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SOURCES PERDUES (ET RETROUVÉES) DE LA PHYSIOLOGIE DU MARIAGE

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SOURCES PERDUES (ET RETROUVÉES) DE LA

PHYSIOLOGIE DU MARIAGE

Alexandru-Laurentiu Zoicas

To cite this version:

Alexandru-Laurentiu Zoicas. SOURCES PERDUES (ET RETROUVÉES) DE LA PHYSIOLOGIE DU MARIAGE. 2018. �hal-01685866�

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SOURCES PERDUES (ET RETROUVÉES) DE LA PHYSIOLOGIE DU MARIAGE

Laurenţiu Zoicaş Université de Bucarest

En mai 2015, les éditions Humanitas de Bucarest acceptaient ma proposition d’une édition scientifique, en version roumaine, des Études analytiques de la Comédie humaine. Armé des différentes éditions de la Physiologie du mariage, je commençai un travail dont j’étais très loin de soupçonner qu’il s’étalerait sur près de trois ans. C’est que, grâce notamment aux instruments et banques de données électroniques dont l’humanité bénéficie depuis déjà pas mal d’années, et qui s’enrichissent en permanence, je pouvais enfin essayer de combler les lacunes laissées par mes devanciers. Pour avoir traduit en roumain et annoté, en 2006, la Pathologie de la vie sociale, j’étais conscient des limites de la documentation offerte par les éditions critiques, dont la plus récente est, si mes renseignements sont exacts, celle remontant à 1980, publiée dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». Le chercheur d’aujourd’hui jouit d’un luxe dont le philologue d’il y a une quarantaine d’années n’osait même pas rêver.

C’est pourquoi il me semble aussi urgent que possible de mettre à jour, avec l’inestimable appui de la Toile, beaucoup, sinon l’ensemble, des éditions critiques d’hier. C’est aussi pourquoi je veux faire part de quelques-unes de mes découvertes à la communauté des chercheurs littéraires, et notamment des chercheurs balzaciens.

Je rappelle que la Physiologie du mariage a connu, du vivant de Balzac, cinq éditions :

0. Une édition pré-originale, tirée vers 1826 à un seul exemplaire, dans l’atelier d’imprimerie de Balzac1 ;

1. Une première édition mise en vente en décembre 1829 (Physiologie du mariage ou

Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal publiées par un jeune

célibataire, 2 vol., Paris, Levavasseur et Urbain Canel, 1830) ;

2. Une deuxième édition, signée cette fois-ci « de Balzac », en deux volumes publiés chez Ollivier en 1834 ;

1 V. Maurice Bardèche, Honoré de Balzac – Physiologie du mariage pré-originale (1826), thèse complémentaire, Paris,

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3. Une troisième édition en un seul volume, publiée chez Charpentier en 1838, et qui connaîtra plusieurs réimpressions pendant la cinquième décennie du siècle ;

4. Enfin, l’édition Furne, de 1846, où la Physiologie est intégrée à d’autres Études philosophiques et analytiques, dans le t. XVI.

Toutes ces éditions, à l’exception de la pré-originale, se retrouvent sur Internet en accès libre sur gallica.bnf.fr, archive.org et/ou books.google.

Le texte de la Physiologie est complexe et offre à ses lecteurs une profusion d’informations appartenant aux domaines les plus divers ; les sources de ces informations (issues notamment de lectures du jeune Balzac) ont pour la plupart été identifiées. Il en restait pourtant pas mal dont les explications se laissaient jusqu’à ce jour attendre, tout comme il en reste quelques-unes qui ont l’air de se soustraire à tout effort d’identification et de clarification, ou au sujet desquelles on ne peut formuler que des conjectures.

Les sources méconnues de la Physiologie du mariage2 peuvent se regrouper en deux

catégories :

1. Les sources que Balzac indique (parfois, de façon tronquée) ; je m’en occuperai dans la première section de mon article.

2. Les sources qu’il n’indique pas, ou qu’il indique de façon erronée, et qui feront l’objet de la deuxième partie.

Une troisième série de considérations est consacrée à quelques realia qui, à mon sens, valent la peine qu’on y jette un coup d’œil.

1. LA PHYSIOLOGIE COMME JEU DE PISTE

1.1. Les Arts de…

Dans l’Introduction de la Physiologie du mariage, le démon montre à l’auteur ébloui un tas de livres dont l’existence a pu sembler douteuse aux commentateurs du texte : « Voici L'ART DE CONSERVER LES SUBSTANCES ALIMENTAIRES, L'ART D'EMPECHER LES CHEMINEES DE FUMER, L'ART DE FAIRE DE BONS MORTIERS, L'ART DE METTRE SA CRAVATE, L'ART DE DECOUPER LES VIANDES. »3

2 Sauf mention contraire, toutes les citations seront données d’après la Physiologie du mariage ou Méditations de

philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal, texte présenté par Arlette Michel, établi et annoté par

René Guise, in Balzac, La Comédie humaine, t. XI, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex, Paris, NRF, Gallimard, 1980, « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 863-1205 pour le texte et 1763-1929 pour les notes et variantes ; désormais, CH XI (pour le t. XII, CH XII, etc.).

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La note de René Guise exprime cette incrédulité : « On ne trouve pas exactement dans la production de l’époque les titres ici énumérés. Mais A. Prioult a montré qu’on peut, sans trop de peine, faire correspondre à chacun soit un ouvrage (comme L’Art de mettre sa cravate de toutes les

manières connues et usitées, enseigné et démontré en seize leçons, par le baron Émile de L’Empesé,

1827 […]), soit un chapitre ou une partie d’ouvrage (voir A. Prioult, Balzac avant La Comédie

humaine, p. 414) »4.

De nos jours cependant, les moteurs de recherche permettent de constater que la liste dressée par Balzac comprend des titres d’ouvrages authentiques, quoique très inégaux comme approche et destinés à des catégories de public fort diverses. Voici les détails bibliographiques des titres cités avec L’Art de mettre sa cravate :

1° Nicolas Appert (inventeur de ce qu’on appellera plus tard l’« appertisation »), Le Livre de

tous les ménages ou L’Art de conserver, pendant plusieurs années, toutes les substances animales et végétales, Paris, Chez Patris et Cie, 1810, 116 p. ;

2° Gérard, fumiste, L’Art d’empêcher les cheminées de fumer, et de chauffer économiquement

toute espèce d’appartemens, Paris, Audin et alii, 1828, 156 p. ;

3° Colonel Antoine Raucourt de Charleville, Traité sur l’art de faire de bons mortiers et d’en

bien diriger l’emploi, ou Méthode générale pratique pour fabriquer en tous pays la chaux, les cimens et les mortiers les meilleurs et les plus économiques, première édition, Saint-Petersbourg,

1822, deuxième édition, Paris, Malher & Cie, 1828, 368 p.

La question de L’Art de découper les viandes est un peu compliquée par l’existence de deux ouvrages portant ce sous-titre. En effet, en 1828 paraît un opuscule de 141 pages intitulé L’Art de

donner à dîner, de découper les viandes, de servir les mets, de déguster les vins, de choisir les liqueurs, etc., etc. enseigné en douze leçons par un ancien maître d’hôtel du président de la diète de

Hongrie, ex-chef d’office de la Princesse Charlotte, etc. etc.5 Or, le tome premier du Manuel de

l’amateur de livres du XIXe siècle. 1801-1893 de Georges Vicaire6 offre, dans les colonnes 101-102,

des détails à propos « de ce petit livre amusant », dont il identifie l’auteur en la personne d’Émile Marco de Saint-Hilaire.

Emile Marco de Saint-Hilaire serait aussi – toujours selon G. Vicaire, qui reprend une opinion de J.-M. Quérard7, considérée comme « la plus vraisemblable » – le « Baron Émile de l’Empesé »,

4 CH XI, pp. 1768-1769 (note 3 de la page 906). 5 Paris, chez Urbain Canel (Imprimerie de H. Balzac). 6 Paris, Librairie A. Rouquette, 1894.

7 Cf. J.-M. Quérard, Les Auteurs déguisés de la littérature française au XIXe siècle. Essai bibliographique pour servir

de Supplément aux recherches d’A.-A. Barbier sur les ouvrages pseudonymes, Paris, Au Bureau du bibliothécaire, 1845,

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auteur, en 1827, de L’Art de mettre sa cravate. D’ailleurs, les deux Arts ont en commun un certain nombre de détails, comme la division par « leçons » et la présence d’une épigraphe sur la page du titre ; l’épigraphe de L’Art de mettre sa cravate est d’autant plus intéressante qu’elle consiste en une « pensée jusqu’alors inédite », mais qui dévoile les préoccupations gastronomiques de son auteur : « L’art de mettre sa cravate est à l’homme du monde ce que l’art de donner à dîner est à l’homme d’État ».

Le second ouvrage qu’il convient d’envisager est Le Cuisinier des gourmands, ou la Cuisine

moderne enseignée d’après les plus grands maîtres, suivi de L’art de découper les viandes et de les servir à table8. Il appartient à Alexandre Martin, un polygraphe né en 1795 et dont les

préoccupations recoupent celles de Balzac à l’époque. Alexandre Martin est l’auteur d’ouvrages tels que : Bréviaire du gastronome, ou l’Art d’ordonner le dîner de chaque jour, […] précédé d’une

Histoire de la cuisine française ancienne et moderne (1827), Manuel de l’amateur de café ou l’Art de prendre toujours de bon café (1828), Manuel de l’homme du monde, guide complet de la toilette et du bon ton (1828), Manuel du marié […], précédé d’une histoire du mariage chez les peuples anciens et modernes (1828), etc.9 Le doute subsiste donc quant à l’opuscule gastronomique auquel Balzac aura pensé en dressant sa liste.

Notons en passant que, dans l’Introduction de la Physiologie, le discours du démon commence par une allusion à deux autres ouvrages que Balzac peut avoir feuilletés : « Ceci, dit-il, est le prospectus d'un scaphandre au moyen duquel on pourra se promener sur la Seine à pied sec. Cet autre volume est le rapport de l'Institut sur un vêtement propre à nous faire traverser les flammes sans nous brûler. Ne proposeras-tu donc rien qui puisse préserver le mariage des malheurs du froid et du chaud ? »10. Le prospectus est, sans doute, le Supplément à la IVe édition de l’Art de

nager de Thévenot11. Cette brochure contient « le plan d’une école publique de natation, la description de divers nouveaux scaphandres, et de différents pantalons impénétrables à l’eau, tant pour passer une rivière, sans mouiller ses habits, que pour sauver même dans l’hiver ceux qui seroient en danger de se noyer », ainsi que les prix des divers équipements présentés par leur inventeur, un physicien du nom de Le Roux. Notons que, tout en parlant de scaphandre et de vêtement ignifuge, Balzac évoque les malheurs « du froid et du chaud », et non pas ceux de l’eau ou de l’humidité et de la chaleur. Or, dans le prospectus de Le Roux, les objets les plus coûteux

8 Paris, Ch. Froment, 1829.

9 Voir J.-M. Quérard, La France littéraire ou Dictionnaire bibliographique, t. Ve, Paris, Firmin Didot frères, 1833, p.

582-584,

10 CH XI, p. 906.

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proposés aux potentiels clients sont des « pantalons universels » susceptibles de préserver du froid12.

Je n’ai pas retrouvé la trace du second document, mais je pense qu’il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’un rapport ayant trait aux travaux et expériences de Giovanni Aldini, lequel publiera en 1830 un Art de se préserver de l’action de la flamme13, et qui travaillait, depuis 1827, à créer un tissu résistant aux flammes.

1.2. Des découvertes « récentes »…

« Les peintures récemment découvertes à Herculanum ont achevé de prouver cette opinion. En effet, les savants avaient cru longtemps, d'après quelques auteurs, que le minotaure était un animal moitié homme, moitié taureau ; mais la cinquième planche des anciennes peintures d'Herculanum nous représente ce monstre allégorique avec le corps entier d'un homme, à la réserve d'une tête de taureau ; et, pour enlever toute espèce de doute, il est abattu aux pieds de Thésée »14.

La note de l’édition critique dit : « Il s’agit sans doute du livre de Barré, Herculanum et

Pompéi, dans lequel sont reproduites les peintures sur marbre découvertes lors des fouilles

d’Herculanum. Balzac doit le renseignement à Chompré […] »15.

Chez Balzac, la référence aux peintures d’Herculanum remonte à l’édition pré-originale de la

Physiologie du mariage, donc à 1826. Or, la première édition des huit volumes de Herculanum et Pompéi, recueil général des peintures, bronzes, mosaïques, etc. […] accompagné d’un texte

explicatif de Louis Barré est de 1837. La suggestion de R. Guise est donc irrecevable.

En fait, Balzac reprend presque à la lettre un passage du Dictionnaire abrégé de la Fable de Chompré16. Il est difficile de dire s’il a effectivement eu sous les yeux la reproduction de la peinture

en question ou s’il s’est contenté de recopier l’information telle qu’il l’avait trouvée. Chompré l’avait à son tour puisée dans le premier tome des Antichità di Ercolano esposte, publiées à Naples

12 « Pantalon universel de taffetas ciré, pour voyager par le plus grand froid et par une pluie continuelle, sans éprouver

les inconvénients ni de l’un ni de l’autre, 60 livres. Nota. Cette espèce de vêtement, hermétiquement fermé de toutes parts, concentre tellement toute la chaleur du corps, et il est si impénétrable à l’air et à la pluie, qu’il vaut mieux que les vêtements les plus chauds et les mieux fourrés » (Supplément…, p. 10).

13 Art de se préserver de l’action de la flamme, appliqué aux pompiers et à la conservation des personnes exposées au

feu ; avec une série d’expériences faites en Italie, à Genève et à Paris par M. le Chevalier Aldini, Paris, Madame

Huzard, 1830.

14 CH XI, p. 986.

15 CH XI, p. 1832 (note 3 de la page 986).

16 Cf. « Minotaure », par exemple dans la 12e édition de 1775 (Paris, Saillant & Veuve Desaint), p. 275, s.v., ou dans la

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en 175717 et où l’on trouve la reproduction de l’image en question ; j’attire surtout l’attention sur la fin de la note 16, dont l’écho se retrouve dans le texte de la Physiologie du mariage : « Ovidio

descrive il Minotauro mezzo uomo, e mezzo bue: Semibovemque virum, semivirumque bovem. […] Apollodoro però III. 1. Igino Favol. 40. ed altri dicono, ch’egli avesse la sola testa di bue, e’l restante corpo d’uomo, comme appunto quì si vede dipinto ».

Une version française de l’in-folio italien fut publiée en 180418. Soit dit en passant, les

découvertes d’Herculanum datent des années 1711-1739 ; elles avaient été récentes pour Chompré en 1757, mais elles ne l’étaient plus en 1826 ou 1846…

1.3. Une « âme de dentelle »

« Ce bréviaire du machiavélisme marital vous apprendra la manière de vous grandir dans cet esprit léger, dans cette âme de dentelle, disait Napoléon »19.

Cette expression dont l’édition de R. Guise ignore l’origine20 figure dans les Mémoires inédits

de madame la comtesse de Genlis, sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours, t. 5e, Paris, Ladvocat, 1825, pp. 299-300 : « L’impératrice avoit une énorme

quantité de lettres de Bonaparte, écrites de sa main, et adressées à Joséphine (déjà sa femme) durant ses campagnes d’Italie, et pendant son séjour à Turin ; Joséphine, n’y attachant apparemment aucun prix, avoit laissé traîner, et avoit même oublié la cassette ouverte qui les renfermoit ; un valet de chambre infidèle les recueillit à son insu, et imagina, je ne sais comment, de les offrir à madame de Courlande. Elle me confia ces lettres pour en prendre copie. Je les lus avec avidité, et je les trouvai toutes différentes de ce que j’aurois imaginé. Voici un mot charmant que je trouvai dans une de ces lettres : Bonaparte reprochoit à Joséphine la faiblesse et la frivolité de son caractère, et il ajoutoit : “La nature t’a fait une âme de dentelle, elle m’en a donné une d’acier”. La phrase vulgaire est une

âme de coton. Il y avoit de la galanterie et du bon goût à substituer à cette expression grossière le

mon dentelle, qui du moins offre une image délicate et jolie ».

Que telle soit la source de Balzac ne fait presque aucun doute : d’une part, l’expression figure dans l’édition pré-originale de 1826 ; d’autre part, la phrase qui suit dans la Physiologie évoque de nouveau le texte prêté par Mme de Genlis à Bonaparte : « Vous saurez comment un homme peut

17 Le Pitture antiche d’Ercolano e contorni, incise con qualche spiegazione, tomo primo, Napoli, Regia Stamperia,

1757, Tavola V, p. 21 et suiv., et la note 16, p. 24. Voir http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/ercolano1757bd1/0033, consulté le 18 septembre 2015.

18 Antiquités d’Herculanum gravées par Th. Piroli et publiées par F. et P. Piranesi, frères, Paris, Chez Piranesi, frères, et

Leblanc, an XII = 1804.

19 CH XI, p. 996.

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montrer une âme d'acier, peut accepter cette petite guerre domestique, et ne jamais céder l'empire de la volonté sans compromettre son bonheur » (c’est moi qui souligne).

1.4. Ces duvets qui protègent…

« Selon une expression de madame Necker, les femmes furent à travers ces grands événements comme ces duvets introduits dans les caisses de porcelaine : comptés pour rien, tout se briserait sans eux »21.

Cette fois-ci, Balzac cite – de mémoire sans doute – un passage d’une lettre adressée par Mme Necker au baron Frédéric-Melchior Grimm le 16 janvier 1777. En voici le texte original : « Mlle de l’Espinasse n’est plus ; le mouvement qu’elle donnoit à sa société s’est extrêmement ralenti. M. d’Alembert, qui en étoit l’âme, a de la peine à en devenir l’organe : il réunit ses amis trois jours de la semaine ; mais on se convainc, dans ces assemblées, que les femmes remplissent les intervalles de la conversation et de la vie, comme ces duvets qu’on introduit dans des caisses de porcelaine ; on les compte pour rien, et tout se brise sans elles ». La source en sont les extraits des manuscrits de Mme Necker publiés par Jacques Necker22.

1.5. Une aversion du lord Byron

Au début de la Méditation XIII, Balzac affirme que Byron répugnait à voir les femmes à table (dans les éditions de 1829, 1834 et 1838) ; dans l’édition Furne, l’expression est légèrement modifiée : « Une femme occupée à mettre au monde et à nourrir un marmot, n'a réellement pas le temps de songer à un amant ; outre qu'elle est, avant et après sa couche, hors d'état de se présenter dans le monde. En effet, comment la plus immodeste des femmes distinguées, dont il est question dans cet ouvrage, oserait-elle se montrer enceinte, et promener ce fruit caché, son accusateur public ? O lord Byron, toi qui ne voulais pas voir les femmes mangeant !… »23.

Selon R. Guise, « Balzac prête ici à Byron une attitude qui lui paraît caractéristique des artistes épris d’idéal. On la retrouve dans La Maison du chat-qui-pelote […] »24. Il s’agirait alors

d’une disposition plutôt balzacienne que byronienne.

Cette aversion de Byron doit cependant avoir été notoire du vivant de celui-ci. Dans une lettre du 25 septembre 1812 adressée à lady Melbourne, le poète se plaint de l’appétit d’Annabella Milbanke et continue « une femme ne devrait jamais être vue mangeant ou buvant, à moins que ce ne soit de la salade de homard et du champagne, les seuls mets convenables et véritablement

21 CH XI, p. 1003.

22 Mélanges extraits des manuscrits de Mme Necker, t. I, Paris, Charles Pougens, an VI [1798], p. 344. 23 CH XI, p. 1031.

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féminins »25. Ce qui, en 1812, n’était sans doute connu que de son entourage ne tardera pas à être rendu public. En 1826 paraît la quatrième édition des Ritratti d’Isabella Teotochi Albrizzi, enrichie d’un portrait de Byron ; les lecteurs apprennent que celui-ci « ne pouvait souffrir voir les femmes manger ; et il faut attribuer cette antipathie singulière à la crainte qu’il eut toujours que l’image qu’il se faisait de leur nature parfaite et presque divine ne vînt à être souillée » 26. Le public

francophone aura accès à ce passage en 1831, avec la parution de la version française du quatrième volume des Mémoires de lord Byron. Le texte original paraît en décembre 1830.

On pourrait donc supposer que Balzac aura appris de seconde main ce détail sur Byron. Mais il existe bien une source écrite en français à laquelle il pouvait avoir accès avant 1829. Il s’agit du tome premier des Conversations de lord Byron, « recueillies pendant un séjour avec Sa Seigneurie à Pise, dans les années 1821 et 1822 », par Thomas Medwin, Esq., et traduites de l’anglais par D… d. P…, officier de cavalerie27. Dans le passage qui nous intéresse, c’est Byron lui-même qui parle :

« J’ai des préjugés sur les femmes ; je n’aime pas, par exemple, à les voir manger. Rousseau fait sa Julie gourmande ; mais cela n’est pas du tout conforme à mes goûts »28 (c’est moi qui souligne).

Une remarque s’impose : le texte de Rousseau auquel renvoie Byron est la Lettre X (de Saint-Preux à milord Édouard) de la quatrième partie de La Nouvelle Héloïse29 ; en le commentant, dans

la Méditation XII, Balzac fait preuve à l’égard des femmes d’une attitude tout aussi esthétisante que celle de Byron, mais bien plus empathique30. Le romancier français avait donc connaissance et de

25 « I only wish she did not swallow so much supper — chicken wings, sweetbreads, custards, peaches and port wine ; a

woman should never be seen eating or drinking, unless it be lobster salad and champagne, the only truly feminine and becoming viands. I recollect imploring one lady not to eat more than a fowl at a sitting, without effect, and I have never yet made a single proselyte to Pythagoras » (John Murray, éd., Lord Byron’s Correspondence, Londres, John Murray, 1922, vol. 1, p. 84)

26 Isabella Teotochi Albrizzi, Ritratti, IVa edizione, Pisa, Niccolò Capurro, 1826, p. 99 : « Non amava di vedere a

cibarsi le donne, e conviene investigare la causa di questo suo stranissimo ribrezzo, nel timore in cui era sempre, che gli venisse perturbata quella immagine della loro perfezione, anzi natura quasi divina, che di esse compiacevasi nutrire » ; j’emprunte la version française au tome 4e des Mémoires de lord Byron publiés par Thomas Moore et traduits de

l’anglais par Louise Swanton Belloc, Bruxelles, Louis Hauman & Cie, 1831, p. 45 ; il existe de ce dernier ouvrage une

édition publiée à Paris (t. 1 et 2, 1830, t. 3 et 4, 1831), chez Alexandre Mesnier, mais que je n’ai pas pu consulter.

27 Amédée Théodore Davesiès de Pontès, selon J.-M. Quérard, La France littéraire, ou Dictionnaire bibliographique, t.

6e, Paris, Firmin Didot frères, 1834, p. 13, col 1, s.v. « Medwin ».

28 Thomas Medwin, Conversations de lord Byron, t. Ier, Paris, Pillet Aîné et Charles Gosselin, 1825, p. 60.

29 « Julie elle-même pourroit me servir d’exemple : car quoique sensuelle & gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la

viande, ni les ragoûts, ni le sel, & n’a jamais goûté du vin pur. D’excellens légumes, les œufs, la crème, les fruits ; voilà sa nourriture ordinaire, et sans le poisson qu’elle aime aussi beaucoup, elle seroit une véritable pythagoricienne » (Collection complète des Œuvres de J.J. Rousseau, t. 3e, Genève, 1752, p. 83).

30 « Jean-Jacques, par l'organe enchanteur de Julie, ne prouvera-t-il pas à votre femme qu'elle aura une grâce infinie à ne

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l’opinion de Byron, et de son appel à l’autorité du philosophe français, ce qui indique bien le texte de Medwin comme source.

1.6. Le soleil de J.-B. Rousseau

Dans la Méditation XVII, Balzac fait à deux reprises allusion à des vers de Jean-Baptiste Rousseau : « Qu'un homme se réveille le matin, en montrant une figure hébétée, grotesquement coiffée d'un madras qui tombe sur la tempe gauche en manière de bonnet de police, il est certainement bien bouffon, et il serait difficile de reconnaître en lui cet époux glorieux célébré par les strophes de Rousseau […] » 31 ; « Il n'appartient qu'à l'auteur de toutes choses de faire lever et

coucher le soleil, soir et matin, au milieu d'un appareil toujours splendide, toujours nouveau, et personne ici-bas, n'en déplaise à l'hyperbole de Jean-Baptiste Rousseau, ne peut jouer le rôle du soleil »32.

Nul besoin de se compliquer comme R. Guise, qui y voyait une allusion non pas à J.-B. Rousseau, mais à l’Ode sur la mort de Jean-Baptiste Rousseau de J.-J. Lefranc de Pompignan, dont il citait, sans grand profit, trois vers33. Si Balzac aurait dû parler de comparaison plutôt que d’hyperbole, sa référence n’en est pas moins correcte : c’est bien J.-B. Rousseau qu’il cite, plus exactement l’Ode II (tirée du psaume XVIII) du livre premier des Odes. Voici le passage en

question : « Environné de lumière, / Cet astre ouvre sa carrière / Comme un époux glorieux / Qui, dès l’aube matinale, / De sa couche nuptiale / Sort brillant et radieux »34. Il me semble que l’on

comprend mieux maintenant de quoi parle Balzac lorsqu’il demande aux maris de ne pas se laisser voir endormis.

1.7. La Chine, l’Égypte

Dans la Méditation XI, consacrée à l’instruction en ménage, Balzac suggère aux maris d’offrir des ouvrages anodins à leurs femmes désireuses d’avoir une bibliothèque : « Si par hasard votre femme voulait une bibliothèque, achetez-lui Florian, Malte-Brun, Le Cabinet des Fées, Les

Mille et une Nuits, Les Roses par Redouté, Les Usages de la Chine, Les Pigeons par madame Knip,

d'énormes éclanches de mouton ? Est-il rien au monde de plus pur que ces intéressants légumes, toujours frais et inodores, ces fruits colorés, ce café, ce chocolat parfumé, ces oranges, pommes d'or d'Atalante, les dattes de l'Arabie, les biscottes de Bruxelles, nourriture saine et gracieuse qui arrive à des résultats satisfaisants en même temps qu'elle donne à une femme je ne sais quelle originalité mystérieuse ? » (CH XI, p. 1026).

31 CH XI, p. 1065. 32 CH XI, p. 1067.

33 CH XI, pp. 1888-1889 (note 2 de la page 1067).

34 V., par exemple, parmi les nombreuses éditions de J.-B. Rousseau, celle des Œuvres choisies à l’usage des lycées et

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le grand ouvrage sur l’Egypte, etc. »35. Il s’agit de livres aux sujets inoffensifs (un traité de

géographie, des fables, des contes de fées) ou joliment illustrés (Les Roses, Les Pigeons). Parmi eux, il y en a deux qui n’ont pas été identifiés – ceux traitant respectivement de la Chine et de l’Égypte. Or, deux titres publiés à l’époque correspondent parfaitement aux conditions requises pour pouvoir figurer dans cette bibliothèque imaginaire.

Le premier, en deux volumes parus respectivement en 1825 et 1827, est La Chine. Mœurs,

usages, costumes, arts et métiers, peines civiles et militaires, cérémonies religieuses, monuments et paysages36. C’est un ouvrage abondamment illustré de gravures en couleurs, dû à l’artiste D. Bazin

de Malpière (1799-1863).

Quant au second, « le grand ouvrage sur l’Égypte », il ne saurait être question des deux volumes du Voyage en Égypte et en Nubie de G. Belzoni, comme le propose une note de l’édition « Pléiade »37. Du temps où fut écrite la Physiologie du mariage, ce syntagme était déjà figé : il se retrouve en 1814 sous la plume de Champollion (« Les tableaux symboliques […] avaient rapport à Isis, Horus et Typhon. Les principaux en sont gravés dans le grand ouvrage sur l’Égypte »38), en 1817 sous celle de Cuvier (qui cite de Jules-César Savigny le « Mémoire sur les oiseaux de

l’Égypte, dans le grand ouvrage sur l’Égypte »39), en 1821 dans une note de Garcin de Tassy

(« L’Hirundo rustica a été rapportée d’Égypte, et est figurée dans le grand Ouvrage sur l’Égypte,

Hist. nat. pl. IV »40), etc., etc. Il désigne les vingt-trois volumes de la monumentale Description de

l'Égypte, ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'Armée française, dont la publication s’était étendue de 1809 à 1829.

Passons maintenant à la deuxième catégorie, celle des sources que Balzac indique de façon erronée ou qu’il passe sous silence.

2. LA PHYSIOLOGIE COMME LABYRINTHE

2.1. Le mystère Kaïfakatadary

« Oui, celles qui sont laides comme la Kaïfakatadary des Mille et Une Nuits. »41

35 CH XI, p. 1021.

36 D. B[azin] de Malpière, La Chine. Mœurs usages…, Paris, Goujon & Firmin Didot, 1825 (Ier vol.) et 1827 (vol. II). 37 CH XI, p. 1856 (note 8 de la page 1021).

38 Champollion, L’Égypte des pharaons, t. Ier, Paris, De Bure frères, 1814, p. 196.

39 Cuvier, Le Règne animal distribué d’après son organisation, t. IV, Paris, Deterville, 1817, p. 155.

40 Les Oiseaux et les Fleurs, allégories morales d’Azz-eddin Elmocaddessi, Paris, Imprimerie Royale, 1821, p. 169. 41 CH XI, p. 943.

(12)

Sans doute résultat d’un énorme travail, la note de la « Pléiade » ne nous avance pas du tout : « Le nom “Kaïfakatadary” n’a pas été retrouvé dans Les Mille et Une Nuits »42.

Un lapsus de Balzac renvoie ses lecteurs au texte des Mille et Une Nuits, alors que c’est ailleurs que l’on retrouve le personnage en question, plus exactement dans Le Cabinet des Fées, ou

Collection choisie des contes de fées, et autres contes merveilleux, t. 14e, p. 31143. Ce volume correspond au tome premier des Mille et Un Jours, contes persans traduits en français par François Petis de la Croix.

Le nom propre en question se trouve plus exactement dans l’Histoire du prince Fadlallah, fils

de Bin-Ortoc, Roi de Monsel (jours 48 à 60, pp. 282-344) : pour se venger d’un cadi qui l’avait

offensée, une belle jeune femme du nom de Zemroude séduit celui-ci en se plaignant de ce que son père refuse de la marier et la considère comme suprêmement laide. Elle prétend être la fille d’un certain Omar, teinturier de son état. Or, Omar est effectivement le père d’une fille hideuse. Dupe de ce subterfuge, le cadi invite Omar chez lui et, malgré le portrait que le teinturier fait de sa propre fille, se déclare désireux d’épouser celle-ci. « Je vous avertis, monseigneur, que ma fille est manchote, boiteuse, hydropique… ― Justement, interrompit le juge, je la reconnais à ce portrait-là ; j’aime ces sortes de filles, c’est mon goût. ― Encore une fois, reprit le teinturier, elle ne vous convient pas ; elle se nomme Cayfacattaddahri, et je vous proteste qu’elle est bien nommée »44. Une note de bas de page précise la signification du nom : « C’est-à-dire, le monstre du temps »45. En effet, le syntagme arabe ḫā’ifa ḥattā ad-dahri se traduit littéralement « celle qui épouvante même le temps »46.

Cet épisode avait déjà été exploité par le dramaturge Pierre-René Lemonnier, auteur d’un libretto intitulé Le Cadi dupé47, où le personnage de Cayfacattaddahri s’appelle Ali48. Deux

opéras-comiques furent composés sur ce livret : le premier, dû à Pierre-Alexandre Monsigny, fut représenté le 4 février 1761 ; le second, de Ch. W. Gluck, fut joué pour la première fois à Vienne, le 8 décembre du même an. Ajoutons au passage qu’en 1935, le musicien polonais Raoul Koczalski composa Zemroude : un conte de fées de l’Orient en cinq tableaux et un prélude sur un texte de

42 CH XI, p. 1803.

43 Genève, Chez Barde, 1786.

44 Le Cabinet des Fées, t. 14e, éd. cit., p. 311. 45 Ibid.

46 Je remercie M. George Grigore, professeur du Département de langues orientales de l’Université de Bucarest, de me

l’avoir expliqué.

47 Le Cadi dupé, opéra-comique en un acte, représenté pour la première fois sur le Théâtre de l’Opéra-Comique de la

Foire S. Germain, le 4 février 1761, Paris, Chez Duschene, 1761.

48 Difficile à dire pourquoi Lemonnier choisit un nom… masculin. L’euphonie y aura été pour beaucoup. Il est d’autre

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Benno Ziegler inspiré de celui de Lemonnier, et où le nom de Kaifakatadari est restauré ; la première de cet opéra eut lieu à Ljubljana, le 9 mai 193549. Dans les bases de données allemandes, la source de l’opéra de Koczalski est indiquée comme étant les Mille et Un Jours50.

2.2. Un vers égaré

En parlant des « prédestinés », qui, d’après ses estimations, seraient très nombreux, Balzac, soucieux de ménager son lecteur, l’encourage en lui rappelant qu’il n’y a pas de règle sans exception. Et il ajoute : « Un ami de la maison peut même citer ce vers : La personne présente est

toujours exceptée »51.

Faute d’avoir trouvé la référence exacte, R. Guise se contente de constater que « la formule est un lieu commun »52 et de reprendre au Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle une citation

de Diderot.

Or, l’alexandrin cité fait partie de la pièce Le Folliculaire (1820), comédie en cinq actes et en vers appartenant à dramaturge moins connu, Alexandre-Jean-Joseph de La Ville de Mirmont (1783-1845). Balzac a dû suivre avec attention la scène en question (7, de l’acte III), qui comprend un échange d’opinions sur la façon dont la presse influence le goût public, et sur les coteries littéraires. L’avocat Dormeuil se montre très critique envers les littéraires qui se font mutuellement la courte échelle, tout en faisant semblant de traiter avec égard le journaliste Valcour : « DORMEUIL : On sait

par quels moyens les éloges s’obtiennent ; / que messieurs tels entre eux se vantent, se soutiennent ; / que vous ne jugez plus l’auteur sur son talent ; / qu’il est loué selon qu’il pense en noir ou blanc. / On dit même tout haut, excusez ma franchise, / qu’un mauvais écrivain, que Plutus favorise, / des journaux, quand il veut, peut respirer l’encens. / VALCOUR : De tels discours… DORMEUIL : Pour

vous ne sont point offensants. / Votre délicatesse en rien n’est insultée ; / La personne présente est

toujours exceptée, / C’est l’usage »53 (c’est moi qui souligne).

2.3. Quand Fortuné devient Fortunio

49 Voir https://dlib.si/details/URN:NBN:SI:DOC-SI7A8IG6/?query=%27keywords%3Dopera%27&pageSize=5&frela

tion=Gledali%C5%A1ki+list+(Opera%2C+SNG+Ljubljana)&fyear=1934%2F1935&language=slo, consulté le 30 novembre 2014.

50 Par exemple, sur http://enacademic.com/dic.nsf/enwiki/659999, http://worldcat.org/identities/lccn-nr93025616/, etc. 51 CH XI, p. 949.

52 CH XI, p. 1808 (note 4 de la page 949).

53 [A.-J.-J.] de La Ville de Mirmont, Le Folliculaire, comédie en cinq actes et en vers, représentée, pour la première

fois, à Paris, par les comédiens français ordinaires du Roi, le mardi 6 juin 1820, Paris, Chez J.-N. Barba, 1820, pp. 86-87.

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« Hélas ! elle ne savait pas que j'aurais pu jouer dans Fortunio le rôle de Fine-Oreille qui entend pousser les truffes »54.

Dans l’édition des Œuvres complètes d’Honoré de Balzac publiée chez Conard, les annotateurs ajoutent au lapsus de Balzac leur propre bévue : « Dans Fortunio ― Roman de Théophile Gautier, paru en 1838 »55. Non seulement il n’existe pas de personnage du nom de Fine-Oreille ni de truffes dans le roman de Gautier, mais le passage en question apparaît chez Balzac dès 1829…

La note, prudente, de R. Guise ne renseigne qu’à moitié : « Fortunio serait un conte du chevalier de Mailly, paru dans Le Cabinet des fées ; mais Fine-Oreille serait en revanche un personnage de Finette Cendron de Mme d’Aulnoy (Éditions de l’Intégrale, t. VII, p. 429, n. 64) »56.

Fortunio est effectivement le titre d’un conte publié dans le tome cinquième du Cabinet des fées57 ; c’est le remake d’un conte homonyme faisant partie du recueil Les Nuits facétieuses (Le piacevoli notti) de Giovanni Francesco Straparola (troisième nuit, conte IVe).

Mais le texte dont Balzac se souvient ici, et dont le titre explique sa confusion, est Belle-Belle

ou le Chevalier Fortuné58, publié par Mme d’Aulnoy dans le tome quatrième du Cabinet des fées.

Le passage qui nous intéresse décrit la façon dont les domestiques du protagoniste aident celui-ci : « Le bon Tireur ne faisoit quartier ni aux perdreaux, ni aux faisans : & quand le gibier étoit tué d’un côté, la venaison de l’autre, & le poisson hors de l’eau, Forte-Échine s’en chargeoit gaiement ; il n’y

avoit pas jusqu’à Fine-Oreille qui ne se rendît utile ; il écoutoit sortir de la terre les trufes, les

morilles, les champignons, les salades, les herbes fines ; aussi Fortuné n’avoit presque pas besoin de mettre la main à la bourse pour faire les frais de son voyage »59 (c’est moi qui souligne).

2.4. Montesquieu à l’Assemblée nationale

À la fin de la Méditation X, évoquant le concile de Mâcon de 585, Balzac insère une parenthèse où il affirme reprendre une idée de Montesquieu : « (Montesquieu, qui avait peut-être deviné le régime constitutionnel, a dit, je ne sais où, que le bon sens dans les assemblées était

54 CH XI, p. 1013. Fortunio est manifestement un titre, mais, comme Balzac a omis de le mettre en italique, ses éditeurs

n’osent le faire que dans les notes…

55 Physiologie du mariage, in Œuvres complètes de Honoré de Balzac – La Comédie humaine, Études analytiques I,

Paris, Louis Conard, 1927, p. 378 (note de la page 137).

56 CH XI, p. 1849 (note 1 de la page 1013).

57 Fortunio, in Le Cabinet des fées ou Collection choisie des contes de fées et autres contes merveilleux, t. Ve,

Amsterdam et Paris, 1785, pp. 48-71.

58 Belle-Belle ou le Chevalier Fortuné, In Le Cabinet des fées, éd. cit., t. IV, pp. 1-78. 59 Op. cit., pp. 43-44.

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toujours du côté de la minorité) »60. Là encore, les commentateurs et annotateurs de Balzac haussent les épaules après avoir parcouru en vain les textes de Montesquieu.

C’est que l’expression n’appartient pas à l’auteur de L’Esprit des lois, mais à Robespierre. Dans sa séance du 2 février 1791, sous la présidence de Mirabeau, l’Assemblée nationale permanente discute, entre autres, le projet de loi sur les jurys, institution empruntée à la loi anglaise. L’article XXII était conçu dans ces termes : « L’opinion de trois jurés suffira pour faire déclarer, soit que le délit n’est pas constant, soit que l’accusé n’est pas convaincu, soit qu’il y a lieu à l’excuse ou à l’atténuation ». Par crainte d’erreurs judiciaires, Robespierre demande que l’unanimité soit nécessaire pour condamner un accusé. C’est dans ces circonstances qu’il dit : « En effet, messieurs, dans l’ordre que la société détermine pour les jugemens criminels, elle exige le plus haut degré de certitude morale possible pour asseoir la condamnation ; et toutes les fois que le très-petit nombre de juges destinés pour prononcer sur le sort des accusés, n’est point unanime, alors le plus grand degré de certitude morale où vous voulez parvenir est bien loin d’être acquis ; au contraire, je conclus de ce qu’un de ces juges seroit d’un avis différent, qu’il en résulteroit une présomption considérable, qu’il manque quelque chose à la preuve du crime. […] Et certes, messieurs, ce n’est point une chose si rare dans toute Assemblée, dans toute réunion d’hommes, que la raison se trouve

quelquefois du côté de la minorité (le côté droit fait un murmure d'assentiment) ; on en a vu des

exemples frappans, surtout dans les tribunaux. Non-seulement ce n’est point un phénomène que cela arrive parmi des juges ; mais au contraire il peut arriver que ce soit une grande incorruptibilité, une grande fermeté d'opinions, une grande étendue de lumières qui fasse que le petit nombre résiste constamment à la majorité »61 (c’est moi qui souligne).

Est-ce par pure curiosité, est-ce par intérêt pour la pensée de Mirabeau ou pour celle de Robespierre que Balzac aura compulsé le Journal des états généraux ? Difficile à dire… Toujours est-il que les faits sont là.

2.5. Des coquilles d’œufs (et, incidemment, de leur prix en 2016)

Dans la Méditation XX, « Essai sur la police », le paragraphe III, « Des espions », on lit : « Mais l’art d’instituer des espions en quelque sorte matériels est un enfantillage, et rien n'est plus facile que de trouver mieux que ce bedeau qui s’avisa de placer des coquilles d’œuf dans son lit, et qui n’obtint d’autre compliment de condoléance de la part de son compère stupéfait que : “Tu ne les aurais pas si bien pilés” »62.

60 CH XI, p. 1017.

61 Journal des états généraux convoqués par Louis XVI le 27 avril 1789, t. XXI, Paris, Le Hodey, 1791, pp. 40-41. 62 CH XI, p. 1100.

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Cette fois-ci, les annotateurs passent complètement sous silence ce qui, de toute évidence, ne saurait être qu’une allusion littéraire. À moins qu’il ne s’agisse d’une allusion tellement connue, tellement répandue qu’il était inutile de l’expliquer ou d’en donner la source. Ce qui, vu la relative obscurité de celle-ci, serait pour le moins étonnant.

Car Balzac renvoie, de façon assez peu fidèle, à un conte en décasyllabes de François-Thomas de Baculard d'Arnaud, publié en 1761 dans le Supplément [aux œuvres] de Grécourt, t. IV. Le conte, intitulé « Les Coquilles d’œufs » y figure aux pages 278 à 289 : c’est l’histoire du marguillier (Balzac dit bedeau) Lucas, qui, persuadé que sa femme le trompe, trouve un moyen non pas de l’en empêcher, ni de la prendre sur le fait, mais de se démontrer à lui-même et à un bailli de sa connaissance qu’il avait raison de la soupçonner. Aussi, avant de quitter la maison, cache-t-il sous le matelas des coquilles d’œuf qu’il retrouve, au retour, transformées en poudre. Balzac aura sans doute trouvé la chute du conte trop faible ; c’est pourquoi il la modifie légèrement. Voici la fin du texte de Baculard d’Arnaud : « ― En poudre !… En poudre, encor vous le redis ; / Partant jugez, la parle [perle] des Baillis. / Lucas attend l’arrêt, bouche riante. / ― En poudre ! dit, avec un long soupir / Notre Bailli, que cette image tente. / ― Lucas… ― Eh bien ! qu’allez-vous définir ? / ― Ils ont donc eu, Lucas, bien du plaisir »63. Le texte est signé « Par M. Dar… », mais il n’y a aucun doute quant à sa paternité ; il est signalé et recensé dans L’Observateur littéraire de l’abbé de la Porte : « Vous n’aurez pas moins de plaisir à relire dans cette Collection [Supplément de Grécourt] l’Épître à Manon de M. d’Arnaud, plusieurs de ses Contes, & entre autres un nouveau qui n’avoit point encore paru, intitulé les Coquilles d’œufs, où le dialogue du Conte est développé dans toute sa naïveté »64. Les Œuvres de Grécourt (choisies, diverses ou complètes) parurent en une bonne dizaine d’éditions jusqu’en 1802 ; « Les Coquilles d’œufs » y figurent toujours en bonne place.

On s’imagine bien la surprise que j’ai eue en apprenant, il y a quelques mois, qu’une société de ventes aux enchères, Tessier & Sarrou, avait vendu 5850 euros, au mois de juin 2016, un « manuscrit complet de ce conte inédit [Les Coquilles d’œufs] de Sade écrit en décasyllabes et rimes », ainsi que l’objet en question a été présenté sur la Toile et dans la presse. En consultant le catalogue de la vente, j’ai pu comparer, grâce aux fac-similés, le texte ayant appartenu à Sade et celui publié dans les différentes éditions des Œuvres de Grécourt entre 1761 et 1802. La dernière page est, à un mot près, identique dans les deux versions ; la première présente quelques différences. Mes tentatives pour obtenir des éclaircissements de la part des organisateurs de la vente et pour apprendre ce qui aura permis aux experts de considérer ce conte en vers comme ayant eu pour auteur le marquis de Sade sont restées infructueuses.

63 Supplément de Grécourt, ou Collection de différentes pièces, tome IVe, Luxembourg, 1761, p. 289.

64 L’Observateur littéraire, année MDCCLXI, tome troisième, Londres & Paris, Chez Duchesne, 1761, p. 178 (Lettre

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2.6. « Mourir jeune »

Dans la Méditation XXIX, Balzac cite un auteur dont il tait le nom : « Oh ! mourir jeune et palpitant !… Destinée digne d’envie ! N’est-ce pas, comme l’a dit un ravissant poète, “emporter avec soi toutes ses illusions, s’ensevelir, comme un roi d’Orient, avec ses pierreries et ses trésors, avec toute la fortune humaine ?” »65.

Cette phrase est empruntée presque littéralement au roman Fragoletta d’Henri de Latouche. Sur le point d’être exécuté avec ses compagnons d’armes, le comte Hector Caraffa (Ettore Carafa) dit, en parlant du jeune patriote Vitagliani : « Songez […] que nul cœur d’homme n’a encore trahi le sien ; que nul amour de femme ne l’a plongé dans le désespoir ; qu’il est dispensé des épreuves ! Et ne vaut-il pas mieux jeter la coupe que d’y laisser mêler tant de poisons ? Emporte, mon fils, emporte tes illusions avec toi : c’est t’ensevelir comme un roi d’Orient avec tes pierreries et tes trésors ; avec toute la fortune humaine »66.

Plusieurs observations s’imposent. Tout d’abord, il est étonnant que Frédéric Ségu, biographe et commentateur avisé de l’œuvre de Latouche67, n’ait jamais signalé cet emprunt de Balzac. Cela

l’est d’autant plus que l’influence de Latouche ne se réduit pas à ce passage. La Méditation XXIX est une réflexion sur le vieillissement et la vieillesse. Or, lorsque, un peu plus haut, Balzac écrivait : « Il me semble que j’ai un catarrhe, que je porte des lunettes vertes, que mes mains tremblent, et que je vais passer la seconde moitié de mon existence et de mon livre à excuser les folies de la première »68, sans doute avait-il à l’esprit un écho du même discours de Caraffa, qui, à trente et un ans, se console de sa mort prochaine en se disant qu’il n’aura pas à subir les misères de la vieillesse : « Mais que voulez-vous, si je n’aperçois dans tout ce paysage que la vieillesse en perspective ? Tenez, mes amis, attendre pour voir le monde à travers des lunettes, pour devenir égoïste, pour être rebuté des femmes, pour soigner ses catharres [sic] ou sa goutte, c’est un courage que j’estime, mais que je n’ai jamais envié. C’est plus de vertu que je n’en veux avoir »69.

Ensuite, il me semble hors de doute que c’est bien de Latouche que Balzac parle dans les trois premières éditions de la Physiologie du mariage, lorsqu’il insère l’épisode (qu’il attribue à Stendhal

65 CH XI, p. 1188.

66 Fragoletta. Naples et Paris en 1799 (sans nom d’auteur), Paris, Levavasseur & Urbain Canel, 1829, p. 298. Que ce

roman de Latouche ait été publié anonymement explique sans doute la discrétion de Balzac.

67 Cf. F. Ségu, Un maître de Balzac méconnu – H. de Latouche, Paris, « Les Belles Lettres », 1928. 68 CH XI, p. 1187.

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dans l’édition Furne) des amours de Ludovico et de la comtesse Pernetti, à Milan70 : « Je crois

devoir au plus prestigieux de nos poètes modernes, au peintre de la reine Caroline, une anecdote italienne à laquelle son jeu magique et la coquetterie de son débit prêtèrent un charme infini, quand il me la raconta […] ». En effet, Latouche fait, dans Fragoletta, le portrait de la reine de Naples, Marie-Caroline d’Autriche, sœur de Marie-Antoinette.

Enfin, c’est non seulement l’édition critique qu’il faut désormais compléter, mais aussi l’Index des personnes réelles71, où la reine de Naples figure comme non identifiée72. Ce n’est pas le

seul endroit de l’Index où des complétions sont nécessaires et, désormais, possibles. Je reviendrai sur ce point.

2.7. Un auteur trop discret : P.-É. Lémontey

Mais le cas le plus étrange est sans nul doute celui des emprunts que Balzac fait, à plusieurs reprises, à une source qu’il ne nomme jamais et au sujet de laquelle sa discrétion est apparemment inexplicable.

Takeshi Matsumura, qui a identifié73 trois citations issues de cette source qu’est l’ouvrage de Pierre-Édouard Lémontey74 Raison, Folie, Petit cours de morale mis à la portée des vieux enfants75, avait raison de penser, dans un article d’octobre 2017, qu’il devait y en avoir davantage. En effet,

70 La source de cet épisode reste inconnue.

71 Établi par Anne-Marie Meininger avec le concours de Pierre Citron, CH XII, p. 1581-1845. 72 Ibid., p. 1635 : « CAROLINE (la reine), non identifiée : Phy., XI, 1073 (var. a) ».

73 Takeshi Matsumura, « Sur une source de la Physiologie du mariage : Balzac et Lemontey », FRACAS, no 66, 10

octobre 2017, Groupe de recherche sur la langue et la littérature françaises du centre et d’ailleurs (Tokyo) <halshs-01613706> https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01613706

74 Je préfère l’orthographe Lémontey, puisque c’est non seulement la forme sous laquelle le nom apparaît sur le site de

l’Académie française, où sa signature (« Lémontey ») est reproduite (http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/pierre-edouard-lemontey), mais aussi celle présente sur les différents documents à l’élaboration desquels il participa en sa qualité de député (v., par exemple, Opinion de M. Lémontey sur les ecclésiastiques non-assermentés,

Avis à un citoyen qui doit concourir à l’élection des juges, etc.). Sur les cinq premiers volumes d’Œuvres publiées en

1829 (trois ans après sa mort) chez Sautelet, Brissot-Thivars et Mesnier, son nom est écrit Lemontey, alors que sur les deux derniers volumes, publiés en 1832 chez Paulin, il est restauré en Lémontey.

75 Comme mon point de vue diffère un peu de celui de M. Matsumura, j’indiquerai à chaque fois les pages de la

troisième édition de Raison, Folie, Petit cours de morale mis à la portée des vieux enfants, t. 2 (1816, Paris, Chez Deterville), désormais RF II, tout en indiquant, entre parenthèses ou, le cas échéant, entre crochets, la page correspondante des Œuvres de P. É. Lemontey, édition revue et préparée par l’auteur, t. 2, Paris, Sautelet, Brissot-Thivars & Mesnier, 1829, désormais OL II. La seule différence notable entre les deux éditions est l’existence, dans celle de 1816, à la fin des Observateurs de la Femme, d’une Table des matières « très utile pour couvrir quatre pages qui restaient blanches, et satisfaire aux préceptes de la typographie, qui a autant d’horreur pour le vide, que la peinture a d’amour pour le nu » (p. 104).

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Balzac cite Lémontey (sans le nommer) non pas trois, mais six fois. C’est, du moins, ce que j’ai pu constater jusque-là. Selon leurs sources respectives, ces citations plus ou moins fidèles se laissent regrouper comme suit :

a) Quatre d’entre elles proviennent du texte de Lémontey signé PHILOGYNE et intitulé

Observateurs de la Femme, ou Récit exact de ce qui s’est passé à la séance de la Société des observateurs de la femme, le mardi 2 novembre 1802 (RF II, pp. 1 à 104 [OL II, pp. 1 à 97]).

Takeshi Matsumura en a signalé deux, à savoir le passage sur la pudeur chez les hommes et chez les femmes (CH XI, p. 1170, correspondant à RF II, p. 75 [OL II, p. 72]), et celui qui reprend à Juvénal l’image des têtes d’ânes ornant les lits des Romains (CH XI, p. 1066, correspondant à RF II, p. 84 [OL II, p. 81])76.

Ces derniers propos apparaissent chez Lémontey dans une section du Récit exact… intitulée « Phrases détachées de la Dissertation sur le mariage des courtisanes, par le marquis de Kornlongen » ; il s’agit, en l’occurrence, de la phrase no VI.

Or, en plus de cette phrase no VI, Balzac en cite encore deux, les nos IX et XXVIII. La première est, encore une fois, attribuée à « un auteur contemporain » : « Il faut donc essayer de forger quelque mot nouveau pour remplacer la comique expression dont s’est servi Molière ; puisque, comme a dit un auteur contemporain, le langage de ce grand homme est trop libre pour les

dames qui trouvent la gaze trop épaisse pour leurs vêtements »77. Chez Lémontey on lit : « Molière

est trop libre pour l’oreille de nos dames, et la gaze est trop épaisse pour leurs vêtements ; la

religion de l’État ne suffit pas à leur zèle, et la fortune d’un mari ne suffit pas à leur luxe »78.

La seconde, due selon Balzac à « un contemporain », traite des différences entre Orient et Occident du point de vue des mœurs : « Le développement des principes de l’Orient a exigé des eunuques et des sérails ; les mœurs bâtardes de la France ont amené la plaie des courtisanes et la plaie plus profonde de nos mariages : ainsi, pour nous servir de la phrase toute faite par un contemporain, l’Orient sacrifie, à la paternité, des hommes et la justice ; la France, des femmes et

la pudeur. Ni l’Orient, ni la France, n’ont atteint le but que ces institutions devaient se proposer : le

bonheur »79. Comparons avec le texte de Lémontey : « Les maris chrétiens ont donné le change à

l’ennemi, en instituant la prostitution publique, et déployant devant les célibataires l’avant-garde des courtisanes. Ainsi les Orientaux, plus violens, arrêtent le torrent par une digue, et les Septentrionaux, plus ingénieux, le détournent du fragile temple de l’Hymen par un canal de dérivation. Les premiers sacrifient à leur tranquillité, des hommes et la justice, et les seconds, des

76 T. Matsumura, art. cit., pp. 11 et 10 respectivement. 77 CH XI, p. 985 (c’est moi qui souligne).

78 RF II, p. 85 (OL II, p. 82) – c’est moi qui souligne. 79 CH XI, p. 1005 (c’est moi qui souligne).

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femmes et la pudeur. Dans l’un et l’autre cas, le mariage est bien précieux s’il vaut tout ce qu’il

coûte »80. Seule différence notable : Balzac remplace tranquillité par paternité.

b) Les deux autres citations sont empruntées au texte intitulé « Parallèle moral et physiologique de la danse, du chant et du dessin où l’on compare l’influence de ces trois exercices sur la résistance des femmes aux séductions de l’amour ». T. Matsumura a signalé cette source, ainsi qu’un de ces passages81, qu’il a comparé au texte de la Physiologie. Avec plus de deux mille

caractères, c’est le plus large morceau emprunté par Balzac à Lémontey.

Mais, vu les multiples interactions textuelles à l’intérieur de ce passage, tel qu’il apparaît dans la Physiologie du mariage, ce sont cette fois les sources de Lémontey que l’on gagnerait à connaître. Il y en a au moins quatre.

1° La première, la seule à être précisée dans une note de bas de page de Lémontey, c’est le volume Reise durch Sizilien und Großgriechenland du diplomate allemand Johann Hermann von Riedesel, paru en 1771 à Zurich et traduit en français deux ans plus tard. En écrivant « Les médecins calabrois ordonnent la danse pour remède aux passions hystériques qui sont communes parmi les femmes de leur pays »82, Lémontey pense sans doute à ces lignes de Riedesel : « […] les maladies hystériques sont plus ordinaires & plus violentes dans ces pays-là qu’ailleurs, & vont quelquefois jusqu’à la fureur. Le mouvement violent que la danse occasionne, car il arrivera quelquefois à une femme de danser continuellement pendant trente-six heures sans boire ni manger, ébranle nécessairement toute la machine, met les humeurs épaissies en action, les divise, & peut conséquemment adoucir le mal ou même le guérir »83.

2° L’idée que « Les mœurs des Tisserandes furent horriblement décriées dans la Grèce »84 repose sur une opinion attribuée, pendant la Renaissance, à Aristote, et selon laquelle les tisserandes seraient lascives en raison de leur travail sédentaire, qui favoriserait l’irrigation de la zone pelvienne85.

80 RF II, p. 94 (OL II, p. 91) – c’est moi qui souligne. 81 T. Matsumura, art. cit., pp. 2-8.

82 RF II, p. 231 (OL II, p. 221) et CH XI, p. 1028.

83 Voyage en Sicile et dans la Grande Grèce, Lausanne, François Grasset & Comp., 1773, p. 248. 84 RF II, p. 232 (OL II, p. 222) et CH XI, ibid.

85 Croyance tenace, puisqu’elle apparaît dans la dissertation soutenue devant Carl von Linné, le 15 juin 1765, par Nils

Skragge pour obtenir le grade de Docteur en médecine de l’Université d’Uppsala : « TEXTRICES, a pressione sangvinis versus uterum Lasciviores » (« Morbi Artificum », in Caroli a Linné Amoenitates academicae, vol. VII, 2e éd.,

Erlangae, Iacobus Palm, 1789, p. 92). Cf. https://web.archive.org/web/20090316054518/http://huntbot.andrew.cmu. edu/HIBD-PDF/LinnaeanDiss/Liden-139.pdf (p. 11).

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3° La phrase « Les Italiens ont consacré un proverbe à la lubricité des boiteuses »86 vient sans doute de Montaigne, selon lequel : « on dict en Italie en commun proverbe, que celuy-là ne cognoît pas Venus en sa parfaicte douceur qui n’a couché avec la boiteuse »87.

4° Enfin, la phrase « La profondeur des Orientaux dans l'art des voluptés se décèle tout entière par cette ordonnance du kalife Hakim, fondateur des Druses, qui défendit, sous peine de mort, de fabriquer dans ses états aucune chaussure de femme »88 est reprise à l’Encyclopédie

méthodique. Antiquités, mythologie, diplomatique des chartes et chronologie, t. II, Paris,

Panckoucke ; Piège, Plomteux, 1788, p. 642, col. 1, s.v. « FEMMES d’Égypte »89 : « Le Kalife Hakim, troisième des Fathimites, & fondateur de la religion des Druses, […] défendit sous peine de mort aux cordonniers de l'Égypte de faire des souliers ou d’autres chaussures pour les femmes, & c’étoit bien connoître le génie des Orientaux, que de soutenir un usage par une loi ».

Le second emprunt de Balzac au « Parallèle moral et physiologique… » (ou, selon l’ordre du texte balzacien, le premier) apparaît dans la Méditation VIII. Il s’agit d’une allusion à d’Alembert, à qui Balzac attribue une phrase que – à moins de l’avoir entendue – il n’aurait pu retrouver que chez Lémontey : « La loi en vertu de laquelle vous marchez produit en elles [les femmes] ce minotaurisme involontaire. “C'est, disait d’Alembert, une suite des lois du mouvement !” Eh bien, où sont vos moyens de défense ?… où ? »90

Non, Balzac ne pense certainement pas, comme le croyait R. Guise, à tel passage de l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, placé, de toute façon, dans la bouche de Diderot91. La

phrase apparaît telle quelle, bien que le contexte en soit différent, chez Lémontey : « On demanda un jour à d’Alembert pourquoi, dans le commerce de l’amour, les danseuses font souvent fortune, tandis que les chanteuses restent dans la misère : C'est, répondit le géomètre, une suite des lois du

mouvement. »92 Si, dans quatre des citations de Lémontey, Balzac indique celui-ci comme « un

auteur contemporain », « un contemporain » ou « un auteur ingénieux », cette fois-ci, tout comme dans le cas de l’évocation des têtes d’ânes, il passe complètement sous silence sa source. Il se peut

86 RF II, pp. 232-233 (OL II, 222) et CH XI, ibid.

87 Les Essais, Livre IIIe, ch. XI, « Des Boyteux », t. IVe, Paris, Librairie des bibliophiles, 1875, p. 130. 88 RF II, p. 233 (OL II, 223) et CH XI, 1029.

89 A moins qu’elle ne le soit à sa première source que sont les Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les

Chinois de Cornelis de Pauw (t. I, Amsterdam & Leyde, Chez Vlam & Murray, 1773, p. 40). Je penche pourtant pour la

première hypothèse, étant donné que Lémontey ne mentionne jamais C. de Pauw dans ses écrits, mais cite deux fois l’Éncyclopédie méthodique.

90 CH XI, p. 999.

91 CH XI, p. 1842 (note 1 de la p. 999). 92RF II, p. 245 (OL II, p. 235).

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qu’il ait oublié où il avait cueilli cette réplique ; ou peut-être avait-il renoncé à rappeler cet « auteur contemporain » pour de simples raisons d’économie d’espace.

Mais la discrétion de Balzac quant à Lémontey, qu’il cite six fois (au moins) dans sa

Physiologie, nous interloque. Pourquoi aurait-il tu le nom d’un auteur à l’égard duquel il manifeste

de la déférence ? Lémontey n’était pas un écrivain sulfureux, il était entré à l’Académie française en 1819, sous Louis XVIII, et l’édition de ses Œuvres avait commencé en 1829, sous Charles X. De surcroît, en 1829 il était déjà mort depuis trois ans. Pourquoi Balzac ne le nomme-t-il jamais ?

J’ose avancer une hypothèse.

Que Balzac ait été un lecteur de Lémontey ne laisse aucun doute. L’intertexte de la

Physiologie atteste qu’il avait lu pour le moins les Observateurs de la Femme et le « Parallèle moral

et physiologique… ». Je ne puis cependant pas partager l’opinion de M. Matsumura quant à l’édition à laquelle sont faits ces emprunts, et ce pour plusieurs raisons :

1. L’article de M. Matsumura contient plusieurs inadvertances quant aux éditions des deux textes de Lémontey qui nous intéressent. Mettons-y de l’ordre. Le recueil intitulé Raison, Folie, etc. a connu, du vivant de Lémontey, trois éditions93 :

1° En 1801 (an IX), une édition intitulée Raison, Folie, chacun son mot ; petit cours de

morale mis à la portée des vieux enfans, signée « P. E. L. », publiée chez Deterville et portant sur la

page de titre une épigraphe des Hommes illustres de Plutarque ;

2° En 1801 (an X), une seconde édition, parue sous le même titre, mais signée cette fois-ci « P. E. Lémontey », publiée toujours chez Deterville et portant une épigraphe de Shaftesbury. Sans doute est-ce à cette édition que renvoie Lémontey quand il reproduit, dans l’édition de 1816, l’Introduction « mise en tête de l’édition de 1802 ». Si nous excluons la possibilité d’une banale coquille, il pourrait s’agir d’un lapsus ou d’un mauvais calcul de l’année à partir du calendrier républicain (l’an X s’étalant sur trois mois de 1801 et sur neuf mois de 1802). Cette seconde édition est presque identique à la première94.

3° En 1816, une troisième édition, augmentée, en deux volumes, au titre un peu modifié (Raison, Folie, Petit cours de morale mis à la portée des vieux enfans ; suivi des Observateurs de la

Femme), publiée sans nom d’auteur chez Deterville et Delaunay.

93 M. Matsumura parle d’une première édition de 1801, suivie de « plusieurs rééditions augmentées » (art. cit., p. 2) ; la

réalité, on le verra, est un peu moins généreuse.

94 A part les différences repérables sur la page de titre, je n’en ai trouvé qu’une seule dans cette seconde édition. Il s’agit

d’une addition, p. 236 ; après avoir donné une liste de penseurs qui ont su instruire en amusant, Lémontey écrit : « J’aurais ajouté à cette liste le facétieux Benoît XIV, si un homme d’esprit qui se voit pape n’était pas condamné à rire sans relâche ».

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