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Pour une sociologie de l'alcoolisme et des alcooliques

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Academic year: 2021

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Submitted on 25 Sep 2018

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Marcel Drulhe, Serge Clément

To cite this version:

Marcel Drulhe, Serge Clément. Pour une sociologie de l’alcoolisme et des alcooliques. Sciences sociales et alcoologie, L’Harmattan, pp.93-164, 1995. �hal-00281777�

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POUR UNE SOCIOLOGIE DE L'ALCOOLISME ET DES ALCOOLIQUES

Marcel DRULHE Centre de Recherches Sociologiques Serge CLEMENT Centre Interdisciplinaire d'Etudes Urbaines Université de Toulouse-le-Mirail

Alors que la mobilité sociale, le suicide ou le chômage (pour n'en citer que quelques-uns) sont des phénomènes sociaux dont l'étude est devenue classique en sociologie, l'alcoolisme reste encore un objet très largement délaissé et abandonné aux sciences bio-médicales par les spécialistes des sciences de l'homme et de la société. "Chasse gardée" ? Il est étonnant qu'en France, qui reste un pays où la mortalité et la morbidité alcooliques sont proportionnellement beaucoup plus importantes que chez ses voisins occidentaux et où la médicalisation des comportements qui leur sont liés a été poussée très loin, il y ait si peu de recherches du côté des sciences sociales en ce domaine. L'admiration va d'abord au dévouement des soignants qui prennent en charge les alcooliques ou à la modernité du sociologue qui travaille "sur" le sida (1). Un tel constat mérite d'être constitué en objet de recherche pour comprendre l'organisation, le fonctionnement et le développement de la pensée scientifique et de ses institutions. Mais notre objectif est moins de faire oeuvre historienne ou épistémologique que d'utiliser certains aspects du développement de la sociologie afin de montrer ses capacités à construire un mode d'intelligence de ce phénomène. Bien sûr la compréhension des éléments du contexte d'évitement de certains "sentiers de recherche" est un détour nécessaire pour mieux déterminer les directions vers lesquelles il convient de s'engager : l'heuristique positive est mieux armée si elle s'appuie sur une heuristique négative argumentée (2).

I. UN RENDEZ-VOUS MANQUE DE LA SOCIOLOGIE ET DE L'ALCOOLISME : DURKHEIM ET SON ECOLE

"Le renouveau actuel de la sociologie médicale masque parfois l'ancienneté de cette discipline, qui s'est affirmée dès l'origine de la sociologie elle-même, comme en témoignent notamment deux oeuvres marquantes du XIXe siècle : Friedrich Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre, et Emile Durkheim, Le suicide", écrivait Jacques Maitre en 1973 (3). Dans un bilan récent de l'état de la sociologie sous le patronage de l'Association Internationale de Sociologie, on retrouve le même écho : "Durkheim might fairly be considered the first medical sociologist" (4). On ne peut être que surpris, cependant, par le décalage entre le succès et les prolongements d'une partie de l'oeuvre durkheimienne (la sociologie religieuse et plus encore la sociologie de l'éducation) par rapport à l'autre, pourtant antérieure (la sociologie médicale). Autour du Suicide, on aurait pu imaginer une entreprise raisonnée de recherches successives sur les grands fléaux de morbidité de l'époque : la tuberculose, la syphilis et l'alcoolisme. A vrai dire, ces grands problèmes de santé publique (comme nous dirions aujourd'hui), identifiés par une médecine confortée par le Pasteurisme (l'"alcoolismus chronicus" apparaît en 1849 (5)), pouvaient-ils relever de la sociologie naissante ? Se posait en effet la question de la possibilité d'une définition sociologique de ces "objets bio-médicaux".

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1. Durkheim, le suicide et... l'alcoolisme

A relire le Suicide, si on laisse de côté la première partie de sa définition, au cours de laquelle Durkheim s'efforce de déterminer les propriétés spécifiques extérieures de cette forme de mort (définition qui sera critiquée plus tard par Maurice Halbwachs, représentant de la seconde génération de l'Ecole Durkheimienne (6)), on peut retenir sa deuxième partie où s'opère le passage de la mort à la mortalité, du cas individuel à la série statistique. "Puisque le suicide est un acte de l'individu qui n'affecte que l'individu, il semble qu'il doive exclusivement dépendre des facteurs individuels et qu'il ressortisse, par conséquent, à la seule psychologie (...) Mais si, au lieu de n'y voir que des événements particuliers, isolés les uns des autres et qui demandent à être examinés chacun à part, on considère l'ensemble des suicides commis dans une société donnée pendant une unité de temps donnée, on constate que le total ainsi obtenu n'est pas une simple somme d'unités indépendantes, un tout de collection mais qu'il constitue un fait nouveau et sui generis, qui a son unité et son individualité, sa nature propre par conséquent, et que, de plus, cette nature est éminemment sociale" (7). Changeons le mot "suicide" par "alcoolisme" et nous obtenons une première définition, qu'il reste à établir par année et par pays : on n'aurait pas de mal à montrer à la fois la relative permanence des taux de mortalité par alcoolisme au cours de différentes périodes historiques (8) et leur variabilité selon les sociétés et leurs découpages régionaux (9). Cette régularité permet d'élever l'alcoolisme au rang d'institution (dans le sens durkheimien : "toutes les croyances et tous les modèles de conduite institués par la collectivité" (10)) et constituer un objet légitime pour l'analyse sociologique. "L'homme, comme individu, semble agir avec la latitude la plus grande (...) et cependant, comme je l'ai déjà fait observer plusieurs fois, plus le nombre des individus que l'on observe est grand, plus la volonté individuelle s'efface et laisse prédominer des faits généraux qui dépendent des causes en vertu desquelles la société existe et se conserve", faisait déjà remarquer Quêtelet dans une lettre à Villermé de 1832 (11).

Bien sûr ces taux d'alcoolisme ne manquent pas de poser des problèmes, au même titre que la statistique des suicides : il resterait à reprendre les remarques critiques d'Halbwachs à ce sujet, d'ailleurs amplifiées ensuite par Douglas (12). Quels sont les critères de détermination des causes de mortalité en général, de l'alcoolisme en particulier ? Cette cause est-elle plus difficile à établir ? Comment s'y prennent les praticiens ? Au moment de l'enregistrement, pour une telle cause, ceux-ci ne sont-ils pas soumis à des pressions de l'entourage pour le camouflage du diagnostic et pour sa transformation ? Bref, peut-on établir des variations dans le processus d'enregistrement au point qu'il y aurait une sous-estimation du phénomène ? Mais P. Besnard a montré que la portée de ces critiques se réduisent beaucoup "sitôt que l'on considère non pas une simple comparaison de la fréquence [des morts par alcoolisme] dans deux ou plusieurs catégories ou groupes sociaux mais des effets d'interaction statistique" (13). Il reste que la construction des statistiques de morbidité et de mortalité en ce qui concerne l'alcoolisme et la cirrhose du foie peut être un objet d'enquête à part entière qui apprendrait beaucoup sur cette construction d'un "social" particulier : le mode de reconnaissance formel et légitime de l'alcoolique (on aura l'occasion de revenir sur ce point).

A supposer que Durkheim ait eu le projet de transposer le modèle du Suicide à l'alcoolisme, il se serait heurté, au moins sur une vingtaine d'années, à une impossibilité pratique  : si la statistique judiciaire lui a permis d'avoir des séries statistiques sur les suicides, le rassemblement des données sur les causes de décès débute, en France, seulement en 1906. A cette date, on commence à disposer du nombre de décés annuels par cirrhose du foie (dont on sait qu'elles ne sont pas toutes d'origine alcoolique et dont la proportion relevant de l'alcoolisme varie selon les pays et le sexe de l'individu (14)) mais il faut attendre encore près

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d'un quart de siècle pour que soient comptés à part les décès par alcoolisme. Evidemment, il n'est pas encore question de mesurer ce type de morbidité...

A. L'enjeu de la définition

Si l'on met de côté cette limitation, la détermination de l'alcoolisme comme objet sociologique sous la forme de taux de mortalité par alcoolisme abandonne à l'imprécision l'orientation de l'explication. Le contexte positiviste dans lequel la connaissance scientifique était pensée laisse présager des difficultés sur ce plan : l'unité de la science, dont la sociologie se réclamait, nécessite "l'administration de la preuve" considérée comme détermination d'une cause. Or la causalité était déterminée de façon linéaire ce qui empêchait toute réflexion sur ses ordres et leurs éventuelles combinaisons. Les durkheimiens s'appliquent à défendre un domaine sociologique propre qu'ils distinguent et séparent des autres domaines scientifiques. Ainsi dans leur critique de l'anthroposociologie et leur discussion de l'intérêt de l'indice céphallique déclarent-ils que le problème des races ne concerne pas la sociologie (15). Pour hisser la sociologie au rang de science, ils combattent toute position biologisante et soutiennent que domaine biologique et domaine social n'ont rien en commun : "La vie sociale n'est pas autre chose que le milieu moral ou mieux l'ensemble des milieux moraux qui environnent l'individu. En les qualifiant de moraux, nous voulons dire que ce sont des milieux constitués par des idées ; comme les milieux physiques à l'égard des organismes vivants. Les uns et les autres sont des réalités indépendantes dans la mesure, sans doute, où il peut exister, en ce monde où tout est lié, des choses indépendantes les unes des autres" (16). Sans doute, la dernière partie de ce texte permet-elle d'entrevoir une ouverture mais, pour les durkheimiens, il s'agit d'aller à l'essentiel, i.e. à ce qui réunit les consciences, ce qui fait la société. Il n'est donc pas étonnant que l'alcoolisme soit renvoyé par Durkheim à la biologie et à la psychologie. "Mais il est un état psychopathique particulier auquel on a, depuis quelque temps, l'habitude d'imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C'est l'alcoolisme" (cf.S.p.46). Et l'alcoolisme est aussitôt écarté de l'explication des suicides à un double titre : d'une part, selon les principes théoriques énoncés par Durkheim, il n'est pas possible d'expliquer du social par du non-social (or, l'alcoolisme est circonscrit dans cette sphère) ; d'autre part l'examen de la distribution géographique de la mortalité par suicide et par alcoolisme révèle que les "groupes de contamination" ne sont pas les mêmes.

Reprenons cette double argumentation. La réduction de l'alcoolisme à un "état psychopathique", on l'a vu à propos de la détermination de l'objet, relève du postulat. On peut au contraire appliquer à l'alcoolisme le même raisonnement que Durkheim développe à propos du suicide (on remplacera donc "suicide" par "alcoolisme") : (...) "d'où vient la grande différence qui sépare le point de vue du clinicien et celui du sociologue. Le premier ne se trouve jamais en face que de cas particuliers, isolés les uns des autres. Or il constate que, très souvent, la victime était ou [un neurasthénique] ou [un névrosé] et il explique par l'un ou l'autre de ces états psychopathiques [le comportement constaté]. Il a raison en un sens ; car si le sujet est [alcoolique] plutôt que ses voisins, c'est fréquemment pour ce motif. Mais ce n'est pas pour ce motif que, d'une manière générale, il y a des gens qui deviennent alcooliques, ni surtout qu'il [en devienne alcoolique], dans chaque société, un nombre défini par une période de temps déterminé. La cause productive du phénomène échappe nécessairement à qui n'observe que des individus ; car elle est en dehors des individus. Pour la découvrir, il faut s'élever au-dessus des [alcoolismes] particuliers et apercevoir ce qui fait leur unité. On objectera que, s'il n'y avait pas de neurasthéniques en suffisance, les causes sociales ne produiraient pas tous leurs effets. Mais il n'est pas de société où les différentes formes de la dégénérescence nerveuse ne fournissent [à l'alcoolisme] plus de candidats qu'il n'est

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nécessaire. Certains seulement sont affolés, si l'on peut parler ainsi" (C. S.pp. : 366-367). Ce raisonnement n'est rien d'autre que l'application du premier chapitre des Règles de la méthode sociologique : il s'agit tout simplement de dissocier des "manières de faire" ou "des manières d'être" "générales dans l'étendue d'une société donnée" de leurs "incarnations individuelles". Il n'est pas opportun, à ce niveau, de faire une critique de cette théorie de l'objet : nous tentons simplement de tirer partie de la logique interne de la théorie durkheimienne.

Après avoir écarté la réduction de l'alcoolisme à un phénomène psychologique relevant purement et simplement de la psychiatrie, reste à lever l'hypothèse biologique : l'alcoolisme est-il héréditaire ? Cette question n'est pas purement formelle dans la mesure où elle renaît périodiquement  : "l'hérédo-alcoolisme" est mort et bien mort", affirmaient Péquignot et Trémolière en 1968 (17) ; mais en 1989, deux équipes américaines rendent compte, dans le Journal of the American Medical Association, d'une étude portant sur 35 alcooliques et 35 non-alcooliques, tous décédés, à partir desquels a été découvert un allèle de gêne présent chez 77 % de tissus d'alcooliques et dans 28 % de ceux des non-alcooliques : alors, gène de l'alcoolisme ou "susceptibilité génétique à l'alcoolisme" ? Une fois encore la partie critique du raisonnement expérimental (que n'ignore d'ailleurs pas la très grande majorité des épidémiologistes) chez Durkheim est exemplaire : il l'applique à la thèse de la relation supposée entre hérédité et suicide (cf.S.pp.69-81). Transposons à l'alcoolisme la synthèse qu'en a réalisé Jean-Michel Berthelot :

"1) Pour que la relation [hérédité/alcoolisme] soit vraie, il faudrait que dans le nombre total des [alcooliques], le nombre de ceux ayant un antécédent qui [a été alcoolique] soit nettement supérieur à celui de ceux qui n'en ont pas. Est-ce le cas  ? [Supposons que non].

2) Néanmoins, pour la minorité dont un ou plusieurs antécédents [ont été antérieurement alcooliques], ne peut-on penser que, dans ce cas, l'hérédité est cause de [l'alcoolisme] ?

a- Il s'agit le plus souvent d'une population d'aliénés [nous gardons cette caractéristique pour le déroulement formel de l'argumentation mais elle est à vérifier] : est-ce alors la tendance à [l'alcoolisme] ou l'aliénation qui est héréditaire   ?

b-* [l'alcoolisme des] aliénés imite souvent de façon très fidèle celui de l'antécédent : doit-on en conclure à une tendance héréditaire à [boire avec excès du vin, tel type d'eau-de-vie ou tel type d'apéritif] ?

b-** On trouve par contre le même phénomène d'imitation dans le cas d'[alcoolisme collectif] de gens sans lien de parenté.

Ainsi le fait "a" affaiblit l'hypothèse et les faits "b* et b**" en suggèrent une autre plus satisfaisante : celle de la contagion par l'exemple permettant de rendre compte aussi bien de [l'alcoolisme] lié à un antécédent (b*) que non lié à lui (b**).

3) Si la tendance [à l'alcoolisme] était héréditaire, elle devrait se manifester à peu près également entre les sexes, et de façon plutôt précoce. Or, dans chaque cas, on constate le contraire [le second cas reste à vérifier pour l'alcoolisme, en tenant compte d'ailleurs des vulnérabilités différentielles].

"(...) la thèse de l'hérédité est légitimement falsifiée" (18). En déterminant les propriétés pertinentes de l'hérédité et de l'alcoolisme, on peut définir logiquement celles que leur relation

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implique nécessairement et celles qu'elle exclut  : les données de l'observation permettraient alors d'invalider ou non l'hypothèse. Il n'est pas du ressort de la sociologie, telle qu'elle est développée aujourd'hui, d'établir le caractère héréditaire ou non de l'alcoolisme : bien que daté historiquement, le raisonnement sociologique de Durkheim est exemplaire quant à la constitution d'une rationalité scientifique applicable au suicide. Or il est tout à fait remarquable qu'un tel mode de raisonnement pouvait être appliqué à l'alcoolisme, même si la sociologie actuelle n'a pas besoin de se "dégager" de l'hypothèse génétique pour commencer à accomplir son travail.

B. L'alcoolisme par défaut de régulation et d'intégration sociales, ou par leur excès ?

A partir du moment où l'on accepte que l'alcoolisme est aussi un phénomène social, irréductible à un fonctionnement psychologique ou biologique, on peut aussi lui appliquer le mode de discussion que Durkheim déploie quant au rapport du suicide et de l'homicide : "Ou bien l'homicide et le suicide forment deux courants contraires et tellement opposés que l'un ne peut gagner du terrain sans que l'autre en perde ; ou bien ce sont deux canaux différents d'un seul et même courant alimenté par une même source et qui, par conséquent, ne peut pas se porter dans une direction sans se retirer de l'autre dans la même mesure". (cf S. p.386). Compte tenu de la distribution spatiale du suicide et de l'alcoolisme, on peut considérer qu'il existe un enjeu du même type : l'alcoolisme se substitue-t-il au suicide dans certains secteurs déterminés de la société ? En ce qui concerne le rapport suicide/homicide, la réponse de Durkheim est nuancée : opposé au second membre de l'alternative défendue par les criminologistes italiens du XIXe siècle, il admet que cette thèse reste vraie pour certains types de suicide. Qu'en est-il du rappport alcoolisme/suicide ? Puisque notre travail a moins une visée démonstrative qu'heuristique, et faute d'avoir pu rassembler des données contemporaines de celles du Suicide, on prendra provisoirement à notre compte la thèse développée par Alain Darbel au colloque d'Arras, en juin 1965 : "MM. Maurice Febvay et Gé-rard Calot ont constaté tout récemment qu'il existe une forte corrélation entre le taux de suicide et le taux de mort par alcoolisme dans chaque catégorie socio-professionnelle, ce qui signifie certainement, non pas que l'alcoolisme est cause du suicide -autrement cette corrélation s'établirait de façon beaucoup plus générale, notamment dans le temps- mais que l'un et l'autre peuvent avoir la même cause, et l'explication sociologique ne s'en trouve que renforcée" (19).

Tentons de développer cette explication en fonction du double postulat suivant : un même ordre de causalité peut rendre compte du suicide et de l'alcoolisme ; la théorie durkheimienne du suicide peut être reprise compte tenu de sa valeur heuristique. Transposons donc celle-ci à l'alcoolisme. A vrai dire, cette théorie durkheimienne est complexe et elle comporte des ambiguïtés, au point qu'il en a été fait de nombreuses interprétations, tout particulièrement par les sociologues américains. Nous reprendrons ici l'interprétation proposée par Philippe Besnard dans la mesure où la lecture serrée et approfondie du texte durkheimien lui permet d'embrasser et d'intégrer le maximum d'éléments de cette théorie (20) : faute de pouvoir entrer dans le détail, nous essaierons de conserver l'esprit de cette logique interprétative.

L'ambiguïté centrale de la théorie du suicide vient du passage d'une théorie du "juste milieu", issue à la fois d'un type de distribution de caractéristiques (courbe en U) et d'une philosophie de la modération (ni manque, ni excès) - à une théorie de l'équilibre, inspirée de l'analogie météorologique (courants, remous, flux). C'est ce passage qui permet de comprendre l'éradication du suicide fataliste qui, dans le cadre de la première perspective, est le pôle opposé du suicide anomique. On reprendra ici l'horizon théorique de la courbe en U.

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Compte-tenu de notre double postulat ci-dessus, on peut proposer comme hypothèse : il existe divers types d'alcoolisme à déterminer en fonction de deux variables, l'intégration et la régulation sociales.

a) L'intégration sociale désigne "la manière dont les individus sont attachés à la société" (cf.S.p.288), i.e. l'intensité de l'interaction sociale et l'attachement à des fins sociales communes : elle vise la cohésion de la société et de ses groupes sociaux. Si cette intégration fait défaut, autrement dit si l'individu se détache de ses groupes d'appartenance (famille, unité de voisinage, syndicat, parti politique, etc.), il est livré à lui-même, désorienté, sans repère : en bonne logique durkheimienne, on pourra observer un type d'alcoolisme égoïste. Il pourrait s'agir de la forme d'alcoolisme propre aux "isolés", aussi bien les célibataires sans groupe domestique et dont le seul refuge est le bistrot que les types d'ouvriers "qui vont à l'usine et en reviennent sans échanger des réflexions avec des camarades sur les conditions de travail" (ce qui renforce l'une des caractéristiques du travail ouvrier. Selon Halbwachs : le travailleur est en rapport avec la matière, à l'exclusion des autres hommes, il est isolé face à la nature) (21). Inversement, lorsque l'intégration est excessive et que, dans le groupe, les normes du boire exigent l'accomplissement d'un rituel de "tournées" successives et répétées ou une quantité importante de boissons alcoolisées à absorber, l'individu est amené à suivre cette "programmation" s'il ne veut pas être rejeté : à terme l'alcoolisme observé sera de type altruiste. Cette forme d'alcoolisme a fait l'objet de repérages chez les buveurs dont l'alcoolisme s'est déclaré à la suite de ce qu'on dénomme "l'entraînement" quand il s'agit de milieux populaires ou bien la répétition d'"arrosages en salon" quand les buveurs appar-tiennent aux classes aisées.

b) La seconde variable, la régulation sociale, désigne "la façon dont [la société] réglemente [les individus]" (cf.S. p.288) : il s'agit de la discipline collective, de l'ensemble des règles et des normes édictées par la société et ses groupes pour canaliser les pulsions individuelles ; de ce point de vue, la société se présente comme une structure limitative. Mais la régulation peut s'affadir et même manquer   : son absence ou son insuffisance laisse les individus et les groupes sans points de repère, en état d'anomie. Alors on pourra observer un alcoolisme anomique : faute de réglementation, c'est le "détour" à n'importe quel moment, n'importe quelle occasion pour "boire un verre" à l'improviste ; parce que l'emploi du temps est souple et modulable, il n'y a plus un "temps de boire" inscrit au coeur de pauses prévues : à tout moment peut-être cassé le cours de l'activité pour se donner un temps pour boire (22). A l'inverse, si la régulation devient trop contraignante, si l'ensemble normatif présente des exigences telles que certains individus sont meurtris de les accomplir, cela finit par constituer un poids trop lourd à porter : l'alcoolisme fataliste est celui de ceux et celles qui tentent de s'aider de la boisson alcoolisée pour faire face à ces exigences limitatives qui sont devenues oppression.

Bien sûr, cette typologie de l'alcoolisme, calquée sur celle des suicides, est purement hypothétique : il reviendrait au chercheur de la soumettre à "l'expérimentation" i.e. de procéder, comme Durkheim, à l'établissement et à l'analyse de tableaux statistiques dont les indicateurs seraient l'expression empirique des variables théoriques explicatives. Notre propos est ici de montrer qu'il existait des "ressources" dans la théorie durkheimienne et qu'il eut été possible d'en tirer parti pour une étude sociologique de l'alcoolique. Alors pourquoi l'école durkheimienne a-t-elle laissé échapper l'occasion de conforter ses positions en ne développant pas le versant de la sociologie médicale ?

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L'étonnement face à cette "occasion manquée" est d'autant plus grand que l'on observe une union très étroite des programmes de santé et de la volonté d'organiser la société dans le mouvement hygiéniste du XIXe siècle, et par ailleurs la manifestation d'une volonté chez Durkheim de faire en sorte que la sociologie soit "utile" au "progrès de l'humanité" : la symbiose de "la santé" et du projet politique de "réorganisation sociale" constitue la base de la sociologie durkheimienne (23). La clé de cette symbiose se trouve dans le chapitre III des Règles de la méthode sociologique où Durkheim distingue le normal et le pathologique. Sur le plan d'une logique de la connaissance sociologique, cette distinction n'a pas de sens et Durkheim critique l'école italienne de criminologie qui refuse de prendre en compte certains faits sous le prétexte de leur anormalité : "la maladie ne s'oppose pas à la santé ; ce sont deux variétés du même genre et qui s'éclairent mutuellement" (24). Autrement dit, l'explication sociologique n'a pas à tenir compte de cette opposition. D'où vient que Durkheim la reprenne pourtant un peu plus loin ? C'est que l'on passe du registre de la connaissance à celui de l'action, "de l'être au devoir être", de "l'impératif logique" à "l'impératif pratique" (25). "A quoi bon travailler pour connaître le réel si la connaissance que nous en acquérons ne peut nous servir dans la vie ?" (R.M.S. p. : 141). Mais comment passe-t-on d'une science qui exclut par principe méthodologique tout jugement de valeur à une utilisation de cette science pour déterminer les finalités de l'action ? "Précisément en s'appuyant sur l'analogon biologique, c'est-à-dire sur le point où y est assuré et résolu le même problème : celui de la santé et de la maladie" (25). Autrement dit, Durkheim présuppose que la santé est une valeur de référence universelle qui doit guider l'action (abandonnant ainsi la perspective logique d'interrogation quant à la variabilité de son contenu).

C'est bien cette perspective qui a incité Durkheim à étudier le suicide, au moins autant que la volonté de montrer qu'un phénomène individuel pouvait relever d'une explication sociologique. "Le nombre des suicides c'est, pour Durkheim, le "fait objectif et mesurable" qui traduit les "variations d'intensité du bonheur et du malheur suivant les sociétés". Car, explique-t-il, "le seul fait expérimental qui démontre que la vie est généralement bonne, c'est que la très grande généralité des hommes la préfère à la mort. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que, dans la moyenne des existences, le bonheur l'emporte sur le malheur" (De la division du travail social pp. 225-226). Le taux de suicide est donc l'indicateur privilégié de ce que Durkheim appelle le "bonheur moyen" ou le "bonheur social", c'est-à-dire, en définitive, de "l'état de santé" du système social" (26). Ainsi passe-t-on du concept à l'art, de la connaissance à la gestion pratique : ni trop, ni trop peu de régulation ; ni trop, ni trop peu d'intégration. La science sociale durkheimienne devient technologie sociale : "entre santé et organisation sociale, la relation qui, dans le programme hygiéniste de 1829 (paru dans les Annales d'hygiène publique et de médecine légale), était de type instrumental et institutionnel, acquiert, dans le contexte durkheimien, une dimension épistémologique et pratique, dans la mesure où santé et société sont maintenant identiquement déterminées par une science unique du normal" (23). Ajoutons que l'école durkheimienne s'inscrit dans le mouvement idéologique du solidarisme dont le programme social se situe entre libéralisme et socialisme. Son théoricien, Léon Bourgeois, avait "une vision de la société qui ressemblait à une compagnie d'assurances mutuelles, aidant les plus défavorisés, tout en laissant chacun libre de faire son chemin dans la vie, une fois la prime payée" (27). D'autres oeuvres de Durkheim témoignent de son adhésion au méritocratisme solidariste : les hommes n'ont pas les mêmes dons naturels mais, au nom de la justice, l'Etat doit veiller à ce que les inégalités sociales n'accentuent pas les inégalités naturelles. "A la lutte des classes, Durkheim préfère une méritocratie inspirée de Saint-Simon qui concilie l'individualisme et l'égalité des chances" (28).

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Ce contexte idéologique permet de comprendre l'arrêt du programme de sociologie médicale esquissée avec le Suicide. On sait que cette recherche, redécouverte après 1950, loin d'avoir bonne presse au sein du groupe des collaborateurs de l'Année Sociologique, a été à peu près systématiquement occultée. Et Philippe Besnard de conclure : "Il y a donc dans ce processus de refoulement quelque chose qui nous échappe" (29). Tentons d'éclairer ce "refoulement" et ce désintérêt pour les fléaux sociaux du moment, dont l'alcoolisme. "Les maux publics sont imprévisibles, et donc incontrôlables, par l'individu. La puissance publique doit donc intervenir. Quêtelet le dit : "Je conçois qu'un pays prélève volontairement un impôt pour combattre un fléau, tel qu'une guerre, une disette , une épidémie, une inondation, que nulle puissance humaine n'aurait pu prévoir et qu'atteint une partie plus ou moins grande du corps social..." (Système social, p.207). Mais les maux privés relèvent, par définition, de l'individu et de lui seul. Dans le discours établi et dans l'idéologie dominante de cette époque, le contrôle des événements est une fonction de l'individu, une faculté individuelle, il repose sur la "faculté de prévoyance" (...). La faculté de prévoyance est une donnée anthropologique, elle est acquise à tout individu en tant qu'homme. Mais elle n'est pas automatiquement utilisée, car l'homme est libre" (30). Le décor est planté : si certains groupes, tels que les hygiénistes ou l'élite ouvrière socialiste d'extrême-gauche, dénoncent l'alcoolisme populaire comme un fléau social déterminé par des conditions de travail extrêmement dures, inversement il apparaît qu'une large partie du corps social n'est pas prêt à reconnaître cette dimension sociale du phénomène. On constate d'ailleurs que même un observateur aussi avisé que Villermé, quand il procède à l'examen des budgets ouvriers, assimile les dépenses "excessives" (dont celles des boissons) à du vice et à du "libertinage". Bien qu'il ait noté : "Dans les crises commerciales, alors que les ouvriers se font une redoutable concurrence par l'offre au rabais de leur bras, crise dont les retours plus ou moins fréquents sont une condition de l'industrie, ils sont incontestablement exposés à une grande misère", -il écrit aussi : les ouvriers "semblent oublier complètement que le remède à leur pauvreté est dans leur bonne conduite". Au tournant du siècle, quand le solidarisme bat son plein et tente d'inscrire ses "lois sociales" sous la IIIe République, en est-on encore là ? La thèse essentielle de l'individu libre et prévoyant reste mais elle est infléchie par l'attribution de "circonstances atténuantes" : la maladie, l'invalidité, l'enfance, la vieillesse et la féminité (!) constituent des propriétés qui atténuent l'autonomie et la responsabilité. "A la fin de son enquête sur Londres, Booth découvre que 15 % seulement des cas de pauvreté sont dus à des causes individuelles (morales) : oisiveté, ivrognerie, mauvaises habitudes, etc..; contre 85 % de cas dus à des causes économiques et sociales (...). La cause essentielle n'est pas l'imprévoyance d'un futur contrôlable par l'individu, mais le besoin dans des circonstances incontrôlables par lui : L'Encyclopedia of Social Reform (1897) estime qu'aux Etats-Unis, 74 % des cas de pauvreté sont dus à la malchance (misfortune) contre 21 % seulement dus à la mauvaise conduite (misconduct)" (30). On le voit, malgré l'adoucissement apporté à l'idéologie libérale "sauvage", l'alcoolisme reste largement assimilé à l'ivrognerie et relève à ce titre de "l'imprévoyance" individuelle : il est impensable de faire valoir les "circonstances atténuantes", c'est-à-dire d'y repérer des propriétés "incontrôlables par l'individu", seule condition, dans l'ambiance de l'époque, pour que science et technologie sociale s'en mêlent. Tout au plus pourra-t-on espérer qu'un bon programme d'éducation pourra avoir l'effet secon-daire de favoriser "la bonne conduite", la conduite du "juste milieu"... Même si l'on peut repérer des traces documentaires montrant que l'ivrognerie commence à être perçue au XIXème siècle comme alcoolisme et l'alcoolisme comme fléau social, on peut faire l'hypothèse que pour une large part des couches dirigeantes cela paraissait inconcevable. Et les intellectuels ? Et Durkheim  ? Compte tenu de son affiliation idéologique au courant solidariste, tout comme de sa réduction de l'alcoolisme à un phénomène psychopathologique,

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on peut supposer que Durkheim s'inscrivait dans le courant où "l'alcoolisme-fléau social" était impensable comme tel.

2. De Durkheim à Halbwachs : l'alcoolisme et les alcooliques

La lutte contre l'alcoolisme de la fin du siècle dernier a pris naissance dans la morale sociale sous le couvert de l'hygiène publique (5). Les hygiénistes, relayés par les réformateurs sociaux bien pensants, débordaient largement du domaine médical pour livrer leurs recettes sur les moyens de guérir les maux de société. Ce sont aussi des médecins, anthropologues physiques, qui donnent naissance à l'anthropologie criminelle, dont la célèbre Ecole Italienne de Criminologie, qui ne cessent de lier criminalité et alcoolisme. En criminologie, deux thèses s'affrontent alors, autour de l'oeuvre de Lombroso en particulier (31). Selon ce dernier, la part héréditaire est manifeste (ainsi, dans cette lignée, le Docteur Legrain trace-t-il le portrait de l'hérédo-alcoolique), et selon ses adversaires c'est le "milieu" (urbain, insalubre, prolétaire), qui crée le criminel. Lorsqu'un historien d'aujourd'hui, voulant présenter ces deux courants oppose les "psychiatres" aux "sociologues", il ne fait que distinguer des médecins entre eux (32). Les problèmes de société touchant à la santé des populations ne sont pris en charge que par les seuls médecins intéressés par l'hygiène sociale, qui ne tiennent leur qualité de "sociologues" que de leur insistance sur le rôle du milieu social, alors que d'autres considèrent plutôt les caractères individuels. En quelque sorte l'intérêt pour le problème, à défaut de la qualification pour en rendre compte, fait le savant.

Fonder la sociologie, dans ce contexte, puisque tel était l'objectif de Durkheim, c'était prendre le maximum de distance vis-à-vis de ceux qui prétendaient connaître la société et ses maux, et en même temps leur abandonner les objets de réflexion et d'étude devenus trop marqués par une tradition de plus d'un demi-siècle. A la fin des années 1890, l'alcoolisme comme source de "tous les maux de notre civilisation" est un poncif que ne pouvait que dédaigner Durkheim et qu'il pouvait laisser aux médecins et politiques se piquant de réforme sociale. Nous pouvons aussi nous en rendre compte par la lecture de la première série de L'Année Sociologique.

On le sait, la constitution de la sociologie comme discipline à faire reconnaître sur le plan universitaire, est au moins autant passée par la création (et le succès) de l'Année Sociologique, à partir de 1898, que par les qualités propres à l'oeuvre de Durkheim (33). A côté des mémoires originaux des proches du Maître (et de lui-même parfois) était recensée une énorme littérature "scientifique", couvrant des domaines extrêmement étendus. Il ne s'agissait pas de réaliser l'inventaire des ouvrages proprement sociologiques, ce qui aurait été une tâche assez mince, mais de lire le maximum de textes traitant de faits de société à la manière de l'Ecole Française de Sociologie. C'est ainsi que nous pouvons mesurer l'intérêt que les animateurs de la revue pouvaient porter à divers sujets, dont l'alcoolisme. Pour les 12 premiers volumes (plus de 4000 pages de recension de 1896 à 1912), le bilan sur ce sujet est maigre: 10 ouvrages dont le titre fait explicitement référence à l'alcoolisme, 8 dont le contenu, selon l'auteur du compte-rendu, évoque l'alcoolisme. Sur ces 18 livres cités, nous n'en comptons que 6 ayant fait l'objet d'un véritable commentaire, même s'il est souvent très succint. Ils apparaissent généralement dans la rubrique "sociologie criminelle" et leurs critiques regrettent l'étroitesse des relations de causalité mises en évidence aussi bien par les tenants de la thèse héréditaire (par exemple vol.I p.437) que par les partisans du "déterminisme économique" (vol V, p.465, vol.XI p. 506). Mise à part cette rubrique, on fait aussi, rarement, mention de l'alcoolisme à propos des phénomènes de dépopulation: selon les auteurs des ouvrages, la lutte

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contre l'alcoolisme est aussi un moyen de faire baisser les taux de mortalité (vol. VI p.544 et VII p. 655), ce que les critiques ne commentent pas.

On ne relève donc pas un véritable intérêt pour ces questions parmi les membres influents de cette sociologie en train de se constituer, malgré les débats (et sans doute à cause de ceux-ci) portés sur la place publique. D'un côté l'individu et ses vices ou ses tares, de l'autre un économisme sous l'influence marxiste : les durkheimiens n'avaient pas à choisir.

C'est au dehors de cette sociologie, et à l'encontre des thèses hygiénistes que l'on pourrait trouver des argumentations nouvelles. On peut citer par exemple celle des frères Fernand et Maurice Pelloutier, "pardonnant" aux ouvriers leurs excès, et séparant nettement les pratiques "sociales" des pratiques individuelles. L'alcoolisme, expliquent-ils, est "propre à notre époque", il est lié à la misère, à l'excès de travail, à la mauvaise qualité des alcools, c'est celui des ouvriers. L'ivrognerie "est de tous les temps, de tous les pays, de toutes les classes" (34), en quelque sorte a une origine plus individuelle.

C'est aussi en étudiant la condition ouvrière qu'un durkheimien original, en 1912, retrouve et discute, cette fois-ci, la question de l'alcoolisme. Dans "La classe ouvrière et les niveaux de vie", Maurice Halbwachs analyse de façon très rigoureuse les budgets ouvriers. Se posant la question de la légitimité de regrouper aussi, sous la rubrique "nourriture", les dépenses en boissons, tabacs, restaurant et café, il remarque, à propos du tabac: "Il est d'ailleurs malaisé de déterminer les caractères de cette dépense; elle satisfait un besoin physique et, toutefois, elle peut-être envisagée comme tenant lieu de distractions et récréations intellectuelles". Et, citant Le Play qui expliquait comment il comprenait que l'ouvrier mineur trouve dans le tabac le moyen le moins onéreux de se procurer "une sensation agréable mille fois répétée", il ajoute immédiatement: "La question se poserait aussi à propos des boissons fermentées" (35). Le droit au plaisir du fumer et du boire est ainsi reconnu par Halbwachs, qui fait d'ailleurs la relation, dans les budgets analysés, entre la baisse de la dépense "distraction" et "divers" et l'augmentation, dans les mêmes budgets, des dépenses de la rubrique "débits de boisson". Il fait assez peu allusion à l'excès que pourraît entraîner l'habitude des boissons alcoolisées, prenant soin de ne pas lier, au contraire des hygiénistes, condition ouvrière et méfaits de l'alcoolisme. Il a même tendance à prendre le contre-pied des médecins, leur reprochant d'établir des règles qui ne correspondent pas au bien-être psychologique, comme on pourrait dire aujourd'hui, des travailleurs. Il oppose en fait l'imaginaire des sensations populaires à la rationalité médicale: "Si l'essentiel, pour eux (les ouvriers), est de se donner l'illusion de la force, aucun raisonnement ne les détournera de l'alcool, ou des aliments peu nutritifs qui "tiennent l'estomac". Les médecins se figurent, parce qu'ils ont distingué plusieurs types de travail, faible, moyen, rude, sédentaire, dans l'air humide ou sec, surchauffé ou froid, qu'ils ont tenu un compte suffisant des conditions spécifiques où se développe la vie ouvrière. Mais ils négligent le mental. Certains labeurs sont attristants, monotones (...). Autant qu'à une réparation du corps, c'est à un soulagement et un réconfort de l'esprit que pense l'ouvrier quand il va se nourrir" (p.342).

Ce n'est que vers la fin de son livre qu'Halbwachs discute de l'excès de boisson, dans un cadre d'ailleurs précis: le danger d'alcoolisme peut naître d'une consommation habituelle de sociabilité. "Il se peut (...) qu'un homme ne prenne l'habitude de la boisson que pour avoir voulu trop souvent "traiter" les autres (...)". "L'alcoolique le devient à force de fréquenter le cabaret; il préfère à la société des siens celle de ses camarades, aux joies de famille celles de la rue" (p.419). On pourrait croire qu'Halbwachs stigmatise la rue à la manière des hygiénistes

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moralisateurs, en tant que lieu privilégié de "dépravation sociale". En fait si on veut comprendre sa pensée, il faut préciser le découpage de l'espace ouvrier qu'il nous présente. L'usine est le lieu où le lien social entre les hommes a été perdu, "les agents d'exécution, tournés vers la matière, laissant ainsi fuir et se perdre toute vie sociale qui s'écoulait en eux". A l'opposé est le domaine familial : les membres de la famille connaissent les rapports "sociaux" par excellence, non "mécaniques", mais "vivants et souples", non matériels. La rue est alors l'espace intermédiaire, qui ne lie pas les individus entre eux comme le réalise la famille, mais où on y trouve tout de même un certain "degré de vie sociale" inconnu à l'usine. "Il y a des métiers qui s'exercent dans la rue, ou en vue de la rue. Dans les débits, on va aussi bien dans les intervalles de la journée de travail qu'à son terme. Ainsi se constitue un milieu qui n'est plus l'usine mais qui n'est pas encore rien que la société" (p.433).

Ainsi Halbwachs, en évitant la stigmatisation de type hygiéniste, qui fait de l'ouvrier un alcoolique potentiel par vice ou tare transmise héréditairement ou par le milieu, tente-t-il de replacer les consommations ouvrières dans des pratiques compréhensibles, analyse les comportements selon la logique même des ouvriers, en opposition au rationalisme médical, et ne craint pas de donner au sociologue un statut d'observateur pouvant prendre en compte des habitudes touchant à la santé. Ce dernier trait est plus évident encore dans son ouvrage de 1930, "Les causes du suicide" (6).

C'est dans le chapitre "Les états psychopathiques" que Durkheim discute des rapports entre taux d'alcoolisme et suicide. Halbwachs, de son côté, intitule le chapitre XIII de son livre, "Le suicide, les maladies mentales et l'alcoolisme", mais retrouve à nouveau l'alcoolisme dans le chapitre suivant : "Examen de la thèse psychiatrique". L'alcoolique serait-il désigné par les deux sociologues comme relevant uniquement de la maladie mentale et donc du médical? On s'aperçoit très vite à la lecture des deux textes que les positions de l'un et de l'autre sont très différentes et on peut même avancer qu'elles peuvent révéler des conceptions divergentes de la sociologie, alors qu'on a eu tendance le plus souvent à voir dans Les causes du suicide un simple prolongement de l'oeuvre de Durkheim, dans lequel on pouvait trouver seulement des arguments nuançant tel ou tel aspect des découvertes du chef de file de la sociologie française. Le débat, par livre interposé (Durkheim était décédé depuis 13 ans lorsque Halbwachs a repris le problème du suicide), met au jour des options différentes sur deux points particuliers que nous préciserons ici : les rapports entre individu et société, la question du normal et du pathologique.

Pour ce qui est de la sociologie de l'alcoolisme, l'enjeu est important puisque l'une des deux sociologies considère l'individu comme support de "forces collectives" dont il n'est pas maître, et le pathologique comme relevant uniquement du médical, tandis que l'autre observe que l'individu peut être considéré d'un point de vue sociologique et que la frontière entre normal et pathologique, en supposant qu'elle soit pertinente, ne sépare pas obligatoirement des individus relevant du social et d'autres concernés par le seul médical. Chez Durkheim, l'individu suicidé et l'alcoolique faisaient l'objet de deux ordres d'investigation scientifique différents, chez Halbwachs l'un comme l'autre pouvaient susciter des approches diversifiées. Durkheim écartait l'alcoolisme de l'intérêt sociologique, mais voulait montrer que le suicide était exemplaire d'une étude sociologique, tandis qu'Halbwachs pouvait traduire les problèmes de santé et de maladie (et de mort ainsi qu'il l'a précisé à plusieurs reprises) en termes sociologiques. Pour tenter de comprendre de quelle manière chacun délimite son champ de réflexion, et ainsi de voir comment une sociologie de l'alcoolisme peut être possible, nous devons suivre nos deux auteurs dans une partie de leur débat autour du suicide.

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A. L'individu rationnel chez Durkheim

"Ce qui est commun à toutes les formes possibles de ce renoncement suprême, c'est que l'acte qui le consacre est accompli en connaissance de cause; c'est que la victime, au moment d'agir, sait ce qui doit résulter de sa conduite, quelque raison d'ailleurs qui l'ait amenée à se conduire ainsi." Cet individu très rationnel, que nous présente Durkheim dès les premières pages de son livre (36), peut nous paraître surprenant après un siècle de réflexion sur l'inconscient. Il ne semble plus aujourd'hui que l'attitude devant la mort, et sa propre mort en particulier, soit si simple, au point de supposer que le suicidant agit en sachant ce qui va advenir véritablement. Il est toutefois important de se demander quel intérêt Durkheim avait à énoncer une telle rationalité de l'individu, surtout là où on ne l'attendrait point.

Il était essentiel pour lui de faire du suicidé un homme "normal", appartenant intégralement à sa société, et non un malade atteint de troubles mentaux qui le déresponsabiliseraient, en quelque sorte, de son désengagement social. C'est dès le premier chapitre de son ouvrage qu'il élimine de son intérêt, d'une manière qui peut paraître un peu cavalière, l'hypothèse "psychopathique". Son argument peut se résumer ainsi: d'abord, on ne peut prouver qu'il existe un type de folie particulier (monomanie) qui conduise au suicide; ensuite on ne peut réduire tous les suicides à des cas de folie. Il distingue alors les cas où les motifs de suicide sont "imaginaires", ceux dont le motif est seulement "l'idée fixe de la mort", et le "suicide impulsif". Ce sont des formes suicidaires liées à la maladie mentale, mais bien d'autres sont connues qui "ont des motifs qui ne sont pas sans fondement dans la réalité" (p. 31). Le suicide n'est donc pas lié à la folie puisqu'on trouvera aussi bien de vraies raisons de se suicider (on a ici représenté l'individu rationnel), que des fausses. Durkheim se demande aussi si des "anomalies" plus bénignes, qu'il regroupe sous le nom de neurasthénie ne pourraient pas jouer un rôle important dans le suicide. Il se fait alors neurologue et décrit ainsi le "névropathe" : "Par suite de cette extrême sensibilité de son système nerveux, ses idées et ses sentiments sont toujours en équilibre instable" (p.34). Peut-on remarquer un lien entre variation de la neurasthénie et variation de taux de suicide, s'interroge-t-il? Les statistiques faisant défaut, il suffit de remplacer neurasthénie par folie (on dispose du nombre des aliénés internés) puisque "la folie n'est que la forme amplifiée de la dégénérescence nerveuse" (37). En fin de compte, s'il reconnaît un rôle à la maladie mentale, c'est pour en faire exclusivement un "terrain" strictement "organique" sur lequel vont influer d'autres causes, qui seront sociales. "Ce ne sont donc pas des êtres essentiellement insociaux qui s'éliminent d'eux-mêmes parce qu'ils ne sont pas nés pour vivre dans le milieu où ils sont placés. Mais il faut que d'autres causes viennent se surajouter à l'état organique qui leur est propre pour lui imprimer cette tournure et le développer dans ce sens" (p.45). On comprend mieux le terme de "dégénéré" chez Durkheim lorsqu'on sait à quel point il doit établir l'hypothèse d'une faiblesse organique originelle pour distinguer à tout prix ce qui serait proprement social, et seule cause véritable : "Ce n'est pas parce qu'une société contient plus ou moins de névropathes ou d'alcooliques qu'elle a plus ou moins de suicidés. Quoique la dégénérescence, sous ses différentes formes, constitue un terrain psychologique (38) éminemment propre à l'action des causes qui peuvent déterminer l'homme à se tuer, elle n'est pas elle-même une de ces causes. On peut admettre que, dans des circonstances identiques, le dégénéré se tue plus facilement que le sujet sain; mais il ne se tue pas nécessairement en vertu de son état." (p.53)

Durkheim avait un autre intérêt à soutenir que le suicide est "accompli en connaissance de cause", qui tenait à sa méthodologie-même. Tout le matériau utilisé dans sa recherche était

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constitué de statistiques de suicides réussis. Or la question des tentatives pose autrement le problème, dans la mesure où le suicidant a réalisé un geste dont il était censé connaître le résultat, mais qui n'a pas eu d'effet. Les tentatives de suicide montrent la difficulté à dresser des frontières entre geste conscient et inconscience du geste. Halbwachs a très bien vu le problème, profitant des études consacrées à ce phénomène après la parution du livre de son prédécesseur. Il réserve tout un chapitre à la question, dont on retiendra surtout :

- que le nombre de tentatives de suicide peut contrarier singulièrement les hypothèses quant aux différences de taux de suicide suivant les sexes (les femmes tenteraient de se suicider au moins aussi fréquemment que les hommes, mais réussiraient plus rarement) ;

- que les tentatives mettent l'accent sur la part du hasard quant au résultat, ou d'incertitude de l'individu quant à sa détermination, ce que précisément Durkheim tendait à nier. Halbwachs pose ce type d'interrogation: "Sait-on si l'on est toujours engagé tout entier dans le geste suprême ? Celui qui a pris la décision d'en finir se sent peut-être lié par un engagement pris vis à vis de lui-même (...) Mais on n'est jamais sûr qu'on ne sera pas , au dernier moment, dispensé de remplir un engagement de ce genre, et que la logique n'aura pas tort" (39) ;

- que la réussite du suicide est très liée aux moyens techniques utilisés pour y parvenir. "Si les militaires se suicident plus que les membres de la population civile, c'est qu'ils ne se manquent pas". On se heurte là à un problème très sérieux, dont on ne voit pas comment rompre facilement le cercle liant taux de suicide élevés et moyens brutaux.

Nous avons donc là un premier écart entre les deux oeuvres, qu'Halbwachs ne relève d'ailleurs pas dans ce chapitre sur les tentatives, relatif à la "conscience" du suicidant : alors que Durkheim devait faire l'hypothèse d'un individu rationnel fragilisé par un terrain organique sensible, Halbwachs, tout au contraire, au long d'un chapitre de plus de 40 pages, explique comment il lui paraît peu possible de séparer aussi aisément phénomènes "normaux" et phénomènes "pathologiques".

B. Un individu relationnel chez Halbwachs a) un certain fonctionnalisme

Là où Durkheim donne une image de l'individu en termes géologiques, pourrait-on dire, (un terrain organique sur lequel se déposent des causes sociales), Halbwachs préfère une représentation "écologique", mettant l'accent sur les rapports entre l'individu et son milieu. Le normal et le pathologique ne se séparent pas au niveau de l'organique, mais au niveau du social (40): "Que le milieu change, pour quelque raison que ce soit; ce sera un milieu anormal, auquel l'homme normal ne sera plus adapté" (p.410). Tenter de faire la part des causes d'origine physique et celles d'ordre social est une opération vaine dans la mesure où, dans la réalité des expériences individuelles, les caractères organiques eux-mêmes sont réinterprétés en termes "moraux". Halbwachs s'appuie sur les travaux des psychologues contemporains, comme Pierre Janet, par exemple, pour estimer que distinguer les troubles pathologiques d'un "fonctionnement normal" est relativement arbitraire, et qu'il vaut mieux considérer les phénomènes dans leur instabilité. Il compare ainsi souffrance physique et souffrance morale pour conclure que l'essentiel est le rapport que l'individu établit avec son environnement: "Mais, entre la douleur morale, qui a sa cause dans les idées et les pensées, c'est à dire qui est déterminée en nous par le changement de nos rapports avec le monde, et cette souffrance physique enfermée aux limites de notre corps, il n'y a opposition que quand on considère que des cas extrêmes. Une douleur morale n'est une douleur que dans la mesure où elle s'installe en nous, et trouble le jeu de nos fonctions corporelles. Une souffrance physique n'est

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irrémédiable que lorsque nous nous représentons que le monde conspire avec notre corps pour nous l'imposer" (p.413).

C'est donc le jeu entre individu et milieu qui peut provoquer dysfonctionnement ou processus d'adaptation. Ainsi les "motifs" du suicide que Durkheim refusait de considérer prennent-ils toute leur valeur. Les divers événements qui conduisent au suicide peuvent se comprendre d'un point de vue sociologique au niveau même de l'expérience de chacun par l'inadaptation au milieu, que ces motifs soient le déshonneur, la perte d'argent, le chagrin d'amour, les souffrances, les maladies. Mais le pouvoir explicatif des causes du suicide en termes aussi fonctionnalistes ne serait pas très grand si Halbwachs en restait là. Le plus pertinent est qu'il est amené à préciser la nature de ces dysfonctionnements en restant au plus près de son souci constant, par rapport à l'oeuvre de Durkheim, qui est d'éviter la réification des "forces collectives" à laquelle son prédécesseur avait été conduit.

b) les "vaincus de la vie"

Quel est le sens concret de l'inadaptation de l'individu à son milieu? Halbwachs l'indique clairement : c'est la rupture du lien social. Par exemple, qu'est-ce qu'un homme qui perd sa fortune, un père de famille dont les revenus baissent subitement? Ils se retrouvent déclassés. "Or, qu'est-ce que se déclasser? C'est passer d'un groupe qu'on connaît, qui vous estime, dans un autre qu'on ignore et à l'appréciation duquel on n'a aucune raison de tenir. On sent alors se creuser autour de soi un vide" (p.417). Si on fait le compte des divers motifs de suicide, on s'aperçoit qu'on y trouve toujours "un individu isolé de sa société". Ce qui ne veut pas dire du tout que, de son point de vue, les sentiments qui le lient à sa famille, à son entourage, se relâchent. Peut-être même, bien au contraire, car "un homme ressent d'autant plus douloureusement la rupture de certains liens sociaux qu'ils l'enserraient plus étroitement" (p.419). Le problème du suicide n'est pas tant l'atténuation de sentiments collectifs faisant ressurgir l'individu égoïste sous la couche communautaire que la manière dont l'individu ressent son inscription dans son environnement social immédiat. Ceux qui échouent à trouver leur place sont ces "vaincus de la vie" qu'évoque Halbwachs: "Les vaincus de la vie forment ainsi une longue cohorte de captifs que la société traîne derrière son char" (p.461). L'intérêt que nous pouvons trouver aujourd'hui à cette démarche est qu'elle permet la mise en place d'une représentation de l'individu en difficulté , dans ses relations aux autres. "Société", "famille", quittent leur statut d'institutions abstraites au profit de systèmes de liens relationnels entre sujets. L'individu que je suis, est en partie défini par l'entourage-même qui me fournit mes propres repères, et la rupture ne peut être vécue qu'en rapport avec cet entourage: "Ceux qui vous entouraient autrefois, avec qui vous aviez tant d'idées communes, tant de préjugés en commun, dont tant d'affinités vous rapprochaient parce que vous vous retrouviez en eux comme en vous, s'éloignent soudain" (p.417). Le candidat au suicide est donc, malgré son désir d'attachement aux autres, et peut-être à cause de ce désir-même, suppose parfois Halbwachs, dans un état de solitude définitive, "sans recours", qu'il ne peut supporter. La mort physique ne vient que remplacer la mort sociale: "Lorsqu'on meurt ainsi à la société, on perd le plus souvent la principale raison qu'on a de vivre".

C'est la logique propre du suicidé qu'Halbwachs veut retrouver en le replaçant dans son contexte de relations aux autres, en remarquant les jeux affectifs complexes qui les unissent: "Peut-être veulent-ils dire, seulement, que personne ne peut comprendre le genre de mal dont ils souffrent, que personne ne peut les aider dans leur détresse, et qu'ils ne se sentent plus la force de penser à autre chose" (p.437) Et notre auteur prend bien soin de ne pas opposer raison vraie et imaginaire dans la manière dont le malade, lorsqu'il s'agit d'une personne

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déprimée, rend compte de son état de tristesse ou d'inquiétude auprès de ceux qui "s'évertuent à lui démontrer qu'il s'inquiète et s'attriste sans cause" . Halbwachs ajoute: "Mais le malade sait bien, de son côté, qu'il est tourmenté. Aucune démonstration ne vaut contre ce fait. Le fait est d'ailleurs si réel, il passe tellement au premier plan de la conscience, qu'il faut bien l'expliquer. C'est le malade lui-même qui construit cette explication" (p.423). On est bien loin de l'objectivisme durkheimien s'évertuant à distinguer les motifs imaginaires des motifs réels chez les "psychopathes" voulant se suicider.

c) expériences communes et complexité de la société

Le succès de l'approche quantitative du suicide réside principalement dans la régularité des chiffres qui le mesurent: il y a là quelque chose de mystérieux qui ne peut que fasciner celui qui s'intéresse au phénomène (41). Il est bien évident que la démarche d'Halbwachs (qu'on pourrait qualifier de "micro-sociologique") ne semble pas répondre de manière directe à cette régularité constatée (42). Très à l'aise dans le maniement des statistiques, ayant longuement réfléchi aux méthodes quantitatives à propos de l'oeuvre de Quêtelet (43), il ne pouvait se dérober à la question posée avec force par Durkheim. Il y répond en tout cas d'une manière fort différente. On pourrait la résumer de la façon suivante: si les expériences de chacun ont un caractère unique, il n'empêche que les mêmes causes , dans des conditions identiques, produisent les mêmes effets. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'imitation (on sait que Durkheim, de son côté, était très opposé à la théorie de Gabriel Tarde), car on ne peut observer aucun mouvement collectif dans l'affaire. Il ne serait pas impossible, à la limite, de parler de modèle, parfois, et Halbwachs n'écarte pas cette possibilité: "Je me tue parce que les autres sont d'avis qu'un homme, dans la situation où je me trouve, n'a plus qu'à mourir" (p.474). Mais l'essentiel reste toujours le jeu de relations de l'individu à son environnement social. Il peut exister des moments difficiles pour le corps social, sans que chacun se considère atteint dans son lien avec les autres. "Lorsqu'une société traverse une crise de dépression collective, ses membres ne sont pas entièrement détachés l'un de l'autre". Si la condition de chacun, dans le même groupe, devient de façon identique plus délicate, aucun ne se sentira particulièrement lésé. Par contre, celui qui aura le sentiment d'une profonde solitude au milieu de gens liés comme à l'accoutumée entre eux ne pourra qu'être touché dans son individualité-même. Mais tous ceux qui ont rompu le lien social ne se ressemblent-ils pas? Ce sont eux qui s'ajoutent pour constituer par exemple les statistiques de suicide.

Mais comment s'organisent ces "conditions identiques" qui font que les individus y répondent pareillement en se suicidant? Ce n'est pas la partie la plus évidente de l'exposé d'Halbwachs. Il nous dit que ces "accidents" résultent de la "structure des groupes" (p.444). Les "motifs" qu'éliminait Durkheim de sa problématique "résultent à chaque endroit et à chaque époque de conditions sociales bien définies". Reste que ces conditions apparemment bien définies ne le sont guère dans le texte d'Halbwachs, même si on peut avoir une idée de ce qu'il veut nous dire par l'exemple qu'il donne de la mort comme fait social: "Le taux de mortalité varie d'une nation à l'autre, d'un groupe professionnel à l'autre et il s'élève ou s'abaisse d'une période à l'autre parce que la société se transforme" (p.446). Il suppose ainsi que des problèmes d'ajustement, pourrait-on dire, se posent constamment, tant au point de vue économique que matrimonial par exemple: "Il n'est pas moins certain que le nombre des ruines, des faillites, des revers de fortune, augmente en période de dépression économique et que, même en période de prospérité, les mêmes effets résultent de causes propres à telles industries, à telles branches du commerce ou des habitudes de spéculation qui caractérisent certains milieux. Mais il en est de même des chagrins intimes (...). Il y a longtemps que les

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statisticiens ont signalé l'étonnante régularité que présentent d'une année à l'autre dans un même pays, dans une même région un peu étendue, le nombre des hommes de tel âge qui épousent des femmes de tel âge, les nombres des adultères, des divorces, des crimes passionnels" (p.447). Autrement dit, si les statistiques de suicide montrent ces curieuses régularités, c'est que dans un grand nombre de domaines "structurels" on trouverait pareilles régularités. Ce qu'Halbwachs sous-entend, sans qu'il le dise très explicitement, c'est que les "variables" entrant dans la composition du phénomène sont tellement nombreuses, tellement localisées, qu'il est sans doute vain de vouloir en mesurer les effets: "Un ensemble de suicides est donc une donnée très complexe qu'on ne peut mettre en rapport qu'avec un ensemble complexe de causes". (p.492)

Il nous donne toutefois son sentiment sur ce qu'il appelle la "complexité de la société contemporaine". L'idée elle-même, sous les formes "complexe", "complexité", voire "complication", est très fréquemment évoquée dans la conclusion de son ouvrage. Que veut-il nous faire entendre par là? La notion majeure nous paraît être celle de la multiplicité des normes, éventuellement celle de leur contradiction, comme on peut le voir, même sous forme allusive, dans la remarque suivante: "La société est comme une sibylle dont les réponses peuvent s'interpréter en plus d'un sens, et d'ailleurs, qui profère plusieurs réponses à la fois" (p.475).

La complexité vient donc du fait que coexistent côte à côte de multiples milieux et opinions distincts. Par exemple, vie professionnelle et vie familiale, autrefois liées dans la société rurale, sont désormais dissociées. Autant de règles qui se diversifient de part et d'autre. Les groupes étaient séparés par de nombreuses barrières, empêchant la communication entre eux. Avec une communication plus facile, les règles se complexifient et les groupes ne peuvent être de puissants garants de la norme. Halbwachs se défend de considérer un affaiblissement des règles en général, comme Durkheim pouvait en faire l'hypothèse à travers l'idée du suicide anomique. La société moderne continue à être régulée, mais, en quelque sorte, elle complique les choses en présentant plusieurs options là où une seule suffisait autrefois. L'augmentation du nombre de suicides suit, ainsi, le développement de la civilisation industrielle: "Si l'on rapprochait des chiffres du suicide d'autres séries de nombres en accroissement continu au cours du siècle, par exemple l'augmentation du trafic de chemins de fer, ou du nombre de tonnes de houille extraites, on trouverait certainement bien des parallélismes de ce genre". Et de citer, en note et non sans un certain amusement, l'évolution extrêmement proche, de l'indice de consommation de houille de 1873 à 1897 et du taux de suicide (p. 389). Le progrès va avec le morcellement et la fluctuation des règles, mais certainement pas, selon Halbwachs, avec le "désordre" que semble supposer l'anomie.

d) deux sociologies différentes

Halbwachs refuse donc d'envisager que le suicide puisse être divisé en deux catégories, l'un de type organique, et l'autre de type social. Pour lui, les deux sont inextricablement mêlés, sans déterminisme dominant de l'un ou de l'autre, d'où toute la difficulté à croire à un suicide "pathologique" comme à un suicide "normal". Partager les individus en deux genres à la manière des disciplines qui veulent les observer, c'est faire acte d'ignorance: "Toutes les fois qu'on prétend qu'un même phénomène s'explique tantôt par un facteur, tantôt par un autre, il n'y a que ceci qui soit clair, et qui puisse être considéré comme établi: c'est qu'on n'a pas encore trouvé la cause du phénomène". Au contraire, chaque suicide peut être envisagé des

deux points de vue, soit le point de vue médical, soit le point de vue sociologique, sans qu'il

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sociologue de s'intéresser aux phénomènes qui paraissent au premier abord relever de l'organique. Ici Halbwachs est très clair: la santé, la mort, l'alcoolisme, comme le suicide, sont susceptibles d'investigations sociologiques: "Il n'est nullement absurde de soutenir que la mort s'explique par la société, car la mort résulte de la vie qui est telle que la fait le milieu." (p.446) Mais quelle est la sociologie promue par Halbwachs? Nous avons pu repérer tous ses efforts pour éviter la réification de concepts sociologiques, c'est pour quoi Durkheim avait été fort critiqué à la parution de son livre (44). Ainsi il se montre franchement ironique sur le sujet: "Durkheim, en effet, s'est représenté, parfois, que dès que ces grands intérêts collectifs s'imposent moins à notre attention, tout se passe comme si de puissantes personnalités surnaturelles, jusque là penchées sur les hommes, et qui, d'en haut, répandaient sur eux leurs bienfaits, brusquement se détournaient et les abandonnaient à eux-mêmes. Alors, suivant que ces forces bienfaisantes sont plus ou moins éloignées, il se produirait dans le groupe une tendance au suicide d'une intensité déterminée, et telle qu'on pourrait calculer d'avance quels en seront les effets" (p.510). Halbwachs ne croit donc pas à la possibilité d'isoler des "facteurs" explicatifs trop généraux. Pour ce qui est de la famille, par exemple, il n'est pas du tout convaincu par les résultats de son illustre prédecesseur. Il pense d'une part que le lien que Durkheim croit avoir établi entre intégration familiale et suicide égoïste ne peut rendre compte de l'évolution même du taux de suicide : les suicides ont autant augmenté chez les célibataires que chez les gens mariés même si les écarts entre les deux demeurent. D'autre part, après une longue discussion sur le suicide dans les villes et à la campagne et sur le suicide et la famille, il arrive à la conclusion suivante : l'intérêt de ces recherches, "c'est qu'elles portent sur la famille et sur elle seule, envisagée isolément dans sa forme et sa structure extérieure, et qu'elles permettent de découvrir des rapports bien définis entre le nombre de ses membres et l'influence préservatrice qu'elle exerce. C'est une expérience abstraite, qui conduit à des résultats certains, mais limités. Si l'on veut aller plus loin (...) on est bien obligé de la replacer dans la société urbaine ou rurale qui l'enveloppe. Mais, dans cet ensemble de coutumes, il n'est plus possible de distinguer ce qui est spécifiquement familial et le reste".(p.239)

Le niveau micro-sociologique, comme on pourrait dire aujourd'hui, a alors tout son intérêt, en observant l'individu dans son milieu relationnel. Il insiste sur la rupture du lien social, sur le fait que la vie de l'individu est dépendante de ses rapports avec les autres, que les "sentiments de famille, les pratiques religieuses, l'activité économique ne sont pas des entités. Ils prennent corps dans les croyances et les coutumes qui rattachent et lient l'une à l'autre les existences individuelles" (p.513). Halbwachs mettait le doigt sur l'interaction.

Pour ce qui est de l'alcoolisme, il semble décomposer le phénomène en deux phases différentes. D'une part il évoque le problème de l'origine sociale de l'abus de boissons alcooliques en se posant la question : pourquoi beaucoup d'ouvriers boivent-ils? Il répond de la même manière que dans son ouvrage de 1912 sur la classe ouvrière: la nature du travail (monotone, exténuant) fait rechercher un stimulant. Il suppose aussi que les "neurasthéniques" non-ouvriers peuvent rechercher le même stimulant. D'autre part, quand l'habitude est prise, la dépression s'installe lors des périodes sans alcool (ce que l'on peut appeler aujourd'hui effet de dépendance), et, croyons-nous lire dans le texte d'Halbwachs tout en reconnaissant qu'il n'est pas aussi explicite, la conséquence de cette dépendance est la rupture du lien social   : "ils se sentent mal à l'aise dans un milieu qui ne les comprend point, et auquel ils ne s'intéressent plus. Il y a trop de malentendus entre eux et ceux qui les entourent". Est-ce à dire, pour soulever à nouveau l'hypothèse durkheimienne, que cette rupture peut se rapprocher de l'égoïsme du suicidé par défaut d'intégration? Halbwachs le conteste: "Même lorsqu'il est

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