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Requiem (roman) : suivi de Poïétique et vulnérabilité sous tension dans le roman du peintre contemporain (essai)

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Maude Déry, 2019

Requiem (roman) suivi de Poïétique et vulnérabilité

sous tension dans le roman du peintre contemporain

(essai)

Thèse

Maude Déry

Doctorat en études littéraires

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

(2)

Requiem (roman)

suivi de

Poïétique et vulnérabilité dans le roman du peintre

contemporain (essai)

Thèse

Maude Déry

Sous la direction de :

Alain Beaulieu, directeur de recherche

Renée Bourassa, codirectrice de recherche

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iii

RÉSUMÉ

Requiem déploie un univers intimiste où deux narrateurs, l’un modèle nu, l’autre peintre ecclésiastique, vivent en huis clos dans le couvent du village qui les ont vus naître. Christophe et Frédérique, alias Sœur Hortense, n’entretiennent aucun lien de parenté. Leur rencontre, issue de circonstances troublantes, bouleverse leurs univers en même temps qu’elle leur donne l’occasion de réfléchir sur leur passé. Chacun d’eux est aux prises avec ses propres démons, comme des plaies impossibles à cicatriser. Pourtant, c’est cette fragilité qui les réunira et permettra à la toile de Frédérique de prendre chair. L’œuvre s’élaborera patiemment, dans le silence de l’atelier, là où les masques pourront enfin tomber. L’art devient, par le fait même, le reflet de leur fragilité, en même temps qu’une façon d’évoluer vers une certaine sérénité.

L’essai critique de la seconde partie porte sur le roman du peintre contemporain, un sujet qui permet de prolonger la réflexion autour de la relation entre le personnage du peintre et du modèle. Comme dans Requiem, les récits de Monique Proulx, de Jane Urquhart et d’Henry Bauchau s’éloignent d’une dynamique axée sur l’érotisme et la nudité parfaite de la muse en la plaçant plutôt au cœur d’une poïétique fictionnelle qui la mobilise tout entière. La séduction ne se joue plus sur le mode de la passion charnelle, mais tire plutôt son origine des manques et des failles du modèle, qui, ultimement, seront transformés, transfigurés par la création. Cette analyse, inspirée des réflexions philosophiques sur la vulnérabilité (Ricœur, Levinas), nous a permis de mieux comprendre en quoi cette dernière est le gage de l’universalité des œuvres inscrites au cœur des récits étudiés. Elle a également légitimé un discours moins pessimiste autour du mythe de l’artiste, l’échec n’étant plus considéré comme une fin en soi, mais bien comme le tremplin vers une création résolument authentique.

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ABSTRACT

Requiem sets in motion an intimate world where two narrators, one a nude model, the other an ecclesiastical painter, live in seclusion in the village convent, near where both characters were born. Christophe and Frédérique (Sister Hortense), do not have a relationship; their encounter, the product of troubling circumstances, turns their world upside down even as it gives them the opportunity to reflect upon their past. Both struggle with their own demons, like wounds that refuse to heal. However, it is this fragility that unites them and allows Frédérique’s canvas to become flesh and blood. In the silence of the workshop, where masks can finally crumble, the painting patiently takes shape. Consequently, art becomes a reflection of the narrators’ fragility as well as a way to evolve towards a certain serenity.

The critical essay portion concerns contemporary artist’s novel, which is a subject that allows for a prolonged reflection on the relationship between the character of the painter and the model. As in Requiem, the stories of Monique Proulx, Jane Urquhart, and Henry Bauchau distance themselves from a dynamic centered on eroticism and the nude perfection of the painter’s muse by placing this one at the heart of a fictional poïétique that completely mobilises her. Seduction no longer plays out through physical passions, but rather originates from the shortcomings and flaws of the model, which will be transformed and transfigured by the act of creation. This analysis, inspired by philosophical reflections on vulnerability (Ricœur, Levinas), will allow us to better understand how the latter is the proof of the universality of the artwork inscribed at the heart of the stories studied here. This analysis also legitimates a less pessimistic discourse around the myth of the artist, in which failure is no longer considered as an end in and of itself, but as a springboard towards a resolutely authentic creation.

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v

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III ABSTRACT ... IV TABLE DES MATIÈRES ... V REMERCIEMENTS ... VII

REQUIEM ... 1

POÏÉTIQUE ET VULNÉRABILITÉ SOUS TENSION DANS LE ROMAN DU PEINTRE CONTEMPORAIN ... 114

INTRODUCTION ... 115

Requiem : genèse et mutations... 115

Le roman du peintre : constantes et évolution ... 118

Objectifs de la recherche ... 127

Spécificités du corpus et délimitation ... 128

Organisation des chapitres ... 130

PARTIE 1UN SUJET À DÉLIMITER ... 132

Le concept de poïétique ... 145

Le concept de vulnérabilité ... 151

Approche privilégiée ... 158

PARTIE 2 MANIFESTATIONS D’UNE POÏÉTIQUE DE LA VULNÉRABILITÉ DANS LE ROMAN DU PEINTRE CONTEMPORAIN... 162

1. L’ubiquité du corps ... 162 1.1. Du peintre ... 163 1.2. Du modèle ... 168 1.3. De la toile ... 174 2. La tension narrative... 179 2.1. Au cœur de l’analepse ... 179

2.2. Du silence et des dialogues ... 184

2.3. De l’image ... 191

3. L’ambiguïté de la relation peintre/modèle ... 196

3.1. Les forces d’attraction et de répulsion ... 198

3.1.1. Désir et érotisme ... 200

3.1.2. Désir et vulnérabilité ... 205

3.2. L’exhibition et la dissimulation des blessures ... 210

3.2.1. Résistances du modèle ... 212

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3.3. L’évolution du peintre et du modèle ... 222

3.3.1. Fin du modèle? ... 223

3.3.2. Libération du peintre, résolution des tensions? ... 227

3.3.3. En guise d’ouverture... 229

PARTIE 3ÉTUDE D’UNE POÏÉTIQUE DE LA VULNÉRABILITÉ DANS LES ROMANS DU CORPUS ... 232

1. L’ÉTUDE DU PEINTRE DU LAC DE JANE URQUHART ... 232

1.1. Naissance de la vocation artistique d’Austin... 236

1.2. Sara, un modèle fantôme ... 241

1.3. Les séances de pose : jeux de pouvoir et tentatives d’appropriation ... 247

1.4. Évolution des personnages du peintre et du modèle... 254

1.4.1. Sara : l’amour sacrifié ... 254

1.4.2. Austin : prise de conscience et sincérité neuve ... 258

2. L’ÉTUDE D’HOMME INVISIBLE À LA FENÊTRE DE MONIQUE PROULX .. 262

2.1. Naissance de la vocation artistique de Max ... 266

2.2. Les modèles de Max : miroirs réfléchissants ... 270

2.3. Les séances de pose : intrusions des modèles et effacement dialogique de Max 277 2.4. Évolution des personnages du peintre et des modèles ... 283

2.4.1. Modèles : séparation douloureuse ... 284

2.4.2. Max : identité reconstruite et liberté retrouvée ... 288

3. L’ÉTUDE DE DÉLUGE D’HENRY BAUCHAU ... 293

3.1. Naissance de la vocation artistique de Florian ... 296

3.2. Le modèle de Florian : d’admiratrice à artiste ... 301

3.3. Les séances de pose : passation de pouvoir et autonomisation du modèle ... 307

3.4. Évolution des personnages du peintre et du modèle... 312

3.4.1. Florence : liberté créatrice ... 313

3.4.2. Florian : feu intérieur maîtrisé ... 317

CONCLUSION ... 321

Retour sur Requiem ... 325

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vii

REMERCIEMENTS

Je tiens à souligner l’appui indéfectible d’Alain Beaulieu et de Renée Bourassa tout au long de mon cheminement, sans qui cette thèse n’aurait pu voir le jour. Leurs conseils judicieux, leur confiance de tous les instants et leur lecture avisée ont su guider et bonifier mon travail, tant sur le plan créatif que réflexif. Merci pour votre soutien et votre écoute.

Alain, surtout, qui m’a offert tant d’opportunités et de moyens de gagner en assurance, de sortir de ma « chrysalide ».

Merci aux membres du jury pour le temps, l’attention, le soin et l’expertise du regard porté sur mon projet. Vos commentaires sont précieux.

Merci à ma famille et à mes amis, pour leurs encouragements constants et leur grande empathie. Le doctorat m’aura fait réaliser à quel point je suis choyée de vous avoir dans ma vie.

Merci à Jérôme Filteau, ma force tranquille. Ta patience et ta générosité, tes mots toujours justes et sensés m’ont donné le courage de poursuivre malgré les embûches. Je ne saurais te dire à quel point ta présence et ton amour furent un baume sur mes angoisses.

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REQUIEM

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2

On a besoin de ses mains pour dire les choses que la parole ne traduit pas.

Anne Hébert, Le Torrent

Il y a des êtres qui nous touchent plus que d’autres, sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque.

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CHRISTOPHE

Christophe abat son poing contre la mâchoire de Richard, qui vacille un moment avant de se redresser. Pendant une fraction de seconde, les hommes se toisent, comme s’ils cherchaient une trace de reddition dans le regard de l’autre. Quelque chose trouble alors le silence. Un craquement. Christophe tend l’oreille. À l’étage, des bruits de griffes. Puis tout s’accélère. Richard allonge le bras, attrape la carabine fixée au châssis de la fenêtre, pointe l’arme sur le torse de son employé.

— Vas-y, si t’as encore des couilles! crache Christophe. Ce sera au moins ça de vrai, hein mon Richard?

Une plainte sourde. Ils lèvent les yeux vers l’escalier. Moly, les oreilles dressées et le corps tendu, semble prête à mordre.

— Suis-moi, dit Richard. J’t’emmène en balade.

Ils sortent. Marchent en procession dans la noirceur de février. Christophe sent le froid jusqu’au creux de ses os. La bouche du fusil coincée entre ses omoplates, il avance devant son assaillant, jusqu’à ce qu’ils atteignent la lisière de la forêt. Richard le force à s’arrêter. Christophe comprend qu’ils se sont suffisamment éloignés pour ne pas que la détonation parvienne jusqu’à la chienne. Il sait qu’elle ne l’aurait pas laissé me tuer, songe-t-il.

— Retourne-toi, ordonne Richard.

Christophe obéit. Place ses mains derrière sa nuque. Au pied d’un sapin, le cadavre d’un bruant à demi enseveli sous la glace. Il se demande s’il recevra une sépulture décente ou s’il finira comme l’oiseau. Ça ne devait pas se passer comme ça, se répète-t-il tel un mantra. Son patron tremble. Christophe le voit aux soubresauts qui agitent la carabine. Pour lui faciliter la tâche, il s’agenouille dans la neige. Puis il murmure :

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4 — Finissons-en.

Il baisse la nuque dans l’attente du coup fatal. Les orteils et les doigts engourdis, le pantalon mouillé, il se met à espérer une mort brève. Rien ne se produit, sinon une rafale de vent qui enterre la respiration profonde de Richard. Christophe ne tiendra plus longtemps dans cette position.

— Prouve-moi que t’es pas un lâche, siffle-t-il entre ses dents.

Avant qu’il n’ait le temps de réaliser ce qui se passe, Richard l’empoigne, le couche au sol, puis s’assied sur lui à califourchon. Christophe ne se débat pas. La carabine pressée sur sa gorge, il esquisse un sourire.

— Avoue que tu t’ennuyais de ça.

Leurs visages se frôlent. Christophe remarque un peu de sang à la commissure des lèvres de son patron. Il réussit à lever le bras vers son menton. Richard tourne la tête, évitant tout contact.

— T’as rien compris, éructe Richard en appuyant plus fort sur le fusil.

La trachée compressée sous la pression du canon, Christophe parvient à articuler :

— Tu l’as… peut-être dressée, elle… mais moi… moi, tu me verras jamais… faire le beau.

— Surtout pas dans ton état.

(12)

SŒUR HORTENSE

Hortense recule d’un pas pour mieux observer son travail. Un doute l’étreint. Elle s’empare d’un des lampions bordant l’autel et le place à la hauteur des yeux de la Vierge. Au lieu de l’apaiser, la lumière qui irradie désormais des pupilles lui donne des maux de ventre. Comme chaque fois qu’elle termine une peinture. Elle ne peut s’empêcher de redouter la réaction de Mère Clotilde, son ultime critique.

Dehors, une tempête se prépare. Hortense se dépêche d’enfiler sa capeline et d’avancer entre les rangées de bancs vides avant que les bourrasques ne l’obligent à passer la nuit à la chapelle. Elle brandit la bougie et ouvre les portes de la forteresse. Elle tombe nez à nez avec un homme qu’elle prend d’abord pour un sans-abri. L’inconnu chancelle sur ses jambes, déblatère des mots qu’elle a du mal à saisir. Il tente de se retenir au chambranle, perd pied et atterrit dans les bras de la religieuse. Elle peut sentir les convulsions de son corps jusqu’aux claquements de ses dents qui pulsent à ses oreilles. Un moment, elle s’imagine le couchant sur le perron, priant pour que quelqu’un d’autre le secoure à sa place.

Elle pense à Mère Clotilde. À la précision de ses interventions. Avec précaution, elle passe son bras sous celui de l’homme et l’entraîne à l’intérieur du bâtiment. Elle le guide vers l’autel où se trouve son tableau, qu’elle évite de regarder. L’homme marmonne des blasphèmes, marche à quelques reprises sur la robe d’Hortense. Ensemble, ils tanguent vers le couloir latéral qui mène au couvent, que seuls les prêtres et les aumôniers sont autorisés à emprunter. Tant pis, se dit Hortense.

C’est la première fois qu’elle s’occupe d’un malade. D’ordinaire, Mère Clotilde l’accompagne et lui suggère les actions à poser, les mots à offrir, le juste écart à respecter. La novice suit ses conseils sans réfléchir. Que dirait-elle si elle la surprenait à conduire l’inconnu à la cellule douze pour l’allonger sur le lit de fortune? Si elle la voyait ouvrir les robinets de la baignoire, ajuster la température de l’eau, dévêtir l’homme par des gestes brusques, s’émouvoir de cette chair bleutée?

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6

La barbe de l’étranger frôle la joue d’Hortense, qui y discerne une odeur de réglisse noire. Elle se poste derrière lui, enserre son torse, l’aide à plonger une première jambe, puis la seconde. Elle l’assoit dans la baignoire. Puis elle s’agenouille sur le plancher, relève les manches de sa capeline, s’empare de l’éponge et du savon de Marseille. Il tente de se recroqueviller, mais elle l’en empêche, déjà occupée à lui frictionner le torse, les bras et les cuisses.

Des froissements de robe se font entendre. Un bataillon de femmes s’oriente vers les cuisines, où un porridge fumant les attend. Hortense se dépêche d’aller verrouiller la porte. Quand elle se retourne, l’homme la dévisage d’un air méprisant. Troublée, elle se dirige vers l’armoire adossée au mur du fond, en sort deux serviettes, un pyjama et des chaussettes de laine. Lorsqu’elle se trouve de nouveau près de lui, il a reporté son attention sur la fenêtre au-dessus du prie-Dieu. Hortense tord l’éponge puis la dépose avec le pain dans le porte-savon. Elle étend la première serviette sur le parquet et empoigne l’étranger sous les aisselles avant de le tirer hors de la cuve. Pendant un instant, elle manque de tomber avec lui sur le sol. En équilibre précaire, elle drape l’homme de l’autre serviette avant de le mener au lit des extrêmes onctions. Hortense a déjà assisté ici-même au rituel du dernier repos, spectatrice muette du Père John qui avait insisté pour qu’elle s’imprègne de ses faits et gestes afin de pouvoir un jour les reproduire.

Lorsqu’elle lui enfile son slip, elle ne peut retenir un rire nerveux à la vue de son sexe crayeux. Elle doit se résonner pour ne pas le laisser nu sur son lit pendant qu’elle s’emploierait à dessiner ce que son œil ne sait plus oublier. Comme s’il avait deviné ses intentions, l’homme se laisse choir sur le matelas. Allongé sur le dos, il ferme les yeux, tandis qu’Hortense observe la valse des ombres sur sa peau frissonnante. Elle sort de sa torpeur au son des cloches de l’Église. Habille maladroitement son hôte du pyjama de flanelle. Puis s’empresse de tirer les couvertures jusque sous son menton et de pivoter sur ses talons.

Une fois sortie de la cellule, elle replace une mèche tombée de son bandeau et se signe d’une main moite.

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CHRISTOPHE

Fiévreux, il rêve de bêtes traquées, meurtries. Un orignal au beau milieu d’une trail. Le cervidé s’avance à pas lourds dans la steppe enneigée. Son souffle, lent, se fond à la nuit, ses yeux brillant comme des falots. Christophe ne bouge pas. Il craint de le voir s’enfuir. Quelque part au fond des bois, le reste du clan doit l’attendre. Le chercher. Christophe ne comprend pas pourquoi il ne se sauve pas. Au loin, les phares d’une motoneige narguent l’obscurité. Elle se rapproche, passe devant Christophe, puis fonce sur l’élan, qui recule en réalisant le danger qui le guette. Son trot mal assuré se transforme en un galop désespéré. L’étranger le poursuit jusqu’à ce qu’il chute d’épuisement, les reins cambrés en bordure de la piste. L’homme coupe le moteur de la Yamaha. Il marche jusqu’à sa proie, s’accroupit près d’elle. Se love contre ses flancs. Comme un fils.

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SŒUR HORTENSE

— Où est-il? — Ici même.

— Vous voulez dire dans le couvent?

— Je ne pouvais pas le laisser sous le porche à cette heure, dans ces conditions. — Je ne dis pas que vous n’avez pas bien agi, mais j’aurais préféré en être avisée. — Vous étiez occupée, j’ai cru que…

Mère Clotilde se pince les lèvres, puis se penche vers elle en chuchotant :

— Quelle cellule? — La douze.

La vieille femme hausse les sourcils. Sœur Hortense n’ose pas lui narrer l’épisode du bain.

— Maintenant, allez rejoindre vos consœurs, ordonne la supérieure. — D’accord, mais vous?

— Je m’occupe de tout, soyez tranquille.

Mère Clotilde lui prend les mains. Sœur Hortense sent la rugosité de ses doigts contre les siens. Cela la calme.

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— Merci, dit la vieille femme avant de s’éloigner de sa démarche chaloupée.

Hortense la regarde disparaître au bout du couloir. Elle inspire un grand coup, expire et entre dans le réfectoire où ses consœurs, en file, se servent à déjeuner. Elle remplit son assiette d’une mixture d’avoine et de lait bouilli, puis s’attable avec les autres communiantes. À peine a-t-elle avalé une gorgée de café que le corps de l’inconnu jaillit dans son esprit. Elle porte une autre cuillerée de porridge à ses lèvres, sans parvenir à se débarrasser de l’image de son sexe blême.

Plus tard, les Sœurs poursuivent leurs travaux de broderie dans une salle adjacente au réfectoire. Hortense et une quinzaine d’autres religieuses s’affairent à enfiler l’aiguille dans la soie d’une étoffe qui ornementera l’aube du prêtre lors des messes liturgiques. Colombes, Christ auréolé, Vierge à l’enfant, anges gardiens, croix dorées et calices surgissent ici et là sous les doigts expérimentés des sœurs. Hortense a de la difficulté à se concentrer sur son ouvrage, et se pique à plusieurs reprises sous les moqueries de sa voisine.

Après un moment, Mère Clotilde pénètre dans la pièce et s’immobilise devant la table où se trouve Hortense. Elle se racle la gorge pour lui signifier de la suivre. Hortense recule sa chaise, le feu aux joues. Dans le couloir, elles dépassent les cuisines et la salle des oraisons, où trône un Jésus sur pied au milieu de cierges incandescents. Elles gravissent un escalier, puis un second. Mère Clotilde s’arrête pour souffler. Sœur Hortense fixe le voile noir de la vieille femme, ses épaules légèrement voûtées. Tente de s’imaginer sa colonne vertébrale, les nœuds pointant à travers la peau veinée. Puis elles poursuivent leur route jusqu’au troisième étage où se trouve le bureau de Mère Clotilde.

Assises de part et d’autre du secrétaire, elles louchent au même moment sur la pile de dossiers qui s’accumulent en son centre. Hortense lit, sur l’un d’eux, son nom en lettres moulées. D’un mouvement du bras, sa supérieure balaie les chemises de carton puis croise ses avant-bras sur son tablier.

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10 — Je suis heureuse de l’entendre.

L’aînée toussote, tire les pans de son voile, demande :

— Vous a-t-il parlé de lui? Mentionné quelque chose de particulier? Son nom, par exemple?

— Il s’exprimait confusément. Ses mots étaient décousus.

Mère Clotilde se penche vers elle.

— Je vois. Rien d’autre?

Hortense secoue la tête de gauche à droite.

— L’homme est sans papiers. Une fâcheuse situation qui m’empêche d’alerter ses proches, explique Mère Clotilde.

— Que comptez-vous faire?

Mère Clotilde ne répond pas. Au bout d’un moment, elle finit par décréter : — Tenter d’en apprendre plus sur lui. Mais pour cela, j’ai besoin de votre aide. — De mon aide?

— J’ai amplement à faire à l’hôpital, comme vous le savez. Plusieurs patients comptent sur moi, et je serais bien malheureuse de les délaisser. J’ai pensé que vous pourriez vous occuper de l’étranger, découvrir son identité, ses origines, ses… intentions. Évidemment, vous serez exemptée de votre corvée de restauration de la chapelle.

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— Pour combien de temps? — Le temps qu’il faudra.

La novice soupire à l’idée d’abandonner la peinture des vitraux qui lui a été confiée. Une lueur narquoise dans les yeux, sa supérieure ajoute :

— Si cela peut vous réconforter, j’ai déjà informé le diocèse que la restauration des ogives accuserait un peu de retard. Dès que votre… enquête sera complétée, vous vous remettrez à vos icônes.

— Les autres vont s’apercevoir de mes absences.

— Ne vous inquiétez pas pour cela. J’ai pris les précautions nécessaires à cet effet, annonce-t-elle en lui tendant un trousseau de clés. Je m’occuperai de ses repas et de l’entretien de sa chambre. Le reste vous appartient.

— Le reste.

— Votre mission. Qui commence maintenant. Jusqu’aux vêpres du soir, vous lui tiendrez compagnie. S’il venait à se réveiller, votre présence l’aidera à se sentir moins… désorienté.

— Et que lui dirai-je? — Vous trouverez les mots.

Mère Clotilde se lève et se plante devant la porte, qu’elle ouvre en guise de remerciement. Hortense se signe, avance jusqu’à la vieille femme, attrape les clés qu’elle enfouit dans une poche de sa robe et sort de la pièce en fixant le bout de ses chaussures.

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12

Quand elle se faufile à l’intérieur de la cellule douze, Hortense trouve l’homme tassé dans un coin du lit, les draps entortillés autour des cuisses, le souffle court, le front en sueur. Sans faire de bruit, elle se dirige vers la penderie, y récupère une serviette propre, tire la petite chaise de bois et éponge son visage. L’homme se tourne sur le côté, laissant voir un cerne humide le long de son dos. Hortense soulève le tissu de son pyjama avec d’infimes précautions, tamponne sa peau délicatement, replace son vêtement puis remonte la couverture sur ses épaules. Quand elle se rassoit près de lui, elle ne peut s’empêcher de remarquer la courbe parfaite de son arcade sourcilière, la robustesse de sa mâchoire. Et ce grain de beauté déposé au centre du lobe droit. D’instinct, elle se penche et en effleure la peau. L’homme tressaille. Hortense sursaute, puis se cale sur son siège. Elle attrape la Bible et s’efforce de lire le premier passage qui lui tombe sous les yeux.

Après cela, Jésus, qui savait que tout était déjà accompli, dit, afin que l’Écriture se réalise pleinement : « J’ai soif. » Il y avait là un vase plein de vinaigre. Les soldats en remplirent une éponge, la fixèrent à une branche d’hysope et l’approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : « Tout est accompli. »

Elle referme la Bible. Henri. L’image du corps sans vie de son professeur, de ses vêtements barbouillés d’acrylique, remplace le décor de la cellule. Elle se revoit en train de courir vers lui, de l’arracher à la corde qui l’étouffe, de l’allonger sur le sol. De poser ses doigts sous la veine carotide, juste au-dessus de la ligne bleuâtre. De chercher un pouls inexistant. Tout est accompli. Il avait écrit ces derniers mots à l’encre noire un peu partout dans l’atelier.

Hortense court vers la baignoire. Son cœur bat à tout rompre contre ses tempes. Elle s’assied par terre. Ouvre les robinets et s’asperge le visage d’eau.

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CHRISTOPHE

Il ne reconnaît pas ce qui l’entoure. On dirait une chambre d’hôpital. Même froideur, même odeur suspecte de médicaments, à laquelle s’ajoute celle de naphtaline qu’exhalent les vêtements des vieux. Il a le sentiment d’étouffer. À sa droite, une fenêtre grillagée lui donne l’impression qu’on l’a enfermé dans une cage à faucons. Il tente de se redresser, mais la douleur dans son crâne le cloue sur place. Ses mains palpent la région sensible. Détectent une excroissance. Il se retourne et aperçoit une silhouette voilée agenouillée au-dessus d’une baignoire. Un bref instant, il se rappelle la sensation de l’eau sur sa peau. Puis se rendort.

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14

SŒUR HORTENSE

Quand elle va mieux, Hortense se relève et rejoint son protégé. Le front plissé, les lèvres crispées, il semble combattre des ennemis invisibles. Elle essuie la sueur qui perle à son cou. Christophe émet des cris aigus, comme ceux d’un oisillon blessé. Ce n’est que lorsque sa tête se met à s’agiter en tous sens qu’Hortense décide d’intervenir en lui serrant le bras. Christophe se réveille en sursaut.

— Tout va bien. Ce n’est qu’un mauvais rêve, le rassure Hortense.

Il la fixe étrangement, comme s’il doutait de sa sincérité. C’est à ce moment qu’elle distingue la double coloration de ses iris. Elle se mordille la langue comme chaque fois que quelque chose d’inusité retient son attention. L’homme écarquille les yeux. On dirait qu’il vient d’apercevoir un revenant. Il pointe quelque chose derrière elle. Hortense se retourne.

— C’est quoi c’te place-là? Qu’est-ce que Jésus fait ici?

Les crucifix. La pièce en est remplie. Le pauvre ne se souvient de rien, se dit Hortense. L’homme se tortille dans son lit, tente de se relever, grimace.

— Restez couché, je vous en prie.

Hortense explique :

— Nous vous avons trouvé sous le porche de la chapelle la nuit dernière, délirant et fiévreux. Nous avons pris soin de vous.

— Je rêve. C’est ça. Je rêve.

À ces mots, il se masse le cuir chevelu, à quelques centimètres de la tempe droite. Un rictus de douleur sur les lèvres. Hortense s’imagine qu’il souffre d’un début de migraine.

(22)

— Je vais vous chercher des aspirines. Je ne serai pas longue, promis. Elle lui sourit timidement et sort de la cellule d’un pas furtif.

(23)

16

CHRISTOPHE

L’enfer. J’suis en enfer. Le diable déguisé en religieuse. J’aurais pas pu inventer mieux. La voilà justement qui revient dans la chambre, un flacon dans une main, un thermomètre dans l’autre. Elle prend place sur la chaise qu’elle occupait quelques minutes plus tôt, lui tend les médicaments et le verre d’eau qui traîne à deux pouces des saintes écritures. Christophe avale le tout sans rouspéter. Observe discrètement son hôte pendant qu’elle retourne le thermomètre entre ses doigts, comme si elle hésitait à s’en servir sur lui. Elle semble plutôt jeune. Aucune ride ne jalonne le pourtour de ses lèvres.

— Vous permettez que je prenne votre température? souffle-t-elle d’une voix hésitante.

Il secoue la tête de haut en bas. Ouvre la bouche pendant qu’elle glisse sous sa langue la pointe froide de l’instrument. L’espace d’un instant, il n’ose plus la regarder. La proximité de la religieuse le met mal à l’aise. Puis l’alarme sonne. Hortense retire le thermomètre en s’excusant. Lit les chiffres sur l’écran de plastique.

— Vous faites des progrès.

Un long silence s’installe. La femme a l’air d’attendre qu’il parle. Il ne sait quoi répondre. Il essaie de se remémorer les événements qui l’ont mené ici, mais ses souvenirs restent flous, inatteignables. La religieuse s’empare de la Bible posée sur la table de chevet. Tout en glissant son doigt entre les pages, elle lui dit qu’elle s’appelle Hortense. Sœur Hortense.

— Christophe.

Elle lève les yeux vers lui.

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Elle croise les mains sur ses genoux. Christophe voit la tache sombre sur l’index d’Hortense. Il pense à de l’encre. Sur sa peau presque diaphane, la bavure ressemble à un tatouage. Quelque chose l’empêche de détourner le regard. Sœur Hortense dissimule ses mains sous son voile, comme si elle avait honte, tout à coup, des stigmates de sa chair. Le vent claque contre la fenêtre, fait vibrer les murs. Hortense se dirige aussitôt vers la vitre embuée qui menace d’éclater sous la force des rafales. Elle s’exprime tout haut, pour elle-même on dirait.

— L’hiver est féroce, cette année. Nous avons manqué d’électricité à deux reprises depuis le début du mois. Les génératrices ont failli succomber au froid, elles aussi. Je ne sais pas si nous pourrons supporter une autre panne. D’autant plus que j’ai besoin de lumière pour travailler.

Christophe se la représente en train de laver à grande eau les planchers du couvent. Ses genoux usés par la dureté du carrelage. Hortense garde le silence. Puis se retourne vers lui en esquissant un sourire qui lui paraît forcé. Elle reprend son siège près du lit. Sans préambule, elle se met à réciter des passages de la Bible. Christophe, qui a en horreur les saintes écritures, ne trouve rien d’autre à faire que de fermer les yeux en espérant que le sommeil ne tardera pas. Il s’endort sur le récit de la mer Rouge élevée en une muraille invincible, puis de l’armée égyptienne engloutie par sa violence, de tous ces noyés à jamais privés de sépulture.

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SŒUR HORTENSE

Hortense s’est efforcée de conserver un ton neutre durant sa lecture. Mère Clotilde lui avait appris à laisser respirer le texte par lui-même, à s’oublier pour que s’incarne la parole de Dieu, neuve et souveraine. Ne prête aucune intention au texte, lui expliquait sa supérieure. Tu es sa caisse de résonnance, rien de plus. Donne-lui la chance de se déposer en toi, sans le brusquer. Elle avait pressé une main au-dessus de la poitrine d’Hortense. Là, juste là. La jeune femme avait craint, à ce moment, que Mère Clotilde surprenne sous ses vêtements le tressautement de sa poitrine. Cette fébrilité qu’elle ressentait chaque fois que la vieille femme s’adressait à elle personnellement. Rares instants de lumière dans la monotonie des jours marqués par les corvées et les oraisons à heures fixes, les chants vespéraux. Lorsqu’elle retournait dans sa cellule le soir tombé, elle s’agenouillait sur le prie-Dieu en remerciant le ciel pour cette intimité partagée avec sa supérieure, puis revivait la scène jusqu’à ce que la nuit en gomme les détails.

Bientôt, elle devra questionner son protégé sur les motifs de sa venue à la chapelle. En attendant, puisqu’elle n’a pas accès à ses mots, elle songe à récupérer son matériel à dessin. Il lui suffirait d’une brève incartade dans sa cellule où languissent ses pastels, son cahier à croquis et ses encres sèches. D’un autre côté, si Christophe venait à se réveiller, il pourrait s’inquiéter et la réclamer en criant, ce qui alerterait les autres communiantes, et déplairait certainement à sa supérieure. Cela, elle ne se le pardonnerait pas. De la même façon qu’elle ne pourrait déroger aux règles de composition de la peinture d’icônes par peur de contrarier Mère Clotilde. Le but étant de reproduire avec exactitude ces figures d’autorité absolue.

Sa Vierge, désormais exposée sur l’autel de la chapelle, a connu le même chemin. Bien sûr, il y a bien eu un instant où Hortense a failli céder à une sorte d’impulsivité, répondre à cette petite voix qui lui suggérait de jouer avec les proportions, de modifier le drapé parfait du vêtement pour quelque chose de plus… négligé. Comme si elle ne supportait pas le caractère irréprochable de cette Vierge à l’enfant. Mère Clotilde avait-elle eu le temps, ce

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matin, de contempler l’œuvre achevée d’Hortense? Si oui, la jeune femme donnerait n’importe quoi pour savoir ce qu’elle en a pensé.

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CHRISTOPHE

Une musique funèbre se détache sur le fond noir de ses rêves. Beaucoup de gens pleurent, il les entend sans les voir. Il sent qu’il appartient à cette foule en deuil, qu’il devrait lui aussi veiller ce mort qu’il ne reconnaît pas. Aucun mouvement ne parviendrait à le hisser près du cercueil qu’il voit apparaître au sommet d’une montagne écarlate. Les plaintes du violon montent vers le ciel en volutes de fumée, forment un nuage dense, oppressant. Un brasier d’arpèges. Le spectacle, étrangement, l’émeut. Même s’il est déjà trop tard pour les adieux. Son cri, un obus qui n’atteindra jamais sa cible.

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SŒUR HORTENSE

Hortense s’est endormie sur sa lecture. Elle a revu, à son réveil, le visage décoloré d’Henri, ses grandes mains crispées comme des serres d’aigle, son regard ouvert sur sa dernière toile, Celle qui danse, son message d’adieu en lettres moulées sur les murs de l’atelier. Elle n’a pas cherché à chasser sa vision. Pas cette fois. Elle lui a plutôt parlé comme elle avait l’habitude de le faire après ses séances de pose, quand il ouvrait une bouteille de vin de mauvaise qualité et qu’il actionnait le tourne-disque d’un air confus. C’était chaque fois pareil. Elle se rhabillait pendant qu’il allait chercher les coupes en plastique, rattachait ses cheveux en un chignon au-dessus de sa nuque, ôtait les souliers de ballerine qu’il l’obligeait à porter durant l’heure où elle ne pouvait bouger. Elle était nue, à l’exception de cette paire de pointes en satin brossé qu’elle enfilait devant l’œil averti de son professeur. Il la voulait gracieuse comme Pavlova, souple comme Guillem, infatigable comme Plissetskaïa. Pleine de leur fougue et de leur passion. Tu veux peindre? Apprends d’abord à poser. À passer de l’autre côté du regard. Comme ça, tu ne pourras plus faire semblant.

— Je ne fais pas semblant, répondait-elle.

— La peinture exige un corps pour exister. Le tien est encore trop neuf, trop… lisse. Comment crois-tu créer si tu n’exiges rien de lui? Descends dans ta souffrance, ta douleur. Ton humanité.

— Tu parles comme s’il n’y avait pas d’autres chemins possibles. — C’est toi, le chemin.

Ils buvaient. Une bonne partie de la soirée. Ils tournoyaient sur les chansons de Chet Baker, de Ray Charles et de Louis Armstrong, des monticules d’oreillers éparpillés un peu partout dans la pièce. Parfois, comme des gamins mal élevés, ils se lançaient à la figure de la peinture acrylique, tachaient leurs vêtements déjà souillés par leurs frasques précédentes. Puis, quand leurs muscles ne répondaient plus à leur ivresse, ils s’assoyaient à même le sol

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et s’amusaient à nommer les constellations de noir, de rouge et de feu incrustées dans le tissu de leurs chandails. Jusqu’à ce que leurs lèvres ne suivent plus leurs mots.

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CHRISTOPHE

Il se souvient. De Moly, de Richard, de la longue marche en forêt, du souffle de l’homme sur sa joue, de la crosse de sa carabine abattue sur son crâne. Il n’a plus qu’une envie : retourner là-bas. Dans le creux des bois, là où les coyotes femelles rôdent dès la nuit tombée autour de leur proie comme pour l’enjôler, les mâles en attente du signal d’attaque. Là où son patron mâche son cigare devant ses chaudrons fumants de faisan, sa chienne collée à ses jambes.

Il se redresse dans son lit, s’assoit face à Sœur Hortense, dépose un premier pied par terre, puis un autre. Une fois debout, il refuse le bras qu’elle lui tend et esquisse un pas en avant. Près de la fenêtre, il perd l’équilibre, s’agrippe à son cadre. Hortense se précipite vers lui.

— Faut que je reprenne mon souffle. C’est tout.

Il marche en guerrier aveugle, s’efforçant d’oublier qu’elle l’a vu nu. Puis, avant qu’il atteigne la grande armoire de bois, sa tête se met à élancer, ses cuisses à faiblir. Il se sent étourdi. Peu à peu, son front se couvre de sueur. Il ne peut retenir un gémissement. Hortense le rejoint et il se cramponne à son bras. Plus petite que lui, elle lui donne pourtant l’impression d’une géante, calme et flegmatique, habituée à retenir ce qui vacille. Il se laisse guider vers le fond de la pièce, là où se trouvent des cierges à peine consumés, une croix de bronze adossée contre le mur et de minuscules fioles dorées.

— Prenez appui sur le prie-Dieu. Là, voilà.

Elle court se saisir de la chaise en bois près du lit et l’aide à y prendre place. De nouveau, elle mouille un linge et lui éponge le visage. Ses gestes, délicats, font remonter en lui des souvenirs d’une époque ancienne de sa vie.

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— Pas mes jambes, articule-t-il faiblement. Ma tête.

Il pointe la partie névralgique. Hortense se penche vers lui. Écarte, avec d’infinies précautions, la masse de cheveux qui masque la lésion.

— C’est grave? demande-t-il.

— Je ne suis pas médecin, je ne saurais me prononcer. Il vaudrait peut-être mieux vous conduire à l’hôpital pour obtenir l’avis d’un professionnel…

— Non!

Il regrette aussitôt son ton sans appel. Tente de se rattraper en ajoutant :

— J’aime pas les médecins. Encore moins les hôpitaux. J’suis certain que dans deux-trois jours on y verra plus rien.

Sœur Hortense plisse les yeux comme si elle cherchait une autre explication. Celle qu’il ne lui donne pas. Pour détourner la conversation, il lui demande en quoi consiste la vie de religieuse.

— J’veux dire, à part prier pis décrasser les planchers, vous faites quoi?

— On redonne à la communauté. On s’occupe des pauvres âmes égarées comme vous. — J’voulais pas vous insulter. Excusez-moi. Vous avez pris soin de moi, et ça j’oublierai pas.

— C’est normal. Je ne ferais pas une bonne servante de Dieu si je n’aidais pas mon prochain. Et vous sembliez si… secoué.

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Il fixe la baignoire. Le feu lui monte aux joues.

— J’ai besoin de lumière pour travailler. C’était vos mots, non? Quand vous regardiez à la fenêtre, l’autre jour, dit Christophe en s’efforçant de sourire.

Elle paraît surprise.

— Je suis peintre d’icônes, explique-t-elle après un silence mesuré. Il ne s’attendait pas à cela.

— Vous dessinez des vedettes?

— Pas ce genre d’icônes. Disons que mes modèles sont moins glamour que les vôtres. Moins éphémères, aussi. Prenez la Vierge Marie. Il n’y a pas modèle plus immuable qu’elle. On ne pourrait en dire autant de ces chanteuses pop tout juste sorties de la puberté pour qui le succès se mesure à la profondeur de leur décolleté.

— Vous préférez les morts aux vivants, donc.

— Un mort ne l’est jamais tout à fait. Tant qu’il vit en nous.

Christophe échappe un rire gêné. C’est à ce moment que l’on cogne à la porte. Sœur Hortense lisse les pans de son voile et va ouvrir. Christophe étire le cou. Sur le seuil, une vieille femme, toute de noir vêtue, tient un plateau de nourriture dans ses mains. Leurs regards se croisent un bref instant. Christophe sent qu’elle voudrait entrer, mais que quelque chose la retient. De la pudeur, peut-être. Sœur Hortense explique, d’une voix douce, que le malade a commencé à marcher, qu’il ne souffre presque plus de fièvre. Elles parlent de lui comme s’il ne pouvait pas les entendre. Il feint une toux, juste pour voir leur réaction. Sœur Hortense se retourne vers lui, hausse les épaules puis revient à la vieille femme, la débarrasse du plateau et la remercie avec chaleur. La religieuse mime le signe de la croix puis sort de la

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pièce. Figée dans sa posture, Sœur Hortense prend un temps considérable avant de tourner les talons et de déposer les vivres sur la table de chevet.

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SŒUR HORTENSE

Il s’efforce d’avaler sa soupe sans grimacer. Hortense remarque qu’il tremble. Elle se retient de lui prendre le bol des mains et de le nourrir comme on le ferait avec un infirme. Pour meubler le silence, elle lui parle des légumes d’hiver, potirons, betteraves, navets et topinambours, qu’elle a appris à apprêter aux côtés de Mère Clotilde. Elle lui explique à quel point cette tâche la rebutait à son entrée au couvent. La cuisine n’ayant jamais fait partie de ses dons, elle craignait de gâcher chacun des plats auxquels on l’assignait. Mais la patience de sa supérieure et son absence de jugement lui ont permis de concocter des mets simples et savoureux, préparés selon les saisons. Car c’est la nature qui guidait le choix des recettes. Il lui fallait respecter ses caprices.

— Vous ne m’auriez jamais surprise à éplucher des maïs ce matin. Ni à équeuter des fraises.

— Et c’est quoi… ce… potage?

— Panais et pommes de terre. Vous aimez?

Christophe déglutit.

— J’ai… connu pire. Hortense s’esclaffe.

— C’est la première fois que j’entends votre rire, dit-il en déposant le bol sur ses genoux.

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Il rit à son tour. Un rire d’homme fatigué, mais franc. Il s’essuie le coin des lèvres avec la petite serviette en broderie, se racle la gorge et demande :

— La vieille femme de tout à l’heure. C’est elle, Mère Clotilde? Sœur Hortense redevient sérieuse.

— Oui.

— Et vous l’aimez? lance-t-il en déchirant un bout de pain de la mie.

Une bouffée de chaleur la submerge. Elle hésite à répondre. Puis finit par dire :

— Je n’aurais pu exiger meilleur guide.

— Est-ce qu’elle vous a montré à peindre, aussi? Il la regarde avec une naïveté touchante.

— Je peignais bien avant de revêtir le voile. — Des… voyons… des icônes?

— Je ne m’intéressais pas encore aux Saints, à l’époque. J’avais plutôt un penchant pour les corps nus.

Il passe près de s’étouffer. Déglutit péniblement. Elle le sent rétrécir de l’intérieur jusqu’à ne plus savoir où se cacher.

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— Pourquoi…

— Avoir choisi de consacrer ma vie à Dieu, après ça?

Il hoche la tête de haut en bas. Hortense poursuit :

— Et si vous me racontiez plutôt ce qui vous a amené ici, Christophe?

Il lève des yeux surpris vers elle.

— Je ne m’en souviens pas.

— Vraiment? Et Richard, lui, vous croyez qu’il s’en souviendrait?

À ces mots, Christophe plisse le front, puis fixe l’assiette à moitié entamée sur ses genoux. Il murmure :

— Il est venu ici?

Hortense perçoit une pointe de curiosité dans sa voix, à moins que ce ne soit de l’angoisse ou de la peur.

— Vous avez crié son nom durant votre sommeil. D’un geste las, il se masse le crâne. Soupire.

— J’suis pas doué pour les confessions. Du moins pas à jeun.

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CHRISTOPHE

Il n’a jamais cru aux repentirs ni même au pardon. C’est la première chose qu’il lui dit. Hortense opine du chef comme pour l’encourager à continuer. Elle lui fait l’effet d’une enfant curieuse. Assise en face de lui, elle le regarde avec une lueur ingénue dans les yeux. Il pense qu’il n’a plus rien à perdre. Alors il lui parle de Richard d’abord. Fils de boucher devenu boucher à son tour, installé dans le nord du village après que sa femme a succombé à un cancer des ovaires. De sa propension à la solitude, de son amour de la forêt, de ses promenades nocturnes le long de la rivière, de sa chienne Moly qu’il avait recueillie in extremis à la fourrière, nourrie et protégée comme si c’était sa fille.

— J’ai toujours eu la parole… timide, confie Christophe. Quand Richard m’a engagé à la boucherie, il m’a promis que j’serais à ma place dans la chambre froide. Ici, les bêtes sont déjà mortes. Pas besoin de leur jaser. C’pas des plantes. Leur chair sera pas plus tendre même si tu les gaves de compliments. J’te demande juste de la précision. Des coupes parfaites. Pis pas de pertes. Surtout, tu jettes rien, à moins que la pièce soit pourrie. Compris? Fallait pas qu’il me pogne à balancer des rognons à la poubelle. Il était du genre impulsif. Une bonne claque derrière la tête pour m’empêcher de r’commencer. Il faisait ça juste avec moi. J’pense que c’était sa façon de me montrer qu’il tenait à moi.

Dans un geste nerveux, il se gratte la mâchoire, rit.

— J’avais jamais connu ça, moi, les taloches. Quand tu passes la moitié de ta vie avec ta mère, pis l’autre avec ta grand-mère, t’as beau avoir l’imagination fertile, tu pourras jamais comprendre la brûlure d’une main d’homme sur ta joue mal rasée. C’était comme si je découvrais autre chose que de l’indifférence, une forme de tendresse qui résonnait jusque derrière les oreilles. S’il avait su à quel point j’aimais ça quand il me flanquait sa claque sur le cuir chevelu, pas certain qu’il en aurait pris autant de plaisir.

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— Et votre mère? Où est-elle?

Christophe l’attendait, celle-là. Il pourrait inventer un mensonge, une explication rationnelle. Mais il n’en a pas envie.

— Morte. Comme ma grand-mère et mon...

Il ne lit aucune pitié dans le regard d’Hortense. Plutôt de l’étonnement.

— Richard savait tout ça. C’est un p’tit village, ici, les commérages vont vite, ben plus vite que les avis de décès dans les journaux. J’suis venu lui quémander une job pis une chambre quand j’ai appris que ma grand-mère avait tellement de dettes que le seul moyen de rembourser les créanciers était de vendre sa piaule. J’me suis souvenu qu’il avait déjà dit à mamie qu’il manquait de main-d’œuvre à la boucherie, pis qu’il trouvait de moins en moins de temps pour bûcher pis corder le bois qui lui servait à se chauffer l’hiver. Il m’a engagé tout de suite, mais a hésité un peu avant de m’offrir le gîte. J’pense que c’tait à cause de Moly. Il l’avait jamais partagée avec personne encore. Pour le convaincre, j’lui ai promis que j’décamperais dès que ma mère, qui était encore vivante dans c’temps-là, me redonnerait les bijoux de mamie qui me revenaient de droit.

Il soupire.

— Depuis la noyade de mon p’tit frère v’là quinze ans de ça, ma mère habitait chez les fous. Ça aussi, Richard le savait. Il savait que Martha avait choisi la folie au lieu de vivre avec le fils qui lui restait. Il savait que ma grand-mère, qui se bourrait d’Ativan à longueur de journée, s’était occupée de moi, l’ado décrissé, après le drame qui l’avait privée de sa fille pis de son petit-fils. Il le savait parce que c’te bout-là, j’lui avais raconté un soir qu’on avait trop picolé. Un soir que les choses ont comme pris une autre tournure, avec le gin pis les trente-cinq tours pis la viande de faisan qu’il avait cuisinée tout l’après-midi.

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— Le problème, c’est que j’avais confiance en lui. Pis que malgré ça, il m’a caché la mort de maman. J’allais pu la voir à l’hospice, c’est vrai. Mais c’tait pas une raison pour me jouer dans l’dos en lui rendant visite à mon insu. En s’introduisant dans mon passé, dans sa tête à elle. En me volant ma dernière chance de la regarder en face sans me mettre à brailler. Sans m’enfoncer les doigts dans les oreilles parce qu’elle en finirait pu de crier comme une truie qu’on viendrait d’égorger. Une semaine. Une semaine qu’il le savait. La préposée à l’institut psychiatrique a eu l’air surprise quand j’ai demandé à voir Martha Prud’homme. Sûrement moins que moi, par contre, quand elle m’a dit que son mari avait déjà été avisé de son décès par téléphone. Son mari, ciboire! Il s’était fait passer pour son mari!

Il sent la rage le submerger à nouveau, le sol se dérober sous ses pieds.

— J’pouvais pas laisser passer ça. J’pouvais juste pas. J’voulais qu’il ressente c’que ça fait de se faire poignarder dans l’dos par son meilleur chum. J’l’ai cogné, assez pour que j’puisse entendre sa mâchoire craquer sous mes doigts. Sauf que y’a eu comme un revirement de situation. Richard a réussi à pogner sa carabine pis à me coincer dans un coin de la forêt pour pas que les voisins nous entendent. J’étais sûr qu’il me tuerait. Au lieu de ça, il m’a fracassé la tempe avec la crosse du fusil. Pis ben le reste, j’m’en souviens pas. J’me suis réveillé dans c’te chambre-ci avec des relents de cauchemars dans les yeux.

Christophe tremble. La fatigue d’avoir trop parlé, sans doute. Il fixe les carreaux rouges et bleus de son pyjama, se trouve soudain ridicule. Hortense se penche vers lui et enveloppe ses mains des siennes. Il a du mal à accueillir cette proximité nouvelle. Le dernier qui l’ait touché ainsi, c’était Richard. Richard qu’il devra commencer à oublier, comme tous les autres. Les fantômes.

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SŒUR HORTENSE

Hortense ne peut résister à l’envie de dessiner Christophe. Comme si elle n’avait d’autre choix que de transformer son récit en des rouges et des jaunes puissants, des orangés qui balaieraient d’un coup le piège de l’hiver. Elle se lève, retourne à la penderie et lui déniche une couverture de mérinos, l’enroule autour de ses épaules, lui souffle, près de l’oreille, de ne pas bouger. Christophe lève vers elle des yeux apeurés, des yeux de bête farouche. Elle se mord l’intérieur des lèvres, le goût du sang comme un opprobre sur sa langue. De la poche de sa robe, elle retire un calepin et des fusains enveloppés de Cellophane. Son matériel de survie.

Fébrile, elle s’empare du carmin. Sur le papier, le bâtonnet roule en tressautant, formant de sombres arabesques. Elle recommence avec l’ocre, puis le corail. Quand les trois quarts de la feuille en sont recouverts, Hortense se saisit de la gomme à effacer et la frotte dans le maelstrom de couleurs. Émergent alors d’étranges cratères de lumière. C’est là qu’elle croit discerner le tracé d’un corps. Christophe. La tension dans ses doigts se relâche. L’excitation devient honte. Elle prend son croquis, s’apprête à le déchirer quand un non sonore suspend son geste.

— Qu’est-ce que vous faites? lance Christophe, presque affolé. — Je n’aurais pas dû. Excusez-moi. C’était déplacé de ma part. — Montrez-moi, ordonne-t-il.

Elle lui tend le dessin dont il se saisit avec méfiance. Christophe plisse les yeux avant d’effleurer la tempête vermeille, puis la forme oblongue qu’elle imagine vibrer sous son index.

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34 Hortense reste interdite.

— J’ai besoin de dormir, ajoute-t-il soudain en lui remettant son croquis.

Il se lève et glisse jusqu’à son lit d’un pas traînant. Hortense ne songe même pas à l’aider. Elle pense plutôt à ses mots. L’œil de ma mère. Le feu. La forêt. C’est la colère du modèle qu’elle désirait montrer, et Christophe toujours debout malgré la trahison de Richard. Pas sa brûlure à elle.

Il a déjà remonté ses couvertures sur son menton. Hortense le regarde s’enfoncer dans le sommeil sans pouvoir bouger. Elle n’entend pas le chant des religieuses qui s’élève de l’autre côté de la cellule où elle est enfermée. Ni l’appel ténu de Mère Clotilde derrière la porte. Ni le cliquetis de la clé dans la serrure. Il faudra la présence de la vieille femme, sa voix comme un gong dans son oreille, pour qu’elle sorte enfin de sa torpeur.

— Ma Sœur. Ma Sœur, répondez-moi.

La supérieure hausse un sourcil lorsqu’Hortense se met à sourire béatement. — Qu’est-ce qui vous arrive?

Hortense observe l’arête du nez de la vieille femme. D’instinct, elle caresse le sien, ses narines ouvertes et prêtes à inhaler l’odeur du benjoin et de la cire. Mère Clotilde s’agenouille à ses côtés. Puis fait glisser le dessin dans ses mains. Sœur Hortense poursuit son examen du visage de sa supérieure. Elle cherche, quelque part au-delà des rides et de la peau relâchée, des familiarités secrètes.

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Les yeux d’Hortense croisent ceux de sa supérieure. Bleu outremer. La jeune femme est déçue, cette fois. Déçue que les siens tirent sur le marron clair. Soudain, l’irritation crispe les traits de Mère Clotilde. Sœur Hortense finit par balbutier :

— Je… oui.

— Je vous ai investie d’une mission, Sœur Hortense. Si vous préférez retourner à vos pinceaux, il faut m’en aviser tout de suite. Je trouverai quelqu’un d’autre pour s’acquitter de la tâche, explique-t-elle en tournant la tête vers le corps ensommeillé de Christophe.

Sœur Hortense lui fait signe que non.

— Christophe Prud’homme. Orphelin. Sa mère est morte récemment. Je ne sais pas encore de quoi. Mais je sais par contre qu’elle était internée à l’institut psychiatrique du village. Elle s’appelait Martha.

Mère Clotilde se radoucit. Elle s’appuie contre le genou gauche d’Hortense pour se redresser. Ses articulations craquent.

— Et pourquoi s’est-il retrouvé ici? — Il se cache. Quelqu’un lui veut du mal. — Qui ça?

— Richard. Un ancien ami. Il ne m’a pas révélé son nom de famille. J’ai besoin d’un peu plus de temps pour comprendre de quoi il en retourne.

— Combien de temps?

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36 — Une semaine. Peut-être deux.

— Pardon?

— J’ai l’intention de faire son portrait. Deux semaines me paraissent suffisantes pour y arriver. J’en profiterai pour lui soutirer des informations sur Richard et la menace, réelle ou non, qu’il représente.

C’est sorti d’un seul souffle. Sœur Clotilde la regarde, visiblement intriguée. — Je croyais que seule la reproduction d’icônes vous intéressait.

— Vous me connaissez mal, alors.

Mère Clotilde paraît étonnée par l’arrogance à peine dissimulée d’Hortense. Au bout d’un moment, elle fixe le croquis qu’elle serre entre ses doigts, puis déclare :

— Quatorze jours. Pas un de plus. — Merci.

Avant de refermer la porte derrière elle, la vieille femme enfouit le dessin sous son chasuble, se signe et dit :

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CHRISTOPHE

Sur le coup, Christophe n’a pas trouvé quoi lui répondre. Le peindre, lui? L’air gêné, Sœur Hortense tente de justifier sa requête :

— Je pourrais vous dire que je veux vous protéger de ce Richard qui est sans doute toujours à votre recherche, que puisque vous n’avez nulle part où aller, poser pour moi serait un moindre mal. Mais ce ne serait pas complètement honnête de ma part.

Elle prend une pause, toise le crucifix au-dessus du prie-Dieu.

— Je vous veux comme modèle. Je vous veux nu. Comme le Christ sur la croix. Mais libre.

Il se sent flatté, mais se méfie de cette curiosité soudaine à son égard.

— J’comprends pas. Faut m’expliquer pourquoi, tout d’un coup, vous aimez mieux vous enfermer avec moi, vos couleurs pis toutes, au lieu d’aller prier votre… Sainte Vierge. Y’a quelque chose qui colle pas.

Sœur Hortense baisse les yeux, agrippe, comme s’il s’agissait d’une bouée, la Bible posée sur la table de bois. Elle l’ouvre, choisit un paragraphe qu’elle parcourt en silence. Après un moment, elle s’éclaircit la voix :

— Vous avez raison. Il n’y a rien de logique à tout ça. L’art n’est pas logique. S’il y a bien une chose que j’ai retenue des enseignements d’Henri, c’est que la peinture naît d’abord d’une intuition. Henri parlait de désir. Constamment. Mais détrompez-vous. Ce genre de désir n’a rien à voir avec l’acte sexuel. Votre discours de tout à l’heure a fait résonner quelque chose en moi… Vous avez parlé de trahison. Je me suis reconnue dans votre colère.

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Elle se tait un bref instant. Inspire. Expire. Christophe sent qu’elle tente de se donner du courage.

— Henri avait une obsession pour les têtes, un travail qu’il qualifiait d’orfèvrerie. Je n’ose plus compter les fois où j’ai recommencé celle de mes modèles sous ses injonctions. Le crâne de Berthe, surtout. Une octogénaire aux manières souples, impudique. Jette-moi cette cochonnerie et ne me refais plus jamais ce coup, ou tu es bonne pour la peinture à numéros. C’était ses mots. Ou encore : inutile de tricher avec moi, seuls les faibles mentent.

Elle se tourne vers la fenêtre.

— Je l’ai haï et vénéré à la fois. Mais c’est sans doute ce qu’il voulait. Il aimait les contradictions. Je dirais même que c’est ce qu’il recherchait avant tout. La nature, les visages, les corps ne l’intéressaient que pour l’énigme qu’ils posaient. Il m’a appris à m’en nourrir aussi. Ma peinture a gagné en assurance et en profondeur grâce à lui. Cher Henri.

Elle marque une autre pause.

— Il s’est pendu dans son atelier. Juste avant notre séance de peinture. C’est moi qui ai retiré la corde autour de son cou. Je venais d’avoir dix-huit ans.

Il lève les yeux vers elle.

— Je suis désolé, parvient-il à articuler.

C’est la mort de son frère qu’il revit à travers l’histoire d’Henri, cette impression de n’avoir rien tenté pour sauver ce qui pouvait encore l’être. Une fraction de seconde durant laquelle il voit le petit corps bleu, la combinaison vert fluo gonflée d’eau, le mouvement terrible de la rivière sous la glace fendue.

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— Vous n’y êtes pour rien, lance Hortense d’une voix ténue, comme si elle avait lu dans ses pensées.

Caressant le coin d’une page, elle avoue encore :

— Henri s’était organisé pour que ce soit moi qui le trouve. Je lui en ai tellement voulu de m’avoir fait ça. De m’avoir obligée à vieillir aussi vite. D’avoir osé mettre en scène sa propre mort. Parce qu’il avait le sens du spectacle et des adieux. Il m’avait laissé de quoi ruminer sa disparition longtemps. Un canevas vierge. Coincé derrière les arêtes de la toile, un bout de papier sur lequel étaient inscrites les coordonnées complètes de ma génitrice. Henri avait orchestré jusqu’à mes retrouvailles avec ma mère biologique. Celle qui m’avait abandonnée dans une crèche lorsque je n’étais qu’un bébé et que je brûlais de connaître depuis trop d’années.

Elle plante ses prunelles dans celles de Christophe.

— Je n’ai pas choisi le voile par amour de Dieu, mais pour me rapprocher d’elle. Fabienne Labrie. Chaque jour depuis mon entrée au couvent, je me fais violence pour ne pas l’appeler par son vrai nom. Ici, le passé n’a plus cours. On nous apprend bien vite à n’exister qu’au présent. À apprivoiser le manque : de sommeil, d’énergie, de nourriture. À ressentir dans sa chair la lutte d’une vie carencée, ferment indispensable à la Passion. Mère Clotilde me le répète constamment. Je m’abreuve de sa pensée, de ce à quoi elle croit. Un jour, je lui dirai qui je suis. En attendant, je me contente de sa foi en mon art.

Puis, elle cesse de parler. Christophe la voit qui se perd dans ses pensées, ses souvenirs. Il a besoin de savoir. Son nom à elle. C’est tout ce qui lui manque. Il s’entend le lui demander. Comme s’il n’était plus qu’un écho. Elle ne réagit pas tout de suite. Il insiste, cette fois en détachant chacune des syllabes.

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SŒUR HORTENSE

— Frédérique LeBlanc. C’est comme ça que je m’appelais avant de prendre le voile. Sœur Hortense se retourne vers la fenêtre, se projette dans le bleu du ciel.

— Je vais le faire. Je vais poser pour toi.

Il vient de me tutoyer, songe-t-elle en reportant son attention sur lui.

— Mais à une condition. — Laquelle?

— Que j’aie pas à parler. — Bien sûr.

Elle sait qu’elle devrait se réjouir qu’il ait accepté. Mais maintenant qu’il connaît son secret, elle craint qu’il finisse par l’ébruiter. Que ses efforts désespérés pour se fondre dans la masse anonyme des autres religieuses ne servent bientôt plus à rien. Chaque jour depuis son entrée au couvent, Sœur Hortense s’efforce d’imiter les gestes empreints de solennité de sa mère, allant même jusqu’à embrasser la statue en marbre du Christ sur l’autel de la chapelle.

Dans ces moments, elle ne peut s’empêcher de se demander si sa mère a posé ses lèvres sur son front de bébé avec autant de chaleur lorsqu’elle est née ou si elle a refusé de toucher son petit corps pour ne pas mourir une seconde fois. Si les pleurs et les cris du bébé l’ont hantée longtemps après sa sortie de l’hôpital ou si elle s’est persuadée qu’ils n’avaient jamais existé. Quarante-et-un ans. Sa mère l’avait confiée à l’adoption alors qu’elle avait déjà

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fait vœu de chasteté et expérimenté ses premières rides. Une imposture. C’est ce qu’elles sont toutes les deux.

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CHRISTOPHE

Ils se sont installés devant la fenêtre donnant sur la façade nord du bâtiment, dans une cellule transformée en atelier. Hortense explique qu’elle a choisi cette pièce pour la lumière qui y entre. Debout derrière son chevalet, elle pointe le paravent près du canapé en velours.

— Tu peux te dévêtir là. Je t’ai apporté une couverture pour t’en draper.

Christophe hésite un certain temps à lui obéir. Il regarde les crayons graphites, la pile de feuilles kraft, la palette d’acryliques, les pinceaux à bouts ronds, plats, à poils drus, souples, les huiles et les spatules, leurs manches tachés. Jamais il n’a contemplé de si près le travail d’une artiste. L’attirail déployé sous ses yeux l’intimide. Hortense (ou Frédérique, il ne sait plus comment l’appeler) est déjà concentrée à ajuster l’éclairage des lampes sur pied, à diriger leur faisceau vers le tabouret capitonné placé devant un escabeau en bois sur lequel sont éparpillés des livres d’art, la plupart énormes et poussiéreux. Il se dirige lentement vers le paravent, tentant de ne pas perdre l’équilibre. Son crâne n’élance plus autant depuis les derniers jours, mais il a encore du mal à marcher sans s’essouffler ou ressentir de l’épuisement. En ce moment, c’est plutôt la nervosité qui court-circuite ses mouvements.

Dissimulé derrière son vestiaire improvisé, il commence d’abord par se déchausser. Puis, il ôte son pantalon, son chandail de laine, son t-shirt. Ne reste que le caleçon. Il frissonne. S’empare de la couverture et s’y emmaillote. Puis il fait glisser son slip d’une main tremblante. Aussitôt, le visage de Richard s’imprime sur sa rétine, ses cheveux grisonnants, sa mâchoire carrée, sa barbe taillée au clipper. Il s’empresse de le chasser en clignant plusieurs fois des yeux. Puis il passe la tête de l’autre côté du paravent.

Hortense est en train de placer l’aiguille du gramophone sur un disque de vinyle. Christophe reconnaît la trompette fougueuse de Louis Armstrong. Il s’étonne qu’Hortense écoute ce genre de musique. Puis il se souvient qu’elle n’est pas réellement une femme de Dieu. Qu’elle a été, comme lui, une adolescente éprise de liberté, de nouvelles expériences, d’obsessions immaîtrisables avant de se lancer dans son projet de retrouvailles. Il s’imagine

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les sacrifices qu’elle a dû faire, les désirs et les critiques qu’elle a dû refouler, les corvées et le silence incessant. Mais surtout, la vérité qu’elle porte comme une tare derrière son masque de bienveillance. Sœur Clotilde prend soin de l’éducation de la novice, de son intégration dans la communauté, mais elle le fait par devoir. Qu’en sera-t-il lorsqu’elle découvrira les motivations secrètes de Sœur Hortense? Leur lien filial? Peut-être abandonnera-t-elle sa fille une deuxième fois.

Martha ne s’est pas gênée, elle, pense Christophe en avançant prudemment jusqu’au tabouret. Postée devant son chevalet où repose un carnet à croquis, Hortense s’applique à aiguiser la mine de ses crayons. Elle lui parle d’une voix douce.

— J’ai fait monter une chaufferette de plus. Je ne voudrais surtout pas que tu reprennes froid.

Christophe attend ses consignes. Plus vite ce sera fini, mieux ce sera. Mais Hortense ne lui donne aucune instruction. Elle se contente de sourire. Christophe s’impatiente.

— Tu veux quoi? Que j’grimpe là-dessus flambant nu?

— Tu peux garder la couverture pour le moment. Quand tu te sentiras prêt, tu l’enlèveras.

— Je m’assois ou pas?

— C’est toi qui choisis. L’important est que je puisse voir ton visage de face.

Elle ne blague pas, pense-t-il. Il n’est pas certain d’aimer la latitude qu’elle lui laisse quant à la pose à adopter. Il aurait préféré qu’elle le dirige comme s’il s’agissait d’une chorégraphie. Le moindre geste disséqué, l’angle des bras et des jambes en harmonie ou non avec l’axe du menton, les mains posées sur les hanches ou sur les cuisses, fermées ou ouvertes, le corps déplié ou recroquevillé en une posture douloureuse.

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Hortense semble déjà absorbée par son rôle de spectatrice. Dans l’espoir d’oublier son regard, Christophe ferme les yeux. Il se concentre sur les vibrations de la trompette d’Armstrong. Sa voix caverneuse. Son scat exalté. Peu à peu, la chienne de Richard s’impose à la mémoire de Christophe, réclame son attention. La voilà qui jappe comme si elle avait flairé une menace. D’ordinaire silencieuse, voire effacée, la bête semble prête à mordre. Christophe sait ce qu’elle voit. C’est lui. Son image réfractée dans le miroir. Moly n’a jamais été dupe. Elle a compris, bien avant Richard, contre quoi se battait Christophe. Sa dualité irréductible. Chaque fois qu’elle croisait le reflet du jeune homme dans la glace, la vitre, le grille-pain, elle poussait un hurlement. Au début, Christophe s’attendait à ce qu’un intrus surgisse derrière son dos, lui tranche la gorge avec un couteau ou une hachette (les chasseurs du coin en portaient presque tous sur eux). Il avait toujours cru que les choses finiraient ainsi. Qu’il paierait pour la noyade de son frère. Quand il avait réalisé que Moly cherchait à le protéger de lui-même, il s’était mis à pleurer. C’était la première fois depuis le décès de Nathan.

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