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Le conte cité à comparaître : hybridation et réflexivité dans les transfictions policières de contes de fées

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Academic year: 2021

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Le conte cité à comparaître. Hybridation et réflexivité

dans les transfictions policières de contes de fées

Mémoire

Alexandra Michaud

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

Le conte cité à comparaître

Hybridation et réflexivité dans les transfictions policières de

contes de fées

Mémoire

Alexandra Michaud

Sous la direction de :

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R

ÉSUMÉ

La combinaison du conte de fées et du roman policier peut sembler surprenante lorsqu’on pense aux écarts entre les deux genres et aux nombreuses règles qui les régissent. Pourtant, plusieurs auteurs ont entrepris de les combiner pour offrir des textes qui ont la particularité de reprendre des personnages et des histoires de contes de fées tout en les inscrivant dans le genre policier. C’est aux conséquences de cette hybridation transfictionnelle que ce mémoire entend s’intéresser. Plus précisément, il montre la manière dont la lecture policière est affectée par la présence au sein de l’enquête d’éléments provenant de récits merveilleux célèbres.

Dans un premier temps, par une observation détaillée de l’hybridation, nous dégageons le rôle joué par chacun des genres impliqués afin de vérifier notre hypothèse selon laquelle les textes étudiés se situent davantage du côté du roman policier que de celui du conte de fées et proposent ainsi un contrat de lecture policier. Nous proposons ensuite une description de la lecture attendue par le roman policier classique avant de nous intéresser à la manière dont le caractère énigmatique du lien transfictionnel redéfinit le jeu policier dans les textes à l’étude et cherche de cette manière à accentuer la vigilance du lecteur face à l’acte de lecture qu’il est en train d’effectuer. Nous nous attardons finalement à la dimension métafictionnelle du jeu policier qui, couplé à la reprise d’éléments diégétiques des contes de fées, mène, dans les œuvres du corpus, à un effort de dévoilement du processus de création transfictionnelle et de sa réception.

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A

BSTRACT

The combination of fairy tale and detective fiction may seem surprising when one thinks about the differences between the two genres, each one being structured by an important number of rules. However, several writers have undertaken to combine them and offer texts that fit characters and plot elements from fairy tales into the detective genre. This study intends to focus on the consequences of this transfictional combination. More specifically, it shows how the reading contract of the detective genre is affected by the presence of elements from famous magical stories within the investigation.

First, by a detailed observation of the amalgamation process, we highlight the role played by each genre involved in order to verify our hypothesis that the texts studied are meant to be read as detective stories and thus propose the particular reading contract associated with it. We then offer a description of the reading act expected by the detective novel, described as a game, before focusing on the way in which the enigmatic nature of the transfictional link redefines the game that is being played in the texts under study and seeks this way to accentuate the reader's vigilance about the reading they are doing. Finally, we focus on the metafictional dimension of the game which, coupled with the recycling of diegetic elements from fairy tales, leads to an effort to unveil the process of transfictional creation and its reception.

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T

ABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... ii

ABSTRACT ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

LISTE DES ILLUSTRATIONS ... v

REMERCIEMENTS ... vi

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE UN – LIRE LE CONTE AUTREMENT ... 10

DYNAMIQUE DE L’HYBRIDATION ... 10

DES GENRES RECONNAISSABLES ... 10

ENQUÊTE ET IMAGINAIRE ... 15 RELATIONS TRANSFICTIONNELLES ... 18 FORUM TRANSFICTIONNEL ... 19 EXPANSION ... 21 VERSION ... 23 CAPTURE ... 25 INTERFÉRENCE ET DÉSENCHANTEMENT ... 29 DOMINANTE POLICIÈRE ... 29

AMBIGUÏSATION DES PERSONNAGES ... 36

TRAITEMENT DU MERVEILLEUX ... 39

CHAPITRE DEUX – REDÉFINITION DU JEU POLICIER ... 45

LE JEU POLICIER ... 45 COMPÉTITION ET RIVALITÉ ... 46 TENSION ET RÉVÉLATIONS ... 47 INDICES ET LEURRES ... 49 LE JEU TRANSFICTIONNEL ... 51 COMPÉTITION ET RIVALITÉ ... 51 TENSION ET RÉVÉLATIONS ... 52 INDICES ET LEURRES ... 60

CHAPITRE TROIS – MÉTA(TRANS)FICTION POLICIÈRE ... 67

DÉFINITIONS ... 68

MÉTAFICTION POLICIÈRE ... 69

RÉFLEXIVITÉ GÉNÉRIQUE ... 69

MISE EN ABYME DE L’ÉCRITURE ET DE LA LECTURE ... 71

UN AVEU DE FICTIONNALITÉ ... 74

LE CONTE DE FÉES ... 74

LA TRANSFICTIONNALITÉ ... 76

LA MÉTATRANSFICTION ... 79

MISE EN ABYME DE L’ÉCRITURE TRANSFICTIONNELLE ... 80

MISE EN ABYME DE LA LECTURE TRANSFICTIONNELLE ... 89

CONCLUSION ... 95

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L

ISTE DES ILLUSTRATIONS

ILLUSTRATION 1 : Peter Ferguson, A Very Grimm Guide, p. 22-23.

ILLUSTRATION 2 : Frank Cammuso, Max Hamm Fairy Tale Detective, p. 66.

ILLUSTRATION 3 : Romain Gallo contre Charles Perrault

ILLUSTRATION 4 : Frank Cammuso, Max Hamm Fairy Tale Detective

ILLUSTRATION 5 : The Big Over Easy

ILLUSTRATION 6 : Adam Fisher, The Sorcerer’s Appendix

ILLUSTRATION 7 : Benjamin Bachelier, Le Cas Ruby C.

ILLUSTRATION 8 : Frank Cammuso, Max Hamm Fairy Tale Detective, p. 98.

ILLUSTRATION 9 : Bill Willingham, Lan Medina, Steve Leialoha et al., Fables. Vol 1, Legends

in Exile, p. 30-31.

ILLUSTRATION 10 :Peter Ferguson, The Inside Story, p. 43.

ILLUSTRATION 11 : Bill Willingham, Lan Medina, Steve Leialoha et al., Fables. Vol 1,

Legends in Exile, p. 11.

ILLUSTRATION 12 : Frank Cammuso, Max Hamm Fairy Tale Detective, p. 9.

ILLUSTRATION 13 : Frank Cammuso, Max Hamm Fairy Tale Detective, p. 85.

ILLUSTRATION 14 : Frank Cammuso, Max Hamm Fairy Tale Detective, p. 99.

ILLUSTRATION 15 : Bill Willingham, Lan Medina, Steve Leialoha et al., Fables. Vol 1,

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EMERCIEMENTS

Je voudrais tout d’abord remercier mon directeur de recherche, Richard Saint-Gelais, pour ses lectures attentives, sa disponibilité et ses conseils avisés. Merci pour le soutien et la confiance.

Merci également aux professeur.e.s du Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval qui ont su me transmettre le goût de la recherche.

À ma famille et mes ami.e.s qui auront tenté de comprendre le sujet de ma recherche jusqu’au dépôt final, je suis reconnaissante pour vos constants encouragements qui ont permis à ce mémoire de voir le jour (et je ne vous en voudrai pas si vous ne le lisez jamais). Merci plus particulièrement à Jean-Dany pour ses commentaires passifs-agressifs sur l’avancement de ce projet.

Un merci tout spécial à Salomé qui m’a accompagnée tout au long de cette aventure, dans les moments difficiles comme dans les instants plus inspirés. Ta présence a fait toute la différence.

Merci à Maman pour son œil de lynx, son soutien, son intérêt, ses opinions. Merci d’avoir été ma première lectrice. Merci surtout de m’avoir toujours encouragée à faire ce qui me passionne. Bref, merci pour tout.

Un tout petit merci à Angus dont les ronflements ont rythmé l’écriture des dernières pages de ce mémoire.

Enfin, merci au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval d’avoir cru en la pertinence de ce projet.

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I

NTRODUCTION

Les fées ont trouvé refuge dans ces endroits communément appelés par le profane : lieux du crime. Ouvrez le roman policier avec un cœur d’enfant, car il est plus près du poème que de la vérité.

– Stanislas-André Steeman, dans Zéro Il y aura toujours une nouvelle façon de raconter les histoires des contes, comme en témoignent les nombreuses versions que nous connaissons des fables les plus célèbres. Si l’oralité initiale du conte favorisait – et même rendait inévitable – une labilité qui s’est poursuivie même lorsque le conte est passé à l’écrit, on remarque que ces récits merveilleux sont également enclins à subir des transformations plus marquées, issues d’un véritable travail de réécriture. Les contes revisités présentent de nouvelles perspectives sur ces histoires d’abord consignées au 18e siècle, jusqu’à en changer parfois le dénouement. Les réécritures se permettent fréquemment de renverser les rôles et les valeurs associés aux héros des récits, en les transposant dans un contexte moderne, ou alors d’imaginer une suite à leurs aventures. Nombreux sont les auteurs qui ont étudié les reprises de contes de fées, les qualifiant tour à tour de renversements, de détournements ou de réécritures. Les études voient principalement la réécriture comme une modernisation du conte de fées ; elles supposent ainsi sa participation au renouvellement du genre du conte. Ce faisant, elles négligent ce qui nous intéresse particulièrement : le changement générique qui peut survenir lors de la réécriture, phénomène déjà noté par Laurent Bazin :

On constate en tout cas qu’un nombre significatif de romans contemporains recourent – tantôt de façon implicite, tantôt de façon explicite et même revendiquée – à l’univers des contes classiques (Perrault, Grimm ou encore Madame d’Aulnoy), dont ils s’approprient les structures aussi bien que les

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personnages tout en les revisitant dans les cadres génériques de la fiction d’aujourd’hui1.

En effet, le renouvellement du conte passe régulièrement par la combinaison avec d’autres genres. En littérature jeunesse, l’hybridation est fréquente avec les genres de l’imaginaire. Dans A Long, Long Sleep (2011) d’Anna Sheehan, la Belle au bois dormant hérite d’un empire interplanétaire, tandis que Cendrillon endosse le rôle d’une mécanicienne mi-humaine mi-cyborg dans Cinder (2012) de Marissa Meyer. Mais il n’y a pas que les adolescents qui soient intéressés à retrouver ces personnages familiers. La littérature érotique, de même que le genre de l’horreur, reprennent à leur façon ces histoires merveilleuses et offrent des récits scabreux ou inquiétants où les transgressions n’entraînent pas les mêmes punitions que dans les récits originaux. Depuis 2017, la collection « Les contes interdits » aux éditions ADA propose à cet effet des romans mélangeant crimes sordides, sexualité explicite et clins d’œil – plus ou moins marqués selon le roman – aux histoires des contes.

Une combinaison semble particulièrement proliférante ces vingt dernières années : le récit policier mettant en scène les personnages des contes classiques et les intrigues qui leur sont associées. Ce seront ces diégèses abandonnant la forme du conte au profit de celle de l’enquête qui nous intéresseront plus particulièrement dans ce mémoire. De nombreuses productions récentes choisissant cette formule ont d’ailleurs connu une réception favorable. Au cinéma, on pensera au film d’animation Hoodwinked! (2006) dans lequel les personnages du Petit chaperon rouge sont interrogés par un enquêteur qui souhaite établir la responsabilité de chacun dans les événements malheureux entourant la visite de la jeune fille chez sa grand-mère. À la télévision, les séries Once Upon a Time (2011-2018) et Grimm (2011-2017) réunissent quant à elles les personnages de nombreux contes dans une ville américaine moderne. Ces productions exploitent le potentiel énigmatique associé aux éléments magiques de ces récits pour introduire un mystère à résoudre par le protagoniste principal. On retrouve également cette combinaison du conte et du récit policier au sein de productions littéraires. The Sisters Grimm (2005-2012), une série de neuf romans pour la jeunesse, raconte les

1 Laurent Bazin, « Une communauté désenchantée ? Métamorphoses du merveilleux dans le roman

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enquêtes de Daphne et Sabrina Grimm, deux fillettes qui découvrent qu’elles sont les descendantes de célèbres détectives de l’étrange. La série de bandes dessinées Fables (2002-2015), destinée quant à elle à un public adulte, entraîne dès le premier volume les personnages des contes les plus connus dans une enquête policière classique où le détective Bigby Wolf, alias le Grand méchant loup, doit résoudre le mystère de la disparition de Rose-Rouge. Le succès remporté par la série a d’ailleurs mené à la production du jeu vidéo The Wolf Among Us en 2014.

S’il ne fait aucun doute que l’hybridation du conte et du roman policier est répandue, nous n’avons toutefois pas ici l’espace nécessaire pour traiter de façon satisfaisante d’un corpus multimédia aussi étendu et qui soulèverait par ailleurs des questions méthodologiques différentes de celles que nous entendons poursuivre. En effet, le présent mémoire entend s’intéresser aux conséquences de l’hybridation avec le conte sur le pacte de lecture particulier instauré par le récit policier. De nombreux travaux sur la lecture du roman policier décrivent une activité qui place le lecteur en compétition avec l’auteur. Un jeu se met en place puisque le lecteur, en s’appuyant sur sa connaissance des règles du genre et sur son bagage de lectures, doit arriver à faire progresser sa propre enquête malgré les pièges posés par l’auteur qui doit de son côté rendre la solution surprenante. Comme « il n'y a de surprise que par rapport à un horizon d'attente déjà bien établi2 », le jeu policier autorise, dans une certaine mesure, la subversion des règles du genre. Puisque le thriller cinématographique et la série télévisée policière utilisent un code sémiotique différent du roman policier, les règles, mais surtout les mécanismes mis en place pour les transgresser, ne peuvent être tout à fait les mêmes. Dès lors, il apparaît nécessaire de limiter notre étude au seul domaine de la littérature, en acceptant d’inclure la bande dessinée dans cette dernière puisque les stratégies utilisées par les auteurs et lecteurs y sont souvent très similaires.

Si en théorie les possibilités de combinaison du conte et du récit policier sont nombreuses, nous remarquons que la très grande majorité des écrivains conserve les personnages connus et reconnus des contes, mais échange le schéma initiatique caractéristique du genre pour la structure du récit policier, la quête des protagonistes prenant

2 Uri Eisenzweig, Le Récit impossible. Forme et sens du roman policier, Paris, Christian Bourgois Éditeur,

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ainsi la forme d’une enquête criminelle dans la réécriture. L’intégration du conte au sein du récit policier peut d’abord être de l’ordre de l’allusion. Ces textes établissent des ressemblances entre le protagoniste de la fiction policière et celui d’un conte, ils invitent le lecteur perspicace à dresser des parallèles entre les deux histoires. Plus souvent cependant, les références aux contes seront explicites ; le titre de la réécriture, les noms donnés aux personnages, la reprise d’accessoires centraux aux récits initiaux ou encore des citations puisées à même les textes classiques seront autant de clins d’œil offerts au lecteur pour qu’il remarque les éléments repris et ceux qui ont été modifiés. C’est d’ailleurs ce que propose Le petit chaperon rouge (2018) de Sonia Alain où une jeune femme vêtue de rouge entreprend de venger le meurtre de sa grand-mère, survenu dans les bois plusieurs années auparavant. Il s’agit à ce moment d’une transposition : les événements qui surviennent dans le conte sont repris dans un cadre plus contemporain, exempt de tout élément merveilleux. De telles réécritures participent de ce que Gérard Genette a nommé l’hypertextualité, c’est-à-dire « toute relation unissant un texte B […] à un texte antérieur A […] sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire3 ». L’hypertextualité suppose ainsi une relation d’imitation, thématique ou formelle, et de transformation entre deux textes. Toutefois, nous avons remarqué que, dans la combinaison du conte merveilleux et du roman policier, ce sont les personnages qui demeurent, parfois accompagnés de segments d’intrigue ou d’objets leur étant associés. De ce fait, c’est surtout l’emprunt, « la migration (avec la modification qui en résulte presque immanquablement) de données diégétiques4 » au sein d’une nouvelle fiction, policière cette fois, qui marque la relation entre les contes de fées et les textes qui nous intéressent dans cette étude. Ainsi, bien qu’une grande partie des travaux sur la réécriture emploie la terminologie proposée dans Palimpsestes, nous prendrons plutôt appui sur la notion de transfictionnalité développée par Richard Saint-Gelais dans Fictions transfuges. Ce concept, qui renvoie au partage d’une matière fictionnelle par deux textes ou plus, constitue le point commun entre tous les textes qui formeront notre corpus. Dès lors, nous qualifierons les œuvres à l’étude de transfictions policières de contes de fées.

3 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil (coll. « Points essais »),

1992 [1982], p. 13.

4 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil (coll. « Poétique »),

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Pour procéder à la sélection des textes, nous avons utilisé le critère de l’identité, proposé par Saint-Gelais, pour déterminer ce qui constitue une transfiction : « Quels que soient les éléments impliqués, il doit y avoir identité ou, plus exactement, prétention à l’identité : une similitude […] ne suffit pas ici5. » Une simple homonymie n’est pas non plus suffisante pour parler de transfictionnalité ; il faudra que les personnages de ces fictions policières renvoient aux mêmes êtres fictionnels rencontrés lors de la lecture des contes classiques. Cela nous mènera à exclure de notre corpus d’étude des œuvres telles que Le crime de Blanche-Neige (1999) de Bruno Jobin, où une jeune femme se voyant forcée de rejoindre une organisation secrète adoptera le nom de code Blanche-Neige. Malgré leur ressemblance physique certaine, les deux personnages ne partagent pas la même référence fictionnelle. Nous pouvons ainsi affirmer qu’il se produit principalement deux opérations au sein des œuvres de notre corpus : la reprise de personnages des contes classiques et le changement générique les inscrivant dans un cadre policier. Malgré l’utilisation de cet adjectif, la présence des forces de l’ordre au sein d’un texte n’est pas suffisante pour intégrer le corpus. Nous avons plutôt choisi des œuvres prenant la forme de récits d’enquête – puisque c’est bien l’enquête, nous le verrons, qui donne au récit sa qualité policière – où le mystère à résoudre semble être le fruit d’un acte criminel et constitue l’intrigue principale6.

La transfictionnalité pouvant se décliner de multiples façons, les auteurs que nous étudierons ne suivent évidemment pas tous le même modèle. En effet, certains décident de réunir une grande quantité de personnages appartenant à des contes différents dans le cadre d’une enquête policière. C’est le cas notamment des séries de bandes dessinées Fables7 et Max Hamm Fairy Tale Detective ainsi que de la série The Sisters Grimm. Nous retiendrons également au sein de notre corpus deux romans de Jasper Fforde qui forment la duologie

5 Ibid., p. 22. L’auteur souligne.

6 Certains pourraient être surpris de ne pas retrouver Les contes de crime (2000) de Pierre Dubois parmi les

œuvres de notre corpus. Nous avons choisi de ne pas considérer les nouvelles de Dubois dans notre étude puisque la majorité ne plaçait pas l’enquête au centre de la diégèse. Dans « Cendrillon », par exemple, l’enquête menée par le détective Perthwee n’occupe que quelques lignes à la toute fin du récit. Les quelques nouvelles résolument policières, quant à elles, n’étaient pas transfictionnelles.

7 Nous avons pris la décision de ne considérer que le premier volume de cette série (contenant les numéros 1 à 5)

puisque la forme de l’enquête se perd dans les volumes suivants, qui s’apparentent davantage à des récits d’aventures. Nous ne nous interdirons pas cependant de faire appel à d’autres volumes dans lesquels figurent des éléments permettant de mieux saisir l’univers de la série.

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Nursery Crime, ainsi que le premier tome de la série Petits contes à régler de Gaël Bordet8. Plus rarement, les transfictions policières se concentrent sur un seul conte : la série de quatre romans A Brothers Grimm Mystery par P.J. Brackston raconte ainsi les enquêtes de Gretel devenue détective privée. Gérard Moncomble, auteur de Romain Gallo contre Charles Perrault, utilise quant à lui la forme classique du recueil pour regrouper ses nouvelles qui, tout comme les contes traditionnels, se concentrent sur un seul personnage ou groupe de personnages à la fois9.

L’intérêt principal de notre sujet réside, nous semble-t-il, dans le contraste qui existe entre le caractère proliférant de la pratique du côté de la création et le silence de la recherche à son sujet. Nous proposons alors une réflexion qui permettra d’observer comment la pratique s’inscrit non pas dans le renouvellement du conte, mais plutôt dans celui du genre policier. Marc Lits, dans Le genre policier dans tous ses états : d'Arsène Lupin à Navarro, affirme que depuis sa naissance, le genre policier n’a eu de cesse de se réinventer10. Beaucoup d’auteurs ont également souligné le tournant métatextuel (ou métafictionnel) pris par le roman policier, qui multiplie depuis quelque temps les mises en abyme et les jeux réflexifs. Notre étude permettra de voir si l’hybridation du récit policier avec le conte s’inscrit dans cette tendance ou si elle trace une nouvelle voie. Le conte merveilleux et le récit policier sont deux genres reconnus pour les nombreuses règles qui les régissent. Ils s’adressent généralement à des publics très différents, qui n’en attendent pas les mêmes expériences de lecture. La combinaison de genres qui paraissent peu conciliables semble témoigner d’une volonté des auteurs de jouer avec les conventions et de renouveler la pratique. Ces auteurs sont de toute évidence stimulés par le défi de faire interagir deux genres a priori éloignés ; on peut alors se demander quels effets les transgressions génériques, narratives et thématiques qui en découlent produiront lors de la lecture. Hans Robert Jauss affirme que le

8 Le deuxième tome de cette série s’éloigne de l’univers spécifique des contes de fées pour entrer dans celui du

célèbre détective Sherlock Holmes.

9 Puisque notre corpus comporte plus de vingt ouvrages individuels et que nous souhaitons éviter de créer de la

confusion chez notre lecteur, nous utiliserons dans ce mémoire le nom des séries plutôt que les titres des œuvres qui les composent. Nous désignerons également, toujours par souci de clarté, tous les personnages des contes par leur nom français, même si une partie de notre corpus est de langue anglaise.

10 L’ouvrage de Lits s’attache en effet à montrer « la force créative d’un genre sans cesse en évolution ».

(Le genre policier dans tous ses états : d'Arsène Lupin à Navarro, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2011, p. 28.)

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genre est l’une des composantes de l’horizon d’attente de la lecture11. Aussi l’hybridation générique force-t-elle le lecteur à revoir cet horizon d’attente et à le combiner à un second. Ce faisant, nous pensons qu’elle contribue à attirer l’attention du lecteur sur la lecture qu’il est en train d’effectuer. Ainsi, c’est aux conséquences de l’hybridation transfictionnelle du conte et du récit policier sur la lecture que ce mémoire entend s’intéresser davantage. Si les genres sont des « principes de régulation de l'acte de lecture12 », comment lit-on les transfictions policières de contes de fées ?

Nous avançons l’hypothèse que le schéma narratif du conte est complètement abandonné pour le format de l’enquête dans les œuvres à l’étude. Ainsi nous pensons que celles-ci s’inscrivent dans le genre policier, mais que la combinaison avec le conte affecte les modalités de la lecture policière qu’elles semblent appeler. Comme nous l’avons déjà mentionné, plusieurs théoriciens, notamment Thomas Narcejac13, ont entrepris une réflexion sur le déroulement de la lecture policière en la décrivant comme un jeu qui place le lecteur en compétition avec l’auteur, le premier s’efforçant de résoudre l’énigme avant la révélation finale, le second, de lui mettre des bâtons dans les roues. Cette conception de la lecture du roman policier met en évidence le caractère réflexif du genre. En effet, pour continuer de surprendre les lecteurs avec des solutions toujours originales, le genre policier n’a eu de cesse de renouveler ses façons de faire et de subvertir au passage les règles qui le régissent, attirant par la même occasion l’attention des lecteurs sur celles-ci.

Les lecteurs savent qu’ils ne peuvent ignorer la tradition du roman policier s’ils veulent résoudre le mystère puisque la fiction policière, et de façon plus marquée le roman à énigme, ne fait pas appel à la même logique de déduction qu’une véritable enquête policière. En effet, l’objectif de l’enquête à l’intérieur de la fiction n’est pas de prouver hors de tout doute raisonnable la culpabilité d’un individu en récoltant des éléments de preuves à présenter devant un jury. En amorçant un récit policier, le lecteur sait qu’il devra avoir recours aux conventions littéraires de l’enquête ; il a conscience du statut de fiction du texte

11 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris,

Gallimard (coll. « Tel »), 1978.

12 Richard Saint-Gelais, « Rudiments de lecture policière », dans Revue belge de philologie et d’histoire,

tome 75, fasc. 3 (1997), p. 790, [en ligne].

13 Thomas Narcejac, « Le roman policier comme jeu », dans Une machine à lire le roman policier, Paris,

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et il doit en tenir compte s’il veut résoudre l’énigme : « […] la solution est moins d’ordre logique que rhétorique. La découvrir ne demandera donc pas des connaissances judiciaires, mais plutôt des compétences en analyse de texte pour mettre au jour une solution inscrite dans les lignes d’un récit de fiction14. » On peut alors considérer le roman policier, et c’est d’ailleurs ce que propose Linda Hutcheon dans Narcissistic Narrative, comme l’une des formes que prend la métafiction dans la littérature contemporaine15. Le concept est défini ainsi par Patricia Waugh : « Metafiction is a term given to fictional writing which self-consciously and systematically draws attention to its status as an artefact in order to pose questions about the relationship between fiction and reality16. » S’il est vrai que la métafiction attire l’attention sur la frontière entre le fictionnel et le factuel, les effets métafictionnels du roman policier peuvent-ils être accentués par la présence dans un même texte de personnages venant de mondes fictionnels différents ? Le fait que le lecteur soit déjà familier avec le « monde des contes de fées » participe-t-il de cette accentuation ? Au terme de ce mémoire, nous espérons arriver à montrer comment l’hybridation transfictionnelle induit un déplacement du jeu policier en plus de provoquer chez le lecteur une conscience accrue du contexte de production des fictions.

Pour ce faire, nous avons choisi une approche située au croisement des réflexions sur la spécificité de la lecture policière et des théories de la fiction. Dans un premier temps, nous étudierons la dynamique générique qui se dégage de l’hybridation du conte et du roman policier, car nous pensons que les deux genres sont affectés par leur contact avec l’autre. Nous débuterons en dressant le portrait de chacun des genres pour mieux saisir la manière dont ils se combinent. Nous poursuivrons notre examen en insistant sur les liens que tissent les transfictions avec les contes classiques. Pour mieux comprendre les modalités de la reprise, nous procéderons à la description des relations transfictionnelles mises en œuvre. Puisque, comme nous le montrerons, c’est le genre policier qui semble parvenir à imposer sa logique, nous terminerons ce premier chapitre en observant la façon dont les textes du corpus

14 Marc Lits, Le genre policier dans tous ses états, op. cit., p. 84.

15 Linda Hutcheon, « Actualizing Narrative Structure : Detective Plot, Fantasy, Games, and the Erotic » dans

Narcissistic Narrative : The Metafictional Paradox, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 1980, p. 71-86.

16 Patricia Waugh, Metafiction : the theory and practice of self-conscious fiction, New York, Methuen, 1984,

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suggèrent une lecture policière et examinerons les conséquences de ce changement générique sur les transfuges des contes et sur l’univers merveilleux.

Le deuxième chapitre examinera l’interférence produite par l’hybridation transfictionnelle avec le conte sur la lecture policière telle qu’elle a été décrite par les théoriciens du genre. Ces derniers la décrivent comme une compétition engagée entre l’auteur et le lecteur, une rivalité qui se reflète dans la fiction entre le criminel et le détective. Nous aborderons également la place cruciale qu’occupent les deux modalités de la tension narrative, soit le suspense et la curiosité, dans le jeu policier avant de passer en revue les différents types d’informations mises à la disposition du lecteur dans sa quête. Après avoir étudié les aspects centraux du jeu policier sous sa forme classique, nous nous pencherons sur leur accentuation par le caractère transfictionnel des textes du corpus.

La troisième partie de notre travail sera consacrée à l’étude de la dimension métafictionnelle des transfictions policières de contes de fées. Cette partie prendra soin de préciser la notion de métafiction avant d’aborder la façon dont plusieurs spécialistes du roman policier l’ont utilisée pour décrire la réflexivité traversant le genre, notamment par la mise en abyme de l’écriture et de la lecture. Nous verrons par la suite comment l’hybridation transfictionnelle avec le conte de fées, tout comme la métafiction, attire l’attention du lecteur sur le caractère fictionnel de l’œuvre qu’il parcourt, mais plus encore sur sa nature seconde. Par la description des différentes mises en abyme parcourant les textes à l’étude, nous montrerons que la dimension métafictionnelle de ces textes vise à dévoiler le fonctionnement de la transfictionnalité. Nous terminerons en détaillant les effets de ce que nous conviendrons d’appeler la métatransfiction sur la lecture policière. Au terme de notre étude, nous aurons contribué à montrer que les transfictions policières de contes de fées s’inscrivent bel et bien dans le renouvellement du genre policier, en empruntant la voie métafictionnelle tracée par de nombreux romans policiers contemporains, tout en conservant les éléments centraux du jeu policier classique.

(17)

C

HAPITRE UN

L

IRE LE CONTE AUTREMENT

L’hybridation transfictionnelle du roman policier et du conte de fées implique la migration d’éléments diégétiques de ces histoires familières au sein d’un récit d’enquête. Afin de mieux comprendre les conséquences de cette hybridation, nous aborderons dans ce chapitre les caractéristiques de cet alliage et la manière dont les contes sont repris, combinés et transformés par le changement générique qui se produit lors du voyage transfictionnel.

DYNAMIQUE DE L’HYBRIDATION

DES GENRES RECONNAISSABLES

Le roman policier et le conte de fées sont deux genres qui rencontrent un vaste lectorat. Un enfant de quelques années seulement sera déjà familier avec un certain nombre de contes merveilleux, développant ainsi très tôt sa compétence générique – ne serait-ce qu’intuitivement. Le succès rencontré par les incessantes adaptations et réécritures de contes de fées montre que le genre plaît aussi à un public plus âgé, peut-être nostalgique des histoires qui ont bercé son enfance. Bien qu’on associe généralement le roman policier à un lectorat adulte, de plus en plus de productions destinées à la jeunesse investissent le genre et permettent aux jeunes lecteurs aussi d’en faire l’expérience. Une exposition soutenue à ces deux genres facilite certainement leur reconnaissance par des lecteurs de tout âge.

Il ne fait aucun doute que le genre policier regroupe des productions très diversifiées, que l’on parvient généralement à classer sous l’étiquette du roman à énigme, du roman noir et du roman à suspense. Que les auteurs misent sur le raisonnement déductif d’un détective, présentent un enchaînement effréné d’actions ou encore insistent sur l’horreur des crimes commis afin de créer une atmosphère angoissante, le classement de leur ouvrage en librairie demeure le même. C’est donc dire qu’il existe un fil rouge liant toutes ces productions. On serait évidemment tenté de proposer le crime comme base constituante du genre. Si par crime

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nous entendons « toute violation de la loi17 », nous ne pouvons nier que le meurtre est

largement préféré18. La violence se trouve ainsi régulièrement associée au genre, qu’elle soit

représentée ou seulement suggérée. Cependant, ces éléments ne suffisent pas à caractériser le genre policier : « Considérer que dès qu’il y a crime ou délit, on se trouverait en présence d’un roman policier est une idée beaucoup trop englobante pour constituer une définition du genre : on ne peut pas dire que Les Misérables d’Hugo est un roman policier, même s’il en contient des ingrédients.19 » En 1964, Boileau et Narcejac définissaient le récit policier

comme « une enquête, à coup sûr, mais une enquête qui a pour but d’élucider un certain mystère, un mystère en apparence incompréhensible, accablant pour la raison20 ». Quelques

décennies plus tard, André Vanoncini propose de délimiter le genre de cette manière : « La très grande majorité des textes policiers s’organisent le long d’un axe central de l’élucidation sur lequel avance un enquêteur, depuis le mystère initial, rattaché le plus souvent à la victime d’un meurtre, jusqu’à sa résolution, consistant le plus souvent dans l’identification de l’assassin21. » Et puis au tour d’Yves Reuter de tenter une énième définition :

Le roman policier peut être caractérisé par sa focalisation sur un délit grave, juridiquement répréhensible (ou qui devrait l’être). Son enjeu est, selon le cas, de savoir qui a commis ce délit et comment (roman à énigme), d’y mettre fin et/ou de triompher de celui qui le commet (roman noir), de l’éviter (roman à suspense)22.

On peut remarquer un élément récurrent dans ces définitions, qui représente à notre sens le centre de gravité du récit policier : l’enquête criminelle. Sa présence au cœur du récit est en effet indispensable à tout texte policier, peu importe le sous-genre auquel il appartient.

Si l’enquête demeure un élément essentiel au roman policier, d’autres signes indiquent l’appartenance de textes à ce genre : « Autour d’une structure globalement

17 André Vanoncini, Le roman policier, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Que sais-je? »), 1993, p.

13.

18 S.S. Van Dine affirme quant à lui dans sa codification du roman policier que le meurtre est la seule option

possible puisqu’ « [un] roman policier sans cadavre, cela n’existe pas […] Faire lire trois cents pages sans même offrir un meurtre serait se montrer trop exigeant à l’égard d’un lecteur de romans policiers. Après tout, la dépense d’énergie du lecteur doit être récompensée ». (« Les vingt règles du roman policier », dans André Vanoncini, Le roman policier, op. cit., p. 121.)

19 Daniel Fondanèche, Le roman policier, Paris, Ellipses (coll. « thèmes & études »), 2000, p. 3. 20 Boileau-Narcejac, Le roman policier, Lausanne, Payot, 1964, p. 8.

21 André Vanoncini, Le roman policier, op. cit., p. 13.

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récurrente, se sont groupés des personnages et des thèmes finissant par caractériser le roman policier23 ». Marion François, dans son article « Le stéréotype dans le roman policier »,

affirme que les clichés, établis par la « répétition intertextuelle24 », sont d’ailleurs constitutifs

du genre. L’amateur de romans policiers croise de récit en récit des personnages stéréotypés (l’enquêteur solitaire, le détective privé insolent, le témoin malhonnête, la femme fatale) dans des cadres similaires (la ville, le lieu clos, la nuit); les thèmes développés se ressemblent (la peur, la poursuite, le secret) et les mêmes métaphores sont sans cesse réutilisées (l’enquête comme « chasse au coupable », la ville en tant que labyrinthe). Ces images récurrentes, désormais associées au récit d’enquête, participent à faire du roman policier un genre « aisément reconnaissable25 ».

Il est possible d’amenuiser la violence des crimes commis pour que les productions conviennent à de plus jeunes lecteurs. Dans ce cas, on note que « s’ils [les auteurs] font entrer en scène des personnages malhonnêtes, rarement seront-ils violents physiquement et toujours seront-ils punis26. » De plus, le crime commis est généralement moins grave dans les

productions pour la jeunesse; les meurtres et violences sexuelles sont remplacés par des histoires de vol et de vandalisme. Ces récits jouent beaucoup avec les frontières entre les genres et glissent régulièrement vers le roman d’espionnage ou le roman d’aventures puisque « la quête du coupable est souvent vécue comme une forme d’aventure avec ses dangers, ses épreuves, ses victoires27 ». Ces glissements génériques dictés par le public cible expliquent

que les motifs et les thèmes privilégiés soient un peu différents (la solidarité, la justice, la quête de soi), tout en restant associés à l’univers policier. Toutefois, c’est toujours le récit d’une enquête criminelle, menée cette fois par un « jeune héros jouant au détective28 », qui permet de rattacher ces romans au genre policier.

On constate régulièrement dans ces productions destinées à la jeunesse que l’imagination des personnages joue un rôle important en les amenant à envisager des

23 Marion François, « Le stéréotype dans le roman policier », dans Cahiers de narratologie, n°17 (2009),

[en ligne].

24 Id.

25 Uri Eisenzweig, Autopsies du roman policier, Paris, Union générale d’éditions,1983, p. 8.

26 Simon Dupuis, « Le roman policier pour la jeunesse », dans Lurelu, vol. 17, n°1 (1994), p. 9, [en ligne]. 27 Claude Hubert-Ganiayre, « Contes de crime », dans Enquête sur le roman policier pour la jeunesse, Paris,

La Joie par les livres et Paris bibliothèques, 2003, p. 11.

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explications surnaturelles à des situations qu’ils ne comprennent pas encore tout à fait en raison de leur jeune âge. En soupçonnant le voisin d’être un vampire ou les extra-terrestres d’avoir enlevé leur ami, les détectives en herbe suivent de fausses pistes qui retardent le dénouement de l’enquête, mais motivent aussi leur décision de ne pas faire appel à un adulte, qui prendrait de toute évidence difficilement au sérieux de telles hypothèses. Le roman policier pour adultes utilise également un procédé similaire en mettant régulièrement en scène des crimes qui semblent défier la raison29. Toutefois, même lorsqu’aucune explication

rationnelle ne semble envisageable, le détective d’expérience se laisse rarement aller à des hypothèses du domaine du surnaturel. Il s’attachera plutôt à découvrir une autre solution, « invraisemblable et rationnelle30 », qui expliquera toutes les circonstances étranges du

crime : « […] le roman policier, une fois terminé, ne laisse aucun doute quant à l’absence d’événements surnaturels31. » C’est ce que Tzvetan Todorov appelle le « surnaturel

expliqué32 ». C’est évidemment le lot du détective de trouver cette explication, mais tout

encourage le lecteur à tenter également d’y parvenir avant la révélation finale.

À l’opposé, on retrouve le « surnaturel accepté33 » des contes merveilleux. En effet, le genre suppose « l’irruption d’éléments extraordinaires dans un univers où ils sont admis comme étant ordinaires34 ». Il n’y a donc pas de surprise à y trouver des fées, des hommes à la barbe bleue et des princesses comateuses réveillées par de simples baisers. Au pays des contes, la magie ne demande pas d’explication. Le conte de fées se définit également par sa structure narrative : un événement malheureux déclenche la quête du héros ou de l’héroïne, qui doit alors subir un certain nombre d’épreuves jusqu’à arriver à un nouvel état des choses stable. Ce schéma a été mis en lumière par Vladimir Propp dans ses travaux sur les contes russes35. Mais cette caractérisation du conte de fées serait bien incomplète si nous laissions

29 Le meurtre en chambre close, un classique du roman à énigme, illustre bien ce procédé puisque la pièce qui

deviendra la scène du crime est en apparence inaccessible pour le meurtrier.

30 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil (coll. « Points essais »), 2015 [1970],

p. 54.

31 Ibid., p. 55. 32 Ibid., p. 47. 33 Id.

34 Fanny Mahy, « Fantastique, étrange et merveilleux dans les productions francophones », dans Les Cahiers

du GRELCEF, n°9 (2017), p. 13, [en ligne].

35 Dans Morphologie du conte, Vladimir Propp définit le conte merveilleux en termes de fonctions: « […] tout

dénouement partant d’un méfait (A) ou d’un manque (a), et passant par toutes les fonctions intermédiaires pour aboutir au mariage (W) ou à d’autres fonctions utilisées comme dénouement. » (Paris, Seuil (coll. « Poétique »), 1970, p. 112.)

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de côté les personnages. Désignés par leur place dans la société (le prince, la sorcière, le chasseur) ou par une caractéristique physique remarquable, généralement soulignée par l’onomastique (Blanche-Neige, Petit-Poucet, la Belle et la Bête), ceux-ci sont confinés à des rôles types dépourvus de complexité. L’ogre est stupide et cruel, la belle-mère, jalouse et orgueilleuse et la princesse, belle et naïve. Par ces archétypes, le conte semble donc, tout comme le roman policier, s’appuyer sur des récurrences qui seront facilement repérés par les lecteurs.

Cette caractérisation du conte de fées recouvre de nombreux récits destinés à la jeunesse. Pourtant, si l’on demandait à un certain nombre de personnes de nommer un titre précis appartenant à cette catégorie, il est fort à parier que les mêmes réponses reviendraient sans cesse. Selon la région interrogée, la fréquence de chaque titre pourrait varier, mais il est indéniable que les réponses pointeraient majoritairement vers les contes merveilleux populaires issus du folklore européen et consignés aux 17e et 18e siècles par « les auteurs lettrés [qui] se sont délibérément approprié le conte oral pour le convertir en un type de discours littéraire, nourri des mœurs, pratiques et valeurs de leur temps36 ». On peut attribuer la longévité de ces récits aux nombreuses rééditions qu’ils ont connues – notamment avec Le Cabinet des fées, recueil de contes compilé par Charles-Joseph de Mayer à la fin du 18e siècle, ou encore avec l’entreprise de collecte des frères Grimm au 19e siècle. Les studios Disney – qui ont revisité les mêmes histoires en leur donnant des conclusions plus heureuses et donc plus acceptables pour un public enfantin – et les nombreux recueils de contes pour enfants qui paraissent maintenant chaque année ont également eu leur rôle à jouer dans la persistance des contes classiques jusqu’à nos jours. Ces entreprises ont ainsi permis de préserver plusieurs de ces récits de l’oubli. Leur recyclage incessant aura également eu comme conséquence de fermer le genre du conte de fées à de nouvelles contributions. Le renouvellement du corpus passe alors par un révisionnisme axiologique, d’ailleurs à l’origine des « contes de fées modernes ». La formule est utilisée pour désigner ces récits qui partagent plusieurs des caractéristiques des contes classiques, mais qui – avec leurs héroïnes fonceuses, leurs personnages secondaires atypiques et leur morale souvent féministe – renversent les stéréotypes et les morales obtuses que présentent les contes classiques pour mieux respecter

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les valeurs modernes. De toute évidence, il est facile de séparer ces nouvelles histoires de leurs prédécesseures, qui semblent alors former un ensemble relativement fermé, avec un nombre limité de titres familiers.

ENQUÊTE ET IMAGINAIRE

Malgré toute la souplesse que les différentes définitions peuvent conférer au conte de fées et au roman policier, chacun semble destiné à ne pas empiéter sur le territoire de l’autre. Les deux genres sont-ils pour autant incompatibles? Dès les années 1930, moins de cent ans après la naissance du genre policier, l’écrivain français Pierre Véry plongeait déjà ses fictions policières dans un univers onirique proche de celui du conte. Il conservait la logique rigoureuse du roman à énigme pour l’appliquer « à des objets ou des situations atypiques37 »,

créant ainsi un monde empreint de fantaisie, rappelant par moments le pays des merveilles de Lewis Carroll. Bien que l’univers de Véry semble « peuplé de figures de contes de fées38 »,

le merveilleux de ses romans est diffus et relève surtout d’une impression. De notre point de vue, il s’agit là d’un tournant important puisque, comme le soulignent Boileau et Narcejac, « Véry vient de prouver que la fantaisie, sans faire éclater le moule, permet de donner au roman policier un accent nouveau39 ». De nombreux auteurs n’hésiteront pas eux aussi à dépasser le schéma de base du roman policier. Le genre, on le découvre, se montre particulièrement réceptif aux genres de l’imaginaire40. Yves Reuter écrit à ce sujet que le roman policier

constitue une ressource dans la mesure où [il] se révèle disponible pour toute thématique (aucune thématique ne lui est absolument impossible) ou pour tout genre (les intrigues qu’il fabrique inlassablement s’avèrent combinables avec celles de tous les autres genres, que ce soit en position dominante ou en position dominée)41.

37 Boileau-Narcejac, Le roman policier, Paris, Presses universitaires de France (coll. « Quadrige), 1994, p. 68. 38 André Vanoncini, Le roman policier, op. cit., p. 54.

39 Boileau-Narcejac, Le roman policier, Paris, op. cit., p. 69.

40 Le quatrième chapitre de L’empire du pseudo se consacre d’ailleurs aux « détections science-fictionnelles ».

(Richard Saint-Gelais, « Détections science-fictionnelles », dans L’empire du pseudo : modernités de la science-fiction, Québec, Nota Bene, 1998.)

41 Yves Reuter, « L’étrange disponibilité du roman policier », dans Revue critique de Fixxion contemporaine,

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Il semblerait que l’enquête ne soit pas limitée aux crimes réalistes. Étant un schéma structurel qu’on peut facilement abstraire de son aspect thématique, elle peut en effet aborder quantité de mystères et avoir lieu dans toutes sortes de lieux – réels ou imaginaires – et à toutes les époques42.

Si le roman policier fournit un schéma à suivre, du surgissement du mystère à sa résolution, l’univers diégétique, lui, peut venir d’un autre genre. Les littératures de l’imaginaire – soit la science-fiction, la fantasy et le fantastique43 – sont particulièrement bien

outillées pour offrir au roman policier un univers pour leur enquête puisqu’elles sont habituellement envisagées en termes de territoire géographique à explorer. En effet, ces récits travaillent à la construction de nouveaux univers, aussi appelés « mondes secondaires », consistant en des espaces spatio-temporels « qui s'accommode[nt] d'intrigues multiples44 » et donc prêts à être investis par des récits d’enquête. Dès les années 1950, avec la publication du cycle des robots, Isaac Asimov combinait imaginaire et enquête alors qu’il écrivait les investigations de l’inspecteur Elijah Baley et de son partenaire robot dans un monde futuriste où une partie de l’humanité a colonisé l’espace. L’écrivain américano-russe ouvrait ainsi la voie à toute une production maintenant connue sous le nom de polar de science-fiction. Les autres genres de l’imaginaire se sont aussi emparés du format de l’enquête criminelle, créant les catégories du thriller fantastique et de la fantasy policière. Cette dernière fut particulièrement populaire dans les années 1990. L’enjeu de ces textes est également une enquête criminelle, mais celle-ci se déroule dans des villes ou cités imaginaires impossibles à situer dans le temps.

Ces considérations nous amènent à penser que les hybrides formés du récit policier et du conte de fées relèvent structurellement du premier et non du second puisque le conte – considéré parfois comme l’ancêtre de la fantasy, d’autres fois comme l’un de ses

42 Certains pourraient s’inquiéter de la préservation du principe d’égalité des chances, cher au roman policier,

dans un monde acceptant les manifestations surnaturelles. Toutefois, puisque les modalités aléthiques des univers présentés dans les contes de fées sont largement connues du lectorat, cela ne semble pas causer de problème insurmontable.

43 Anissa Belhadjin affirme que « c’est le critère non-mimétique » qui rapproche ces trois genres, c’est-à-dire

qu’ils représentent un monde obéissant à des lois naturelles différentes de celles que nous connaissons. (« Polar et imaginaire », dans le cadre du séminaire Narratologies contemporaines, École des hautes études en sciences sociales de Paris, 22 novembre 2005, [en ligne].)

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sous-genres – fournit plutôt l’univers diégétique récupéré par la transfiction. Le « Il était une fois » typique du conte de fées renvoie d’ailleurs à un monde secondaire, atemporel, que les quelques timides descriptions géographiques disséminées dans les textes n’arrivent pas à rendre concret pour le lecteur. Bien qu’à l’origine la formule était loin d’être présente dans tous les contes de fées, elle a rapidement été associée au genre et reprise dans les réécritures, la ressemblance des espaces spatio-temporels présentés dans ces récits n’ayant pas échappé au public. En effet, les personnages fréquentent des lieux similaires et généralement anonymes : la forêt, le château, le village. Comme nous l’avons déjà mentionné, les êtres qui peuplent ces lieux souffrent bien souvent de la même imprécision; on les reconnaît par leur titre qui leur attribue automatiquement certaines caractéristiques et un rôle précis à jouer au sein de la diégèse, ce qui donne parfois l’impression d’assister au retour d’un personnage croisé dans un autre conte. De plus, les manifestations du merveilleux sont les mêmes dans plusieurs contes : des créatures imaginaires telles que des fées, des ogres et des animaux doués de parole peuplent cet univers et font usage d’artefacts magiques. Le monde construit par chaque conte semble alors régi par des lois naturelles apparentées45. De cette façon, bien que les personnages appartenant à des intrigues différentes ne se croisent jamais au sein de leur récit, les lecteurs modernes les imaginent facilement habitant un même monde. Cela confère aux personnages des contes une sorte de « disponibilité transfictionnelle », l’impression que, d’entrée de jeu, ils peuvent traverser les frontières des textes. On peut rapprocher ce « monde des contes de fées » au concept d’univers partagé qu’Anne Besson définit comme un « ensemble d’œuvres multi-auctoriales affirmant se dérouler dans un même "univers fictionnel"46». Bien que les collecteurs des contes classiques n’aient jamais affirmé que ces récits se situaient dans un même monde ou royaume fictionnel, on ne peut ignorer l’effet produit par leur mise en recueil :

En rassemblant différentes histoires dans un même ensemble, les recueils de contes développent cette métaphore que mettent en relief des titres comme Le Pays des fées, Le Pays des histoires ou Le Pays des contes, qui donnent

45 Le fait que les contes partagent ces éléments atténue également les craintes liées au déficit encyclopédique

qui ont été abordées précédemment.

46 Anne Besson, « Univers partagés? Autorité et nouveaux usages de la fiction », dans Emmanuel Bouju [dir.],

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l’impression que les différents contes se déroulent dans un même univers fictionnel ou transfictionnel47.

De nombreux éléments diégétiques provenant de cet univers pourront être recyclés dans la nouvelle fiction à la forme policière. Si les héros font immanquablement le voyage transfictionnel, ce n’est pas toujours le cas des lieux qu’ils fréquentent ou de leurs habiletés surnaturelles. Parfois des objets ayant une grande importance dans les histoires des contes, tels que le tapis volant d’Aladin ou la pomme empoisonnée croquée par Blanche-Neige, seront aussi réutilisés, souvent à des fins différentes. Il est maintenant temps de décrire plus en détail les modalités de la reprise transfictionnelle des contes telle que nous l’observons dans les œuvres de notre corpus.

RELATIONS TRANSFICTIONNELLES

Selon Richard Saint-Gelais, les textes transfictionnels peuvent entretenir deux postures face à la fiction initiale : ils peuvent la traiter comme un récit ou encore en tant que « réservoir de figures culturelles […] détachables de l’ancrage narratif circonstancié de leur première occurrence48 ». C’est donc dire, comme le suggère cette deuxième posture, que les personnages peuvent être repris indépendamment de la diégèse dans laquelle ils s’inscrivent initialement. Dans le cas des transfictions des contes de fées, il semble difficile d’abandonner complètement le récit puisque c’est celui-là même qui permet en grande partie la reconnaissance du caractère transfictionnel du nouveau texte; cette reconnaissance, nous le verrons, joue un rôle très important dans le nouveau jeu instauré avec le lecteur. En effet, même les personnages de contes les plus populaires sont en général très peu caractérisés. Les textes sont si brefs qu’ils ne permettent pas d’établir un profil moindrement détaillé des héros. Ce que ces personnages ont de remarquable, c’est le récit dans lequel ils s’inscrivent. Les personnages empruntés apparaissent donc indissociables de leur intrigue originale, ce qui ne signifie pas que celle-ci sera entièrement respectée. Dans cette section, nous nous attacherons à décrire les modalités de cette reprise. Par souci de clarté, nous présenterons les types de

47 Michel Fournier, « Le "pays des contes". La littérature pour la jeunesse et les frontières de la fiction », dans

Poétique, n°173 (mai 2013), [en ligne].

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relations transfictionnelles séparément bien qu’elles se combinent fréquemment à l’intérieur d’un même texte.

FORUM TRANSFICTIONNEL

Ce procédé a déjà été partiellement abordé lorsqu’il a été question de l’univers partagé par les personnages de contes de fées. En effet, le forum transfictionnel « rassemble en un même récit […] la totalité du champ fictionnel, ou à tout le moins un sous-ensemble significatif de celui-ci49 ». Les carrefours que représentent les fictions à l’étude ont pour la plupart été constitués sur une base générique, celle du conte de fées. En rassemblant ainsi une grande partie des personnages de contes merveilleux au sein d’un même récit, on peut supposer que même ceux qui ne sont pas nommés font partie du même univers. Les dénominations de ces carrefours suggèrent également l’inclusion de tous les membres du sous-champ. En effet, les personnages habitent des lieux aux noms évocateurs : les Royaumes de Perrault (Petits contes à régler), Fabletown (Fables), Storybook Land et Fairytown (Max Hamm), Fairyport Landing devenu Ferryport Landing (The Sisters Grimm) et Reading (Nursery Crime).

Toutefois, certaines transfictions accueillent des personnages s’apparentant à d’autres sous-champs de la littérature. Dans The Sisters Grimm, les deux sœurs rencontrent des protagonistes de plusieurs récits merveilleux postérieurs aux contes de fées classiques tels que Alice au pays des merveilles (Le Chapelier fou, La Reine de coeur), Le magicien d’Oz (L’Épouvantail, Oz) et Le songe d’une nuit d’été (Puck, Obéron, Titania). Ces êtres issus de mondes ostensiblement imaginaires, au même titre que les protagonistes des contes, sont considérés comme des Everafters, c’est-à-dire des « fairy-tale characters who had migrated from far and wide to the United States more than two hundred years ago50 ». L’étendue du forum transfictionnel mis en place par la série est tout de même précisé dans un ouvrage compagnon dans lequel le lecteur peut consulter le manifeste du bateau ayant transporté une grande partie des Everafters en Amérique, dont les deux premières pages seulement sont reproduites ci-dessous :

49 Ibid., p. 222.

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ILLUSTRATION 1: Peter Ferguson, A Very Grimm Guide, p. 22-23.

Petits contes à régler propose quant à lui de joindre l’univers des contes à celui de la mythologie; ce sont les divinités grecques qui veillent sur les Mondes Imaginaires. Hypnos et Mnémosyne se sont vu confier par Zeus la charge des Royaumes de Perrault qui accueillent les protagonistes des contes après leur création. Dans Nursery Crime, Jasper Fforde fait quant à lui intervenir des personnages de contes, mais aussi de comptines anglaises et de la littérature générale, suggérant un forum transfictionnel d’une étendue encore plus grande incluant notamment Dorian Gray, le docteur Watson et Hamlet.

Deux ouvrages de notre corpus ne se présentent pas explicitement comme des forums transfictionnels. Dans Romain Gallo contre Charles Perrault, les personnages de contes ne quittent pas le cadre de leur aventure individuelle; Arnold Pot-Bouillon, alias Barbe-Bleue, ne rencontrera ainsi jamais le boucher Isidore Leloup, meurtrier allégué de la petite chaperon rouge et de sa Mère-grand puisque les personnages en question figurent dans des nouvelles distinctes de ce recueil. La récurrence des personnages de Romain Gallo et du commissaire Perrault dans chaque récit indique cependant que les événements de toutes les nouvelles se déroulent dans un même univers, une ville moderne dont le nom est tu. Dans la série A Brothers Grimm Mystery, Gretel rencontre en forêt d’autres personnages issus des contes, soit le plus jeune ours de Boucle d’or et les trois ours et trois nains issus de Blanche-Neige et les sept nains. Dans cette même forêt, elle croisera également la sœur de la sorcière qui les avait séquestrés, elle et son frère, il y a près de 30 ans. À un autre moment, elle fera la connaissance de la sœur (imaginée par l’autrice) du héros de Jack et le haricot magique. Cela

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laisse penser que ces deux œuvres constituent eux aussi des forums transfictionnels. Cependant, l’absence de croisement entre les personnages dans le premier cas et leur faible nombre dans le second permettent mal d’évaluer l’étendue de ces carrefours.

Mais les transfictions ne se contentent pas de regrouper les protagonistes des différents contes, elles entreprennent également de fusionner les personnages génériques qui ne sont désignés que par leur titre ou encore ceux qui partagent un même nom. Ainsi, dans la série Nursery Crime de Jasper Fforde, Jack Spratt de la comptine anglaise du même nom51 devient également le héros de Jack et le haricot magique et de Jack le tueur de géants. Les séries The Sisters Grimm, Fables et Max Hamm, elles, combinent les princes charmants anonymes des histoires originales au sein d’un seul personnage. Ce serait alors le même homme qui aurait charmé tour à tour Blanche-Neige, Cendrillon, Raiponce et la Belle au bois dormant52. Ces fusions témoignent de la « pulsion suturante53 » qui anime la démarche transfictionnelle.

En liant ainsi les personnages entre eux, les écrivains accroissent la cohérence du monde des contes de fées déjà pressentie par les lecteurs. Puisque « les personnages mis en contact entraînent avec eux, actuellement ou virtuellement, les cadres, les circonstances, les scénarios types ou même les intrigues spécifiques auxquels ils sont associés54 », les rancœurs, les amitiés et les vendettas développées dans les récits originaux demeurent et teintent les relations entre les personnages de la transfiction, en plus de régulièrement constituer le point de départ de leurs nouvelles aventures. Le bassin élargi de personnages offre également des possibilités narratives décuplées, surtout dans la perspective d’une série, en plus d’accroitre de ce fait l’éventail des suspects potentiels.

EXPANSION

Nous l’avons mentionné, la brièveté caractéristique du conte permet bien peu de développements. De nombreux éléments à peine esquissés dans les récits forment ainsi un

51 « Jack Sprat could eat no fat, / His wife could eat no lean, / And so between them both, you see, / They licked

the platter clean. » (Iona et Peter Opie [dir.], The Oxford Dictionary of Nursery Rhymes, Londres et Toronto, Oxford University Press, 1997 [1951], p. 279-280.)

52 L’ordre de ces mariages diffère cependant d’une série à l’autre. 53 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, op. cit., p. 413. 54 Ibid., p. 217.

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fonds inépuisable d’inspiration pour les auteurs de transfictions qui espèrent satisfaire la curiosité des lecteurs en comblant les « blancs » des textes sources par leur propre récit. L’expansion, c’est-à-dire le prolongement d’une fiction par une autre sur le plan diégétique55, constitue certainement la relation transfictionnelle la plus courante au sein des textes de notre corpus. Si l’on excepte Romain Gallo contre Charles Perrault qui ne dépasse pas significativement l’empan temporel des récits initiaux, tous les textes sélectionnés étendent les diégèses dans le temps et inventent de nouvelles aventures pour les personnages de contes. Nous remarquons que c’est la suite qui semble la plus populaire. En cela, les réécritures policières de contes de fées suivent une tendance générale des transfictions. En effet, la majorité des œuvres s’attachent à remplacer le « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » par un récit plus détaillé. Alors que les personnages de contes que l’on retrouve dans Petits contes à régler vivent des moments difficiles dans les Royaumes de Perrault, ceux des séries The Sisters Grimm et Fables, chassés de leurs terres, doivent s’adapter à la vie moderne aux États-Unis. Dans The Sisters Grimm, on retrouve le Prince charmant en tant que maire de Ferryport Landing tandis que son ancienne fiancée Blanche-Neige occupe un poste d’enseignante56. La Gretel de A Brothers Grimm Mystery, demeurée dans son Allemagne natale, exerce quant à elle le métier de détective privée. Ses aventures se situent cette fois au 18e siècle.

Dans d’autres cas, les histoires des contes ne se sont pas encore toutes déroulées au moment où la transfiction s’amorce. Dans Max Hamm, si Blanche-Neige a épousé son prince après avoir survécu aux manigances de sa belle-mère, la Belle au bois dormant demeure pour sa part comateuse et Cendrillon n’a pas encore quitté la demeure familiale. On peut choisir de voir ces cas comme des expansions parallèles – ces personnages ne seraient alors qu’en attente du destin que les lecteurs connaissent déjà –, mais certains éléments portent à croire que leur histoire ne se déroulera pas tout à fait comme attendu. En effet, Cendrillon se rend bel et bien au bal et y fait la connaissance d’un prince, mais celui-ci s’avérera être son père

55 Ibid., p. 71.

56 Blanche-Neige exerce également ce métier dans la série télévisée Once Upon a Time. Ainsi, certains

développements semblent appelés par le conte original et les traits de personnalité du personnage qu’il met en valeur. Au contraire, d’autres choix de carrière apparaissent plus vraisemblablement comme des décisions d’écriture pour surprendre les lecteurs. C’est le cas notamment du Grand méchant loup élu shérif dans Fables.

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biologique et non son futur époux. À ce titre, de tels textes apparaissent à la fois comme des expansions et des versions divergentes des contes classiques.

VERSION

Les contes de fées, en raison de leur origine orale, se déclinent fréquemment en plusieurs versions. Le petit chaperon rouge, l’un des récits les plus célèbres, connaît principalement deux dénouements : dans la version de Perrault, le loup dévore la grand-mère et la petite fille; dans celle consignée par les frères Grimm, un chasseur se porte au secours des deux victimes en les retirant, encore vivantes, du ventre de l’animal. Il est généralement accepté que ce conte existe en deux versions, ce qui n’empêche pas les écrivains d’en proposer de nouvelles et d’interférer avec le déroulement connu des événements.

Saint-Gelais distingue deux modalités de la version transfictionnelle, soit la réinterprétation et la modification factuelle57. Lors de la première opération, le conte original et la transfiction sont censés référer à un même monde fictionnel puisque la réécriture ne touche pas aux faits; elle se produit

lorsqu’un récit « retraverse » sous un nouvel angle une histoire déjà racontée, généralement par l’adoption de la perspective d’un (autre) personnage; lorsqu’il soumet cette histoire (ou certains de ses épisodes) à une interprétation divergent plus ou moins de celle qui se dégageait du récit initial […]58

Au contraire, la version transfictionnelle qui recourt à la modification apparaît quant à elle comme référant à un monde parallèle; elle peut raconter un autre enchaînement d’événements, jusqu’à changer parfois le dénouement original. Saint-Gelais désigne ces « “réécritures” affectant des faits fictifs59 » par le terme « contrefictionnels ». Comme nous l’avons vu dans la section précédente, Max Hamm entre dans cette catégorie, mais d’autres textes de notre corpus utilisent également ce procédé, notamment The Sisters Grimm et Romain Gallo contre Charles Perrault.

Le recours du récit policier à l’enquête et aux témoignages permet que les suites, revenant sur les événements relatés dans un conte, en donnent des versions parfois

57 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, op. cit., p. 162. 58 Ibid., p. 139-140.

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