A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXV, 2003
DEUX CONCEPTS ANTHROPOLOGIQUES,
DEUX PAS DANS LA DIDACTIQUE
Julen DE AJURIAGUERRA LDES, Université de Genève
MOTS-CLÉS : ANTHROPOLOGIE – DIDACTIQUE – RENCONTRE – FIDÉLITÉ
RÉSUMÉ : La présentation de l’Anthropologie grâce l’analyse ethnologique d’un cas particulier, au Mexique, nous permettra d'introduire les concepts de « Rencontre » et de « Fidélité ». Nous tenterons ainsi de faire nos premiers pas dans le domaine de la Didactique.
ABSTRACT : We hope the presentation of a single ethnological inquest we did in Mexico will be symptomatic enough to introduce Anthropology to the meeting we were invited to. This request is the major of our purpose : to make our first steps into the Didactic using the “meeting” and “faithful” concepts to do it.
1. INTRODUCTION
Dans cet article, nous tenterons de concilier la contrainte et le désir. Nous anticipons dès à présent (Oh métaphore de la vie) le primat de cette première. Le besoin de présenter l’Anthropologie dans un colloque où elle est isolée n’est pas chose anodine. Cela nous évitera des malentendus puisqu’elle est souvent confondue avec l’Archéologie. Nous exposerons donc brièvement une étude réalisée au Mexique. Le lien que nous proposons entre le travail de terrain et la démarche didactique en Anthropologie justifie par ailleurs ce choix. Après cette incursion dans les Sciences de l’Homme, nous nous permettrons quelques débordements en élargissant notre perspective aux notions de Rencontre et de Fidélité que nous appliquerons à la Didactique. Peut-être que cette discipline, à l’heure de sa maturité, nous donnera des éléments pour dépasser cette vision narcissique de « l’autre », ce moi-même à moi-même visible que, dans le désespoir, j’investis de ma propre pulsion de mort.
2. SAN MIGUEL TALEA DE CASTRO, SIERRA JUAREZ, OAXACA, MEXIQUE
San Miguel Talea de Castro est un village zapotèque de 2000 habitants en pleine mutation. Il ne correspond pas à l’idéal ethnologique de la communauté autarcique, préservée du temps. C’est un exemple traditionnel de modernité ! La construction de deux hôtels ainsi que l’apparition d’un café internet, il y a deux ans, cohabitent dans l’espace et dans l’imaginaire social, avec l’exploitation manuelle du café et un outillage limité à un bâton (coa, en zapotèque) et une machette.
La présence simultanée de ces deux formes d’économie dans Talea peut susciter l’étonnement. D’abord parce qu’elles s’opposent, comme deux allégories qui recoupent un rapport au monde antagoniste (« l’hôtel » est un lieu de passage [non-lieu] et un élément de l’économie mercantile, tandis que « le champ » représente la permanence, l’enracinement et la solidarité paysanne). Ensuite parce qu’elles cohabitent avec « naturel », comme deux composantes narratives de l’histoire contemporaine de la communauté.
Pour comprendre l’impact de la pensée moderne sur la pensée traditionnelle (et réciproquement), nous avons appréhendé l’univers symbolique dans lequel ces deux pensées se structurent mutuellement dans une certaine direction, comme le suggérait, au premier abord, l’économie de Talea. Afin d’illustrer l’ensemble de notre démarche nous exposerons ici la relation de trois représentations sociales en jeu dans ce processus : celles de Parcelle (Rancho), d’École et de
Travail. La première est l’unité minimale de production agricole et, par ce fait, le support infrastructurel par lequel la société de Talea se reproduit socialement depuis un siècle. L’école est le moyen de prédilection par lequel des générations successives d’enfants sont formées en fonction des besoins renouvelés de la société. Le travail, enfin, est un terme générique par lequel nous pouvons comprendre, dans le contexte qui est le nôtre, l’exercice d’un savoir agricole ou, au contraire, d’un savoir académique. La relation de la représentation de Parcelle avec celle de Travail, tout comme avec celle d’École, nous permet donc de comprendre une pensée sociale dans laquelle se manifestent des enjeux communautaires et nationaux.
Dès sa naissance, l’État mexicain fit du concept de « modernité » une partie intégrante de ses revendications révolutionnaires et le principe fédérateur de la diversité culturelle. Il fut historiquement coextensif à l’abolition de la frontière coloniale (par la Constitution de Cadix de 1912 et la dissolution du Tribunal des Indiens qui suivit) entre république métisse et république indienne. En ce sens, il devait donner au prisme culturel qu’est le Mexique la patine d’une volonté unanime de progrès technologique et éducatif. Les principaux modèles en la matière étaient les États-Unis, pour sa Constitution, et la France, pour sa philosophie positive et sa tradition artistique. Du point de vue pragmatique, la modernisation du Mexique était fondée sur l’apparition des institutions étatiques comme les principes médiateurs légitimes des relations sociales dans les communautés. La triangulation des relations assurait 1) la restructuration de l’organisation de la société traditionnelle, 2) la diffusion, intrinsèque à l’apparition de la nouvelle structure, des normes favorisées par l’idéal révolutionnaire, qui 3) assurait sa pérennité et 4) l’assimilation progressive des normes autochtones par la société métisse, à la suite d’une perte de pertinence fonctionnelle. Les traces de l’impact révolutionnaire sur la pensée des jeunes de Talea (16-25 ans) se manifestent dans les trois représentations : 1) La « parcelle » est par exemple en cours de restructuration. Elle a perdu son caractère prescripteur. C’est à dire qu’elle n’est plus un élément normatif à partir duquel se répartissent les droits et les obligations entre les individus. C’est à l’heure actuelle un amalgame de schèmes descriptifs, tels que : Coa, Récolte ou Chasse. 2) École, à l’instar de Parcelle, compte 2.1) des schèmes à valence positive, tels que Préparation, Progrès, Profitable ; d’autres, 2.2) normatifs, comme Discipline ; et 2.3) des descriptifs (Salle de classe, Étude). Dans son ensemble, cela donne à cette institution une profondeur psychosociale que ne possède pas la « parcelle », figée dans sa dimension descriptive. 3) Travail est la représentation la plus complexe, puisqu’elle est liée implicitement à celle d’École et de Parcelle. Avec la représentation de Parcelle, nous retiendrons que la représentation Travail partage le schème Aider les autres, apparenté à celui de Gozona (le terme zapotèque fait allusion au système de coopération, en vigueur dans les sociétés
traditionnelles, qui oblige et affranchit des obligations, dans un système de don / contre-don, dont ressort le primat du communautaire sur l’individuel). Par ailleurs, dans le même univers symbolique, nous trouvons des schèmes liés à la représentation de l’École et aux idéaux révolutionnaires qu’elle a diffusés, comme ceux de « liberté », de « progrès », de « plaisir » (tous sont issus de la philosophie positive d’Auguste Comte, dont l’axiomatique « ordre et progrès » apparaît jusque sur la façade d’édifices nationaux, comme San Idelfonso, dans le centre de la capitale mexicaine).
Schéma n° 1 : Processus de changement de la représentation de Travail en relation avec celle de Ranche
La mixité de la représentation du Travail est historiquement compréhensible. En tant que labeur lié à la terre, il est majoritaire au sein de la communauté depuis sa naissance, et fut symbolisé en tant que tel. Par la suite, l’amélioration des voies de communication, la diffusion de nouveaux référents idéologiques de catégorisation du réel ainsi que la création de nouvelles infrastructures économiques (qui correspondent à une actualisation des rapports sociaux au travail, et à la communauté) ont concouru à donner au travail une densité nouvelle, où s’expriment une tension entre le « traditionnel » et le « moderne », observable dans la redistribution des éléments pertinents de la symbolique de Talea (Nader, 1990). Ce phénomène est plus particulièrement observable chez les jeunes, où la logique de réciprocité qui prévaut dans leur communauté se heurte aux impératifs de la compétence et de l’individuation de vigueur à l’école comme dans l’entreprise.
Parcelle Travail Représentation Y Représentation X Parcelle Travail Moyens de communication / École Diversification socio-économique / Migrations, etc.
Il faut spécifier que le maintien des liens de réciprocité interindividuelle et communautaire est le support principal de la projection affective, identitaire et rituelle dans le village. Cette attitude, irrationnelle pour nombre de citadins, est une brèche potentiellement ouverte entre les générations, par laquelle nous apercevons la désertification du village et la disparition de sa culture.
3. CONCLUSION : RENCONTRE ET FIDÉLITÉ
À la lueur d’une expérience fondée sur la Rencontre, celle-là même que favorise l’Ethnographie sous le concept anthropologique de « travail de terrain », le sentiment d’en avoir compris « quelque chose » crée une image singulière de la Didactique. Aux rebours de la société de la communication, qui fait l’économie des relations humaines, la Rencontre est fondatrice de Fidélité. Fidélité envers la communauté avec laquelle nous avons vécu et fidélité envers le savoir qui est ressorti de cette rencontre.
Dans le cas de Talea, le premier point d’une approche didactique de notre analyse anthropologique est posé par notre expérience subjective. Le besoin d’une transmission du savoir hors du cadre étroit de ses spécialistes, qui sont par ailleurs les plus à même de le comprendre dans les termes de sa pertinence disciplinaire, témoigne de sa surdétermination par le lieu empirique qui rendit possible sa genèse. En d’autres termes, ce n’est plus seulement le savoir qui est en jeu dans l’entreprise du chercheur, mais son lien à la communauté où il séjourna et qui, par son intermédiaire, devient un lien intersociétal. La motivation didactique provient donc du débordement de l’ethnographe par son savoir, mais également par ses sens et par ses sentiments. Son entreprise se tisse désormais entre deux continents.
Cependant, ce serait une grossière confusion que de mélanger la motivation didactique avec les moyens qui lui sont offerts pour se réaliser. D’autant plus que la rencontre ethnographique débouche inévitablement sur la négation de cette même Rencontre par l’Analyse, qui est une mise à distance des faits par la médiation théorico-méthodologique du sujet et de l’objet. En ce sens, la Didactique a pour prémisse le monde rationnel anthropologique (savoir formel), pour motivation un excédant composite de l’être (sens-sentiment-savoir), et pour but leur projection dans le domaine de « l’apprendre », qui est une fidélité à l’excédant composite qui parachève historiquement la rencontre ethnographique.
Ce que nous montre l’Anthropologie est que la diversité est simplement ce qu’il y a. Un métasavoir comme celui de la Didactique ne peut donc pas se satisfaire de la montrer ou de la justifier. L’unité subjective de la diversité ouvre autant de chemins compréhensifs et spéculatifs pour l’intellect que pour l’élargissement des champs de son inscription dans le réel. Rompre avec la vie ordinaire, avec ce qu’elle contient de mécanique, c’est pour cela que nous déployons nos efforts dans la Didactique : pour que se renforcent mutuellement l’épistème et l’expérience subjective, pour que surgissent les possibles comme autant de mondes qui parlent en nous le zapotèque de la souffrance et de la lutte pour la vie.
BIBLIOGRAPHIE
BADIOU A. (1989). Manifeste pour la philosophie. Paris : Seuil. GIORDAN A. (1998). Apprendre !. Paris : Belin.