du gouffre, s'aperçoit de la vanité de toutes choses. D'Hadrien à Zenon à Nathanaël, il y aurait ainsi plus que simple
parenté, il y aurait, à partir d'une inspiration commune, transformation graduelle
— contrepoint (horizontalité) et harmonie (verticalité) —, les personnages se relayant les uns les autres jusqu'à disparaître dans cette vérité romanesque qui constituerait, d'après René Girard, le triomphe du romancier sur le mensonge romantique, la victoire de la lucidité et de l'humilité sur cette illusion d'autonomie entendue comme aspiration vers le céleste, volonté de puissance, orgueil, désir.
Or, c'est précisément le sens de ces métamorphoses qui informerait la
pensée de Marguerite Yourcenar, la métaphysique de l'auteur, arrivée à son terme,
s'exprimant à travers la trajectoire insignifiante de Nathanaël qui ne saurait
cependant recouvrer le même sens en dehors des quêtes respectives d'Hadrien et
de Zenon, chaque personnage pouvant être perçu comme un nouvel avatar de son
prédécesseur. Aussi s'agira-t-il, dans ce premier chapitre, de rendre compte de ce
continuum, en convoquant l'empereur romain, puis, quatorze siècles plus tard, le médecin-philosophe, prélude de l'œuvre finale. Car si le parcours de l'un comme de l'autre se veut d'abord, du moins en apparence, un hymne à la gloire et à la
grandeur de l'homme-dieu — c'est ce que Patricia de Feyter appelle la
Q
«mythification du moi » —, ce rêve sera rapidement mis en échec par l'épreuve
du réel, ennemi impitoyable qui sans cesse oppose à l'idéalisme l'empire de la 8 P. de Feyter, «Du mythe du moi à l'idéologie de la transcendance», p. 86.
désillusion, ouvrant par là même la voie, aux confins de la création, à ce personnage-limite qu'est Nathanaël. Quel est cet héritage évoqué par Marguerite Yourcenar? Nous ne saurions répondre à cette question sans d'abord interroger Hadrien et Zenon, frères par-delà les siècles.
1.1 Des Mémoires d'Hadrien à L'Œuvre au noir: un «orgueil luciférien»
«Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, ô Adam, afin que ton visage, ta place, et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. [...] Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, mortel ou immortel, afin que de toi-même, librement, à la façon d'un
bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme.9» Placé en
exergue de la première partie de L'Œuvre au noir, cet extrait tiré de Y Oratio de hominis dignitate de Pico della Mirandola aurait tout aussi bien pu servir d'épigraphe aux Mémoires d'Hadrien, n'eût été du risque de créer un grave
anachronisme en rapportant au IIe siècle de l'ère chrétienne une citation datant des
premiers balbutiements d'une Renaissance cherchant à se construire sur les ruines
du Moyen-Âge. Le lien n'est pourtant pas fortuit. Cet extrait de YOratio n'est en
effet pas sans rappeler cet autre passage consigné et commenté par Marguerite Yourcenar dans ses «Carnets de notes» contemporains de la rédaction des Mémoires d'Hadrien: «Retrouvé dans un volume de correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi vers 1927: "Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicerón à Marc Aurèle, un moment unique où 9 M. Yourcenar, L'Œuvre au noir, p. 559. Les renvois à ce livre, faits d'après l'édition des Œuvres
romanesques dans la Bibliothèque de la Pléiade, seront dorénavant indiqués directement dans le texte, précédés du sigle ON. Idem pour Mémoires d'Hadrien (MH) et Un homme obscur (UHO).
l'homme seul a été." Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de
définir, puis de peindre, cet homme seul et d'ailleurs relié à tout10». Très proche
dans l'esprit, l'une et l'autre citations professent leur foi dans les pouvoirs infinis de l'homme, en sa capacité d'être maître de lui-même. Traduisant toutes deux une vision résolument anthropocentrique du monde, l'homme y apparaît comme l'être de tous les possibles, ce démiurge qui travaille la matière afin d'en extraire une œuvre d'art qui n'est nulle autre que lui-même. Peu s'en faut toutefois pour que cette liberté ne se transforme en véritable volonté de puissance.
Au seuil de la mort, l'empereur Hadrien s'efforce, dans une vaste lettre adressée à celui qui sera un jour son successeur à la tête de l'empire romain, de juger et de soupeser sa vie, afin de se mieux connaître, ce qui n'est peut-être pour lui qu'une façon de se faire une meilleure idée de ce qui, jusqu'au bout, aura été sa destinée d'homme. «[I]l me semble à peine essentiel, au moment où j'écris ceci, d'avoir été empereur» (MH, 305), déclare le souverain. Se situant d'emblée dans la vérité romanesque — la forme même des mémoires étant par nature rétrospective —, le roman, autobiographie imaginaire , se présente comme une longue méditation, Hadrien, tout à la fois homme et prince, ressassant, examinant puis évaluant en profondeur les différentes étapes de ce qu'aura été sa vie, de ses
M. Yourcenar, «Carnets de notes de Mémoires d'Hadrien», p. 519.
11 Fictive, mais non moins fondée sur un profond souci d'exactitude pour qui connaît bien les
scrupules de Marguerite Yourcenar à cet égard, l'empereur Hadrien ayant réellement vécu et été maître du monde dans les premiers temps de l'ère chrétienne «dont il ne savait [pourtant] pas qu'elle avait commencé» (P. de Rosbo, Entretiens radiophoniques, p. 52). Plus que de mémoires fictifs, il s'agit d'une véritable reconstitution. «Refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors» («Carnets de notes de Mémoires d'Hadrien», p. 521), telle semble en effet avoir été l'ambition première de l'auteur, d'où cette difficulté, de son propre aveu, «dans un ouvrage qui tout en se basant le plus strictement possible sur l'histoire tend à offrir une image tragique de la destinée humaine, de n'être pas amené à composer les faits dans un certain sens» (D'Hadrien à Zenon. Correspondance 1951-1956, p. 302). Les Mémoires d'Hadrien n'en demeurent pas moins en grande partie une œuvre d'imagination.
années de jeunesse à celles de son accession au trône, de son état de parfaite
béatitude aux sommets de l'Olympe à sa descente aux Enfers, de sa lente
remontée des profondeurs de la mort à l'acceptation de celle-ci, destin irrécusable.
Se dessinant à la façon d'une pyramide — «Hadrien vit une ligne ascendante puis
descendante qui se termine par une calme ligne horizontale » —, le parcours de
l'empereur apparaît ainsi segmenté en trois parties bien distinctes, la première
correspondant à la montée fulgurante d'Hadrien au pouvoir, qui, doublée d'un fort
désir de maîtrise du monde, engage ce dernier dans un processus d'auto-divinisation dont le but n'est nul autre que d'atteindre à l'immortalité, à la sienne comme à celle de l'empire. Double projet, double convoitise, double orgueil dont
l'échec, prévisible, culminera à la mort d'Antinous qui viendra salutairement
rappeler à l'empereur que tout a une fin. Car nul homme ne peut se faire dieu, nul
ne pouvant défier son destin.
Arrivé au sommet de la hiérarchie sociale après maintes embûches, Hadrien, fort de sa fonction et de son pouvoir nouvellement acquis, entreprend de restaurer l'ordre et la paix au sein de l'empire affaibli par de longues années de
guerre, fruit de la politique expansionniste et des visées hégémoniques de son
prédécesseur. S'employant à améliorer les conditions de vie de ses sujets, dont il
se fait le fidèle serviteur — «Nous sommes des fonctionnaires de l'État, nous ne
sommes pas des Césars» (MH, 379) —, il instaure un véritable âge d'or où tout un
chacun peut aspirer à une vie prospère et épanouie, où toute contrainte n'est
imposée que par stricte nécessité: il abolit toutes prescriptions superflues ou
désuètes, en réforme d'autres, révise la condition des femmes, octroie plus de 12 J. Savigneau, «La bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar», p. 320.
libertés aux esclaves, rallie les provinces à la vie de l'empire, se faisant tour à tour réformateur, modérateur, conciliateur, pacificateur. Mais également bâtisseur, visionnaire: il fonde de nouvelles cités, ces «rallonges presque indestructibles» (MH, 385) de soi-même, érige des monuments à la gloire de l'homme, il construit,
transforme. Son idéal n'a d'égal que son ambition: que l'État, sous son égide,
devienne «ordre du monde, ordre des choses» (MH, 371). «Je commençais à rêver d'une souveraineté olympienne.» (MH, 370)
Cherchant à réaliser «cet heureux accord d'une fonction, d'un
tempérament, d'un monde» (MH, 382), l'empereur — et c'est ici toute sa
conception du pouvoir — s'imagine secondant le divin «dans son effort
d'informer et d'ordonner le monde, d'en développer et d'en multiplier les
circonvolutions, les ramifications, les détours» (MH, 398). À la fois «aigle et
taureau, homme et cygne, phallus et cerveau tout ensemble, Protée qui est en même temps Jupiter» (MH, 398-399), Hadrien se fait le complice du temps et du grand architecte. Ce n'est pourtant pas encore l'époque des délires, lui qui refuse d'abord tous les honneurs qui lui sont dus, son chef-d'œuvre ne faisant que commencer à s'accomplir. «J'étais dieu, tout simplement, parce que j'étais
homme» (MH, 399), écrira-t-il à Marc-Aurèle. À mi-chemin entre le céleste et le
terrestre, Hadrien cultive à la fois sa divinité et son humanité, voyant dans celle-ci la meilleure part de celle-là et dans celle-là, la meilleure part de celle-ci: «[J]' avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l'homme, sans pourtant y sacrifier l'humain» (MH, 414).
«Tellus stabilita », c'est bien la victoire de l'Olympe sur le Titan, de l'ordre sur le chaos, «le génie de la Terre pacifiée» (MH, 390). Mais c'est oublier que le Titan n'est jamais loin derrière, l'homme ayant sans cesse à choisir entre «son démon ou son génie» (MH, 341), la passion ou la sagesse, ces deux forces qui toujours s'affrontent en lui. C'est qu'à ce que Rémy Poignault a nommé la
«conception "rationnelle"14» de sa divinité — l'empereur lui-même parle d'une
«conception de l'intellect» (MH, 399) —, Hadrien fera en effet succéder une
«conception mythique15» qui le conduira à cette exaltation du moi où l'être,
paradoxalement, est amené à oublier la part d'homme en lui, sacrifiant dans un même élan d'orgueil et soi-même et autrui. Lors d'un voyage en Sardaigne, Hadrien s'identifiera tour à tour à Zeus, Mars ou Hercule, alors qu'Antinous sera associé tantôt à Hermès, tantôt à Bacchus ou à Eros. En Grèce, l'empereur acceptera ces appellations divines qu'il avait pourtant d'abord refusées à Rome. Peu à peu, le culte d'Hadrien prend forme. S'enfonçant dans une vision mythologique de la réalité, Hadrien en viendra pour ainsi dire à s'installer dans une sorte de hors-temps, ce temps mythique qui exclut le temps des Autres, s' affranchissant par là même de la nature humaine. «[L]e succès multipliait autour de moi les chances de vertige» (MH, 421), avouera-t-il à Marc-Aurèle. Jusqu'au suicide sacrificiel d'Antinous, qui viendra mettre un terme à tous ces délices et délires, il restera aveugle aux signes de la mort, à la sienne comme à celle de l'empire: «J'ai eu mes présages: comme Marc-Antoine avant sa dernière bataille, j'ai entendu s'éloigner dans la nuit la musique de la relève des dieux protecteurs
13 C'est là le nom donné à la troisième partie des Mémoires d'Hadrien.
14 R. Poignault, «Maîtrise de soi et maîtrise du monde dans Mémoires d'Hadrien», p. 12. 15 Ibid., p. 12.
qui s'en vont. . . Je l'entendais sans y prendre garde» (MH, 425-426). Au milieu de
tous ces travestissements, Hadrien perdra toute maîtrise sur lui-même et, du coup,
sera amené à douter de son emprise sur le monde, d'où sa descente aux Enfers
dont il ne ressortira qu'au terme d'un long et difficile combat contre lui-même,
mais à la faveur d'une connaissance plus poussée des lois de l'univers.
C'est aussi l'ambition de Zenon que celle de vouloir conjurer la mort en cherchant, tel Hadrien, à se faire plus grand que nature, non plus cette fois par
l'ascension au pouvoir — entreprise qui apparaît dorénavant inimaginable au sein
de cette Europe obscurantiste tourmentée par les visées hégémoniques de François
1er et de Charles Quint, les déséquilibres économiques engendrés par les premiers
soubresauts du capitalisme, et qui, plus encore, se trouve aux prises avec de
profonds schismes religieux assortis d'un dogmatisme cœrcitif—, mais bien plutôt
par l'accession à la connaissance pure, c'est-à-dire à «l'hypothèse toute nue»
libérée de «cet attirail de démons ou d'anges dans des chaudrons qui chantent»
(ON, 656), dernier rempart contre un monde dont les rênes tendent de plus en plus
à échapper au commandement de l'homme. Pour cet «aventurier du savoir» (ON,
564), à la fois médecin, philosophe et alchimiste, Prométhée par excellence, il
s'agira avant tout de renoncer aux préjugés de son temps, de fuir «les bruits et les
cris du siècle» (ON, 586) en s' engageant «dans la voie qui consiste à tout nier,
pour voir si l'on peut ensuite réaffirmer quelque chose, à tout défaire, pour
regarder ensuite tout se refaire sur un autre plan ou à une autre guise» (ON, 674).
«Il s'agit pour moi d'être plus qu'un homme» (ON, 564), avouera-t-il à son cousin
et contemplation «si elles ne se transmutent en puissance» (ON, 645)? Aussi
tentera-t-il de «transformer la connaissance des choses en pouvoir sur les choses, et indirectement sur l'homme» (ON, 790-791), d'accéder à l'immortalité en
faisant sien ce divin pouvoir de re-création du monde.
Dès le départ, l'ambition de Zenon apparaît en effet on ne peut plus
clairement: «Faire durer ce qui passe, avancer ou reculer l'heure prescrite,
s'emparer des secrets de la mort pour lutter contre elle [...], dominer le monde et
l'homme, les refaire, peut-être les créer» (ON, 645). C'était également l'idéal
d'Hadrien, mais il ne saurait plus être question pour Zenon de se mouvoir à la tête
d'un empire ouvert sur le monde et qui reste encore et toujours à construire. Dans
ces conditions, quelle possibilité lui reste-t-il sinon celle de se frayer un chemin à
travers un univers non plus à faire, mais à défaire, morceaux par morceaux?
Comme l'a elle-même souligné Marguerite Yourcenar, si «Hadrien pouvait
encore essayer de concilier sagesse et politique, déjà plus Zenon: Zenon se trouve
déjà dans un monde qui a perdu le sens16». Aussi le parcours du
médecin-philosophe consistera-t-il à trouver une brèche par où s'immiscer dans les arcanes
de la création, tout l'itinéraire de Zenon se présentant, d'après la juste expression
de Patricia de Feyter, comme «un parcours herméneutique», son désir de maîtrise
prenant la forme d'un «contrôle omnipotent du monde [...] par son explication et
[son] interprétation17».
16 Entretien de M. Yourcenar avec L. Gillet, «Je n'ai pas d'opinion sur moi» (1979), dans Portrait d'une voix, p. 222.
17 P. de Feyter, «"Histoire sacrée" et "histoire profane". Zenon et Nathanaël ou l'appétit d'absolu»,
1 R
C'est bel et bien d'une «mystique à rebours » dont il s'agit ici, l'homme ne cherchant plus à rejoindre Dieu dans la communion, mais à s'y substituer en
s'arrogeant sa toute-puissance. Ayant renoncé à l'état ecclésiastique auquel on
l'avait pourtant destiné depuis son plus jeune âge, Zenon en viendra rapidement à
se détourner des «consolations du Christ» (OTV, 577), professant plutôt sa foi «en un dieu qui n'est pas né d'une vierge, ne ressuscitera pas au troisième jour, mais dont le royaume est de ce monde» (ON, 598). «Loué sois-je!», s'écrie Zenon, qui est «Celui qui Est» (ON, 653). Il est en outre ce «compagnon du feu» (ON, 593),
élément à multiples symboliques, mais qui n'est pas sans rappeler à la fois la
figure de Prométhée et celle de l'alchimiste qui sous-tendent toutes deux la quête
du médecin-philosophe dont la visée téléologique n'est autre, d'après Patricia de
Feyter, que «la mythification du moi réorganisateur du monde, cette philosophie
de la transcendance de l'ordre imposé19». Épris de liberté, convoitant ce savoir qui
n'appartient qu'aux dieux, Zenon en viendra toutefois à se perdre dans les
méandres de la connaissance qui, tels des grains de sable, lui filera entre les doigts jusqu'à épuisement — combat perdu d'avance, mais qui prendra la forme d'une véritable initiation alors que Zenon sera amené à faire l'expérience d'un autre
savoir, plus en accord avec la véritable nature des choses. Aussi sa quête
consistera-t-elle d'abord à mourir à ses propres préjugés, c'est-à-dire à son
«luciférien orgueil» (ON, 825), afin de mieux renaître à soi et à ses semblables,
cette naissance à l'humilité qui est aussi, selon René Girard, naissance à la
R. Girard, Mensonge romantique, p. 78.
vérité20. C'est bien là l'œuvre au noir, première étape du Grand Œuvre, la plus
ardue, celle de la dissolution et de la calcination de la matière, tout le parcours de Zenon apparaissant placé, comme le titre du roman l'indique, sous le signe de la métaphore alchimique.
Si Hadrien et Zenon se distinguent tant par l'époque dont ils sont issus que par l'objet de leur quête, ils se rejoignent ainsi sur un point essentiel: l'un et l'autre relèvent de la même tentation prométhéenne, étant tous deux animés par un profond désir de maîtrise du monde, étayé par l'aspiration à un idéal moral. C'est dire que ce que Patricia de Feyter a nommé le «moi mythifié », et qui paraît lié à la volonté de détachement puis de dépassement de la condition humaine, se retrouve placé «au centre d'un univers à réorganiser, [tenant] la place de condition sine qua non de l'accession, souvent illusoire parce que irréalisable, à un idéal
plus ou moins préconçu22». Nous pourrions ici parler, à la suite de René Girard,
de «transcendance déviée », les personnages, ces demi-dieux, devenant leur propre réfèrent — c'est du moins l'illusion entretenue. «Quand je vois jusqu'où nos spéculations nous entraînent, frère Henri, je suis moins surpris qu'on nous brûle» {ON, 655), dira le médecin-philosophe. Cherchant à se substituer à la volonté divine afin de trôner seuls au pinacle du monde, Hadrien et Zenon seront cependant amenés à faire l'expérience de leurs propres limites, l'écart entre le
rêve de puissance des personnages et la réalité étant trop marqué pour que leur
ambition soit d'emblée vouée à autre chose qu'à l'échec. Expérience douloureuse, 20 Voir R. Girard, Mensonge romantique, p. 53.
21 P. de Feyter, «Du mythe du moi à l'idéologie de la transcendance», p. 83. 22 Ibid., p. 77.
quoique nécessaire et inévitable, que ce retour dans la sphère terrestre, qui ne
saurait évidemment s'accomplir sans heurts. Après la clarté, l'obscurité, après
l'euphorie des sommets, l'angoisse des profondeurs insondables de l'existence.
1.2 L'abîme de la transcendance
À côté de la divinité de l'homme, qui apparaît au cœur de l'entreprise
romanesque yourcenarienne, il y aurait en effet une autre force à l'œuvre dans le récit, dont le rôle, telle une balance, serait d'opposer à cette sphère d'idéalité tout le poids de la désillusion — dialectique en dehors de laquelle le roman ne saurait
exister. Ayant pour tâche, d'après Isabelle Daunais, de «s'élever contre le monde
ambiant, perçu comme territoire hostile ou décevant », l'idéalisme des personnages, en tant que nostalgie d'un passé révolu ou projection dans le temps de ce qui n'est pas encore accompli aujourd'hui, ne serait toujours que pure abstraction. Aussi les protagonistes yourcenariens en viendraient-ils inévitablement à se heurter à ces limites mêmes qu'ils cherchaient pourtant à
dépasser, succombant au choc brutal que leur inflige l'expérience de la réalité. La
mort de l'être aimé, la guerre juive, la maladie viendront en effet rappeler à Hadrien qu'il n'appartient à nul ici-bas de pourchasser «cette éternité qui n'est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d'entre nous refusent même aux dieux» (MH, 474). Si la mort d'Aleï détournera Zenon un certain temps de la médecine, ses années de «vie immobile », faites d'investigations et de méditations sur les lois qui régissent l'univers, le conduiront non pas vers ces
I. Daunais, «Le personnage et ses qualités», p. 16.
astres convoités, mais bien plutôt vers des profondeurs abyssales où lui sera refusée toute maîtrise sur le monde. Cette réalité qu'il découvre cachée au sein des choses, mais surtout en lui-même, lui échappe. «Un reste de pain d'hier et sa gourde à demi pleine de l'eau d'une citerne lui rappelèrent que sa route jusqu'au bout serait parmi les hommes.» (ON, 767-768) L'abîme, chez Marguerite Yourcenar, contrebalance toujours le sommet.
Ainsi le suicide d'Antinous, qui intervient au moment même où Hadrien, exalté, règne au zénith de sa gloire, entraînera-t-il ce dernier dans un tourbillon intérieur — et infernal — qui semble dès l'abord sans fin. L'empereur-dieu qui,
dans son exaltation, avait oublié, voire sacrifié l'homme en lui, assiste en retour,
impuissant, au sacrifice de l'être aimé, qui, par sa mort volontaire, le rappelle à son humaine condition alors qu'il se révèle pour la première fois esclave de son désir. L'existence du souverain déchu, dès lors, ne sera plus que chaos, tout repère se trouvant soudainement aspiré par l'obscurité de cette nuit indistincte: «Tout croulait, tout parut s'éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de tout, le Sauveur du monde s'effondrèrent, et il n'y eut plus qu'un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d'une barque» (MH, 440, nous soulignons). Le chef-d'œuvre rêvé n'était qu'un songe, l'empire qu'Hadrien croyait tenir sur lui-même, un leurre. Alors qu'il se croyait maître de ses passions, il s'en découvre plutôt le pantin. Divinité abandonnée, amant délaissé, il n'est plus que cet homme «égaré dans [la]
succession des siècles» (MH, 445).
Un malheur n'arrive jamais seul. Peu après la mort d'Antinous, la maîtrise qu'il croyait posséder sur le monde sera de la même manière mise à rude épreuve.
À cet empereur pacifique qui aura consacré une importante partie de son règne à
promouvoir la paix entre les peuples, la guerre de Judée viendra rappeler
âprement que le destin de l'empire n'est pas le fait de ses actions et ne saurait
l'être, participant plutôt de cette force unique qui ne connaît d'adversaires et que
l'on nomme l'ordre des choses. «[L]'énergie et la bonne volonté de chaque
homme d'État» ne semblent-elles pas en effet bien «peu de choses en présence de
ce déroulement à la fois fortuit et fatal, de ce torrent d'occurrences trop confuses
pour être prévues, dirigées, ou jugées» (MH, 454)? À quoi bon lutter contre «un
monde qui malgré tous nos efforts reste dur et indifférent aux peines et aux
espoirs des hommes» (MH, 457), se demande un Hadrien de plus en plus
impuissant face aux événements, ceux-ci se révélant indépendants de toute
volonté humaine? Si le souverain commence à entrevoir le profil de sa mort, la
chute de l'empire romain, qu'il avait pourtant aussi destiné à l'immortalité, lui
semble désormais imparable. Les civilisations, elles aussi, meurent. Rien ne dure,
«il faut toujours recommencer» (MH, 480).
La dernière épreuve sera celle de la maladie, qui viendra bientôt asseoir
son emprise sur Hadrien — «ce mal, devenu subitement mon maître» (MH, 478).
Son corps, avec lequel il vécut toujours en parfaite harmonie, lui fait faux bond,
dernière tyrannie à laquelle il ne pourra échapper. Menacé de mort à chaque
instant — il est atteint d'une hydropisie du cœur —, Gempereur-homme se verra
soudainement confronté à «l'incertitude tragique de la vie humaine» (MH, 481),
lui dont l'existence s'était jusque-là employée à tenter de s'élever au-dessus de ce
destin qui est pourtant le lot de tous les hommes. Il envisagera un certain temps le
suicide afin de se libérer des souffrances physiques et mentales que lui infligent la
maladie, mais aussi, voire surtout, afin de s'affranchir de la tutelle de la mort en
une ultime tentative de maîtrise. Projet auquel il finira pourtant par renoncer alors
que peu à peu s'immiscera en lui une volonté nouvelle, faite de résignation et
d'abnégation, celle d'apprivoiser la mort, à laquelle rien ni personne n'échappe et qui sans cesse oblige l'homme à regarder de face sa «juste liberté» et sa «vraie
servitude» (MH, 318).
C'est également la disparition de l'être aimé qui viendra pour la première fois faire dévier Zenon de sa trajectoire, lui qui jusqu'alors avait fait bien peu de cas des dommages collatéraux provoqués par ses expérimentations. Aussi, jusqu'à la mort d'Aleï, la médecine n'avait-elle été pour lui qu'un moyen de s'approcher
de la divine connaissance des choses, se mettant au service exclusif de la science
et non des hommes, réduits au simple rôle de cobaye. Chaque mort n'avait été tout au plus «qu'un pion perdu dans [s]a partie de médecin» (ON, 649). La maladie de son valet, face à laquelle il se révélera impuissant, viendra cependant changer la donne: «Il faut chérir quelqu'un pour s'apercevoir qu'il est scandaleux
que la créature meurt... Je me promis ce soir-là de ne plus soigner personne»
(ON, 650), dira-t-il à Henri-Maximilien lors de la conversation à Innsbruck. Zenon reprendra plus tard ses habits de médecin, mais non sans d'abord avoir accompli sa conversion, cette mort de l'orgueil qui est aussi naissance à l'humilité, ici entendue comme reconnaissance de ses propres limitations, mais
également comme éveil à l'Autre dans lequel l'homme reconnaît désormais un
Aussi est-ce lors de son retour à Bruges après de longues et nombreuses années d'errance que Zenon verra sa transformation s'accomplir véritablement — la mort d'Aleï ne faisait que l'annoncer — alors que toute transcendance lui sera refusée, le monde ne pouvant qu'échapper à sa maîtrise. C'est à travers l'épreuve de l'abîme que Zenon en viendra à percevoir la démesure de ses ambitions, son rêve de toute-puissance se heurtant à cette implacable expérience du réel sur laquelle viendraient choir toutes les chimères inventées par les hommes. Bruges, que Zenon fuira à nouveau avant d'y revenir définitivement pour y terminer ses jours et y préparer sa mort, deviendra, plus encore, le lieu de méditations à l'intérieur desquelles ces notions que sont le temps, l'espace, le corps, voire l'âme — tous ces paramètres du moi — en viendront pour ainsi dire à se dissoudre dans une conscience qui ne se pense plus en tant que telle, mais bien en tant que soumission et participation pleine et entière au cosmos, cet ordre plus grand, véritable maître de tout. Après avoir tenté de s'élargir à la grandeur du monde, Zenon verra le monde s'élargir en lui alors qu'il cessera d'être ce philosophe prisonnier d'univers parallèles. Car la raison divise, sépare, isole. C'est bien là tout le sens de la scène du miroir éclaté, significativement placée à la fin de la première partie du roman, tout juste avant le retour de Zenon à Bruges:
Un objet apporté d'Italie pendait au mur de l'étroite antichambre. C'était un miroir florentin au cadre d'écaillé, formé d'un assemblage d'une vingtaine de petits miroirs
[...]. À la lueur grise d'une aube parisienne, Zenon s'y regarda. Il y aperçut vingt
figures tassées et rapetissées par les lois de l'optique, vingt images d'un homme en bonnet de fourrure, au teint hâve et jaune, aux yeux luisants qui étaient eux-mêmes des miroirs. Cet homme en fuite, enfermé dans un monde bien à soi, séparé de ses semblables qui fuyaient aussi dans des mondes parallèles, lui rappela l'hypothèse du Grec Démocrite, une série infinie d'univers identiques où vivent et meurent une série de philosophes prisonniers. Cette fantaisie le fit amèrement sourire. Les vingt petits personnages du miroir sourirent aussi, chacun pour soi (OiV, 670-671).
Zenon redeviendra cet homme parmi d'autres, ancêtre de l'homme obscur, renouant du même coup avec ses semblables alors qu'il renoncera à ses vaines
recherches pour se mettre tout entier au service d'autrui.
Parti à la conquête du monde en se lançant sur les grandes routes du
savoir, c'est ainsi, paradoxalement, par un amoncellement et un entrecroisement des connaissances que le médecin-philosophe en viendra à faire l'expérience de l'abîme, cette nuit noire, dérive de l'être dans un monde soudainement sans
repère. C'est qu'entre ses mains, tout se fera sans cesse question, doute, hypothèse
ployant tout aussitôt sous le poids de «l'indispensable si» (ON, 646), spirale sans
fin à l'intérieur de laquelle l'être risque de s'enliser. Aussi Zenon sera-t-il peu à peu amené à délaisser le monde des idées, des concepts, «ces masses inertes [...]
qui ne sont en somme que de la matière qui rêve» (ON, 686, nous soulignons),
pour se tourner vers une «méditation informulée sur la nature des choses» (ON,
687), cédant «à ce flux qui épouse toutes les formes et refuse de se laisser
comprimer par elles» (ON, 688). Or, dans ce monde qui se situe en-deçà ou
au-delà de toute contingence, dans ce monde immémorial qui se refuse à tout
entendement, qui à la fois contient l'homme et lui est antérieur, réalité
insaisissable, les choses ne sont jamais semblables à elles-mêmes: «Rien n'était tout à fait pareil, ni non plus tout à fait son contraire, à ce [que Zenon] avait d'abord voulu ou préalablement pensé» (ON, 692); «Tout était autre» (ON, 701). Ce sont les fondations mêmes de l'être en tant que subjectivité qui se voient ainsi ébranlées, car en dehors de ces structures mentales qui constituent les frontières du monde, mais aussi du moi, le sujet ne peut que se dissoudre dans
l'indifférenciation — «la vérité pure eût non moins menti» (ON, 802). Le désir
s'engouffre dans l'abîme, toute maîtrise s'avérant impossible. «[Zenon] faisait le
compte de ses chimères» (ON, 693), nous dit le narrateur. Dépossédé de
lui-même, il «se dissipait comme une cendre au vent» (ON, 702).
Tout revient à dire que pour Hadrien de même que pour Zenon l'épreuve
de l'abîme devient le lieu de cette fragilisation du moi où le sujet est amené bien
malgré lui à renoncer aux (fausses) assises sur lesquelles il s'est érigé. Confronté
à un monde dont la vastitude ne saurait être contenue dans le seul regard de l'homme ni soumis à ses actions, le désir de maîtrise des deux personnages
yourcenariens, dont les parcours respectifs se rejoindront dans un destin qui nous
sera donné comme exemplaire, se révèle illusoire — désenchantement inévitable
dans un monde assujetti à l'impitoyable loi du réel. Sans repère au milieu de cette
nuit chaotique, Hadrien et Zenon sombreront ainsi dans le domaine de
l'irrationnel «dont la base», comme le rappelle judicieusement Patricia de Feyter,
«est souvent l'angoisse ou le désespoir qu'inspire l'expérience de sa propre
limitation26». C'est cependant au sein de cette masse indistincte qu'est devenu le
monde que les naufragés trouveront refuge, car ils seront bientôt amenés à
redécouvrir l'unité de la matière, s'affranchissant par là même de leurs aspirations
romantiques. Ce qui devait les perdre en fait les sauve. L'échec de l'idéalisme se
transforme en idéalisme de l'échec.
26 P. de Feyter, L'Aventure humaine dans l'œuvre romanesque de Marguerite Yourcenar, p.
1.3 La conversion dans la mort
Ainsi l'expérience de l'abîme, déchirante épreuve à laquelle ni Hadrien ni
Zenon n'échapperont, et à laquelle sans doute aucun être ne peut se soustraire — «car on sombre toujours» (MH, 496), nous dit l'empereur —, apparaît-elle dans
l'œuvre de Marguerite Yourcenar comme un passage nécessaire où l'homme est
appelé, en abolissant la distance (=désir) qui le sépare de lui-même, mais aussi du
monde, à ne plus faire qu'un avec lui. Elle constituerait le lieu de dissolution du
sujet en tant qu'affirmation de l'incorruptibilité de son caractère, athanor qui
serait possiblement, d'après l'expression de Carminella Biondi, «Ganti-chambre
de la mort véritable27». C'est qu'il ne saurait tant s'agir de réaliser son destin en
partant à la conquête du monde que d'accepter l'inexorable en faisant de sa fin
son œuvre propre, dernière étape du voyage. Aussi est-ce là la raison pour laquelle
le désir de maîtrise des personnages yourcenariens ne peut se terminer, comme «à
la manière d'un sacrifice religieux28», que par l'expérience de l'échec. Car la
liberté, chez Marguerite Yourcenar, est d'abord un acte de soumission — c'est Yamor fati, cette «obéissance au destin ». Aboutissement nécessaire, la mort
marque à la fois la faillite et le triomphe de l'homme. Sa victoire se love au sein
même de sa défaite. L'itinéraire yourcenarien rejoint ici la pensée girardienne:
Le héros triomphe dans la défaite; il triomphe parce qu'il est à bout de ressources; il
lui faut, pour la première fois, regarder en face son désespoir et son néant. Mais ce regard si redouté, ce regard qui est la mort de l'orgueil est un regard sauveur. Toutes les conclusions romanesques font songer au conte oriental dont le héros est aggripé par les doigts au bord d'une falaise: épuisé, ce héros finit par se laisser choir dans
l'abîme. Il s'attend à s'écraser sur le sol mais les airs le soutiennent: la pesanteur est abolie30.
27 C. Biondi, Marguerite Yourcenar ou la quête de perfectionnement, p. 152. 28 M. Delcroix, «Mythes et histoires», p. 102.
29 M. Yourcenar, Les Yeux ouverts, p. 1 30. 30 R. Girard, Mensonge romantique, p. 330.