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Le personnage entre agir, facticité et fatalité : La garçonnière de Mylène Bouchard

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Academic year: 2021

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Le personnage entre agir, facticité et fatalité : La

garçonnière de Mylène Bouchard

Mémoire

Myriam Saint-Yves

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A)

Québec, Canada

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iii RÉSUMÉ

Mettant en scène deux jeunes adultes vivant un amour impossible, le roman La garçonnière, de Mylène Bouchard, nous paraît marqué par une forte tension entre la prévisibilité d’une histoire d’amour typique suggérée par de nombreuses allusions intertextuelles – notamment à Roméo et Juliette de Shakespeare – et l’impulsion de ses personnages qui refusent de se soumettre à ces schémas bien connus. Notre hypothèse est que le roman représente un rapport problématique des personnages avec leur existence. En effet, par la mise en scène de protagonistes dont la vie semble soumise à des forces extérieures, le roman soulève des questions sur l’incidence de la fatalité sur leur parcours ainsi que sur la finalité de ce dernier. Pour réaliser cette représentation, le texte opère une série de « désamorçages » diégétiques et identitaires, questionnant le statut des personnages au sein du texte, la constitution de leur identité et la téléologie romanesque.

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v TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii

Table des matières ... v

Remerciements ... vii Introduction ... 1 1. Description du projet ... 1 1.1 Le personnage romanesque ... 1 1.2 Présentation du corpus ... 2 2. État de la question ... 4

2.1. Les modèles de la théorie sur le personnage ... 5

3. Méthodologie ... 10

Chapitre I – Le désamorçage du statut de héros ... 13

1.1 Le héros dans le roman ... 13

1.1.1 La définition de la notion de « héros » ... 13

1.1.2 Le héros dans le roman contemporain ... 17

1.2 Agir des personnages ... 20

1.2.1 Des personnages qui se laissent porter par les évènements ... 20

1.2.2 Report et déni : la « mise entre parenthèses » (ou la « non-actualisation ») de la relation... 22

1.3 Mise en scène et théâtralisation ... 25

1.3.1 Discours programmatique : la narration hétérodiégétique ... 25

1.3.2 Hybridité et facticité ... 32

Chapitre II – La négociation de l’identité des personnages ... 37

2.1. L’identification des protagonistes aux figures tragiques ... 37

2.1.1 La caractérisation des personnages marquée par la prédétermination ... 37

2.1.2 L’intertextualité et la construction de l’identité des personnages ... 42

2.2 Le refus conscient des clichés ... 50

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2.2.2 Prises de position : le refus des absolus par l’écriture du Répertoire des

interdits ... 52

2.2.3 Confirmation des positions ... 54

Chapitre III – Le désamorçage de la téléologie romanesque ... 61

3.1 Une trajectoire détournée ... 61

3.1.1 Les aléas des personnages ... 61

3.1.2 Énonciation : des interférences entre les discours ... 64

3.2 L’initiative de la rupture ... 66

3.2.1 La réplique ... 66

3.2.2 La suite : « hier, lendemain » ... 70

3.3 Vers une fin déceptive : le désamorçage de la téléologie romanesque ... 72

3.3.1 Les schémas intertextuels et la prévisibilité du récit ... 72

3.3.2 La réunion des personnages (ou l’actualisation partielle des possibles) ... 75

3.3.3 Vers un renversement des rôles ... 78

3.3.4 Les personnages de La garçonnière comme figures emblématiques ... 80

Conclusion ... 83

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vii REMERCIEMENTS

La rédaction de ce mémoire n’a pas été de tout repos. Je tiens donc à remercier ceux et celles qui, de près ou de loin, m’ont supporté durant ce travail de longue haleine.

Je tiens bien sûr à remercier mon directeur, René Audet, qui, par ses commentaires toujours à propos et ses lectures attentives, m’a aidé à garder le cap et à ne pas me perdre dans mes propres idées. Il a su me motiver et m’encourager à me dépasser dans ce travail, mais aussi à participer à différents projets qui ont été des expériences très enrichissantes. Merci.

Je me considère particulièrement chanceuse d’avoir pu évoluer ces dernières années dans un milieu aussi convivial et stimulant que le CRILCQ. Je remercie tous les professeurs et les étudiants que j’y ai côtoyés pour les échanges passionnants, les rires et les découvertes.

Un merci tout spécial à Gabrielle et Sébastien, mes compagnons de galère, pour l’écoute, les voyages à la bibliothèque et les longues digressions.

Je remercie du fond du cœur mes parents, mes grands-parents et toute ma famille pour leur soutien indéfectible dans ce projet comme dans tous les autres. Merci de m’avoir appris la curiosité, la rigueur et la persévérance.

Merci à Kaven, pour sa compréhension, son optimisme indémontable et sa précieuse rationalité.

Finalement, je remercie le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (CRSH) ainsi que le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) pour leur appui financier.

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1 INTRODUCTION

1. DESCRIPTION DU PROJET

1.1 LE PERSONNAGE ROMANESQUE

Reflet de l’image que l’humain a de lui-même, le personnage romanesque a grandement évolué au fil des siècles. Les héros de l’époque classique, par exemple, faisaient essentiellement figure de modèles à suivre; représentants de la morale de l’époque, ils ne se distinguaient pas par leur individualité, mais par leur universalité. L’essor du réalisme vient faire éclater ce modèle idéalisé du personnage puisque c’est dès lors l’individu dans toute sa complexité psychologique que l’on veut mettre en scène. Les changements sociaux de l’époque, comme la montée de la bourgeoisie, se reflètent dans la représentation des protagonistes des œuvres : aux héros issus de l’aristocratie succèdent les hommes « ordinaires » issus de diverses classes sociales. Le personnage est alors doté d’une intériorité riche qui gouverne l’ensemble du récit. C’est en effet une quête de vérité qui anime les auteurs de l’époque plus qu’une volonté d’obéir à des mécanismes narratifs établis1. L’humain est au centre de cette quête de la représentation du réel et le personnage occupe comme jamais une place centrale au sein des œuvres2. Or, à l’aube du XXe siècle, les avancées des sciences sociales, notamment de la psychanalyse qui remet en doute l’unité du sujet, changent la conception même de l’être humain et la représentation des personnages dans la fiction subit des changements majeurs. S’amorce alors un lent processus de déconstruction du personnage : chez certains auteurs, il perd son ancrage physique au profit de son intériorité. Or, cette intériorité n’est plus unie puisque l’individu est alors soumis à son inconscient, qu’il ne contrôle pas, et mû par des pulsions inexplicables. À l’opposé, d’autres auteurs mettent en scène des personnages dépourvus de pensées et de sentiments, réduits uniquement à des faits et gestes qui ne semblent animés d’aucune intention3.

Cette déconstruction culmine au milieu du XXe siècle avec le Nouveau roman dans lequel le personnage perd aussi « sa position privilégiée par rapport aux autres éléments du récit »4; plus que son corps ou sa psychologie, c’est sa fonction même au

1 Denisa- Adriana Oprea, « Une poétique du personnage dans cinq romans québécois contemporains au

féminin (1980-2000) », (thèse), Québec, Université Laval, 2008, p.12.

2Id.

3 Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, Homo fabulator. Théorie et analyse du récit, Montréal/Paris,

Leméac/Actes Sud, 2003, p. 169.

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sein du texte qui est réévaluée. Le milieu littéraire est alors secoué par une remise en question des pouvoirs de la littérature et des conventions héritées du roman réaliste. Bien que, dans les années suivantes, la pratique ait montré que le personnage est essentiel au récit, l’« ère du soupçon » a laissé des traces et, aujourd’hui, la constitution du personnage dans le roman contemporain est précaire. En effet, les études sur le contemporain font état de personnages inertes, effacés ou insignifiants – comme ceux de Chevillard, Echenoz, Houellebecq ou Toussaint, qui réapparaissent fréquemment dans diverses études. Replié sur lui-même, souvent confiné à un quotidien insignifiant, le personnage est abstrait, voire « transparent »5 : il est fréquemment dépourvu d’attributs physiques, d’emploi, d’histoire ou même de nom. Confus, mais forcé de s’épanouir dans une société de plus en plus individualisée, le personnage se retranche le plus souvent dans son intériorité. Il passe globalement du statut d’acteur à celui de spectateur et, pour plusieurs chercheurs, ce déplacement de l’action vers l’inertie explique l’effacement du personnage dans le récit6.

Liée à des changements profonds dans la société contemporaine, cette remise en question du personnage s’est aussi produite dans la littérature québécoise : les années 1980 y sont marquées par le décentrement7, c’est-à-dire qu’on remet alors en question ce qui définissait la société, soit l’Église catholique et ses valeurs, l’attachement à la France, au passé, etc. Ces mutations sociales transparaissent dans la littérature des décennies suivantes : dans le roman québécois contemporain, le personnage est à la fois la victime et le représentant de ce décentrement généralisé. Dans bien des cas, son rapport au monde et à lui-même est bouleversé; privé de ses repères, le personnage se retranche souvent dans l’inaction. Les romans se concentrent alors particulièrement sur l’intériorité de protagonistes qui cherchent leur place dans un monde complexe.

1.2 PRÉSENTATION DU CORPUS

Second roman de l’auteure saguenéenne Mylène Bouchard, La garçonnière8 s’inscrit à bien des égards dans cette mouvance du roman contemporain. Il met en scène des

5 Oana Panaïté, « Poétiques du personnage contemporain », dans Françoise Lavocat, Claude Murcia et

Régis Salado, La fabrique du personnage, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 499-510.

6 Michel Biron, « L’effacement du personnage contemporain : l’exemple de Michel Houellebecq », dans Études françaises, vol. 41, n°1, 2005, p. 40.

7 Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Histoire de la littérature québécoise,

Montréal, Boréal, 2010 (2007), p 534.

8 Mylène Bouchard, La garçonnière, Saint-Fulgence, La Peuplade, 2009. Désormais, les renvois à cette

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3 jeunes adultes, Hubert et Mara, qui, malgré leur volonté de s’inscrire dans le monde, sont incapables d’être vraiment maîtres de leur destin.

Tout le récit gravite autour de la rencontre exceptionnelle de ces deux êtres. Respectivement originaires de Noranda et de Péribonka, Mara et Hubert se croisent par hasard au Cégep du Vieux-Montréal. Ils découvrent ensemble la métropole et cultivent un intérêt marqué pour les arts, la culture, le cinéma et la littérature. Mus par une dynamique d’attraction et de répulsion, ils sont à la fois inséparables et séparés : visiblement plus qu’amis, mais pas vraiment amoureux, les deux personnages entretiennent une relation difficile à définir. Pendant leurs études, ils multiplient les rencontres dans les bars et les cafés, les séances de cinéma, les visites dans leurs régions d’origine. Au fil des années, leurs rencontres s’espacent, mais le lien qui les unit demeure fort quoique de plus en plus ambigu. À mesure que leurs vies évoluent, les deux amis déménagent, s’éloignent, et commence alors une relation épistolaire à sens unique. Après avoir abandonné ses études en photographie, Hubert se lance dans la rédaction de lettres denses, saturées de références intertextuelles, qu’il envoie à Mara. Si celle-ci se réjouit d’abord de ces envois, elle voit bien vite qu’Hubert devient obsessif, insistant. Arrive alors la lettre qui fait tout basculer : dans une longue missive intitulée La réplique, Hubert ose enfin faire allusion à l’amour qui l’unit à Mara. Devant ce sentiment trop précis, trop contraignant et trop chargé de clichés, la rupture apparaît comme inévitable aux deux personnages qui décident conjointement de ne plus jamais se revoir. Toutefois, ils ne sont pas en mesure de tenir cette résolution puisqu’ils se revoient dix-sept plus tard à Beyrouth, par le plus pur des hasards, après des années à tenter de reconstruire leurs vies séparément.

Le roman nous semble, à sa manière, représentatif du décentrement du personnage dans le roman contemporain : il met en scène des personnages au statut problématique puisqu’ils ne sont apparemment pas complètement maîtres de leurs destins. Bien que tout le récit s’articule autour de leur histoire commune, on n’y sent pas d’implication majeure des personnages. Plus précisément, leurs actions semblent en décalage avec le type de récit qui est mis en place dans le roman. En effet, le texte regorge de références à de grands récits d’amour et à des figures littéraires marquantes, comme Roméo et Juliette. Ces références récurrentes semblent condamner les personnages et le récit à une trajectoire prédéterminée. Toutefois, les deux protagonistes du roman, Mara et Hubert, agissent selon leur vision contemporaine du monde caractérisée par une certaine forme de désillusion. Le roman paraît donc marqué par une forte tension entre la prévisibilité

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de l’histoire d’amour typique suggérée par les allusions intertextuelles et l’impulsion des personnages qui refusent de se soumettre à ces schémas bien connus. C’est la finalité même du récit et celle de l’existence de ses personnages qui sont ici en péril. Comment, en effet, mener à bien un récit qui repose normalement sur une séquence d’évènements précise si les protagonistes de ce récit cherchent à tout prix à éviter de reproduire des schémas qu’ils perçoivent comme des clichés? Notre hypothèse de travail est que le projet du roman n’est pas tant de raconter une histoire d’amour que de représenter des personnages à l’existence problématique. Ce mémoire cherchera donc à montrer comment les personnages de Mara et d’Hubert sont construits par le texte dans le but de servir ce projet littéraire axé sur des questions maintes fois reprises dans la littérature, soit des questions de fatalité et de finalité. Pour parvenir à cette démonstration, nous convoquerons différents ouvrages qui nous fourniront des outils théoriques utiles à notre analyse.

2.ÉTAT DE LA QUESTION

Mis à part quelques rares articles de réception immédiate9, aucun travail critique d’envergure n’a encore été proposé sur le roman La garçonnière, ni d’ailleurs sur le premier roman de Mylène Bouchard, Ma guerre sera avec toi. Les rares articles de réception immédiate dans les médias relèvent en général l’« éclatement » narratif et formel du roman, semblable à un « puzzle », ainsi que le travail sur le langage, la simplicité et la poésie dans la prose de l’auteure. Ils soulignent aussi l’impression de « nouveauté » et de « fluidité » que suscite la lecture du roman. Il faut toutefois souligner que le roman a, à notre connaissance, été mentionné à titre d’exemple dans deux textes portant sur le roman contemporain. D’abord, dans son article « Le récit en régime de diffraction. Dispersion discursive et autorité »10, René Audet a recours à La garçonnière pour montrer comment la disposition livresque dans un roman peut influencer la transmission narrative. Il souligne l’épisodisation du récit renforcée par la gestion tabulaire de la page dans La garçonnière, l’alternance des voix et la dynamique textuelle « foisonnante » du roman. Selon Audet, une telle exploitation de la page peut

9 Pour les références de ces articles, consulter la bibliographie.

10 René Audet, « Le récit en régime de diffraction. Dispersion discursive et autorité », dans Frances

Fortier et Andrée Mercier, La transmission narrative. Modalités du pacte romanesque contemporain, Québec, Nota Bene, 2011, p. 49-59.

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5 complexifier le « rapport du lecteur avec son interlocuteur »11 et mettre la transmission narrative en péril. Or, dans le cas de La garçonnière, le brouillage causé par l’éclatement visuel du texte est, selon Audet, compensé par une certaine stabilité narratoriale assurée par l’intervention d’un narrateur hétérodiégétique. Bien que nous ne nous intéressions pas spécifiquement au rapport entre l’éclatement et l’unité du récit, l’idée que la narration hétérodiégétique garantisse une certaine stabilité dans le roman présente pour nous un intérêt certain.

Deuxièmement, David Bélanger, dans un article portant sur le rapport à l’espace des écrivains fictifs dans le roman québécois contemporain12, fait référence à l’un des personnages du roman pour illustrer l’ouverture des auteurs fictifs vers le monde. Il prend comme exemple le parcours d’écrivain d’Hubert qui, après être passé par le centre culturel que représente Montréal, s’exile et s’inscrit alors non plus dans la culture québécoise, mais dans la littérature internationale. L’importance de la géographie dans le roman ainsi que le rapport entre la ville et les régions, entre le Québec et le reste du monde, sont des éléments du roman qui sont aussi souvent mentionnés dans les articles critiques consacrés à Mylène Bouchard. Nous nous intéresserons brièvement au rapport que les personnages entretiennent avec le territoire, sans toutefois aborder ces enjeux d’identité nationale, comme l’a fait David Bélanger dont le travail convoquait un nombre important d’auteurs québécois.

Pour mener à terme notre réflexion sur la représentation des personnages dans le roman, nous devrons avoir recours à des ouvrages théoriques qui nous fourniront d’abord et avant tout des outils d’analyse pertinents pour traiter des différents aspects du texte. Notre travail s’inscrira donc en partie dans la lignée des recherches passées et actuelles sur divers aspects du roman : nous nous intéresserons tout particulièrement à la notion, centrale, de personnage.

2.1.LES MODÈLES DE LA THÉORIE SUR LE PERSONNAGE

Malgré le fait que, dans les années 1960, les Nouveaux romanciers aient déclaré le personnage « périmé » et rêvé à une littérature qui en serait complètement débarrassée, la pratique a en quelque sorte prouvé la nécessité du personnage et le caractère essentiel

11 Id., p. 52.

12 David Bélanger, « L’écrivain fictif québécois à l’heure d’une littérature post-nationale », dans Revue Dire [en ligne]. http://epublications.unilim.fr/revues/dire/449 [Consulté le 8 juillet 2014].

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de sa fonction. Aussi la « dissolution » du personnage dans la fiction est-elle accompagnée d’une réflexion théorique d’envergure qui ouvre la voie à des études approfondies sur le sujet. Les années 1960 voient donc se développer différentes théories sur le personnage qui s’intéressent de près à son rôle fonctionnel.

L’étude du personnage s’est longtemps limitée à une typologie des caractères fondée sur les traits psychologiques des individus représentés au théâtre, dans les fables, les épopées, etc. Toutefois, les travaux modernes sur le personnage envisagent plutôt ce dernier dans son rapport avec l’action. Bien qu’elles aient des conceptions et des visées distinctes, ces études adoptent globalement trois approches13. La première, l’approche psychologisante, dans laquelle on considère le personnage comme une personne, a atteint son apogée au XIXe siècle, durant lequel les œuvres s’appliquaient à montrer des personnages singuliers et riches, des psychologies « vraies » et nouvelles. C’est cette psychologie qui détermine le personnage et motive ses actions dans le récit, parfois au détriment de la logique narrative. Deuxièmement, l’approche immanentiste, présente dès Aristote, considère le personnage d’abord et avant tout comme le support des actions qui font le récit; dans cette perspective, les manifestations psychologiques et émotionnelles attribuées au personnage ne sont justifiées que dans la mesure où elles engendrent ou supportent cette action. Finalement, l’approche pragmatique, qui considère le personnage comme une donnée textuelle qui s’actualise lors de la lecture, apparaît beaucoup plus tard, à la fin du XXe siècle, et tient compte de la participation du lecteur dans la reconstitution de l’œuvre. Nous nous pencherons plus en détail sur les deux dernières approches, plus susceptibles de nous fournir des outils utiles à notre analyse.

Parmi les travaux effectués selon l’une ou l’autre de ces approches, il faut d’abord distinguer ceux qui ne considèrent le personnage que dans les limites du texte et qui l’envisagent d’abord et avant tout comme une fonction ou comme un ensemble de signes inscrits dans le système de l’œuvre (soit les travaux de sémiologie de Vladimir Propp, d’A.-J. Greimas et de Philippe Hamon), et ceux qui tiennent compte du hors-texte, c’est-à-dire de la création et de la réception de l’œuvre, du rôle de l’auteur et du lecteur dans la constitution ou la reconstitution du personnage, etc. (soit, entre autres, les travaux de Vincent Jouve). Ce sont les travaux de Propp sur le conte qui ont ouvert la voie aux études sémiologiques sur le personnage. En effet, grâce à l’étude d’un vaste

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7 corpus composé de contes traditionnels russes, Propp a identifié sept sphères d’action déterminant les différents rôles remplis par les personnages de ces contes, différenciant ainsi l’être représenté par le personnage de la fonction de ce dernier dans l’ensemble du texte. Quelques décennies plus tard, A. J. Greimas a repris et synthétisé les travaux de Propp. En remaniant les sept sphères d’action de son prédécesseur, Greimas est arrivé à un modèle plus simple mais plus abstrait, préférant à la notion de personnage les concepts d’actant et d’acteur. Les actants jouent un rôle essentiel dans la syntaxe narrative. Ils sont les « forces agissantes »14 sur lesquelles repose le modèle de la quête ou du conflit qui est sous-jacent dans tout récit. Greimas a donc identifié six fonctions essentielles, réparties en paires sur trois axes correspondant à trois dimensions de la conduite humaine15. On retrouve donc l’Objet et le Sujet sur l’axe du vouloir, l’Adjuvant et l’Opposant sur l’axe du pouvoir et le Destinateur et le Destinataire sur l’axe de la communication. Les acteurs, quant à eux, sont l’incarnation des actants; cette notion est celle qui se rapproche le plus de la conception la plus répandue du personnage. Un acteur peut incarner plusieurs actants et, inversement, un actant peut être incarné par plusieurs acteurs. Si la théorie de Greimas, plus généralisable que celle de Propp, est applicable à un corpus très large, elle ne considère le personnage que par rapport au faire, aux actions qui modifient le cours du récit. Poursuivant le même but que Greimas – soit de faire du personnage une notion théorique valable – mais voulant éviter toute approche réductrice ou empirique, Philippe Hamon adopte quant à lui une approche sémiologique du personnage, c’est-à-dire qu’il considère ce dernier comme un signe inscrit dans le système du texte :

[C]onsidérer a priori le personnage comme un signe, c'est-à-dire choisir un « point de vue » qui construit cet objet en l'intégrant au message défini lui-même comme composé de signes linguistiques (au lieu de l'accepter comme donné par une tradition critique et par une culture centrée sur la notion de « personne » humaine), cela impliquera que l'analyse reste homogène à son projet et accepte toutes les conséquences méthodologiques qu'il implique.16

Chez Hamon, le personnage est un signe vide essentiel à la lisibilité du texte et qui se charge de sens par l’accumulation de données. Il propose trois champs d’analyse qui permettent d’appréhender les différents éléments qui donnent sens à ce signe : l’être – soit les noms, les dénominations et les éléments qui constituent le portrait du personnage ‒, le faire – les rôles et les fonctions du personnage – et l’importance

14Ibid., p. 16. 15 Id.

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hiérarchique – que l’on peut déterminer grâce à six procédés différentiels, qualitatifs et quantitatifs, qui positionnent un personnage par rapport à l’ensemble du personnel du roman17.

Bien qu’il reconnaisse l’apport indéniable des travaux de Greimas et d’Hamon, Vincent Jouve, dans les années 1990, signale aussi leur inscription dans un contexte intellectuel fortement influencé par le structuralisme et « l’intention [dans les textes des Nouveaux romanciers dont Nathalie Sarraute] de déjouer l’illusion idéaliste du roman traditionnel en donnant le personnage pour ce qu’il est : un tissu de mots, un "vivant sans entrailles". »18 Remettant à l’avant-plan l’idée que le roman est d’abord et avant tout une situation de communication entre un auteur et un lecteur, Jouve se détache de l’approche immanentiste pour adopter plutôt une posture pragmatique. Il s’intéresse au pôle esthétique19 de l’œuvre, à la façon dont le lecteur appréhende le personnage romanesque et à la capacité du texte à agir sur ce lecteur. Selon Jouve, la liberté du lecteur, bien réelle, est toutefois codée par le texte et la construction du sens repose essentiellement sur les indications textuelles. Il en va de même pour le personnage : le lecteur le reconstruit en se basant sur les données du texte qu’il complète toutefois selon son encyclopédie personnelle, selon un bagage de connaissances acquises par la consommation de produits culturels divers. Jouve établit une relation entre le type de lecteur et le type de personnage : chaque catégorie de lecteur perçoit et constitue le personnage selon sa manière d’aborder le texte. Ainsi, l’effet qu’a le personnage sur le lecteur change selon la posture de ce dernier par rapport au texte. Le lectant est celui qui a le rapport le plus « distancié » avec le texte : conscient que ce qui lui est donné à lire est une construction, le lectant cherche à la déchiffrer, à percevoir les stratégies qui la sous-tendent et considère le personnage comme un pion au service de cette construction (ce que Jouve appelle l’effet-personnel). Le lectant cherche alors à deviner comment ce pion évoluera en se basant notamment sur le genre de l’œuvre. Le second type de lecteur, le lisant, est en partie victime de l’illusion romanesque : le personnage est pour lui un être à part entière. L’effet-personne fait en sorte que le personnage apparaît comme autonome aux yeux du lisant, et il est l’objet d’un investissement affectif de sa

17 Nous reviendrons plus en détail sur ces procédés dans le premier chapitre. 18 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 9.

19 Jouve reprend ici les propos de Wolfgang Iser qui voit deux pôles de l’œuvre littéraire, soit le pôle

artistique qui concerne le texte produit par l’auteur et le pôle esthétique qui se rapporte à la concrétisation de ce texte par le lecteur. Voir W. Iser, L’acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga (Philosophie et langage), 1985, p. 48.

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9 part. Dans le cas du lu, le troisième type de lecteur, l’investissement affectif est encore plus grand et le personnage sert de prétexte au lecteur pour satisfaire, par procuration, des pulsions inconscientes (d’où l’effet-prétexte).

Depuis les travaux de Jouve, la volonté de proposer une théorie du personnage semble s’être grandement affaiblie au profit d’études de cas et de tentatives d’une poétique du personnage romanesque, comme celle entreprise par Michel Erman20 qui repose en grande partie sur les travaux menés par Hamon et par Ricoeur. On observe cependant un certain retour à une approche psychologisante du personnage. Erman, en effet, tient compte des désirs, des intentions, de l’intériorité des personnages et de leur rapport au monde. Bien qu’il ne présente pas vraiment un modèle nouveau, l’intérêt d’Erman pour la caractérisation (ou plutôt l’absence de caractérisation) des personnages contemporains fournit des observations intéressantes sur ce corpus : dépourvus d’idéaux, vides ou ouvertement factices21, ils semblent en quelque sorte être au service du texte.

Bien que les protagonistes de La garçonnière présentent des caractéristiques qui les rapprochent des types de personnages décrits dans les travaux sur le contemporain – notamment leur rapport problématique à l’action et une certaine tension dans leur caractérisation ‒ leur incapacité à entrer pleinement dans leur existence ne semble pas le signe d’une approche ludique de l’écriture (comme pourraient l’être certains héros des romans d’Echenoz ou de Chevillard22) ou le symptôme d’une écriture visant à « aplatir le réel »23 (comme c’est le cas chez Houellebecq). Il faut prendre en compte, dans l’analyse, la facticité affichée et la mise en intrigue singulière de l’œuvre. Ces dernières semblent révéler que les personnages de Mara et d’Hubert ont été construits afin de servir un projet littéraire davantage tourné vers des questions de finalité et de fatalité. Ce caractère construit de l’œuvre est révélé par l’abondance de procédés formels et par l’hybridité discursive affichée qui s’y retrouvent. Il sera donc essentiel de considérer, en plus des travaux sur le personnage, les dernières études concernant les enjeux formels présents dans le roman contemporain tels que l’hybridité générique, la discontinuité et l’éclatement du texte ainsi que la narration plurielle.

20 Michel Erman, Poétique du personnage de roman, Paris, Ellipses, (Thèmes & études), 2006.

21 Michel Biron, « L’effacement du personnage contemporain : l’exemple de Michel Houellebecq », dans Études françaises, vol. 41, n°1, 2005, p. 40.

22 Oana Panaïté, op.cit., p. 500. 23 Michel Biron, op. cit., p. 33.

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3.MÉTHODOLOGIE

Afin de bien saisir les enjeux concernant le personnage et sa mise en scène dans le roman, notre réflexion se fera en trois étapes. Notre premier chapitre montrera comment le roman procède à un désamorçage du statut de ses protagonistes. Dépourvus de réelle emprise sur leur vie, les personnages de Mara et d’Hubert ne remplissent pas le rôle fonctionnel de « héros », d’actant principal ayant le plus d’influence sur le récit, qu’ils devraient pourtant occuper. Nous nous baserons en grande partie sur la définition du héros telle qu’élaborée par Philippe Hamon dans la seconde partie de son ouvrage Texte et idéologie24 afin d’analyser le statut des personnages au sein du récit. Les travaux de Michel Biron et d’Isabelle Daunais, qui traitent plus spécifiquement du retrait ou de la passivité du personnage contemporain, compléteront notre réflexion sur l’agir des personnages. Ce chapitre sera donc le lieu de premières considérations sur l’intrigue, plus précisément sur la façon dont certains événements sont reportés ou éclipsés malgré le rôle central qu’ils devraient occuper dans la trame narrative; l’analyse de l’intrigue du récit, qui reposera en partie sur les travaux de Raphaël Baroni, sera complétée dans le troisième chapitre.

Ce premier volet de notre travail sera aussi le lieu d’un questionnement sur la mise en scène des personnages et sur l’articulation des différents discours qui se croisent et se superposent dans le roman. Les protagonistes de La garçonnière partagent la narration avec un narrateur hétérodiégétique qui en assume la plus grande partie. Notre réflexion sur les effets du partage de la narration s’appuiera en grande partie sur les travaux d’Andrée Mercier et de Frances Fortier sur l’autorité narrative dans le roman contemporain.

Le deuxième chapitre portera sur l’identité problématique des personnages. Ceux-ci posent un regard détaché sur eux-mêmes et ont une connaissance assez approfondie de l’histoire et de la littérature pour reconnaître les similarités entre eux et des figures issues du passé. Toutefois, leur désir d’incarner leur singularité les pousse à refuser d’imiter ces clichés, ce qui place les personnages dans une position d’ambivalence et d’incertitude. Plusieurs ouvrages sur le personnage contemporain seront convoqués dans cette partie, notamment ceux de Michel Erman et de Vincent Jouve, qui s’intéressent plus particulièrement à sa caractérisation, l’un sous un angle poétique, l’autre sous un angle pragmatique. Dans un deuxième temps, nous aborderons

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11 l’intertextualité qui est une composante essentielle dans la construction de l’identité de Mara et d’Hubert et met en place un certain « jeu de prévisibilité »25 qui est au cœur du rapport tendu qui nous intéresse. Les travaux d’Umberto Eco, qui s’est intéressé à la notion de scénarios intertextuels26, ainsi que ceux de Jouve nous serviront à analyser comment les références intertextuelles, selon leur intégration dans le texte, façonnent les personnages et suggèrent les étapes et les issues possibles du récit.

Finalement, le troisième chapitre montrera que, malgré les éléments programmatiques du récit, le roman ne tend pas vers une finalité, vers le dénouement logique anticipé. Nous nous baserons sur un ouvrage27 de Guy Larroux pour analyser la façon dont le texte annonce un dénouement possible comme pour mieux le désamorcer. En effet, l’existence des personnages et leurs actions, au final, ne sont pas justifiées : au fil du récit, les personnages se détournent de la trajectoire attendue, ce qui mène inexorablement le roman à une fin déceptive. La tension entre cette chute décevante et l’identité très symboliquement chargée des personnages traduit, selon nous, leur rapport problématique avec leur existence propre et sa finalité, rapport qui semble au cœur du projet littéraire de Mylène Bouchard.

25 Vincent Jouve, op.cit., p. 99.

26 Umberto Eco, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.

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13 CHAPITRE I – LE DÉSAMORÇAGE DU STATUT DE HÉROS

1.1LE HÉROS DANS LE ROMAN

1.1.1LA DÉFINITION DE LA NOTION DE « HÉROS »

De l’épopée au roman romantique, en passant par la tragédie et les chansons de geste, le héros est une figure centrale dans la littérature occidentale. Devenue essentielle à la lisibilité du texte28, la figure du héros agit comme un point de repère et permet d’ordonner les éléments de l’œuvre. Toutefois, l’élaboration d’une définition de cette notion pourtant incontournable soulève de nombreuses questions : le héros se définit-il par ses actions, par une accumulation de données statistiques inscrites dans les œuvres, par son rapport avec des valeurs qui y sont véhiculées ou plutôt par rapport à des systèmes de valeurs externes à l’œuvre? Se définit-il par sa conformité (ou, au contraire, par sa non-conformité) aux modèles canoniques que sont le héros épique et le héros tragique? Un héros peut-il être sans qualités, sans envergure, passif, voire inerte?29 Bien que la notion soit employée par des théoriciens de tous les horizons – sociocritique, psychanalyse, structuralisme, etc. –, assez peu de travaux théoriques tentent d’en élaborer une définition précise et fonctionnelle. Les travaux de Philippe Hamon30 sur le sujet nous semblent les plus complets et les pertinents dans le cadre de notre projet puisqu’il traite le personnage comme une construction du lecteur – qui y reconnaît des comportements, des attitudes et des valeurs semblables aux siens – mais aussi, principalement, comme une construction textuelle identifiable grâce à divers indices et soumise à certains codes, comme le support de fonctions essentielles au texte31.

Dans son ouvrage Texte et idéologie, Hamon souligne d’emblée la difficulté de donner forme au concept pourtant élémentaire qu’est celui de héros. Variable selon l’époque à laquelle il est utilisé ou selon le personnage auquel il renvoie, le terme a deux acceptions principales qu’il faut distinguer32 : d’abord l’acception générique, qui renvoie au héros emblématique de la tragédie ou de l’épopée, puis son acception

28Philippe Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984, p. 65.

29Hamon dresse une liste substantielle de ces interrogations, qui servent d’amorce à sa réflexion. Voir

Philippe Hamon, Texte et idéologie, Paris, PUF, 1984, p. 44-45.

30Pour les références complètes de ces ouvrages, veuillez consulter la bibliographie.

31Pensons, par exemple, aux sphères d’action des personnages de Propp dans Morphologie du conte,

Paris, Gallimard, 1970.

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structurelle, par laquelle on désigne plutôt le personnage principal d’un récit. C’est principalement sous cet angle qu’Hamon aborde le concept de héros :

On le voit, le problème du héros, au sens restreint et précis où il faudrait sans doute

le prendre, au sens de « personnage mis en relief par des moyens différentiels », de « personnage globalement principal », relève à la fois de procédés structuraux

internes à l’œuvre (c’est le personnage au portrait plus riche, à l’action plus déterminante, à l’apparition la plus fréquente, etc.) et d’un effet de référence axiologique à des systèmes de valeurs (c’est le personnage que le lecteur soupçonne d’assumer et d’incarner les valeurs idéologiques « positives » d’une société – ou d’un narrateur – à un moment donné de son histoire ).33

Le héros est donc à la fois un « fait de structure » et un « fait de lecture »34. Si le caractère axiologique du héros est changeant selon la société et l’époque auxquelles appartient le lecteur, les procédés différentiels par lesquels le héros est mis en relief sont inscrits dans le texte et permettent d’établir une hiérarchie fonctionnelle des personnages35.

Le héros est identifiable d’abord par sa « qualification différentielle »36, c’est-à-dire qu’il possède des qualités dont le reste du « personnel » du roman est dépourvu. Le héros est nommé, décrit physiquement et psychologiquement ainsi que porteur d’une marque qui le distingue (que ce soit une blessure, un objet, etc.), tandis que les personnages occupant une place plus basse dans l’échelle hiérarchique du roman sont anonymes, peu ou pas décrits et sans marque distinctive. Les antécédents des héros, c’est-à-dire leur généalogie, leur enfance, etc., sont généralement plus étoffés, ce qui contribue à approfondir leur description. Le second « mode d’accentuation » signalé par Hamon est la « distribution différentielle »37, c’est-à-dire le moment (significatif ou non) et la fréquence (haute ou faible) auxquels apparaît un personnage. En tant que personnage principal, le héros apparaît généralement plus fréquemment et est présent aux moments importants du récit – le début, la fin et les périodes de crise, sur lesquelles nous reviendrons plus en profondeur dans la seconde partie de ce chapitre. L’autonomie38 du personnage, à savoir s’il apparaît seul ou en compagnie d’un ou de

plusieurs autres personnages, est le troisième paramètre à observer : le héros, plus autonome, apparaît généralement seul, tandis que les personnages secondaires ou circonstanciels sont le plus souvent représentés en groupe ou sont présents uniquement

33 Philippe Hamon, op.cit., p. 46-47. 34 Ibid., p. 48.

35 Ibid., p. 90-93. 36Ibid., p. 91. 37Id.

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15 à des moments précis (par exemple, comme le signale Hamon, une scène de mariage appelle presque automatiquement un curé qui ne sera présent que dans cette scène). Cette autonomie se manifeste aussi par la parole : le monologue est généralement réservé au héros, tandis que les autres personnages ne se font entendre que dans les dialogues. Hamon propose d'inscrire en plus la fonctionnalité39 des personnages dans une perspective différentielle en faisant, a posteriori, la somme des actions dont le personnage a été le support. La perception du lecteur importe grandement dans cette évaluation de la fonction du personnage car, en général, le héros est celui qui accomplit les actions valorisées par la société40; le caractère fonctionnel du héros recoupe ici son caractère axiologique. Finalement, le héros peut être défini par convention selon le genre de l’œuvre : chaque genre étant régi par des codes, par une « grammaire »41 qui lui est propre, le lecteur avisé peut facilement anticiper l’action et trouver les marques qui, dans le genre donné, désignent le héros, que ce soit les costumes, les modalités d’entrée en scène, le registre, etc. Toutefois, comme le signale Hamon, certains genres, tels que le roman épistolaire ou le roman polyphonique, sont caractérisés par des changements de focalisation fréquents. Dans ces œuvres, le héros change sans cesse malgré un schéma actantiel stable.

La définition du héros comporte donc trois volets fondamentaux : le héros est le personnage le plus haut sur l’échelle hiérarchique; il est celui auquel s’identifie le lecteur; il est celui qui véhicule les valeurs dominantes de son époque. Dans le cas qui nous préoccupe, les personnages de Mara et d’Hubert sont, à peu de choses près, les seuls personnages représentés; leur importance fonctionnelle devrait ainsi être capitale puisque nul autre personnage ne peut assumer les fonctions essentielles à la progression du récit. Les valeurs qu’ils incarnent sont bien représentatives de leur époque : contemporains, épicuriens, cultivés et ouverts sur le monde, les deux personnages occupent des emplois qui leur apportent une reconnaissance large et affirmée (Mara comme animatrice de radio indépendante et Hubert comme écrivain reconnu à la fois pour sa créativité et son érudition). Leurs antécédents, bien qu’à peine esquissés, sont aussi représentatifs de leur époque : les familles reconstituées, l’exode des villages vers les grandes villes et les retours à la ville natale pour les vacances d’été font partie de la

39Ibid., p. 93.

40 Ce volet rejoint les études de Propp sur le conte, dans lesquelles il définit le rôle actantiel des

personnages selon leur « sphère d’action ». Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Littérature, n°6, Mai 1972, p. 92.

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réalité de beaucoup de jeunes Québécois qui peuvent ainsi s’identifier facilement aux protagonistes. De plus, les personnages de La garçonnière s’inscrivent dans le monde et y occupent même une place de choix car ils vivent de leurs passions respectives et selon leurs désirs. C’est plutôt, semble-t-il, la prescription générique qui fait ici en sorte que les protagonistes dérogent au rôle qui leur est réservé.

En effet, dans Texte et idéologie, Hamon s’intéresse non seulement aux éléments qui affirment l’identité du héros, mais aussi aux procédés qui fragilisent sa position au sein des œuvres. Hamon détaille en effet deux « modes de contestation » du héros : le premier, le mode dit intertextuel, est en lien direct avec l’acception générique du terme telle que nous l’avons résumée plus haut : les références aux grands genres (comme la tragédie ou l’épopée) qui marquent l’œuvre et son héros peuvent être sabotées par le recours à des styles, des genres ou des motifs radicalement différents du genre dominant du texte. La fonction prescriptive du genre est donc capitale pour la « survie » du héros, et les entorses, souvent parodiques, au genre se répercutent directement sur les personnages. Le second mode de contestation, qui fait écho à l’acception structurelle du concept est, quant à lui, intratextuel et consiste à amoindrir l’importance structurelle du héros par un jeu de références et de ressemblances avec le reste du personnel du roman. Sa singularité et l’importance de son agir au sein du récit en sont ainsi grandement diminuées :

Une déqualification et une « banalisation » du héros passent donc, à la fois, par une déqualification de son être et de son faire, de ce qu’il est et de ce qu’il fait, donc par une certaine dévalorisation et dédramatisation de son action, deux mouvements qui vont de pair avec une polyfocalisation générale du système des personnages (plutôt qu’une défocalisation qui serait la neutralisation totale, sans doute irréalisable, d’un système de personnages). 42

Hamon décrit ici précisément ce qui arrive aux protagonistes de La garçonnière : le mode de contestation intertextuel est au cœur de la problématique des personnages du roman. Comme nous le verrons dans le second chapitre, les rapprochements fréquents entre les protagonistes et les héros emblématiques de la tragédie que sont Roméo et Juliette (ainsi qu’avec divers personnages qui leur sont plus ou moins apparentés) façonnent les attentes quant au développement du récit et, surtout, aux actions des personnages, attentes qui se trouvent généralement déçues. De plus, la plurifocalisation est bien présente dans le texte – elle se traduit par une narration assurée, en alternance, par Mara, par Hubert et par un narrateur hétérodiégétique. Nous reviendrons sur cette

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17 alternance des voix narratives dans la troisième partie de ce chapitre; la présence de ce phénomène et son incidence sur le « potentiel héroïque » des personnages sont toutefois dignes de mention.

1.1.2LE HÉROS DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN

Le héros prend des formes propres à chaque époque, mais son rôle au sein de la littérature devient particulièrement problématique dès le XIXe siècle, époque du réalisme et du naturalisme; quoi faire, en effet, du héros quand l’objectif de l’écriture est de rester le plus près possible de la vraie vie, complexe, plurielle et hétérogène? La plurifocalisation qui caractérise la production de cette époque témoigne de la difficulté d’atteindre le réalisme par le recours à une figure centrale unique43. Dès Stendhal s’amorce un mouvement de « dé-hiérarchisation » des systèmes au sein du roman qui s’intensifiera chez Zola, lequel reprochait aux romanciers qui l’ont précédé d’instaurer une tension trop rigide entre leur héros et les autres personnages du roman :

Selon Zola, ce qui fait qu’un personnage a l’air, aux yeux du lecteur, « exceptionnel », ou excessivement « grossi » par rapport à d’autres qui prennent

alors le rang de « secondaires », c’est d’une part qu’il est le support, en tant qu’agent ou que patient, de situations ou d’actions paroxystiques à enjeu important et à sanctions importantes (la crise; le meurtre; le conflit; la vie ou la mort; l’échec ou la réussite sociale ou amoureuse, etc.), actions souvent soulignées, de surcroît, émotivement (joie, angoisse, peine, scène « dramatique », etc.) […] Le personnage-héros tend en effet, dans le texte « non naturaliste », à s’identifier peut-être trop automatiquement comme participant aux multiples « crises » de l’œuvre, à ses moments forts, celles et ceux qui le « révèlent », dont il est l’agent et/ou le patient, qui amènent une transformation déterminante de l’intrigue, cela en accord avec une certaine conception de l’existence humaine qui fait traditionnellement du héros un personnage plus « régissant » que « régi », plus autonome, plus libre, plus sujet qu’objet, support d’un projet permanent plutôt qu’« émietté » en un discontinu actantiel.44

Les excès de drame, de description psychologique ou d’intrigue sont ainsi condamnés par Zola, qui vise plutôt une sorte d’aplanissement de la hiérarchie des actions; la crise, autrefois moment fort du roman, se retrouve ainsi étalée dans toute l’œuvre, et les

personnages secondaires y participent, ce qui diminue l’écart entre eux.45 La « permanence » du projet du personnage, qui le mettait autrefois au centre de tout récit,

s’étiole. Cette tendance à vouloir réduire les écarts entre les personnages principaux et

secondaires d’un même roman mène inévitablement, au fil des décennies, à une

43Ibid., p. 63.

44 Ibid., p. 69-70. Nous soulignons. 45Ibid., p. 73.

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« dissolution » du héros dans la littérature contemporaine. À la suite de la montée de la prégnance du roman dans la littérature et du discrédit du personnage par les nouveaux romanciers de « l’ère du soupçon »46, le héros a subi le même sort que le personnage et a, pendant un temps, largement été évacué de la littérature. La notion d’antihéros, puis l’invention « [du] vocable de héros positif pour contredire l’implicite négativité du héros contemporain »47 montrent bien que l’identité du héros est en crise à l’époque contemporaine. Cette crise se constate dans les travaux critiques : bien que le mot « héros » soit encore commun, la portée du terme semble considérablement amoindrie, très largement réduite à un synonyme de « personnage », ce qui évacue en grande partie sa dimension axiologique. Toutefois, Michel Erman, qui s’intéresse au personnage contemporain, fait remarquer que le héros n’est pas disparu; il ne s’appuie simplement plus sur la même base mythique que son ancêtre classique:

Pour dire les choses simplement, on pourrait considérer que c’est au moment où le modèle héroïque s’efface peu à peu des récits, alors que le cogito (i.e. la conscience individuelle) y imprime sa marque, que le roman moderne se focalise sur le personnage en le dotant, en particulier, d’une liberté d’action et de parole, donc d’une épaisseur humaine, et non plus sur un muthos (fable) déterminé à l’avance et fixant son caractère.48

Malgré cette liberté d’action qu’a gagnée le personnage dans le roman moderne, il semble que la vision du héros comme être régissant plutôt que régi qui prévalait avant l’époque naturaliste ne vaut plus dans la littérature contemporaine, notamment à cause de l’évolution de la société au sein de laquelle vit ce héros et dont il est à la fois le produit et le reflet. Selon Erman, la société contemporaine prône l’individualisation des êtres ainsi que leur émancipation des systèmes d’autorité49 : « la société des loisirs, la libération sexuelle mais aussi le culte de l’entreprise industrielle ou commerciale et le moralisme satisfait […], au prétexte de libérer l’homme, ne font que le manipuler par la frustration et le plonger dans l’angoisse »50. Souvent soumis à des facteurs qui lui sont extérieurs, le héros contemporain n’est plus forcément le support d’actions victorieuses; il est plutôt décrit comme une victime consentante du monde51, fuyant le conflit. Le héros contemporain est divisé : bien qu’incompatible avec la société, « [il préfère]

46Ibid., p. 51.

47 Florence de Chalonge, « Héros », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF (Quadriges), 2004 [2002], p. 273.

48 Michel Erman, Poétique du personnage de roman, Paris, Ellipses, 2006, p. 27.

49 Michel Erman, « À propos du personnage dans le roman français contemporain », Études romanes de Brno, vol. 33, 2003, p. 165.

50Ibid., p. 166. 51 Ibid., p. 168.

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19 réaliser secrètement l’intégralité de [sa] personne plutôt que de souscrire aux conventions et aux stéréotypes sociaux »52, même si cette fidélité à son identité le contraint à s’isoler de sa communauté. Erman rapproche certains héros d’aujourd’hui, notamment ceux d’Echenoz et de Taillandier, du picaro, antihéros par excellence au centre d’un sous-genre qui « met en scène un décalage d’ordre social »53. Désenchantés, sans voix, errant dans un monde au sein duquel ils ne trouvent pas leur place, les personnages contemporains n’ont que peu d’emprise sur les évènements; comme le picaro, le héros contemporain est contraint à une sorte d’errance. Toutefois, alors que le picaro était condamné à la marginalité à cause de sa naissance – donc à cause d’un facteur extérieur à lui-même et sur lequel il n’a aucun contrôle –, le héros contemporain se condamne lui-même au retrait :

Le personnage contemporain se distingue de ses prédécesseurs par l’extrême connaissance de son moi, mais il a perdu, en revanche, sa volonté proprement individuelle, c’est-à-dire ce qui le distingue des autres ou l’oppose à la société. Il ne cesse de retomber en lui-même, de s’affaisser dans sa stérile lucidité. Quelle valeur morale peut-on encore trouver chez un individu persécuté non par autrui, mais par lui-même?54

En effet, dans une société généralement libérée des contraintes sociales et qui prône le développement individuel, le héros n’entre plus en conflit avec le monde. Au contraire, la valorisation du développement personnel fait en sorte que l’individu même devient le principal obstacle dans la quête imposée de la plénitude et de la connaissance de soi. Cet impératif fait en sorte que le personnage ne se définit plus par « la révolte contre autrui, mais plutôt par la révolte contre [lui]-même.»55 Cette révolte est thématisée de différentes façons dans La garçonnière et est au coeur de la tension entre les personnages de Mara et d’Hubert. Nous l’aborderons dans le deuxième chapitre, après avoir dressé un portrait plus complet des protagonistes.

52 Michel Zéraffa, Roman et société (seconde édition), PUF, 1976, p. 70.

53 Jan Herman, « Picaresque », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF (Quadriges), 2004 [2002], p. 457.

54 Michel Biron, « L’effacement du personnage contemporain : l’exemple de Michel Houellebecq », op.cit., p. 32.

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1.2AGIR DES PERSONNAGES

1.2.1DES PERSONNAGES QUI SE LAISSENT PORTER PAR LES ÉVÈNEMENTS

La passivité, voire l’apathie, du personnage contemporain est une des caractéristiques qui ressortent le plus des différentes études portant sur le sujet. Le fait que le conflit – élément fondamental sans lequel le récit n’existerait tout simplement pas – n’émane pas d’une source extérieure au personnage, mais plutôt de son intériorité, n’est certainement pas étranger à sa difficulté à prendre des décisions et à agir en fonction de celles-ci. Si, dans certaines œuvres, la passivité se manifeste littéralement comme une sorte de léthargie ou d’absence, de déconnexion des personnages indifférents aux évènements et à leurs propres actions – pensons, entre autres, aux personnages de Toussaint, souvent cités dans les études –, elle se traduit de façon plus subtile dans La garçonnière.

En effet, les personnages du roman souffrent d’une aboulie, c’est-à-dire d’une inaptitude à passer à l’action et à prendre des décisions, qui affecte uniquement leur relation. En ce qui a trait à cette relation qui est visiblement leur raison fondamentale d’exister en tant que personnages romanesques, raison qui se rattache directement à leur statut de héros par prédésignation générique, ils manifestent une passivité alarmante dans toute la première partie du roman. Les deux amis sont des êtres de paroles plus que de gestes, de pensées plus que d’actions, entre lesquels il existe un clivage permanent : alors qu’ils tiennent des discours remplis d’ambition mais qui ne trouvent aucun écho dans leurs gestes, leurs actions, elles, sont provoquées par des impulsions et semblent dépourvues de réelle intention.

Le fait que la rencontre de Mara et d’Hubert relève du hasard place leur histoire sous le signe de la nonchalance et de la fatalité. De nombreuses formules telles que « À ce rythme, la vie, simple, épicurienne, coulait, se laissait vivre » (LG-83. Nous soulignons.) ou « Les évènements s’assemblaient de façon à ce que Mara et moi puissions nous revoir. » (LG-49. Nous soulignons.) trahissent cet abandon au cours des choses. La seconde phrase, qui est prononcée très tôt dans le roman par Hubert, traduit bien la fatalité qui marque leur relation, construite essentiellement sur une série de concours de circonstances. L’idée du protagoniste ou du héros plus régissant que régi se trouve ici malmenée : les personnages sont privés de leur rôle régissant car ils ne font que s’abandonner aux évènements. Or, même si ces évènements s’enchaînent d’eux-mêmes de façon à rendre possible la destinée des personnages, celle-ci ne peut tout de même pas s’accomplir sans leur participation. Dès le début du roman, leur passivité met

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21 explicitement en péril le noyau même du récit, à savoir le rapprochement entre Mara et Hubert :

C’est à ce moment-là, précisément, que Mara et Hubert auraient dû se souder pour la vie.

Ce qui n’arriva pas. (LG-22)

Ce passage illustre bien ce qui fait de Mara et d’Hubert des héros problématiques, car l’absence d’actions (ou de réactions) de leur part déjoue les circonstances, les vidant des possibilités qu’elles offraient. Cette tendance a pour effet de désamorcer sans cesse les situations qui pourraient donner l’impulsion nécessaire pour que le récit prenne son envol.

Les personnages de Mara et d’Hubert sont d’autant plus problématiques qu’on observe un contraste important entre leur agir (ou plutôt son absence) et leur désir de vivre avec envergure56:

Ils détenaient cela : l’envergure. Ils proféraient l’idée que vivre sans jamais goûter à l’extraordinaire quintessence, ce n’était pas réellement vivre. C’était regarder la vie s’émietter, se dissoudre, pourrir sous ses yeux.

Jusqu’à la putréfaction. La mort sans la vie.

Refuser d’être sciemment au-dessous de nos capacités psychiques.

Souvent il fallait se poser la question : « Suis-je dans ma propre vie ou dans celle de quelqu’un d’autre, ou dans celle de tous les autres? » (LG-65)

La quête de « l’extraordinaire quintessence » qui anime les deux amis les pousse à imaginer des projets extravagants (la construction d’un chemin de fer traversant tout le Québec, puis, plus tard, l’objectif de retrouver des œuvres oubliées, éparpillées dans la ville de Montréal) qui semblent les éloigner de l’essentiel. La question qui les obsède (« Suis-je dans ma propre vie ou dans celle de quelqu’un d’autre, ou dans celle de tous les autres? ») trahit un certain détachement des personnages par rapport à leurs actions. Leur distance par rapport aux évènements, aux gestes qu’ils racontent provoque un dédoublement de leur posture, laquelle se traduit dans leur manière de constituer le récit : à la fois acteurs et spectateurs de leur propre vie, ils livrent un témoignage

56 « La présence de l’idéal dans la conscience des personnages serait, selon Pavel, le trait constitutif du

roman, dont le rôle en tant que forme de "pensée" serait de s’élever contre le monde ambiant, perçu comme territoire hostile ou décevant. » (Isabelle Daunais, « Le personnage et ses qualités » dans Études

françaises, vol. 41, n°1, 2005, p. 16.) Nous reviendrons plus en détail sur le rapport des personnages avec

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apparemment neutre57 plus qu’ils ne vivent leur histoire. Narrateurs assez passifs, ils se « regardent » agir sans remettre en cause leurs actes. La part « active » de leur vie de personnages, quant à elle, se caractérise par une retenue extrême, un évitement systématique, voire l’occultation, dans leur narration, des situations paroxystiques ou des « crises » qui fondent le roman traditionnel.

1.2.2 REPORT ET DÉNI : LA « MISE ENTRE PARENTHÈSES » (OU LA « NON -ACTUALISATION ») DE LA RELATION

Nous avons vu précédemment que l’une des caractéristiques du héros traditionnel est qu’il participe aux moments forts qui servent habituellement de pivot ou de tremplin au récit. Toutefois, dans le roman contemporain, ces crises sont souvent absentes ou éludées. C’est ce qui se produit dans La garçonnière, dans lequel une partie des actions des personnages – c’est-à-dire tous les rapprochements physiques ou émotionnels qui pourraient changer le statut de leur relation – restent sans effet sur la suite des évènements puisque les personnages agissent comme si rien ne s’était passé. Comme l’enjeu du récit est de voir si leur relation passera d’amicale à amoureuse, leur attitude de déni désamorce systématiquement les moments forts qui devraient provoquer une crise, déranger la stabilité de leur situation.

Selon Raphaël Baroni, dès qu’un lecteur un tant soit peu expérimenté entame la lecture d’un texte, il est porté à anticiper son déroulement :

L’anticipation incertaine, qui s’enracine dans un répertoire de séquences actionnelles sous-codées dont dispose l’interprète, permet ainsi l’établissement d’une téléologie du discours en dessinant d’emblée les contours de l’intrigue, dont le dénouement est anticipé avant d’être actualisé. Ce répertoire de « schèmes séquentiels » (Baroni, 2006a), qui permettent d’anticiper la structure globale du récit, relève de la maîtrise par l’interprète d’une sémantique de l’action plus ou moins complexe58

Ainsi, le pronostic – c’est-à-dire l’anticipation d’un développement actionnel futur dont on ne connaît que les prémisses59 – implique une anticipation des étapes principales qui mèneront à l’issue de l’histoire. C’est en tenant compte de cette capacité à reconnaître les principaux schèmes narratifs que nous pouvons avancer que certaines scènes dans

57 Bien que la situation d’énonciation ne soit pas claire, certaines marques dans le texte placent

explicitement les personnages dans cette position de témoins, comme dans ce passage où Mara raconte l’accident qui a traumatisé Hubert : « La phrase aurait pu résonner comme Un troisième café et j’y vais. Mais non. Je le raconte tel quel. » (LG- 35)

58 Raphaël Baroni, « Passion et narration », dans Protée, vol. 34, n°2-3, 2006, p. 171. 59Ibid., p. 169.

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23 La garçonnière devraient effectivement constituer des moments clés du roman, des points culminants dans l’histoire. Ces situations sont généralement très chargées émotivement : une mort, une naissance, un meurtre, une trahison ou une réussite amoureuse entraîne généralement un changement d’état des personnages et, éventuellement, un changement dans la trame narrative. Dans le cas de La garçonnière, les attentes concernent essentiellement la relation entre les deux protagonistes. La question est de savoir si leur rencontre fortuite, mais présentée à la fois comme miraculeuse et inévitable, évoluera vers une relation amoureuse – qui est d’emblée présentée comme l’aboutissement supposé, logique, de leur histoire. L’importance de leur rencontre est d’ailleurs bien soulignée dans le texte :

Je suis Mara, je m’appelle Hubert.

Était là une rencontre importante, la naissance, le début de quelque chose. […] Pouvait-on déterminer l’instant précis, dans le temps, d’une nouvelle rencontre ou était-il préférable de se laisser aller à la spontanéité des instants à venir ?

Avenir prometteur.

Rencontre, tout comme culture, était un mot au sens large, complexe. (LG-44)

Le roman s’ouvre donc sur un éventail de possibilités, sur l’attente de « quelque chose » d’important. Pour le personnage de roman contemporain qui vit dans une société qui prône la liberté tout en étant paradoxalement très prescriptive, les possibles proviennent de l’imaginaire social :

Dans le roman réaliste contemporain, le conflit entre soi et les autres se déroule à livre ouvert et peut désormais être parfaitement compris, soumis à la loi de la transparence, à la fois objectivé et intériorisé sous forme d’images sociales élevées au rang de clichés, de fantasmes immédiatement acceptables, de langages qui circulent un peu partout aussi bien dans ses pensées intimes que dans le discours public. Ces images virtuelles s’offrent au personnage comme un ensemble limité de possibles.60

Isabelle Daunais, qui s’est intéressée aux qualités fondamentales du personnage romanesque, souligne que la posture qu’adopte le personnage vis-à-vis des possibilités qui s’offrent à lui est déterminante pour le roman :

[Entre la mise à l’abri de tous les possibles et la perte de ces possibles] s’ouvre l’espace même du roman, qui est l’espace de la « faute » ou de la faille par lesquelles les personnages non seulement partent à l’aventure, ou se trouvent à en avoir une, mais viennent aussi à dévier de ce qui jusque-là était leur vie, à quitter le cours prévu des choses où le « monde des possibles » […] était encore intact et inexploré.61

60 Michel Biron, « L’effacement du personnage contemporain : l’exemple de Michel Houellebecq », dans Études françaises, vol. 41, n°1, 2005, p. 32.

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